Le mendiant noir/Texte entier

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Éditions Édouard Garand (40p. 3-72).



I

LA FÊTE


Jusqu’au commencement de ce vingtième siècle, les paroisses échelonnées le long des rives du Saint-Laurent, et surtout celles de la rive sud, avaient été sans cesse parcourues, au cours des saisons d’été, par un flot de « quêteux » dont on ignorait l’origine. Les cultivateurs ne savaient plus comment se défaire de cette misérable engeance qui, souvent, était d’une audace à intimider les plus braves.

Chaque jour, le maître ou la maîtresse de la maison avait soin de préparer « la part à Dieu » afin de se débarrasser plus vite du quémandeur. On mettait de côté un morceau de lard, quelques pommes de terre, un peu de sucre, un morceau de savon, une aune ou deux d’étoffe, ou, selon qu’on le préférait, quelques gros sous ; car on était certain de voir surgir dans la journée deux ou trois de ces loqueteux qui, besace au dos, gourdin à la main, couverts de poussière, crasseux, traînant des haillons avec autant d’ostentation et de vanité que les jolies femmes en mettent à exhiber leurs soies, leurs dentelles, leurs rubans, cheminaient au long des routes et s’arrêtaient dans les fermes pour demander « l’aumône pour l’amour du bon Dieu ». Si l’on demandait au brave paysan depuis combien de temps les routes étaient ainsi couvertes par ces chemineaux et ces nécessiteux…

— Oh ! mon Dieu ! répondait le pauvre homme en levant les mains au ciel, depuis que le monde est monde, faut croire ! Mon grand-père donnait aux quêteux, bon an mal an, un cochon, un bœuf, cent livres de sucre, deux cents livres de savon, deux cents pains, sans compter les œufs, le lait, le beurre, le poisson, les légumes, etc., etc…

À en croire ces gens de la campagne, donc, il y avait longtemps que le « quêteux » existait. Chaque comté possédait son armée de mendiants dont plusieurs vivaient mieux que des rentiers. Leur nombre grandissait si rapidement que le pays jeta un cri d’émoi : alors on légiféra pour arrêter le fléau, et il était grand temps. On fit bien : car aujourd’hui on verrait le mendiant conduire l’auto au lieu de porter la besace !

Les premiers mendiants du pays furent originaires de la capitale de la Nouvelle-France, et ce fut vers 1735, sous le gouvernement de M. de Beauharnois, que prit naissance la Corporation des Mendiants.

Il faut dire que ce ne fut pas précisément la paresse et le vice qui firent naître cette corporation, mais plutôt les maux occasionnés par la guerre et les famines. Beaucoup de pauvres paysans, ayant perdu leurs fils dans les escarmouches contre les sauvages et les Anglais, vieux et incapables de cultiver leurs champs, s’étaient réfugiés dans la capitale pour y vivre de la charité publique, en mendiant le pain de chaque jour. Puis, ce furent des artisans qui manquèrent de travail, puis des pêcheurs, des miliciens blessés et inaptes à gagner leur vie. Puis, ce furent les générations suivantes, qui, nées de la mendicité, continuèrent de vivre du métier de leurs pères. Et la mendicité était devenue un état. Si donc un métier n’avait pas l’heur de plaire ou s’il ne rapportait pas suffisamment, on le mettait de côté pour prendre la besace. La besace devint très alléchante lorsqu’on vit d’anciens mendiants établis plus tard dans le commerce ou sur de belles terres, et possédant des magots respectables. Pour plusieurs le métier fut un filon d’or. Vers 1750, un vieux mendiant avait fait instruire ses trois fils au Séminaire de Québec. Puis il établit le premier dans un commerce de draps aux Trois-Rivières, payant rubis sur l’ongle le fonds de commerce évalué à quelques mille écus. Au second de ses fils il achetait, l’année suivante, une étude de notaire moyennant la somme de mille belles livres d’or. Enfin, il envoyait le troisième de ses fils en France pour y étudier les sciences. Et le vieux n’en continuait pas moins de mendier par les rues de la cité, bien qu’il possédât en outre quelques milliers d’écus qui eussent pu assurer le reste de ses jours.

Les premiers mendiants s’étaient gîtés dans des cabanes de pêcheurs sous le Fort Saint-Louis. En moins de dix années deux cents mendiants avaient élu domicile à cet endroit, se partageant une trentaine de cambuses basses, branlantes, sales et puantes. Bien que la bande eût formé une sorte de Corporation, elle n’avait pas encore de chef reconnu. Ce ne fut qu’en 1745 qu’elle se choisit un chef qui fut chargé d’obtenir des autorités certains privilèges qui ne lui furent jamais accordés. En vain essaya-t-elle de se faire reconnaître par le gouverneur, l’intendant et le procureur-général comme corps social ; elle fut toujours rebutée, puis menacée si elle intervenait dans l’ordre public. Elle fut seulement tolérée, du moment qu’elle respectait les lois et les édits. Mais n’empêche que, telle qu’elle, elle représentait un corps, une organisation, une sorte d’autorité parmi les autres corps sociaux de la capitale et du pays. Aussi, les grands bourgeois de la cité haute avaient-ils jeté les hauts cris et demandé l’expulsion de la bande des loqueteux. M. de Beauharnois allait se rendre à leurs vœux, lorsque la corporation, par l’intermédiaire de son chef récemment élu, le père Turin, fit valoir des droits de cité et des titres de propriété, droits et titres qui valaient, dans une certaine mesure, les droits et titres des hauts bourgeois. Ceux-ci durent se résigner à souffrir la vue des miséreux et même à leur donner l’obole. Mais ils finirent par obtenir du gouverneur un édit en vertu duquel cinquante mendiants seulement auraient droit de tendre la main dans l’enceinte de la ville ; quant aux autres, s’ils s’obstinaient dorénavant à vouloir vivre de la charité publique, ils devraient dorénavant aller mendier par la campagne. Et le Lieutenant de Police fut chargé de faire respecter par tous les moyens cet édit. De son côté, la corporation, pour ne pas se voir molester et ne pas indisposer la gent charitable de la cité, se ploya docilement à l’édit. Ce fut de ce moment que la campagne se vit contrainte de fournir sa quote-part pour le soulagement des misères humaines.

