Le massacre de Lachine/8

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Edouard Garand (p. 26-29).

CHAPITRE VIII

LE COMBAT


L’évasion du prisonnier huron et l’incendie d’une partie du camp des Abénaquis portèrent à son comble l’indignation du Serpent et de sa tribu. D’autre part, les Français étaient tout mystifiés de la disparition du lieut. de Belmont avec Isanta et Tambour. La première impression fut que de Belmont et Isanta avaient été massacrés par l’Iroquois ; car le lieut. Vruze eut bien soin de maintenir que le prisonnier était un espion iroquois.

Mais deux personnes, plus que toutes les autres, s’étaient émues des événements de la nuit : c’était Julie du Châtelet et le Serpent. Le premier était furieux de voir disparaître sa fiancée et son prisonnier ; Julie, accablée de chagrin, se rappelait sa dernière entrevue avec son amant, et concluait que de Belmont, pour l’amour d’Isanta, avait favorisé la fuite du prisonnier et les accompagnait jusqu’au territoire de leur tribu. Puis, Julie se reprochait de n’avoir pas découvert plus tôt la duplicité de de Belmont ; d’autre part, elle se donnait la triste consolation de croire de plus en plus aux soupçons qu’elle avait formulés contre le lieutenant dans leur dernière entrevue.



Cette femme était Isanta, et celui qui la portait, le lieutenant de Belmont.


Le marquis de Denonville, bien que déconcerté à la nouvelle de la fuite du prisonnier qu’il croyait maintenant être un espion iroquois, réussit à se concilier le Serpent et lui fit solennellement promettre d’accompagner l’expédition. Le marquis fit retarder d’une couple d’heures le départ des troupes pour faire battre les bois autour du Fort à la recherche de de Belmont, Tambour et Isanta. Mais ses éclaireurs étant revenus sans succès, le marquis donna l’ordre de départ que les troupes attendaient depuis le matin. Les troupes reçurent l’ordre avec le plus grand enthousiasme et partirent en chantant leur


CHANT DE GUERRE

Enfin le clairon a retenti ! — En avant ! — Cantonniers, mousquetaires et fantassins, — que l’air retentisse de vos cris joyeux ; — En avant ! nos drapeaux sont déployés ; en avant ! défendons nos foyers ; — le ciel protégera nos enfants à leur réveil !

Qui craint la mort ? — Qui oserait fuir même devant des légions d’ennemis ! — Plus d’une tombe sera creusée par nos vaillantes mains pour ceux qui voulaient ravager nos demeures ; — En avant ! à la voix de notre chef ! — En avant pour notre pays et pour notre Roi !

En avant ! — Que la valeur nous guide ! — Et sachons nous assurer la victoire en face de l’ennemi ! — En avant ! la gloire nous est réservée — et la renommée l’annoncera au bruit du tonnerre !

Nous n’avons tous qu’un cœur ! — chargeons l’ennemi au bruit du tambour ! — Et que, pendant de longues années, l’écho répète à tous les échos de la chrétienté : le Canada a su défendre ses frontières !

Les troupes, après avoir traversé le lac Ontario, débarquèrent à la Rivière des Sables, sur la rive Sud, près de l’endroit où l’on savait que les Iroquois se retranchaient. L’expédition était composée des renforts que le chevalier de Vaudreuil avait amenés de France. Ces hommes, que M. de Callières avait exercés spécialement sur l’île Sainte-Hélène, étaient commandés par le vétéran et le chevalier. La milice canadienne était divisée en quatre bataillons, commandés par MM.  Lavaltrie, Berthier, Grandville et Longueuil. Le jour de son arrivée à la Rivière des Sables, la petite armée du marquis se trouva encore renforcée de six cents hommes amenés de Détroit par MM.  La Durantaye, Tonti et de Luth.

Pour atteindre l’ennemi, les Français avaient à traverser une région entrecoupée de collines et de marais éminemment propices à des embuscades. La marche devait nécessairement être lente, car il fallait prendre toutes les précautions pour prévenir une surprise d’un ennemi toujours aux aguets. Les troupes, surtout celles qui arrivaient d’Europe, souffraient énormément de la chaleur excessive et de la morsure des moustiques. Mais elles ne manifestèrent aucun mécontentement, ne firent entendre aucun murmure et elles marchaient avec courage, espérant toujours rencontrer l’ennemi dans quelques marais ou au détour de quelque colline.

