Le mendiant noir/03

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Éditions Édouard Garand (40p. 13-18).

III

CHEZ LE LIEUTENANT DE POLICE


Le jeune homme jeta son manteau noir sur un siège et pénétra dans la deuxième pièce. Elle était meublée d’un lit de sangle, d’une armoire à linge ou garde-robe, d’une table et d’un escabeau. Sur la table se trouvaient une écritoire et quelques livres. Bien qu’il fût près de midi et que le soleil étincelât, il faisait sombre dans cette cabane que n’éclairait qu’une petite fenêtre regardant la muraille du promontoire qui se dressait tout proche.

Philippe Vautrin alla chercher dans l’armoire un coffret bleu qu’il vint poser sur la table. Puis il se mit à marcher lentement, l’air pensif. À le voir, le front plissé, les sourcils rapprochés, les lèvres serrées, on aurait de suite compris qu’il cherchait à résoudre quelque problème compliqué. Et ce problème, on l’aurait pu deviner par le soliloque suivant :

Enfin, se disait le jeune homme, aurais-je trouvé la piste que je cherche depuis si longtemps ? Après avoir fouillé vainement la France et les Indes, est-ce ici en Nouvelle-France que j’allais découvrir l’introuvable trace ? Ai-je trouvé cet insaisissable Marinier ? Cet homme qui trompa mon père et en fit à son insu son complice ? Je n’ose le croire et m’en réjouir trop tôt ! Et ce père Turin, ce mendiant serait… Non ! ce n’est pas possible ! Mais pourtant, cette jeune fille châtaine, Constance, qui ressemble tant à cette fillette de huit ans dont me parle mon père dans ses mémoires ? Ah ! il y a tellement dans le monde de ressemblances qui trompent ! Et l’autre, Philomène, cette nièce de Monsieur de Verteuil, demeurée très blonde, elle, et dont les traits ressemblent tant à ceux de Constance qu’on la dirait un peu sa jumelle !… Allons ! il faut que je relise ces notes de mon père afin d’éclairer mon esprit.

Il alla s’asseoir à sa table, ouvrit le coffret et en tira un cahier qu’il se mit à parcourir page à page.

— Voici, dit-il après un moment de recherche et en s’arrêtant à une page d’un manuscrit jauni par le temps, ce que dit mon père.

« Comme tu l’as vu par ce qui précède, je fus sans le savoir le complice de cet infâme Jacques Marinier. Ce fut un an après que Nolet eut été dépossédé de ses biens et que Marinier m’eut vendu sa part de rapine que je fus mis au courant de l’escroquerie. Je voulus rendre à Nolet son bien, mais lui-même avait disparu avec ses deux fillettes, Constance et Philomène, et avec sa femme tombée malade à la suite de cette ruine. Je lançai de suite Maubèche, que la douleur venait de frapper durement par la perte de sa fillette noyée et disparue dans le torrent d’un ravin profond, sur les traces de Marinier et de Nolet, et il lui fut impossible de le retracer. Quant à Marinier, il apprit qu’il avait gagné les Indes où il avait séjourné quelques années. C’est alors que je tombai malade. Je rappelai Maubèche. Tu étais à ce moment à tes études en France. Je te fis venir immédiatement, et dans la crainte de mourir avant ton arrivée, je me hâtai, quoique bien souffrant, de mettre à point ce manuscrit. Je te lègue donc le soin de réparer le mal fait. Tu trouveras probablement Marinier aux Indes, et Nolet en France où il a dû se réfugier. Ils ont pu changer de nom, et ta tâche sera rendue plus difficile. Quant à Nolet, il pourra t’être plus facile de le retrouver par ses deux fillettes jumelles, Constance et Philomène, dont je t’ai fait le portrait. Si jamais tu te trouves sur leur route, tu ne pourras pas être induit en erreur… »

Le jeune homme abandonna la lecture du manuscrit, se leva et reprit sa marche.