À l’époque où commence notre récit la population des mendiants atteignait trois cent cinquante, hommes, femmes, enfants ; mais c’était la population qui habitait sous le Fort. Il faut dire qu’il y avait des mendiants ailleurs dans diverses parties de la basse-ville, il y en avait même dans la haute-ville. Mais à la haute-ville c’étaient les mendiants à la retraite ou à la rente, c’est-à-dire ceux-là qui avaient accumulé suffisamment pour assurer la subsistance de leurs vieux jours. Cette classe de mendiants « fortunés » ne faisait pas partie de la corporation, parce qu’elle affectait de se donner un air bourgeois. Plusieurs cependant, parmi les plus vieux, soit par l’ennui causé par l’oisiveté, soit par la nature du métier dont ils ne semblaient pas avoir perdu le secret et le goût, reprenaient souvent la besace et le bâton et allaient faire une petite tournée à la campagne. Le métier n’était pas toujours payant ; la mendicité traversa de rudes années quand survinrent les années de famine, et, alors, la besace était si plate que son porteur s’aplatissait terriblement. En ces années terribles d’effroyables cas de misères se produisirent que la charité publique eut grand peine à soulager.

Les cinquante mendiants tolérés par l’édit de M. de Beauharnois étaient choisis par le chef de la corporation. Il ne faut pas croire que ce chef dûment reconnu était un « Roi Pataud », non. Ce chef avait de l’autorité, de même qu’il possédait un certain prestige puisqu’il avait réussi à faire reconnaître aux autorités de la ville le droit de cité des mendiants. C’est lui qui choisissait parmi les plus vieux ou les plus infirmes, hommes et femmes, ceux qui auraient la cité pour champ d’action. Les autres devaient prendre le chemin de la campagne aux premiers jours de la belle saison. Alors avait lieu « La Fête de la Besace », et l’on festoyait en ce jour ceux qui partaient pour ne revenir qu’aux jours d’automne avec leur moisson et passer tout l’hiver près du feu. En ce jour de fête on célébrait en même temps les noces de ceux qui s’unissaient par le mariage. Le jour de la Fête de la Besace était parmi les membres de la corporation l’unique jour d’épousailles dans l’année. Souvent, ce jour-là, on y célébrait quatre ou cinq mariages, et souvent davantage. Et le lendemain de la fête les nouveaux époux faisaient leurs adieux à leurs épouses et partaient pour la campagne, laissant les bien-aimées à la cambuse où elles attendaient patiemment le retour, à l’automne, du cher mari.

Le jour de la fête était fixé par le chef de la corporation, après que celui-ci eut pris l’avis de son conseil qui se composait de dix membres. Alors de tous côtés on se préparait activement à cette célébration.

En cette année 1752 de notre récit la fête de la Besace avait été fixée au 16 mai, le mardi. Et, chose curieuse et pour la première fois dans l’histoire de la corporation, la fête de la Besace allait coïncider avec le premier bal que donnait cette année-là le gouverneur de la Nouvelle-France, M. le Marquis de la Jonquière. Ce mardi, 16 mai, on allait également célébrer trois mariages de mendiants.

En effet, au moment où dix heures de matinée sonnaient, ce jour-là, la porte grande ouverte de la chapelle de Notre-Dame des Victoires livrait passage aux nouveaux mariés que suivaient près de trois cents loqueteux, besace au dos. Et tandis que la cloche sonnait à toute volée dans l’air bleu et plein de soleil et dans la brise, embaumée, la corporation acclamait par des cris de joie les nouveaux époux et les couvrait de fleurs. Puis le chef de la corporation se plaçait à la tête du cortège, déployait l’étendard sur lequel les emblèmes de la mendicité étaient représentés par une croix, une besace et une miche : la croix était appuyée sur la besace et couronnée par la miche ! Et, tout en chantant de joyeux refrains, le cortège parcourait les rues de la ville basse et haute.

Rien de plus curieux que cette procession bizarre dont nous allons essayer de faire une courte esquisse. On se fût pensé revenu au temps de la Cour des Miracles qui, comme on le sait, avait été le Paris de la Misère dans le Paris du Luxe et qui, au moyen-âge et jusque sous le règne de François I, avait été comme un État dans l’État. Si, de prime abord, la Cité des Mendiants de la Nouvelle-France parut avoir beaucoup d’analogie avec l’ancienne Cour des Miracles, il est certain qu’elle différait énormément, surtout sous le rapport moral. Elle n’était pas un assemblage de pauvres et de nécessiteux, alliés aux repris de justice, voleurs, meurtriers, tire-laine, ribauds, truands, escarpes ; mais une réunion de miséreux qui respectaient les édits et les lois, pratiquaient les enseignements de la religion et vivaient comme d’honnêtes Citoyens. Il s’y trouvait bien quelques réfractaires et quelques mauvaises têtes, mais ce n’étaient, ni des séditieux ni des hors la loi, et si ces mauvaises têtes avaient l’heur de tenir une conduite répréhensible, elles étaient vite ramenées dans le droit chemin par la corporation.

Durant les hivers on pouvait voir, les dimanches, la population des indigents aller entendre la sainte messe à Notre-Dame des Victoires. Un Père Récollet faisait le sermon, les exhortait à continuer de vivre dans la droiture et leur enseignait à bénir leurs misères au lieu de les maudire. Il importait, en effet, de réconforter cette classe misérable et de tâcher de la retenir ou mieux de l’éloigner d’abîmes en lesquels elle aurait pu s’engouffrer. Méprisée des bourgeois et de la classe ouvrière, bafouée souvent, rudoyée, repoussée, elle aurait pu être portée par esprit de rancune aux séditions ou par découragement aux pires vices ; il fallait donc lui enseigner à dompter ses passions, à vaincre son amour-propre et à souffrir en silence. Elle finit par refouler ses colères, jeter de l’eau sur les feux couvant de la haine, oublier les représailles, puis elle affecta pour les bourgeois le même mépris que ceux-ci affectaient à son égard.

