Le mendiant noir/13

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Éditions Édouard Garand (40p. 67-70).

XIII

ENTRE DEUX AMOURS


Tous trois marchaient silencieusement, chacun paraissant s’absorber en ses propres pensées. La cité était plongée dans le sommeil. À l’Est, la lune à son déclin se faisait jour entre les nuages, traçait un long sillon d’argent sur les eaux sombres du fleuve et blanchissait légèrement les clochers, les dômes et les tourelles de la capitale. Vers le Nord-Ouest les Laurentides élevaient leurs cimes noires. La nuit était calme, sereine, sans vent. Les nuages reculaient rapidement vers le Nord et le ciel s’étoilait. Or, tout en marchant, Philippe Vautrin regardait ce firmament, la lune, le fleuve, les monts lointains, et l’on eût dit qu’il demandait à ces puissances de la nature le secret de son avenir. C’est que Philippe sentait au fond de lui-même une angoisse, un regret peut-être mêlé à sa joie d’avoir enfin accompli le devoir que lui avait imposé son père en mourant. Le devoir était rempli, il ne restait plus que quelques détails de forme, et il manquait quelque chose au couronnement de cette œuvre… il manquait à Philippe une jeune fille !

Il soupira fortement et se replongea dans son rêve sans avoir même la notion du chemin qu’il parcourait.

La voix de Pierre Nolet le ramena à la réalité de l’existence.

— Nous voici, Philippe !

Le jeune homme s’arrêta net et vit Constance qui lui souriait doucement, tandis que l’ancien mendiant ouvrait la porte de sa cambuse.

Ce sourire de la jeune fille fit mal à Philippe. Il s’inclina et murmura à peine distinctement :

— À demain, mademoiselle !

Constance ne répondit pas. Ses yeux de saphir s’humectèrent et elle regarda le jeune homme s’éloigner le long de l’étroite ruelle.

Nolet venait d’allumer à l’intérieur du logis une bougie, et Constance l’entendit pousser tout à coup une exclamation de surprise.

Elle se précipita dans la maison où elle aperçut son père muet, tremblant et livide devant un fauteuil sur lequel reposait Mme Nolet.

Saisie par un pressentiment, la jeune fille prit vivement une main de sa mère ; la main était froide, inerte et raide. La jeune fille l’abandonna aussitôt, tomba à genoux et éclata en sanglots.

Une minute funèbre passa, une minute qui à Nolet et à sa fille sembla durer un siècle ; puis dans le rayon de lumière une silhouette d’homme se profila. C’était Philippe Vautrin qui avait entendu l’exclamation de Nolet, et qui, mû aussi par un pressentiment, était revenu sur ses pas.

— Allons ! dites-moi ce qui arrive encore ? interrogea-t-il en entrant.

Mais il demeura cloué sur place en découvrant Constance à genoux et pleurant devant le corps inanimé de sa mère, et Pierre Nolet debout, sombre et rigide.

Alors il comprit et s’agenouilla près de la jeune fille. Unissant son âme à celle-ci il pria pour le repos de l’âme de cette pauvre femme que Dieu était venu chercher au moment où les joies de la terre allaient s’offrir à elle. Mais Philippe pensait avec raison que là-haut elle allait trouver des joies bien supérieures.

Tout à coup dans la nuit calme retentit un son de cloches lent et morne… De tous les clochers de la haute-ville tombaient les accents funèbres d’un glas.

Nolet sursauta… Philippe se leva et courut à la porte de la cabane, tandis que, curieuse et stupéfaite, Constance le suivait de ses regards mouillés.

Une rumeur sourde et comme plaintive emplissait peu à peu toute la cité. Puis une voix clama quelque part dans la Cité des Mendiants :

— Monsieur le Gouverneur vient de trépasser… priez pour le repos de son âme !

En effet, au moment où deux heures sonnaient, le Marquis de la Jonquière, entouré de son médecin, d’un père Jésuite, du Lieutenant de Police et de son valet de chambre, expirait tranquillement sur sa chaise-longue…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La mort du Marquis de la Jonquière, de même que le trépas de la femme de Nolet, avait empêché la célébration de la Fête de la Besace. Et le surlendemain, tandis qu’on célébrait les funérailles du gouverneur à la chapelle des Ursulines, à Notre-Dame-des-Victoires avaient lieu celles de Mme Nolet. Là, assistaient avec le plus grand recueillement toute la mendicité.