— Pas être induit en erreur… murmura-t-il avec un haussement d’épaules. Ah ! mon père ne savait pas qu’il me faudrait dix ans presque pour retrouver Marinier et Nolet, si je les avais retrouvés ! Car en dix ans on change ! Est-ce que je suis au physique ce que j’étais il y a dix ans, alors que je quittais mes études en France pour accourir au lit de mort de mon père, alors que je n’avais que vingt ans ? Non. Qui me reconnaîtrait de mes anciens camarades d’étude ? Pas un, je suis sûr. Et elles, ces fillettes, n’arrivent-elles pas aujourd’hui à vingt ans ? Elles étaient blondes… Je tiens bien une Philomène blonde, mais la Constance que j’ai retrouvée est châtaine. Certes, je m’imagine bien que la couleur de ses cheveux a pu changer ; mais ce que je ne saurais m’expliquer, c’est qu’elle n’ait pas de sœur jumelle. Et en supposant que ma Philomène et ma Constance seraient sœurs jumelles, comment se peut-il faire qu’elles soient, l’une fille de mendiant et l’autre nièce d’un riche commerçant ? Allons ! j’ai peur d’avoir fait une fausse route. Depuis six mois je tâche de pénétrer le mystère, mais je n’y arrive pas. Oh ! quant à Marinier, bien qu’il ne ressembla pas au portrait qu’en fait mon père, je suis presque convaincu que c’est lui ; et pas plus tard que ce soir je compte savoir toute la vérité. Quant à Nolet… ah ! quant à celui-là je m’y perds de plus en plus ! Il m’a été impossible de sonder le passé du père Turin qui, à l’entendre parler, ne connut jamais d’autre métier que la besace. Ah ! comme le sort est injuste parfois : voici un honnête homme qui par un travail opiniâtre s’était conquis une certaine aisance. Un coquin survient qui le dépouille de cette aisance. Les années passent… Le coquin réussit à ce point qu’il est devenu un très riche négociant, très honoré, influent, ami intime de Monsieur le Gouverneur, et ayant une nièce très belle que courtise Monsieur le Lieutenant de Police ! Et l’autre, l’honnête travailleur est tombé, ou plutôt est resté dans la mendicité où il a été jeté ! Mais encore une fois, est-il bien possible que ce soit les deux hommes que je cherche ? Dans le flot de doutes qui m’entoure et m’assiège, il me semble que j’entends une voix me dire que je touche enfin au but !

Il se tut et continua à marcher, s’abîmant de plus en plus dans ses pensées. Il fut tiré de sa rêverie par un léger heurt dans la porte. Il s’arrêta, un éclair de froide énergie illumina sa prunelle noire et il murmura :

— Oui, ce soir… pas plus tard que ce soir il faudra que je sache !

Il alla ouvrir la porte. Le nain que nous avons entrevu entra.

— Pourquoi n’entrais-tu pas, Maubèche, puisque c’était toi ?

— Parce que, Maître, répondit humblement le nain, je craignais de vous déranger en entrant brusquement. Tenez ! ajouta-t-il, voici les deux rapières ; je pense que vous les trouverez solides.

Le jeune homme examina les deux lames avec attention, les fit ployer et dit :

— C’est parfait, Maubèche. Tiens, prends celle-ci et cache-la bien soigneusement sous ton matelas. Moi, je garde l’autre.

Sans mot dire le nain marcha vers son grabat en boitant et en sautillant.

De son côté Philippe Vautrin alla déposer dans son armoire la rapière qu’il avait choisie. Puis il y replaça le coffret et revint dans la première pièce.

— Maubèche, reprit-il, tu n’oublies pas les instructions précises que je t’ai données pour ce soir.

— Au bal de Monsieur le Gouverneur ? Je ne les oublierai pas, soyez tranquille, Maître.

— Tu t’armeras de cette rapière que je t’ai donnée.

— Bien, Maître.

— Tu as deux pistolets, n’est-ce pas ?

— Oui, sous mon matelas avec la rapière.

— Tu les prendras aussi.

— Je ferai comme vous dites.

— Maintenant, il est une chose que tu ne sais pas et que je n’avais pas prévue : demain on reprendra la Fête de la Besace.

— Au fait, je viens d’apprendre qu’elle a été aujourd’hui interrompue par les gardes et le Lieutenant de Police.

— Oui, et demain on essaiera encore probablement de l’interrompre. Seulement, demain nous en serons.

— Besace au dos ?

— Et rapière au côté, mon ami, sourit le jeune homme. La fête va commencer à dix heures et le cortège, comme aujourd’hui, se formera à Notre-Dame des Victoires. Nous nous envelopperons de nos manteaux pour mieux dissimuler nos rapières, et si les gardes de Monsieur le Gouverneur…

— Nous dégainerons ?

— Et tâcherons de leur donner une saignée qui apaisera leur zèle et leur ardeur.

— Très bien, Maître, nous leur donnerons la saignée.

Philippe Vautrin sourit, puis demanda :

— Quelle heure est-il, Maubèche ?