Aussi la résignation de ces miséreux à leurs souffrances fut de tous temps admirable, surtout lorsque la misère allait s’accroître en d’effroyables proportions au cours des années terribles de la Guerre de Sept Ans, alors que les campagnes ravagées et affamées ne pourraient plus leur venir en aide, alors que les cités et les villages s’en allaient à la mendicité après une belle prospérité, alors que toutes les classes de la société se trouvaient réduites à la ration du pain et de la viande. La misère fut inénarrable lorsque les Anglais sous le général Wolfe, en 1759, saccagèrent les paroisses riveraines du Saint-Laurent sur une étendue de trente-cinq lieues, lorsque les navires anglais et les batteries ennemies réduisirent, des hauteurs de Lévis, les cabanes, les masures, les bicoques des pauvres gueux en mille miettes. De ce jour trépassa la Cour des Miracles de la Nouvelle-France. De ce jour les mendiants se dispersèrent par les campagnes pour ne plus revenir. La Cité des Pauvres de la capitale fut anéantie, d’autant plus que sous le régime anglais les mendiants ne furent pas tolérés. D’ailleurs à ces Canadiens il eût répugné de tendre la main à l’ennemi ; eux-mêmes ne furent pas tentés de revenir habiter une ville sur laquelle ne flottaient plus les couleurs de la France.

De ce jour les campagnes se virent donc envahies par ces cohortes de loqueteux, et à ces cohortes se joignirent quantités de paysans ruinés qui furent contraints de prendre la besace et le bâton. Toutefois, durant la reconstruction on vit très peu de mendiants : la plupart aidaient les paysans à relever de leurs ruines les habitations, recevant pour leur travail le logement et la miche. Puis, lorsque la campagne, trois ans après, eut repris sa physionomie d’avant, lorsque les terres recommencèrent à donner de riches moissons, la mendicité reprit la route.

Ce matin de mai de 1752, le cortège qui s’était formé à Notre-Dame des Victoires pour fêter la Besace et célébrer la noce des mendiants, n’offrait nullement un caractère séditieux. La joie éclatait de toutes parts. La population des faubourgs s’était rassemblée là pour assister au départ du cortège, et tout ce monde d’artisans, de bateliers et de pêcheurs acclamait la noce. De temps à autre s’élevait cette acclamation :

— Vive la sainte Besace !

La procession se mit en marche au son des cloches.

Les nouveaux mariés marchaient derrière le porte-drapeau, et le contraste était étrange et fantastique entre l’époux et l’épousée. Lui, portait son costume de tous les jours, c’est-à-dire des loques crasseuses et couvertes de poussière, le bâton à la main et la besace au dos.

Quant aux trois épousées, elles étaient vêtues comme des duchesses : elles portaient des robes de brocart d’argent et d’or. Elles étaient en outre couvertes de pierres précieuses et de bijoux. À leurs oreilles on voyait des pendentifs d’or et de diamant, des joncs d’or à leurs doigts, des bracelets à leurs bras, des colliers à leur cou. Leurs chapeaux étaient garnis de fleurs et de plumes magnifiques. Leurs pieds portaient des souliers à hauts talons. Bref, leur accoutrement aurait porté envie à plus d’une marquise. Et elles étaient belles ces pauvresses qui, aurait-on dit, voulaient parodier les grandes dames de la cour du roi. Leur teint éclatait sous le soleil. Leurs joues roses se veloutaient délicieusement. Leurs rires étaient des rires d’enfants contents. Leurs regards brillaient tout autant que les pierres étincelantes dont elles étaient parées. Elles étaient ravies, heureuses, et les yeux se noyaient dans le bleu du ciel lorsque, de temps en temps, elles semblaient élever leurs âmes pures comme pour remercier le ciel de leur avoir donné des époux de leur choix. Non, elles ne faisaient nulle parodie. Il était d’usage dans la corporation que les jeunes filles, le jour de leur mariage, porteraient des toilettes de prix et lorsque la cérémonie était princesse, le mendiant voulant, tout pauvre et misérable qu’il était, signifier que sa femme devenait reine du foyer conjugal. Ces riches costumes avaient été payés à grands finie, les robes de brocart, les bijoux, les pierres précieuses, les chapeaux, les souliers étaient-ils précieusement enfouis dans un grand coffre de chêne pour n’en être tirés que l’année suivante et pour célébrer d’autres noces.

Derrière les mariés venait toute la gamme des manchots, boiteux, béquillards, borgnes, aveugles, bancroches, bossus, pieds bots cagneux, lépreux et scorbutiques, tous portant la besace et le bâton, comme des gentilshommes auraient porté la cape et l’épée. Les sabots frappaient durement le pavé, les bottes éculées semblaient d’yeux étonnés regarder la fête et le soleil, les guenilles battaient dans la brise, et les loques aux multiples couleurs défraîchies se confondaient curieusement avec les loques ternes et sales. Non moins curieuses surgissaient hors de ces loques des faces émaciées et faméliques, anguleuses et blafardes, avec des lèvres stéréotypées de rictus, des yeux pleins de lueurs fauves au fond desquels, pourtant, se manifestait à ce moment la plus grande joie. Des voix gutturales, criardes, caverneuses, nasillantes, étouffées, sonores, vieilles et cassées, jeunes et fraîches se mêlaient en acclamant les héros de la fête. Des vieillards et des vieilles femmes, marchant appuyés sur des bâtons noueux, boitant, clochant, ricanaient avec des bruits de crécelle. Pieds nus et tête nue, des enfants couraient à travers le cortège et montraient sous leurs guenilles la peau rosée de leur jeune corps. Des jeunes filles au bras de leurs amants portaient avec une sorte de fierté narquoise leurs robes éffiloquées, trouées déchirées tout en chantant des chants d’amour. Sur les femmes et les filles endimanchées des bourgeois et des artisans elles jetaient un regard de dédain, et leurs yeux se posaient avec admiration sur les nouvelles épouses richement parées, et ces yeux semblaient dire à ces filles et femmes de bourgeois :

— Ah ! bien, voyez donc nos mariées… si vous croyez que vos toilettes valent la peine d’être exhibées !

Tout le train-train cahotait, titubait, bavardait, criait, riait, chantait en gagnant la Porte du Palais.

Mais là parut tout à coup une forte troupe de gardes commandée par le Lieutenant de Police.

Le porte-drapeau fut bousculé par les gardes qui lui arrachèrent brutalement les emblèmes de la besace.

Tout le cortège lança un cri de révolte.

— Sus aux manants ! hurla le Lieutenant de Police.

L’épée à la main, les gardes s’élancèrent contre le cortège.

