Le mendiant noir/07

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Éditions Édouard Garand (40p. 43-49).

VII

PÈRE ET FILLE


Au château un nouvel émoi avait été créé par la nouvelle que Monsieur de la Jonquière en ses appartements, s’était évanoui. Le médecin appelé en toute hâte avait commandé qu’on interrompit la fête et qu’on priât les invités de se retirer, attendu que le moindre bruit pouvait être fatal au malade.

Le Lieutenant de Police descendit en bas dans le dessein d’offrir son bras et sa voiture à Mlle  de Verteuil pour la reconduire chez elle ; il ne la vit nulle part.

Par contre, il se trouva tout à coup face à face avec M. de Verteuil. À cet instant, il ne demeurait que quelques rares invités qui, par groupes épars, s’entretenaient à voix basse des incidents de la soirée.

— Ah ! monsieur, dit le Lieutenant de Police, je cherchais Mademoiselle de Verteuil.

— Je la cherche aussi, dit Verteuil très pâle.

Se penchant vers Gaston d’Auterive, il demanda d’une voix altérée :

— Eh bien ! avez-vous pu apprendre qui a fait cette calomnie sur mon compte ?

— Pas positivement, monsieur, répondit le jeune homme avec un sourire singulier ; mais je soupçonne fort de ce méfait un individu que vous connaissez bien.

— Vraiment ? Qui soupçonnez-vous et quel est cet individu que je connais ?

— Saint-Alvère ! répondit froidement le jeune homme.

— Saint-Alvère !… fit M. de Verteuil en pâlissant. C’est curieux, ajouta-t-il aussitôt avec un éclair dans ses yeux, j’avais également pensé à lui. Et s’il en est ainsi, mon ami, vous voyez à quelle sottise la jalousie peut pousser un homme.

— Oui, je vois et je sais, répliqua sourdement le Lieutenant de Police, d’autant mieux que votre nièce, ce soir, a dansé avec lui.

— Lui ?… fit interrogativement Verteuil qui n’avait pas paru comprendre.

— Saint-Alvère.

— Ah ! elle a dansé avec Saint-Alvère ?

— Avec Saint-Alvère qu’elle aime… elle me l’a dit !

— Vraiment ? fit de Verteuil qui s’inquiétait de nouveau.

— Et, monsieur, reprit d’Auterive en grinçant des dents, elle a poussé l’audace jusqu’à me menacer de rompre nos fiançailles !

— Mais elle est folle ?

— Elle répète qu’elle ne m’aime pas, que moi, je n’en tiens qu’à sa dot, ce qui est absolument faux. Tout de même, monsieur, si vous n’y voyez pas bientôt, je crains bien que nos ententes et mon mariage avec votre nièce ne tournent en fumée.

— Oh ! ce mariage va se faire, mon ami, gronda sourdement Verteuil, soyez tranquille. Ma nièce m’obéira. Quant à ce Saint-Alvère… pardieu ! l’intriguant apprendra à se mêler de ses affaires !

— Je le souhaite.

— Ah ! à propos, reprit Verteuil en baissant la voix, ce mandat ?

— Contre vous ?

Gaston d’Auterive se mit à rire.

— Monsieur, ajouta-t-il aussitôt, soyez tranquille aussi, vous ne serez pas inquiété, je vous le promets.

— J’aime à vous entendre, soupira fortement Verteuil. Car vous le comprenez, poursuivit-il, pour bâcler votre mariage, pour dompter ma nièce, pour écarter ce Saint-Alvère, j’ai besoin de toute ma liberté.

— Et vous l’avez. Mais, enfin, tout cela ne nous dit pas ce qu’est devenue Mademoiselle de Verteuil.

— Il est possible qu’elle soit partie à notre insu, répondit Verteuil. Si nous allions interroger quelque portier ? suggéra-t-il.

— Oui, grinça d’Auterive, il est possible qu’elle soit partie avec ce Saint-Alvère, ou que Saint-Alvère l’ait enlevée !

— Nous allons le savoir, venez.