À midi, Philippe Vautrin pénétrait dans sa cahute. Après l’enterrement de la femme de Nolet, il s’était rendu chez Mtre Bernard, notaire, et y avait terminé les affaires de restitution dont il avait été chargé. Il ne lui restait plus qu’à porter certains papiers à Maubèche et à sa fille, et qu’à remettre à Nolet les cent mille livres d’or qu’il possédait là dans un coffre.

De ce coffre il tira plusieurs parchemins qu’il déchira et brûla. Ceci fait, il se mit à marcher, la tête penchée, les mains au dos, sombre et triste.

On frappa à la porte. Il alla ouvrir.

Quatre mendiants étaient là.

— Monsieur, dit l’un d’eux avec respect, nous sommes venus chercher ce coffre.

— Entrez, dit le jeune homme.

Il les conduisit dans sa chambre, leur indiqua le coffre et reprit :

— Allez porter ce coffre chez le père Turin. Deux d’entre vous le porteront jusqu’à mi-chemin, puis deux autres le prendront, car il est lourd.

L’instant d’après les mendiants s’en allaient avec le coffre.

Philippe referma sa porte et se remit à marcher.

Il pensait :

— Que dois-je faire ? Je les aime toutes les deux également ! Elles m’aiment toutes deux également, je l’ai compris. Épouser l’une, c’est abandonner l’autre et peut-être briser son cœur !… Que faire, mon Dieu ! que faire ?…

Oui, Philippe Vautrin se trouvait en face d’un terrible problème, et à ce problème il cherchait une solution depuis vingt-quatre heures. D’abord, il avait résolu de partir. Mais en partant, il sentait que sa vie à lui aussi se brisait ! L’image si douce et si charmante de Constance ne le quittait pas, et à cette image se mêlait sans cesse celle de Philomène !

Laquelle des deux ?…

Mais Constance n’était-elle pas la première qui eût fait tressaillir son cœur ? Oui. Constance ne s’était-elle pas admirablement dévouée en lui sauvant la vie deux fois ? Oui. Donc, sa première gratitude devait aller à Constance. Et pourtant… Philomène avait refusé un brillant mariage et une dot superbe avec l’espoir que lui, Philippe, lui tendrait la main ! Oui, il avait deviné et compris tout cela !… Il essayait de faire pencher la balance de son amour vers l’une ou vers l’autre, mais la balance ne penchait ni d’un côté ni de l’autre ! Toutes deux, il les aimait, et toutes deux lui apparaissaient aussi chères ! Belles… elles l’étaient toutes deux ! Bonnes… toutes deux l’étaient !

— Laquelle ? Laquelle ? mon Dieu ! ne cessait de gémir Philippe.

Puis, soudain, comme si une inspiration lui fût venue du ciel qu’il invoquait dans son trouble et son indécision, il vit l’image de Constance si rayonnante qu’il tressaillit violemment et murmura :

— Mon devoir est là ! Allons ! Philippe Vautrin, accomplis ce devoir comme un homme, de même que tu as accompli l’autre… Va !

Et comme entraîné par une main puissante et invisible, il quitta sa cabane et prit le chemin du domicile du père Turin.

Il trouva ce dernier seul, affaissé sur un fauteuil, sombre et méditatif, et devant lui, à ses pieds, un coffre ouvert en lequel rutilaient des piles de pièces d’or.

À la vue de Philippe, Nolet sourit, se leva, referma le coffre et dit :

— Reprenez tout cela, mon ami, je n’ai plus besoin de rien !

Philippe pâlit et recula.

— Non ! dit-il, c’est à vous !

— J’aime mieux ma besace, répliqua Nolet avec un sourire contraint, c’est tout ce qui me reste. Reprenez, Philippe Vautrin. Vous êtes jeune, et avec cet or…

— Non ! interrompit Philippe Vautrin avec un air farouche. Ma jeunesse me suffit à moi, par elle je parviendrai à reconquérir la fortune. Mais vous, Nolet, vous êtes vieux, faible, et bientôt vous ne pourrez plus même mendier, Gardez cet or ! Vous avez une fille, faites-lui-en une couronne, si vous voulez, ou bien encore donnez cette fortune à tous ces miséreux qui nous entourent.

— Non ! dit Nolet, en branlant la tête avec énergie, ils le refuseront, ces miséreux. Oh ! je les connais ces pauvres mendiants, ils sont trop fiers ! Comme vous, Philippe Vautrin, ils veulent gagner, en mendiant et en souffrant toutes les humiliations, leur argent et leur bien-être !

— Alors, donnez-le à votre fille, c’est votre devoir !

Non… elle n’en veut pas !

Philippe tressaillit.

— Elle n’en veut pas, fit-il avec surprise. Où est-elle ?

— Elle est partie !