Une clameur de colère emplit le ciel. Tous les bâtons de la mendicité se levèrent contre les épées…

Mais ce ne fut qu’un geste de menace ou de protestation ; puis toute la troupe se débanda sous le choc des gardes, et il se produisit un sauve-qui-peut général. Les premiers, les nouveaux mariés prirent la fuite et allèrent chercher refuge, suivis de femmes et d’enfants, à Notre-Dame des Victoires. Les hommes essayèrent un moment de résister en se servant de pierres et de leurs bâtons, mais les épées et les pistolets eurent l’avantage. La débandade se mit dans leurs rangs et ils se divisèrent en deux groupes : l’un, le plus nombreux, prit la fuite vers les faubourgs ; l’autre, une vingtaine de mendiants au plus, s’élança vers la basse-ville et les baraques sous le Fort. Une dizaine de gardes se ruèrent à la poursuite de ces pauvres gueux, tandis que le reste de la troupe des gardes avec le Lieutenant de Police poursuivait ceux qui avaient déguerpi vers les faubourgs.

Suivons les vingt mendiants et les dix gardes : les premiers s’étaient engouffrés au travers des ruelles étroites et sombres, des impasses et des culs-de-sac. Mais les gardes les tenaient de près, si bien que deux étaient tombés sous les épées.

Les autres, à bout d’haleine et suffoqués par la course, sentaient que tôt ou tard ils allaient tomber sous les coups des gardes qui rugissaient et hurlaient à leurs talons. Mais au moment où ils se ruaient avec un dernier désespoir dans une ruelle étroite et tortueuse aboutissant au mur du cap, un homme surgit tout à coup entre eux et les gardes, et cet homme, armé d’un long bâton ferré, arrêta brusquement ces derniers en leur barrant résolument la route. Puis les dix épées des gardes heurtèrent violemment le bâton ferré. Alors, parmi les mendiants qui s’étaient arrêtés et les gardes, ce nom fut prononcé avec surprise :

— Le mendiant noir !


II

LE MENDIANT NOIR


C’était bien un mendiant, besace au dos, bâton à la main, que cette fière silhouette humaine qui se dressait courageusement devant dix gardes armés d’épées. Et c’était un jeune homme, guère plus âgé de trente ans, grand, mince et d’une belle taille athlétique. Son visage maigre, mais aux traits fins et distingués, avait un cachet de bravoure et d’énergie remarquable. Ses yeux noirs étincelaient. Sous un feutre à larges bords tombaient jusqu’à ses épaules de longs cheveux bruns et bouclés. Sa bouche était mince, et au coin de ses lèvres s’imprimait un sourire légèrement ironique. Ce sourire s’amplifia au choc des dix épées contre le bâton ferré et lorsque ce jeune homme, tout vêtu de noir, s’écria sur un ton mordant :

— Bon, messieurs les gardes ! nous allons encore une fois connaître la solidité de vos épées !

Les gardes rugirent avec fureur, firent entendre de vigoureux jurons, et attaquèrent rudement leur unique adversaire.

Un très vif cliquetis de lames résonna… l’une des épées se brisa.

— Ah ! ah ! se mit à rire celui qu’on avait appelé le mendiant noir, je l’ai bien dit que nous allions connaître la solidité de vos épées !

Les gardes ne s’étaient étonnés de la hardiesse de ce jeune homme, ils le connaissaient, car déjà une fois ou deux, il les avait tenus en échec de son bâton ferré. Aussi en voulaient-ils à ce mendiant noir qu’ils avaient juré de prendre mort ou vif. Mais réussiraient-ils jamais ? Malgré toute leur habilité au jeu de l’épée, malgré tout leur bon vouloir, ils ne parvenaient pas à entamer la peau de ce jeune homme dont le bâton semblait doué de magie. Il parait dix coups à la fois avec une prodigieuse habilité, et souvent il réussissait à désarmer l’un des adversaires.

Le bruit des épées attira bientôt et peu à peu la population de la basse-ville sur le lieu du combat. Les gardes et le mendiant noir furent entourés d’un cercle compact d’artisans, de bateliers et de mendiants. Sur tous ces visages on devinait que la sympathie allait au mendiant noir. D’ailleurs de temps à autre des lazzi volaient à l’adresse des gardes, et l’on entendait des propos comme ceux-ci :

— Que les temps sont changés !… aujourd’hui on se bat dix contre un, alors qu’il n’y a pas bien longtemps encore, on se battait un contre un !

— C’est égal ! il faut bien reconnaître qu’aujourd’hui un homme peut tenir tête à dix et vingt gardes de son Excellence Monsieur le Gouverneur !

Ces propos n’empêchaient pas le combat de se poursuivre, et ce combat était vraiment beau : dix gardes de Monsieur le Marquis de la Jonquière, gouverneur de la Nouvelle-France, attaquaient de leurs épées un pauvre mendiant dans une ruelle étroite et tortueuse, bordée de masures appuyées les unes contre les autres, comme si elles eussent voulu se soutenir pour ne pas tomber et s’écraser. Et pour protéger sa vie contre ces dix gardes, le pauvre mendiant n’avait pour toute arme qu’un bâton ferré. Mais ce bâton retenait les épées, il parait de rudes coups avec une agilité incomparable, il claquait tant et si bien que deux autres lames se cassèrent.

— Bien ! il n’en reste plus que sept ! se mit à rire l’extraordinaire ferrailleur.

Mais il restait encore sept lames solides, et ceux qui les maniaient résolurent d’un commun accord de porter un coup mortel à leur étrange adversaire. Ils essayèrent de l’entourer. Mais le mendiant noir devina leurs desseins et d’un bond alla s’adosser à la porte d’une masure abandonné.

Les gardes hurlèrent de déception.

Autour, les spectateurs demeuraient silencieux et très intéressés par ce combat épique. À tous moments de nouveaux venus venaient grossir les rangs. Puis on entendit des murmures et des chuchotements : plusieurs mendiants voulaient qu’on s’alliât au mendiant noir contre les gardes. Mais la plupart des spectateurs demeuraient indécis espérant que de seconde en seconde le jeune homme allait de son unique bâton désarmer ses adversaires.

Mais tout à coup un cri de détresse s’échappa de toutes les poitrines : le bâton ferré du mendiant noir venait de se briser et celui-ci se trouvait désarmé et à la merci des gardes qui poussèrent un cri de triomphe.