Les deux hommes s’avancèrent vers la grande porte. Avisant deux portiers qui causaient à voix basse, le Lieutenant de Police s’approcha pour demander :

— Avez-vous vu sortir Mademoiselle de Verteuil ?

— Tiens ! fit l’un des portiers avec surprise. Au fait, j’ai cru la reconnaître, mais je n’en suis pas bien sûr. Elle est sortie depuis à peine cinq minutes.

— Ah ! ah ! Était-elle seule ?

— Oui, monsieur le Lieutenant. Mais je pense que quelqu’un l’attendait dans la cour d’honneur.

— Vous ne savez pas qui ?

— Je n’ai pas pu bien voir. Assurément c’était un jeune homme.

— Connaissez-vous Monsieur de Saint-Alvère ? interrogea le Lieutenant de Police.

— Non, monsieur.

— Et ce jeune homme et elle se sont parlés dans la cour, dites-vous ?

— Oh ! quelques mots seulement à voix basse. Puis, ils sont partis bras dessus bras dessous.

— Quelle direction ont-ils prise ?

— Ma foi ! je vous avoue que je n’ai pas été curieux…

— La curiosité a parfois du bon, mon ami, dit sévèrement le Lieutenant de Police. Ensuite ?

— J’allais ajouter, monsieur, répondit le portier en rougissant que j’étais sorti pour voir qui était ce jeune homme. Mais lui et elle détalaient déjà, vers la Cathédrale et, peut-être vers la Porte du Palais.

Le Lieutenant de Police et Verteuil échangèrent un regard d’intelligence, et le premier tira le second à l’écart.

— Monsieur, murmura d’Auterive, je pense que Saint-Alvère a enlevé votre nièce… Partons à leurs trousses ?

— Soit, je vous suis.

— Attendez un moment, je vais prendre avec nous quelques gardes, il faut tout prévoir !

L’instant d’après, le Lieutenant de Police et M. de Verteuil, accompagnés de six gardes dont deux portaient des torches, quittaient le Château.

Onze heures sonnaient au collège des Jésuites.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les rues de la capitale étaient désertes. Cependant, par ci par là l’on pouvait voir des invités du Château gagner rapidement leur demeure précédés de domestiques qui éclairaient la marche à l’aide de falots. Et la nuit silencieuse n’était troublée que par de rares aboiements de chiens. Un peu après onze heures un riche équipage traversa au grand galop de ses deux chevaux la Place de la Cathédrale et gagnait la Porte du Palais : c’était la berline luxueuse de Monsieur l’Intendant royal qui ramenait ce dernier et quelques amis intimes au Palais de l’Intendance.

Puis, quelques instants plus tard, un homme enveloppé des pieds à la tête dans un ample manteau de couleur foncée arrive sur la Place de la Cathédrale. Cet homme s’arrêta net en apercevant, sur un côté de la Place éclairée vaguement par un unique réverbère, une forme humaine gisant inanimée. Trop loin encore pour pouvoir reconnaître à qui il avait affaire, cet homme s’approcha lentement jusqu’auprès de cette chose inerte qui, comme lui-même, était enveloppée dans un manteau sombre. Il se pencha pour se redresser aussitôt en murmurant :

— Une femme !…

Mais cette femme, il ne pouvait voir ses traits, parce que l’ombre, là, était trop épaisse. Il promena autour de lui un regard circulaire et avisa à cinquante pieds de lui environ le pâle réverbère. Il allait, pour obéir à son idée, soulever la femme dans ses bras et se porter vers le réverbère, quand son attention fut tout à coup attirée par une petite troupe, éclairée de deux torches, qui venait dans sa direction.

L’homme pensa :

— Ce sont sans doute des invités du Gouverneur qui regagnent leur foyer… Tiens ! attendons, et ces gens m’éclaireront et nous pourrons savoir qui est cette femme et lui porter secours.

La troupe approchait silencieusement et comme avec prudence. Bientôt elle ne fut plus qu’à quelques pas, et les torches de leur clarté vacillante éclairèrent assez bien l’homme debout et la femme inanimée sur le pavé.