Les Iroquois, de leur côté, savaient parfaitement que les troupes françaises s’avançaient ; car un des leurs, que les Français avaient fait prisonnier, s’était échappé et avait informé ses frères des mouvements de l’expédition.

Enfin, à leur grande satisfaction, les Français arrivèrent en vue du village des Tsonnonthouans, l’une des cinq tribus qui formaient la confédération iroquoise. Toutefois, l’ennemi refusa le combat et, après avoir incendié le village, se retira au fond de la forêt. Mais sa retraite fut de courte durée ; il revint, à l’insu des Français, et se posta, fort de trois cents hommes, sur un ruisseau qui séparait deux collines boisées en vue du village incendié. En même temps, cinq cents autres Tsonnonthouans se postèrent en embuscade dans un marécage plein de joncs épais, à quelque distance du ruisseau. Dans cette position, les deux embuscades attendirent l’approche des Français ; ces derniers chargèrent un petit détachement ennemi que les Iroquois avaient posté à dessein sur la route conduisant au village ; mais ce détachement ne résista pas et prit la fuite. L’avant-garde française, emportée par l’ardeur de la poursuite, se trouva bientôt séparée du corps d’armée et arriva près du ruisseau gardé par les Iroquois. Mais ces derniers, au nombre de trois cents, perdirent leur avantage par trop d’impétuosité. Au lieu de laisser passer l’armée française pour la prendre en arrière et la pousser sur l’embuscade postée dans le marécage, les Iroquois s’attaquant à l’avant-garde, comme si c’eût été toute l’armée, et observant qu’elle était composée principalement d’Abénaquis, poussèrent leur cri de guerre et firent une décharge de mousqueterie. Terrifiés par cette attaque d’ennemis invisibles, les Abénaquis s’enfuirent et les Iroquois se mirent à leur poursuite. Mais ils étaient à peine à quatre cents verges de leur cachette qu’ils se trouvèrent en face de la milice provinciale, commandée par Lavaltrie et s’avançant, tambour battant, au pas de charge. À leur tour, les Iroquois durent prendre la fuite. Craignant de faire face à la milice, dont ils avaient éprouvé la valeur en maintes autres circonstances, ils firent volte-face et se dirigèrent vers le marais où se trouvait l’autre corps d’embuscade. À ce moment, la panique gagna les Iroquois du marais et tous prirent ensemble la fuite jetant leurs armes derrière eux.

La perte des Français était insignifiante ; mais les Iroquois avaient à déplorer la mort de plusieurs guerriers vaillants dont les corps malgré toutes les précautions du marquis de Denonville et de ses officiers furent enlevés pendant la nuit pour servir, suivant la coutume, aux horribles festins des Abénaquis cannibales.

Le lendemain du combat, les Français s’emparèrent des greniers des Tsonnonthouans, où ils trouvèrent quatre cent mille boisseaux de maïs. Pendant dix jours, ils ravagèrent le pays, détruisant les moissons sur pied et massacrant les bestiaux, sans voir apparaître un seul Iroquois. Toute la population du canton de Tsonnonthouan, effrayée du résultat de la bataille, s’enfuit au loin ; quelques-uns de ces sauvages gagnèrent même la Virginie.

Les Iroquois, comme nation, étaient complètement démoralisés et il eût été facile de les vaincre en détail. Mais le marquis de Denonville se contenta de prendre possession du pays au nom du roi de France, et, contrairement à l’attente de ses officiers, il ordonna aux troupes de se préparer à retourner dans leurs quartiers.

L’armée française était revenue à la Rivière aux Sables, et, au coucher du soleil, tous les préparatifs étaient faits pour traverser le lac Ontario le lendemain. Les officiers venaient de placer les sentinelles, quand un coup de mousquet, tiré tout près de là, mit tout le monde sur pied. Quelques minutes d’anxiété furent suivies d’un moment de curiosité pénible quand on vit revenir le Serpent et une partie de sa bande escortant deux prisonniers et s’avançant vers le quartier-général du marquis. L’un des prisonniers était un blanc ; il portait dans ses bras une femme dont la tête était penchée sur son épaule. De près, l’on pouvait voir le sang s’échapper de sa bouche ; elle semblait évanouie ou mourante. Cette femme était Isanta, et celui qui la portait, le lieut. de Belmont.


Mais se ravisant, il tira sur la jeune fille qui reçut une partie de la charge en pleine poitrine.