— Il est à nous ! se dirent-ils.

— Pas encore ! riposta le vaillant lutteur.

Il lança le bout de bois qui lui restait à la main, et comme un dard ce bout de bois frappa un garde au visage. Le garde tomba en jetant un cri de douleur.

Mais il restait six épées qui s’allongèrent rapidement vers la poitrine du jeune homme. Mais elle ne touchèrent pas cette poitrine : la porte dans laquelle il s’appuyait s’ouvrit brusquement puis se referma, de sorte que les pointes des lames s’enfoncèrent dans du bois. L’une d’elles y laissa sa pointe.

Les gardes demeurèrent interloqués. Le mendiant noir avait disparu.

Alors la foule se dispersa en jetant des cris de joie et en lançant des quolibets aux gardes. Ceux-ci, de crainte d’ameuter toute la basse-ville contre eux, ramassèrent leurs blessés et prirent le chemin de la haute-ville en maugréant et en jurant vengeance contre le mendiant noir.

— Il faudra, dit l’un d’eux, revenir demain avec trente de nos camarades, fouiller ces baraques et trouver ce maudit mendiant noir.

Les autres approuvèrent de la tête.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Qu’était devenu le mendiant noir ?

Lorsqu’il sentit la porte céder derrière lui, il comprit qu’il se trouvait là quelqu’un qui voulait lui venir en aide. Il fit donc un bond en arrière, juste au moment où les épées effleuraient sa peau, et il vit dans la même seconde une fine silhouette de jeune fille repousser la porte et faire glisser deux gros verrous. Puis cette jeune fille saisit une de ses mains et murmura :

— Suivez-moi !

Comme nous l’avons dit, cette baraque était inhabitée et il y avait dans l’intérieur peu de jour à cause des volets hermétiquement fermés. Le jeune homme ne put donc voir nettement celle qui venait de le sauver d’une mort certaine, mais il lui sembla qu’il la connaissait, qu’il l’avait déjà vue, qu’elle l’avait déjà sauvé une fois !

Il murmura avec une ardente reconnaissance :

— Ah ! c’est vous encore, mademoiselle…

— Ne parlez pas, monsieur… pas maintenant, car vous n’êtes pas encore en sûreté, si les gardes s’avisent d’enfoncer la porte !

Elle lui fit traverser deux pièces, puis elle s’arrêta devant une porte dont elle eut quelque difficulté à tirer les verrous. La porte ouvrait sur une ruelle plus étroite que la première et tout à fait déserte. La jeune fille l’entraîna hâtivement de l’autre côté vers un hangar qu’elle lui fit traverser. Puis les deux jeunes gens se trouvèrent dans une petite cour située sur une impasse. La cour et l’impasse ayant été franchies, la jeune fille frappa à la porte d’un appentis appuyé à une baraque. De l’intérieur de cet appentis une voix de femme demande la minute après :

— Est-ce toi, Constance ?

— Oui, mère, ouvrez !

Le mendiant noir tressaillit.

— Constance… se dit-il, elle s’appelle Constance !

La porte venait de s’ouvrir, et une vieille femme s’effaçait pour livrer passage.

— Venez, Monsieur, murmura la jeune fille.

Elle précéda son compagnon dans une cuisine où régnait l’ordre et la propreté.

La vieille femme venait de refermer la porte doucement.

La jeune fille la regarda en souriant et dit :

— Mère, c’est Monsieur Philippe dont je vous ai parlé !

La vieille femme sourit et inclina la tête.

Le jeune homme fit une révérence et dit :

— Madame, je vous félicite d’avoir une enfant aussi courageuse que Mademoiselle. Avec ce que je lui dois déjà, je doute fort que ma dette, considérablement grossie tout à l’heure, ne puisse être jamais convenablement acquittée. Mais une chose certaine, Mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune fille, ma reconnaissance ne s’éteindra qu’avec moi.

— Oh ! ne vous inquiétez pas outre mesure de votre dette, Monsieur Philippe, je vous garantis que je ne serai pas une créancière tyrannique. Mais venez, nous n’avons pas l’habitude de recevoir nos rares visiteurs dans cette cuisine.

Elle conduisit le jeune homme dans une belle et grande salle. On ne se fut pas cru chez des mendiants à voir cette salle bien décorée et joliment meublée. On y découvrait un petit air bourgeois allié à la plus grande simplicité. Des tapisseries de peu de valeur et représentant des figures de saints cachaient les murs de planches brutes. Une larges cheminée occupait à elle seule plus de la moitié d’un mur. Sur la large tablette qui la surmontait étaient disposés des bibelots également de peu de valeur, et quelques vases remplis de fleurs. Au-dessus de la tablette on apercevait un grand Christ d’ivoire. Quant à l’ameublement, il comprenait seulement une grande table de chêne au centre de la pièce, un buffet, des fauteuils et un canapé. Un tapis de laine couvrait le plancher.

Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur cet intérieur, le jeune homme regarda sa compagne et dit d’une voix douce et profonde à la fois :

— Mademoiselle, vous me permettrez bien de vous offrir à présent toute l’expression de ma reconnaissance.

— N’exagérez pas, Monsieur Philippe, ce devoir de reconnaissance. J’ai si peu de mérite… Je n’ai fait qu’ouvrir une porte. J’ai entendu un bruit de bataille, sans savoir que vous étiez là. J’ai suivi le chemin que je viens de vous faire parcourir. J’ai vu dix gardes par l’interstice d’un volet, mais je ne vous voyais pas. Seulement j’ai reconnu votre voix. Votre bâton venait de se briser. Vous savez le reste.

— Mais je sais aussi que c’est la deuxième fois que vous me sauvez la vie !

— Vous l’auriez sauvée vous-même, Monsieur, si je n’avais pas été là.

— Et la première fois, alors que vingt épées allaient me transpercer, si vous ne m’aviez pas tendu l’épée d’un garde que je venais d’abattre, avouez que c’en était fait de ma pauvre vie !

— Un autre aurait fait ce que j’ai fait, si je n’avais pas été là.