La troupe s’arrêta net : c’étaient le Lieutenant de Police, Verteuil et les six gardes.

— Qui vive ? cria d’Auterive d’une voix menaçante.

En reconnaissant le Lieutenant de Police l’homme parut se troubler. Mais domptant son trouble, il répondit :

— Qui que vous soyez, messieurs, voici une femme évanouie… morte peut-être ! Approchez vos torches que nous puissions voir qui elle est, peut-être l’un de nous la connaît-il.

Le Lieutenant de Police s’approcha suivi d’un garde portant une torche, tandis que Verteuil et les autres gardes demeuraient dans l’ombre plus loin.

L’homme inconnu s’était penché déjà sur le visage de la femme. Tout à coup il poussa un cri sourd, juste au moment où d’Auterive s’arrêtait près de lui. Puis cet homme avec une stupeur et un émoi indicibles, murmura assez haut :

— Constance… ma fille !

— Hein ! votre fille !… bégaya Gaston d’Auterive en se penchant à son tour.

Il se releva aussitôt avec un haut-le-corps et darda ses regards perçants dans les yeux troublés de l’homme inconnu. Puis, il recula d’un pas et, plus stupéfait que l’autre peut-être, il murmura à son tour :

— Le père Turin… le mendiant !

Oui, c’était bien le père Turin… le père Turin qui avait abandonné sa livrée de domestique pour reprendre son vêtement ordinaire, ou plutôt ses loques et besace. Il venait de soulever dans ses bras le corps toujours inerte de celle qu’il avait appelée sa fille. Déjà il allait poursuivre son chemin vers la basse-ville emportant avec inquiétude et effroi ce corps inanimé, mais chaud encore, lorsque le Lieutenant de Police se plaça résolument devant lui et cria :

— Arrête… tu es fou ! Ce n’est pas ta fille que tu tiens là !

Le mendiant rugit de colère contenue.

— Hein ! ce n’est pas ma fille… elle, Constance ? Arrière ! Est-ce qu’un père ne saurait reconnaître sa fille ?

Et, farouche il voulut bousculer d’Auterive.

— Holà, gardes ! appela le gentilhomme.

Les gardes accoururent.

— Ah ! ah ! s’écria avec une ironie mordante le père Turin, vous allez me faire arrêter peut-être ?

— Oui, à moins que tu déposes cette jeune fille…

— Ma fille !

— Non, clama d’Auterive, ce n’est pas ta fille, tu es fou ! Allons, vous autres, ordonna d’Auterive aux gardes indécis, prenez mademoiselle.

— Arrière ! arrière ! clama le père Turin d’une voix forte. Ah ! vous voulez donc me prendre ma pauvre enfant ?

Et comme pour répondre à ses pensées, il ajouta plus bas :

— Oh ! comment se fait-il qu’elle soit ici… que je l’ai trouvée inanimée sur ce pavé ?

Il la regarda attentivement et avec amour. Elle était livide et comme morte. Il l’embrassa tendrement.

Saisi de colère et d’horreur à la vue de ce loqueteux qui embrassait ainsi Mlle  de Verteuil, le Lieutenant de Police frappa du pommeau de son épée le mendiant à la tête.

Sous ce coup rude et imprévu, le père Turin chancela…

Un garde lui enleva la jeune fille.

À cet instant Verteuil s’approchait avec la torche de l’un des gardes. Il reconnut sa nièce non sans une grande surprise.

— Faites-la conduire chez moi ! dit-il à Gaston d’Auterive.

Le mendiant au son de cette voix et tout étourdi qu’il était par le coup qu’on venait de lui asséner sur la tête, se raffermit et jeta sur Verteuil un regard chargé de menace.

— Ah ! ah ! c’est toi, encore, gronda-t-il.

Puis dans un geste rapide, il tira de sous ses loques un court poignard et se jeta sur Verteuil en criant :

— Ah ! toi aussi tu veux me prendre ma fille !…

Deux gardes, sur un geste du Lieutenant de Police, se ruèrent contre le père Turin et le maintinrent solidement, après l’avoir désarmé.