Le nain ouvrit la porte, jeta un rapide coup d’œil vers le soleil et répondit :

— Il est près de midi, monsieur !

— Eh bien ! allons manger chez la mère Lebœuf, je sens que j’ai faim !

Les deux hommes quittèrent la baraque et se dirigèrent vers une pauvre hôtellerie tenue par la veuve d’un ancien mendiant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À peu près à la même heure, c’est-à-dire au moment où les douze heures de matinée sonnaient aux horloges de la ville, il est deux personnages qui s’entretenaient en grand mystère au Château Saint-Louis et dans une pièce retirée du premier étage.

Cette pièce, arrangée en cabinet de travail, est richement décorée et meublée. Devant un pupitre encombré de manuscrits et de parchemins est assis un jeune homme. Marchant le long en large par la pièce est un autre personnage, mais un homme âgé, celui-là, un homme qui paraît avoir dépassé la cinquantaine de plusieurs années.

Le jeune homme est de belle taille, très distingué et richement vêtu d’un habit de soie bleue avec fin jabot de dentelle, d’une culotte de velours mauve et de bas blancs. Ses pieds sont chaussés de souliers en cuir verni et à hauts talons. Il porte une superbe perruque blonde, bouclée, soigneusement parfumée et poudrée. Joli garçon, mais aux manières efféminées, il affecte dans tous ses gestes une souveraine hauteur. Ses yeux bruns sont sillonnés d’éclairs, ses lèvres bien passées au rouge se pincent de dépit, et comme si quelque sourde colère eût grondé en lui, il froisse d’une main blanche et nerveuse des parchemins.

L’autre personnage est aussi richement vêtu, mais d’un goût plus sévère. Il est grand, élancé, vigoureux encore pour son âge. Son visage est hâlé et l’on est porté à croire que cet homme a vécu sous les soleils des tropiques. À sa voix brusque, à ses gestes souvent violents, à sa parole rude on comprend que cet homme est armé d’une âpre volonté et qu’il aime à intimider et à dominer. Ses yeux noirs sont perçants, peu mobiles, audacieux et sournois. Sa bouche est mince et souvent ses lèvres s’écartent pour exprimer un sourire d’une ironie qui pique et blesse. Tout déplaît dans cet homme, tout repousse : sa voix, ses gestes, ses yeux, son sourire, mais il semble n’en avoir cure.

Le premier de ces personnages, c’est-à-dire le jeune homme, c’est le lieutenant de Police, Gaston d’Auberive, neveu du Marquis de la Jonquière.

Le second, est le grand et honorable commerçant, le sieur Guillaume de Verteuil.

Voici ce que disait ce dernier :

— Mon cher ami, nous en sommes rendus à ce point, en notre cité de Québec, qu’il ne nous est plus possible de sortir sans nous voir heurtés par ces mendiants. Ils sont devenus d’une audace injurieuse à l’autorité. Ils n’implorent plus l’aumône, ils la réclament d’un ton de menace et avec un regard coupant. Les voilà quasi maîtres de la ville, maîtres de nous, maîtres de nos goussets. Votre oncle, à qui j’en parlais hier, est bien décidé de sévir, rigoureusement même. Mais vous connaissez votre oncle, il se laisse facilement attendrir, convaincre, tromper. N’a-t-il pas reçu hier avec bienveillance cette délégation de mendiants venue pour lui demander la permission de célébrer leur fête annuelle ? Ne s’est-il pas laissé apitoyer ? N’a-t-il pas donné l’autorisation qu’on lui réclamait ?

— Pardon, monsieur de Verteuil, sourit le lieutenant de police, mon oncle n’a donné cette autorisation que sujette à mon approbation.

— N’importe ! il est faible, il se laisse facilement enjôler…

— Il vieillit, pauvre oncle, et je crois qu’il s’en va très vite. Pourvu qu’il ne parte pas avant d’avoir vu Mademoiselle de Verteuil devenir Vicomtesse d’Auberive !

Et le lieutenant de police en prononçant ces paroles amplifiait son sourire.

M. de Verteuil s’arrêta, sourit avec une légère ironie, et répliqua :

— Oh ! monsieur de la Jonquière vivra encore. Et puis ce mariage, je vous l’ai promis, se fera bientôt.

— Mademoiselle Philomène y est-elle enfin décidée ?

— Je la déciderai, répliqua durement le commerçant. Elle est capricieuse… c’est une enfant !