— Mais vous étiez là, sourit le jeune homme, et voilà pourquoi je remercie le ciel de vous avoir mise sur ma route ; j’aime ma dette vis-à-vis de vous. Mais n’en parlons plus jusqu’au jour où je pourrai m’acquitter. À présent je désire vous demander, et je vous prie d’excuser ma curiosité, par qui vous avez appris mon nom, car on ne me connaît que sous le nom du Mendiant Noir. Je n’ai dévoilé mon nom qu’à une seule personne…

— C’est cette personne, Monsieur, interrompit la jeune fille en souriant, qui m’a confié votre nom. Tous les jours, mon père nous parle de Monsieur Philippe, le mendiant noir.

— Votre père ? s’écria le jeune homme avec surprise.

— Il est le chef de la Corporation des mendiants.

— Hein ! le père Turin ? mon ami… mon…

— Je suis sa fille, Constance.

— La fille du père Turin !… Oh ! mais je le gronderai ce vieux cachottier de ne me l’avoir pas dit…

— Qu’il avait une fille ?

— Aussi jolie et aussi brave ? Certainement que je lui ferai la plus sévère remontrance. Et dire que je vous connais, ou plutôt que je vous vois depuis six mois, sans que je susse que vous étiez sa fille !

— Vous ne vous étonnez donc plus que je sache votre nom ?

— Mais votre père, où est-il donc, que je ne le vois pas ?

— Ne savez-vous pas que c’est aujourd’hui Fête de la Besace ?

— Tiens, je l’avais oubliée.

À cet instant, une porte donnant sur une ruelle s’ouvrit et un grand vieillard à cheveux blancs, au visage hâve, mais aux traits fins et au regard intelligent, entra. Il s’arrêta sur le seuil, surpris, et regarda tour à tour la jeune fille et le jeune homme. Puis il sourit, jeta par terre un grand chapeau de feutre, enleva de son dos une besace qu’il déposa sur un siège, et courut vers le jeune homme, la main tendue.

— Ah ! mon cher Monsieur, s’écria-t-il avec joie, est-ce le bon Dieu qui vous a conduit sous mon humble toit ?

— Père Turin, avant de vous faire sentir ma colère, je dois vous avouer que c’est un ange du bon Dieu qui m’a conduit ici.

Et le regard admiratif du jeune-homme se posait doucement sur la jeune fille, rougissante.

— Ah ! ah ! fit le vieillard en accentuant son sourire et en regardant sa fille avec un amour inexprimable.

— Mon père, expliqua la jeune fille, des gardes attaquaient Monsieur Philippe. Son bâton s’est brisé, alors je lui ai ouvert la porte d’une baraque inhabitée.

— Bon ! se mit à rire le vieux mendiant. On vient justement de me parler de l’exploit du mendiant noir. Ah ! ça, mon ami, ajouta le vieillard avec un regard sévère, savez-vous que vous vous exposez trop ? Vous finirez par vous faire tuer !

— Bah ! fit le jeune homme avec insouciance, il n’y a aucun danger réel avec ces jeunes messieurs les gardes qui ne savent pas manier leurs jouets. Et puis, tant qu’il se trouvera chaque fois un ange gardien près de moi, ma vie est en sûreté.

Le jeune homme décocha encore un regard ardent vers la jeune fille. Puis il reprit aussitôt :

— Mais laissons cela pour le moment, père Turin, je veux vous faire de suite de dures remontrances, bien qu’à la vérité il m’en coûte un peu !

— Des remontrances à moi, Monsieur Philippe ? fit le vieux avec surprise. Pourquoi ? Ai-je donc encouru votre mésestime ?

— Oui… pour m’avoir caché si longtemps que votre toit abritait un ange du Seigneur !

— Attendez, Monsieur Philippe, vous me réprimanderez tout à l’heure, se mit à rire le vieillard. Constance, ajouta-t-il, approche un siège à Monsieur Philippe près de la table.

La jeune fille obéit.

— Venez, monsieur, dit-elle.

Tandis que le jeune homme allait prendre le fauteuil que Constance venait de pousser près de la table, le père Turin se dirigeait vers le buffet. Sur un plateau il disposa quatre coupes de cristal et une carafe d’un beau vin rouge, et revint poser le plateau sur la table. Puis il s’assit et dit :

— C’est aujourd’hui, Monsieur Philippe, Fête de la Besace, et il importe de se réjouir l’esprit et le cœur. Constance, ajouta-t-il, va chercher ta mère.

La jeune fille quitta la salle pour entrer dans la cuisine.

Profitons de ce moment pour faire un court portrait de nos personnages, et, en premier lieu, de celui qu’on appelait le Mendiant Noir et qui va jouer le principal rôle dans ce récit.

Nous avons déjà dit que c’était un jeune homme d’une trentaine d’années au plus.

À voir la finesse de ses traits, la distinction dans son langage et ses manières, et ses mains fines et blanches, on s’étonnait que ce jeune homme portât la besace. On le connaissait depuis six mois, alors qu’il était venu habiter une masure écartée de la Cité des Pauvres. Puis on l’avait vu aller par la ville, mais sans tendre la main : c’était un mendiant qui ne mendiait pas. Et chose curieuse, loin de quémander, il laissait tomber lui-même dans sébile des miséreux d’innombrables quantités de pièces d’or. La mystérieuse conduite de cet homme avait fort intrigué la basse et la haute-ville. On avait d’abord pensé que c’était un espion chargé par le Lieutenant de Police de surveiller les mendiants de la basse-ville. Mais on s’était vite aperçu que ce jeune homme, loin d’être un espion du Lieutenant de Police, était au contraire un ennemi de ce dernier et de ses gardes.

On avait vainement cherché à savoir son nom, et c’est pourquoi on l’avait appelé le mendiant noir, parce qu’il était toujours vêtu d’un vêtement de velours noir, usé mais propre, et parce qu’on l’avait jamais vu autrement que la besace au dos et un bâton ferré à la main. Il était d’abord venu seul à Québec, sans qu’on sût naturellement d’où il arrivait. Puis un mois après, on lui avait vu un compagnon qui n’avait pas manqué d’exciter la curiosité. C’était un nain, difforme, bizarre, laid et qui semblait porter avec lui les malédictions et l’épouvante. On n’osait pas rencontrer cet homme et l’on s’écartait précipitamment sur son passage. On ignorait également le nom de ce nain comme on ignorait celui du mendiant noir.