Verteuil se pencha à l’oreille du Lieutenant de Police et murmura :

— Je vous engage d’arrêter cet homme, il est très dangereux !

D’Auterive fit un signe affirmatif, et ordonna à ses gardes de lier les mains du mendiant.

Celui-ci se rebella. Il se mit à crier de toute la force de ses poumons :

— Holà, la besace !… On me vole ma fille ! Holà ! on m’assassine !… Alerte ! Alerte !

— Silence ! hurla Gaston d’Auterive avec un geste de menace.

— Ma fille !… C’est ma fille !… clama le père Turin. Ah ! voleurs, gredins, canailles !

Avec une force qu’on ne lui eut pas soupçonnée il culbuta ses gardiens et leur fit lâcher prise ; et, mains liées derrière le dos, tête baissée, rugissant, le vieux mendiant bondit contre Verteuil qui venait de s’emparer de la jeune fille.

À cet instant, une voix terrible retentit pas loin de là :

— Tenez bon, père Turin, j’accours !…

Cette voix résonnait encore dans les échos de la nuit, qu’un homme surgit tout à coup hors de l’obscurité, sa main droite armée d’une longue rapière.

Un long cri de stupeur partit de toutes les bouches à la vue de l’homme qui apparaissait dans la clarté des torches et du réverbère de la place.

C’était Maubèche !

Il s’écria, tandis que ses yeux à fleur de tête paraissaient rouler dans un flot de sang.

— Hé ! par satan ! est-ce qu’on assassine par ici ?

Et sa rapière après un terrible et foudroyant moulinet abattit un garde qu’elle transperça d’outre en outre, puis en blessa un autre.

Les autres gardes, terrifiés, se jetèrent dans l’obscurité.

Toutefois, la rapière de Maubèche en rencontra une autre soudainement : c’était l’épée du Lieutenant de Police.

Maubèche se mit à rire.

— Par mon âme ! monsieur le Lieutenant de Police, nargua-t-il, tout honoré de croiser le fer avec votre excellence ! Tenez, ce ne sera pas long… Une, deux, trois.

Par un jeu terrible et mystérieux de sa rapière Maubèche, ce disant, fit voler des mains du jeune homme sa rapière qui alla rebondir loin sur le pavé de la place.

D’Auterive lança un blasphème et prit la fuite. Ses gardes s’étaient déjà sauvés, ainsi que Verteuil emportant sa nièce.

— Ma fille !… ma fille !… cria encore le père Turin avec un accent de désespoir impossible à rendre.

— Votre fille ? fit Maubèche étonné.

— Oui, ils me l’ont enlevée ! gémit le mendiant.

Nos deux personnages se trouvaient, à ce moment, placés presque sous la lumière du réverbère. Maubèche jeta un regard circulaire autour de la place, mais il ne vit personne. Puis il regarda le père Turin et vit que ses mains étaient liées. Il trancha les liens.

— Où est-elle votre fille ! questionna-t-il en même temps.

— Ces brigands l’ont emportée. Oh ! Dieu du ciel ! il n’y aura donc jamais de justice dans ce monde…

Poussant un long rugissement de bête aux abois, le mendiant voulut s’élancer à la poursuite de ses ennemis qu’il ne voyait plus.

Maubèche le retint.

— Laissez donc, dit-il, on vous la retrouvera votre fille ! Une fille, ça ne se perd pas comme un gousset, et ça finit toujours par se retrouver. En attendant, père Turin, il faut soigner votre tête, car j’y vois du sang qui coule…

— Oh ! c’est cette canaille de Lieutenant de Police qui a failli m’assommer net du pommeau de son épée !

— Ah ! ah !… Eh bien ! attendez à demain pour reprendre votre revanche !

Maubèche cracha par terre pour ajouter :

— Là, comme vous êtes, vous n’auriez pas le dessus. Venez, je vais vous accompagner chez vous.

Le mendiant se laissa convaincre. Encore tout étourdi, le visage baigné du sang qui découlait de sa tête, chancelant, il s’appuya sur le bras du nain et se laissa docilement conduire, tout en gémissant, en grinçant.