— Ne manquez pas de l’assurer que je l’aime plus que tout au monde, murmura le lieutenant de police. Et faut-il vous l’avouer ?… je sens que je serai très malheureux si elle ne consent pas à devenir ma femme.

— Soyez tranquille, elle consentira. Toute la difficulté présente vient de ce qu’elle s’est laisser tourner la tête par ce Monsieur de Saint-Alvère,

— Voilà un individu que je voudrais bien prendre au collet ! grommela le jeune homme.

— Je vous l’abandonne volontiers, se mit à ricaner Verteuil ; il ne me déplairait pas de le voir à tous les diables. Mais je reviens à ce que nous projetions tout à l’heure : il importe, mon cher ami, de balayer la capitale de tout ce tas de mendiants qui sont une véritable plaie.

— Je ferai tout ce qu’il m’est possible de faire. Et puis, Monsieur, n’oubliez pas que dès demain la plupart de ces gueux vont prendre le chemin de la campagne, nous en serons donc débarrassés.

— Oui, pour quatre ou cinq mois seulement. À l’automne ils reviendront. Mais, je tiens à vous le dire, je n’en veux pas tant à ces misérables qu’à leur chef qui, dirait-on, projette de s’en faire une armée.

— Vous voulez parler du père Turin ?

— Cet homme est plus dangereux que vous ne pensez. Avant longtemps, à voir grandir son prestige, il sera une tête avec laquelle il vous faudra compter. Rappelez-vous que tout corps organisé qui possède une tête devient un danger ! Or, je pense savoir que le père Turin disparu, le reste de ces forbans s’évanouira.

— Il est un autre homme, monsieur, qui pourrait avantageusement remplacer le père Turin à la tête de la Corporation des Mendiants.

— Vous voulez parler de celui qu’on appelle le Mendiant Noir ? demanda Verteuil en tressaillant.

— Lui-même.

— Vous avez raison, mon ami, voilà encore un personnage qu’il ne faut pas perdre de vue.

— Aujourd’hui encore il a donné du fil à retordre à dix de mes gardes.

— Ah ! mon cher ami, ricana sourdement Verteuil, puisque c’est aujourd’hui Fête de la Besace, pourquoi ne faites-vous pas un deuil de cette fête ?

— Je pourrais le faire, car j’en ai souvent fort l’envie.

— Eh bien ! non, reprit le commerçant en s’asseyant sur un fauteuil près du lieutenant de police, à quoi servirait de verser le sang de tous ces pauvres diables. Je vous l’ai dit, si la tête de cette corporation disparaissait, le reste ne compterait plus grand’chose. Tenez ! voulez-vous mon idée ?

— Parlez, monsieur.

Verteuil baissa la voix et reprit :

— Voici : emparez-vous du père Turin, faites-le prisonnier, puis saisissez sa fille et sa femme, faites-les enfermer à l’insu de toute la population dans les caves du château, et après-demain, embarquez-les sur le navire qui part pour la France. Je me charge de tous les frais de cette affaire. Il y aurait mieux que la France d’où le père Turin pourrait revenir… nous les expédierons aux Indes.

Le lieutenant de police regarda froidement Verteuil et répondit :

— J’accepte votre idée, monsieur, et de main le père Turin, sa femme et sa fille seront en mon pouvoir, ou plutôt en notre pouvoir.

— Merci, mon ami, je savais que vous étiez un garçon d’énergie et intelligent. Mais, comme vous l’avez dit vous-même, il restera l’autre…

— Le Mendiant Noir ?

— Oui.

— Oh ! celui-là, rugit le jeune homme, je sais quoi en faire. Pas de merci pour lui, sa mort est résolue par mes gardes. Tant pis pour lui, il nous a assez bafoués.

— Voilà comment j’aime à vous entendre parler. Il est des ennemis avec qui il faut éviter les demi-mesures, car si on les manque une fois, eux ne nous manquent pas. Frappez donc sans pitié ! Écrasez la tête du serpent, et le reste du corps mourra ! Une fois sans chef, sans tête pour les diriger, tous les porteurs de besace s’évanouiront.

— Et nous aurons vaincu la Cour des Miracles ! partit de rire le lieutenant de Police.

Les deux hommes furent interrompus par l’entrée d’un domestique qui s’approcha pour parler bas à l’oreille de Gaston d’Auberive.

Celui-ci fit un signe de tête affirmatif et congédia le valet. Puis il se leva et dit à son visiteur :

— Mon cher Monsieur de Verteuil, je vais vous prier de m’excuser, mon oncle me fait mander pour affaire d’urgence. Avez-vous encore quelque communication à me faire ?