Durant deux mois toutes espèces d’histoires avaient été murmurées et chuchotées sur le compte de ces deux hommes, puis on s’était habitué à leur présence dans la Cité des Pauvres ; et comme ils ne semblaient ne faire que du bien, on avait fini par se dire que le jeune homme devait être un riche philanthrope qui voulait passer sur la terre en faisant du bien à ses semblables. On avait donc fini par éprouver le plus grand respect pour l’inconnu et son nain qu’on supposait son domestique.

Mais si le mendiant noir avait suscité la curiosité dans la basse-ville, en la haute-ville il avait fait naître la suspicion. Le vieux marquis de la Jonquière, sur les suggestions de son neveu, Gaston d’Auterive, alors lieutenant de police, avait ordonné qu’on surveillât cet homme étrange. Mais comme il était fort paisible, on n’osait pas lui chercher noise. Mais un jour il arriva qu’un nautonier de la basse-ville fut accusé du commerce illicite de l’eau-de-vie, et le lieutenant de Police reçut l’ordre d’aller perquisitionner au domicile de l’accusé. Toute la basse-ville avait été mise en émoi à l’arrivée des gardes, qui furent conspués lorsqu’ils tentèrent de pénétrer par la force dans la bicoque du nautonier. À ce moment le mendiant noir passait près de là suivi de son nain. Les deux hommes se jetèrent, armés seulement de bâtons ferrés, contre les gardes et les chassèrent.

De ce jour la population de la basse-ville regarda ces deux hommes comme des héros ; mais les gardes et le Lieutenant de Police jurèrent mort au mendiant noir. Vingt fois, en effet, ils avaient essayé de le surprendre et le faire prisonnier, mais chaque fois le jeune homme leur avait échappé.

Si la ville ignorait le nom de ce mystérieux mendiant, il était un homme qui ne l’ignorait pas : c’était le père Turin, chef de la Corporation. Le jeune homme avait en effet avoué à ce dernier qu’il s’appelait Philippe Vautrin. Les deux hommes s’étaient rencontrés par hasard dans les cabarets et s’étaient liés d’amitié. Philippe avait confessé qu’il avait été atteint par de grands malheurs et qu’il avait fait vœu de porter la besace durant un certain nombre d’années. C’était tout ce que le père Turin avait pu apprendre sur le compte de ce jeune homme. Mais cette histoire de malheurs et de vœu avait laissé le vieux mendiant sceptique : suivant lui, Philippe Vautrin était un personnage quelconque chargé de remplir pour lui-même ou pour d’autres personnes une mission mystérieuse.

Si vraiment le jeune homme avait quelque mission particulière et secrète à remplir, il faut croire que cette mission ne l’empêchait pas de remarquer que telle ou telle jeune fille était jolie ; car il semblait s’intéresser aux jeunes filles qu’il rencontrait sur son chemin. Il avait particulièrement remarqué Constance Turin, que le hasard avait mise sur sa route, et sa beauté l’avait frappé.

Elle était d’une rare beauté, en effet, cette Constance. Dix-huit ans environ, elle représentait la jeunesse dans toute sa splendeur. Ses cheveux d’un châtain clair encadraient le plus harmonieux des visages. Teint clair et rosé, front haut et blanc, des yeux bleus, lumineux et très doux, un nez droit et mince, une bouche exquise aux lèvres rouges et toujours souriantes. Grande, élancée, gracieuse, elle aurait porté avec la plus grande élégance les robes soyeuses qu’étalaient en la haute-ville les demoiselles et les dames de la noblesse et de la haute bourgeoisie. Mais, pauvre fille de mendiants, elle n’était vêtue que d’étoffe commune qui, toutefois ne déparait pas sa beauté. À voir la propreté de sa personne, l’arrangement de ses beaux cheveux châtains on reconnaissait qu’elle prenait un soin particulier d’elle-même. Ses mains fines, longues et blanches étaient plutôt des mains de patriciennes que celles d’une fille de mendiants. Et Philippe Vautrin s’était de suite étonné de trouver autant de grâce, d’élégance et de distinction chez cette jeune fille d’une éducation très soignée, comme il avait été surpris de découvrir dans le père Turin un homme qui n’était sûrement pas à sa place dans ce monde de parias et de déshérités. Il y avait là un mystère que le jeune homme s’était promis de pénétrer. Philippe avait surtout remarqué la candeur de Constance. Elle lui avait semblé appartenir plus au ciel qu’à la terre.

Un dimanche, il l’avait remarquée à Notre-Dame des Victoires où, pieusement agenouillée et recueillie, elle lui était apparue comme une vierge du ciel prosternée en adoration devant le trône de Dieu. Et Philippe s’était souvent demandé qui était cette jeune fille. Par les traits et la taille elle avait quelque ressemblance à une jeune fille de la haute-ville, mais une jeune fille de noblesse. Il avait été longtemps très intrigué. Mais voilà que tout mystère s’éclipsait en découvrant que cette jeune fille exquise était l’enfant du père Turin. Sa joie fut d’autant plus grande qu’il considérait le père Turin comme un ami, et que depuis quelques mois déjà il avait senti naître entre lui et Constance un lien de sympathie. De la sympathie seulement ?… Ah ! si Philippe eût sondé à ce moment-là son cœur, s’il eût scruté ce cœur jusqu’en ses replis les plus profonds, peut-être eût-il découvert autre chose qu’un simple sentiment de sympathie !

Quoi qu’il en fût, Constance revint bientôt dans la salle avec sa mère. C’était une femme vieillie avant l’âge, et Philippe pensa, en la comparant à sa fille, qu’elle avait dû être belle dans sa jeunesse. Aujourd’hui, brisée par quelque secrète douleur peut-être, elle n’était plus qu’une ruine humaine avec sa maigreur excessive et son teint blafard. Elle avait un air timide et sa démarche était hésitante. Ses lèvres blanches et sèches esquissaient un sourire contraint. Ses yeux bleus erraient sans cesse de droite à gauche, craintifs, inquiets ou soupçonneux.

Elle salua Philippe d’une inclinaison de tête sans proférer une parole.

— Ma chère amie, dit le père Turin, je t’ai fait venir pour vider une coupe de vin à la santé de Monsieur Philippe, et pour boire en même temps à la prospérité de la besace.

Dans ces dernières paroles du vieux mendiant, Philippe Vautrin crut saisir une mordante ironie.