— Oh ! le voleur…le voleur… Il m’a pris ma fille… ma Constance !

Un peu plus d’un quart d’heure après Maubèche frappait dans la porte de la cabane du mendiant.

Quand la porte s’ouvrit projetant dans la noirceur de la ruelle un rayon de lumière, deux cris se confondirent presque en un seul :

— Mon père ! jeta une voix angoissée…

— Constance !… bégaya le père Turin.

Et celui-ci s’élança, saisit la jeune fille dans ses bras et la serra tendrement sur sa poitrine, disant dans un flot de larmes joyeuses :

— Ah ! ça, j’ai donc rêvé tout à l’heure ?… J’avais cru qu’on t’enlevait… des malandrins, que sais-je ?… Mais je te vois là, calme, souriante, un peu inquiète… mais je te vois… je te retrouve ici !…

Il la contemplait de ses yeux rayonnants d’amour paternel !

Tout à coup une main se posa sur son épaule et une voix grave, bien connue, demanda :

— Père Turin, que se passe-t-il encore ?

La jeune fille poussa un cri d’émoi. Le père Turin se retourna brusquement et vit, avec surprise, Philippe Vautrin près de lui.

— Philippe Vautrin !… Il l’avait oublié.

Le regard du mendiant se fit sévère quand il dit :

— Ah ! c’est vous, monsieur Philippe ?… Eh bien ! je compte que l’heure des explications est venue.

— Peut-être, sourit le jeune homme. Auparavant vous allez me dire ce qui est arrivé et tout en se faisant votre fille et votre femme laveront et panseront votre blessure.

— C’est vrai ma blessure… murmura le mendiant en passant sa main sur sa figure tout ensanglantée.

Déjà Constance courait dans la pièce voisine réveiller sa mère qui dormait, puis les deux femmes accouraient avec de l’eau et des linges blancs.

Le père Turin narra la scène de la Place de la Cathédrale et termina par ces paroles :

— Ah ! monsieur Philippe, sans votre fidèle Maubèche je crois bien que je serais mort maintenant !

— Tiens, c’est vrai, Maubèche était là ! sourit, le jeune homme.

— Il est survenu au moment où les gardes allaient m’emmener prisonnier.

— Et où est-il maintenant, Maubèche ?

Il m’a accompagné jusqu’ici, puis il a continué vers votre domicile.

— Bon. Mais, père Turin, savez-vous qui est cette jeune fille que vous avez prise pour la vôtre ?

— C’est un mystère, monsieur Philippe, que je ne comprends pas. Dites, n’est-ce pas une singulière ressemblance ?

— Oui, père Turin, et je connais cette jeune personne ; c’est la nièce de M. de Verteuil.

— La nièce de Verteuil !… cria le père Turin en sursautant sur le siège qu’il occupait, tandis que Constance et sa mère lavaient son visage et sa tête.

Il ajouta sur un ton concentré :

— Ah ! monsieur Philippe je vous l’ai dit, l’heure des explications est venue ! Le jeune homme fit un signe d’intelligence et répondit :

— Tout à l’heure, père Turin… lorsque votre blessure aura été proprement pansée.

— C’est bien, monsieur.

Constance et sa mère achevaient de poser un bandage autour de la tête du mendiant. La vieille femme était toujours la même, silencieuse, l’air timide et soupçonneux, et elle paraissait le plus souvent vivre dans un autre monde. Parfois elle souriait avec une sorte de contrainte à sa fille, parfois elle regardait le jeune homme avec admiration, mais presque sans cesse sa figure conservait un masque d’indifférence.

Une fois que sa blessure eut été pansée, le mendiant fit servir du vin, puis ordonna à sa femme et à sa fille de le laisser seul avec Philippe Vautrin.

Les lieux femmes se retirèrent dans la pièce voisine.

— À présent, monsieur Philippe, j’écoute, dit le père Turin : vous avez appris quelque chose, et moi j’ai quelque chose à apprendre.