— Aucune. Mais je compte que vous mènerez l’affaire à bon port.

— Je la mènerai rondement, soyez tranquille.

— Alors, à ce soir.

Les deux hommes quittèrent le cabinet et se séparèrent sur le palier du premier étage. Le lieutenant de Police s’engagea dans un corridor à gauche, tandis que Verteuil descendait le grand escalier, qui aboutissait dans le parloir du rez-de-chaussée, et quittait le château. Le commerçant s’en allait avec une satisfaction infernale peinte sur tous ses traits hâlés. Il marchait tête haute, le regard froid comme une lame d’acier, hautain, dominateur et faisait balancer avec ostentation sa longue canne à pomme d’or. Il traversa la Place du Château encombrée par de nombreux groupes de citadins, qui discutaient avec animation l’incident qui s’était passé à la Porte du Palais entre la Corporation des Mendiants et les gardes.

Comme le riche commerçant était bien connu, on lui livrait passage avec déférence. Mais au moment où il allait quitter la place, un homme s’approcha, un mendiant misérablement vêtu, voûté, tremblant, vacillant, s’appuyant sur un bâton et tendant un large chapeau de feutre crasseux.

— Pour l’amour du bon Dieu, mon bon Monsieur ! dit en même temps une voix brisée par l’âge.

Verteuil vit le mendiant lui barrer effrontément la route.

— Place ! gronda-t-il.

Le mendiant, se mit à ricaner sourdement.

— On voit bien, Monsieur, que vous n’êtes pas un ami du bon Dieu, dit-il, avec accent sarcastique.

Le commerçant scruta le visage livide et ridé du mendiant, et il crut le reconnaître.

— Ah ! ah ! ricana-t-il à son tour, c’est vous qui êtes celui qu’on nomme le père Turin ?

— Hélas ! vous l’avez deviné, Monsieur. Comme vous voyez, il est bien misérable et il vous tend la main pour une petite aumône. Voyez… mes vêtements ne sont plus que des guenilles ! Voyez… mes souliers percés regardent avec envie les vôtres ! Voyez… mon bâton pâlit devant votre belle canne à pomme d’or ! Oh ! monsieur, si jamais vous avez acquis quelque bien par des moyens peu honnêtes, donnez maintenant aux pauvres du Ciel !

— Arrière ! s’écria le commerçant avec un regard foudroyant. Voulez-vous m’insulter ?

— Si je dis, monsieur, que tout probablement vous avez dépouillé votre prochain de ses biens, ce n’est point avec le dessein de vous injurier, mais pour vous conseiller la réparation et le repentir.

Verteuil avait pâli en entendant ces paroles prononcées sur un ton grave, et sur un ton qui semblait une accusation. Il fit un pas de recul, ses regards sombres furent illuminés d’éclairs, puis, par un geste rapide, il leva sa canne pour la rabattre sur l’échine du pauvre diable.

La canne n’atteignit pas son but : le mendiant venait de la saisir de sa main gauche. Les deux hommes demeurèrent un moment immobiles, les yeux dans les yeux, se jetant l’un à l’autre un regard de défi. Puis, brusquement, le mendiant arracha la canne de la main crispée du commerçant et la jeta loin de lui.

Cette scène avait attiré les regards de plusieurs citadins qui s’approchaient rapidement. D’un peu plus loin Verteuil vit accourir trois ou quatre gardes.

— Alerte ! cria-t-il d’une voix forte.

Un vif émoi se produisit sur toute la Place du Château, et l’instant d’après une foule de curieux et quelques gardes entouraient le commerçant. Mais lorsque celui-ci voulut désigner aux gardes le mendiant, ce dernier avait disparu.

Tremblant de rage, le commerçant dit aux gardes qui venaient d’arriver :

— Il est trop tard… c’était un mendiant qui me quémandait en me menaçant de son bâton.

Une forte déception courut dans la foule qui était friande de bagarres et d’émeutes, elle venait de perdre une bonne occasion de s’amuser. Elle se dispersa aussitôt.

Cependant Verteuil avait poursuivi son chemin, troublé et presque épouvanté.

— Que me veut ce père Turin ? se demandait-il avec inquiétude. Oh ! je donnerais la moitié de ma fortune pour le savoir ! Mais qu’importe ! Voici un gueux pour qui j’aurais eu un peu de pitié. Je ne souhaitais pas sa mort. Mais à présent je veux qu’il meure… et il mourra, ou bien j’y perdrai mon nom !