— Partie… bredouilla Philippe en devenant livide. Pour toujours ? demanda-t-il aussitôt comme avec un peu d’espoir.

— Non ! Jusqu’au jour où elle ne comptera plus sur vous, Philippe… Comprenez-vous ?

— Oh ! s’écria Philippe avec feu, elle m’aime… elle m’aime… Nolet, Nolet, donnez-la-moi ! J’étais venu, du reste, pour vous la demander ! Où est Constance, dites ?

Nolet branla la tête avec découragement.

— Inutile, Philippe, elle sait que vous aimez l’autre, que l’autre vous aime… allez à celle-là !

— Non ! prononça Philippe, sombre et tremblant.

— Eh bien ! lisez ceci ! reprit Nolet en tendant un papier au jeune homme.

Vautrin prit le papier et lut ces mots écrits d’une main défaillante :

« Monsieur Philippe, pour l’amour de Dieu et de Philomène, ne songez plus à moi ! Je vous ai compris, comme vous m’avez comprise ; mais ma résolution est irrévocable, j’ai décidé de vouer le reste de ma vie à mon père ! Allez, Philippe, et soyez heureux ! Je ne vous demande qu’un peu de votre souvenir… »

Philippe Vautrin pleura. Puis il saisit une main de Nolet, la serra avec force et murmura indistinctement :

— Vous lui direz, Nolet… oui, vous lui direz que je l’aimais autant que l’autre, mais que ma gratitude me poussait vers elle la première. Aussi, comme elle, je prends ma résolution : ni l’une ni l’autre ! Nolet, adieu !…

Et comme un fou Philippe s’en alla en courant vers sa cabane. Il entra, verrouilla et se jeta sur son lit où il se mit à pleurer et à rugir.

Mais ce ne fut qu’un orage. Le jeune homme se ressaisit, se domina et dit :

— Allons ! soyons homme jusqu’au bout ! Il me reste quelque chose à faire encore.

Toujours vêtu de sa cape noire, la rapière au côté, la besace au dos, il sortit et gagna la haute-ville. Peu après il était à la maison de M. de Verteuil.

Maubèche vint ouvrir.

Philippe Vautrin découvrit au nain un visage triste.

— Et Marinier ? interrogea-t-il.

— J’ai suivi vos instructions, monsieur. Comme un navire doit partir ce soir pour la France y porter la nouvelle de la mort de Monsieur de la Jonquière, j’y ai fait embarquer Marinier. Tel que vous me l’avez ordonné, je lui ai versé la somme de cinquante mille livres.

— Bien, merci, Maubèche !

À cet instant Philomène parut. Philomène pâle, à peine souriante, triste aussi, et avec des regards pleins de feu qu’elle fixa sur Philippe. Il y avait tellement d’amour suppliant dans les yeux de la jeune fille, que Vautrin, ému, baissa les siens. Il tira un papier et dit en le tendant à Maubèche :

— Cette maison est à vous de par la loi, ainsi que tous les biens de Marinier dont Mtre Bernard vous fera le possesseur demain.

Puis, incapable de dire un mot d’adieu à cause d’un sanglot qui l’étouffait, Philippe ouvrit la porte et sortit en la refermant violemment sur lui. Il s’enfuit.

Philomène poussa un gémissement de douleur, rouvrit la porte et du seuil cria d’une voix désespérée :

— Philippe ! Philippe !…

Lui n’entendit pas, il était loin déjà, courant vers la basse-ville, vers son taudis en lequel il voulait s’enfermer avant de partir à son tour pour des pays inconnus et lointains… pour la France peut-être.

Philomène tomba dans les bras de son père en gémissant :

— Père, à quoi servait tant de dévouement de sa part… il me tue !…

Philippe, fou, désespéré, venait de s’enfermer dans sa baraque. Tout à coup sa porte, qu’il avait soigneusement verrouillée, vola en éclats et Maubèche parut, l’œil en feu, terrible, et d’une voix plus terrible :

— Ah ! Philippe Vautrin, cria-t-il, à quoi t’a servi de me rendre ma fille, si maintenant tu me la tues dans les bras ?…

Philippe bondit.

— Moi… la tuer ? rugit-il.

— Elle t’aime… tu es toute son existence !

Philippe, alors, brisé par toutes les émotions et les fatigues qu’il avait subies depuis trois jours, tomba dans les bras de Maubèche et bégaya, joyeux, heureux :

— Ah ! Maubèche, cours lui dire que je lui appartiens… Va ! va ! Maubèche… et qu’elle vive !…

Le nain jeta un hurlement de joie et s’éloigna hors de la cambuse…