— Père Turin, répondit Philippe Vautrin d’une voix grave, je serai bref parce que cette nuit j’ai une mission importante à remplir, et cette mission presse d’autant plus que demain il pourrait être trop tard. Donc, voici : vous avez deviné en Verteuil celui qui un jour vous a dépossédé de tous vos biens dans la Louisiane, c’est-à-dire Jacques Marinier. Mais ce que vous ne savez pas c’est que Jacques Marinier a une nièce qui se nomme Philomène…

— Philomène… s’écria le mendiant avec un tremblement dans la voix et en se soulevant à demi sur son siège.

— Philomène, la sœur jumelle de votre fille Constance, compléta Vautrin.

— Oh ! monsieur, comment savez-vous tout cela ?

Plus tard, je vous le dirai. Pour le moment qu’il vous suffise de savoir que Verteuil tient en ses mains votre fille et vos biens.

— Oh ! je comprends bien maintenant pourquoi, ce soir, j’ai cru reconnaître en cette jeune fille Constance.

— Verteuil l’avait sauvée de la noyade dans le ravin où elle était tombée. Seulement, j’ignore dans quel dessein il l’a emmenée avec lui.

— Ah ! mais alors, s’écria le père Turin avec agitation, que m’importe les biens qu’il m’a volés, je veux ma fille, je veux ma pauvre petite Philomène ! Et moi, qui la croyais morte ! Monsieur, je cours chez Verteuil lui arracher ma fille…

Et déjà le mendiant s’élançait vers la porte, que Vautrin l’arrêta.

— Attendez… vous courriez le risque de vous faire tuer inutilement. Au reste, votre fille Philomène est en sûreté, personne ne s’attaquera à sa vie.

— Vous ne voulez pas que j’aille ?… balbutia le père Turin, déconcerté.

— Non, pas cette nuit… demain peut-être. Vous voulez ravoir votre fille, vous l’aurez, je vous le promets. Je vous promets aussi la fortune qui vous revient. Je vous demande seulement de me laisser faire. Demain, vous serez rentré dans vos biens.

— Et ma fille Philomène ?

— Elle aussi.

— Vous me le promettez ?

— Oui.

— Mais qui êtes-vous donc ?

— Je vous le dirai demain, père Turin. Demain, je l’espère, tous nos comptes seront réglés. Donc, reposez cette nuit, moi je travaille pour nous deux. Au surplus, je suis jeune, et, ensuite, j’accomplis un devoir. Allons, à demain, père Turin ! Demain vous embrasserez votre Philomène. Demain, vous aurez deux filles au lieu d’une. Demain, vous serez riche. Demain, vous pourrez sans danger reprendre et porter fièrement votre nom de Pierre Nolet.

Et, sans plus, Philippe Vautrin quitta la baraque du mendiant.

Il se dirigea rapidement vers sa hutte où il retrouva Maubèche étendu sur son grabat et ronflant.

— Maubèche ! dit-il en secouant le nain.

Celui-ci sursauta et se dressa debout et répondit :

— Présent, patron !

— Maubèche, reprit Philippe, il faut repartir en guerre.

— C’est bien, maître, je suis prêt, flamberge au côté et besace au dos… Ordonnez !

— Cours rassembler nos hommes et m’attendre près la Porte du Palais. Là, je vous donnerai mes instructions.

— Parfait, je serai au poste.

Et le nain sortit aussitôt. Mais tout en marchant dans l’obscurité, il grommelait entre ses dents :

— Par Satan ! quel fou rêve ai-je fait durant mon sommeil ! N’ai-je pas revu ma fille ?… Ma fille… ajouta-t-il sur un ton attendri, ma pauvre fillette noyée là-bas dans ce maudit torrent !…

Il soupira, se tut, et disparut peu après dans la nuit noire.

Cependant, Philippe Vautrin était entré dans sa chambre. Là, il prit quelques papiers qu’il glissa soigneusement sous son gilet, ceignit sa rapière, jeta sa cape noire sur son dos, passa la besace à son cou et sortit à son tour de la cahutte.

Chemin faisant vers la Porte du Palais, il murmurait :

— Demain… oui, demain, enfin, j’aurai accompli les dernières volontés de mon père !