Il regarda Constance et sourit.

Déjà le père Turin avait empli les quatre coupes de cristal et ajoutait :

— Allons ! mes amis, buvons à la santé du roi de la France et à celle de la Nouvelle-France !

Il éleva sa coupe et la choqua doucement contre celle de sa femme, tandis que Philippe Vautrin et Constance choquaient les leurs.

— Et à votre santé, père Turin, prononça le jeune homme, et aussi à la santé de Madame et de Mademoiselle !

Les coupes furent vidées. La vieille femme, sans mot dire, retourna à la cuisine. Alors, le père Turin se pencha à l’oreille du jeune homme et murmura :

— Monsieur, avez-vous remarqué ma pauvre femme ? Hélas ! elle n’a plus sa raison.

Le vieillard s’interrompit pour essuyer une larme et poursuivit :

— Ah ! monsieur, le malheur frappe des fois si inopinément et si fort, que les têtes les plus fortes ne peuvent souvent en supporter le choc !

Philippe acquiesça de la tête et leva les yeux vers Constance ; il vit dans les regards de la jeune fille des larmes tout près de tomber. Ah ! s’il ne se fût retenu il se serait élancé vers la pauvre enfant et il aurait bu à ses yeux ces larmes qui allaient tomber. Puis tout à coup gêné par l’attitude triste du père et de la fille, il se leva pour prendre congé.

— Ah ! monsieur, s’écria le père Turin, puisque vous connaissez à présent le chemin de mon domicile, je compte que vous reviendrez.

— Certainement, père Turin. Je n’oublierai jamais l’aimable hospitalité que je viens de recevoir, comme je n’aurai garde d’oublier ma dette de reconnaissance envers mademoiselle Constance.

Philippe Vautrin s’inclina pour s’en aller.

Mais le mendiant le retint encore.

— À propos, serez-vous de la Fête de la Besace, demain ?

— Mais… je croyais que c’était aujourd’hui Fête de la Besace, répliqua le jeune homme avec étonnement.

— C’est aujourd’hui, oui, sourit le père Turin, mais elle a raté.

— Tiens !

— Nous avons été tout à l’heure dispersés par le Lieutenant de Police et ses gardes !

— Ah ! ah !

— On m’a attaqué le premier en m’arrachant notre étendard.

— Voilà du nouveau.

— Aussi, avons-nous résolu de recommencer demain… mais demain nous serons préparés et nous résisterons.

— Bien, père Turin, demain j’y serai avec mon domestique, et je vous prêterai main-forte.

— Merci, je comptais sur vous, de même que toute la Corporation compte sur votre bras.

— À quelle heure…

— Nous formerons le cortège comme ce matin à Notre-Dame des Victoires à dix heures précises.

— Je serai là à dix heures précises, promit Philippe Vautrin.

Il s’inclina de nouveau devant Constance et s’en alla.

Il traversa quelques ruelles, pour la plupart désertes, puis il enfila un passage au pied du cap et arriva cinq minutes après devant une misérable cabane isolée des autres.

Le jeune homme entra sans frapper.

L’intérieur était divisé en deux pièces pauvres mais propres.

Dans la première il vit un homme étendu sur un grabat et qui paraissait dormir profondément. Il marcha vers l’homme… Mais était-ce bien un homme que cet être petit, difforme et laid ? Non… c’était un nain ! N’importe ! Philippe le secoua rudement.

— Holà ! Maubèche ! appela-t-il.

L’homme… ou plutôt le nain sursauta, s’assit, frotta ses yeux, regarda le jeune homme et demanda d’une voix enrouée et caverneuse :

— Ah ! bien, par satan ! est-ce vous, maître ?

— Oui, moi, Maubèche, se mit à rire le jeune homme. Je te demande pardon de t’avoir dérangé ; mais j’ai une mission à te confier.

— Allez-y, maître, je me plante sur mes béquilles ! Où faut-il courir ?

— Chez l’armurier, au Sault-au-Matelot.

— Bien.

— Tu y achèteras une rapière.

— Une rapière ? fit avec surprise le nain.

— C’est deux rapières que je voulais dire : une pour moi et une pour toi.

— Hein ! une pour moi ? s’écria avec une comique surprise le nain. Quoi ! vous voulez donc me tuer en duel ?

— Non, sois tranquille. D’abord, nous aurons besoin de nous refaire la main tous les deux ; ensuite il se peut que demain, sinon ce soir, nous avons à étendre quelques gardes de son Excellence Monsieur le Gouverneur. Tu comprends ?

— Comme ça, puisque ce n’est pas pour me tuer que vous commandez ces rapières, je n’aurai pas besoin de m’acheter une cotte de mailles, car je vous connais !

— Tu sais que je t’aime trop, mon pauvre Maubèche pour te tuer. Non… Va donc chez l’armurier !

— Bien, maître, j’y cours !

Le nain enfonça un chapeau sur sa tête, jeta un manteau sur ses épaules et sortit.


III

CHEZ LE LIEUTENANT DE POLICE


Le jeune homme jeta son manteau noir sur un siège et pénétra dans la deuxième pièce. Elle était meublée d’un lit de sangle, d’une armoire à linge ou garde-robe, d’une table et d’un escabeau. Sur la table se trouvaient une écritoire et quelques livres. Bien qu’il fût près de midi et que le soleil étincelât, il faisait sombre dans cette cabane que n’éclairait qu’une petite fenêtre regardant la muraille du promontoire qui se dressait tout proche.

Philippe Vautrin alla chercher dans l’armoire un coffret bleu qu’il vint poser sur la table. Puis il se mit à marcher lentement, l’air pensif. À le voir, le front plissé, les sourcils rapprochés, les lèvres serrées, on aurait de suite compris qu’il cherchait à résoudre quelque problème compliqué. Et ce problème, on l’aurait pu deviner par le soliloque suivant :

Enfin, se disait le jeune homme, aurais-je trouvé la piste que je cherche depuis si longtemps ? Après avoir fouillé vainement la France et les Indes, est-ce ici en Nouvelle-France que j’allais découvrir l’introuvable trace ? Ai-je trouvé cet insaisissable Marinier ? Cet homme qui trompa mon père et en fit à son insu son complice ? Je n’ose le croire et m’en réjouir trop tôt ! Et ce père Turin, ce mendiant serait… Non ! ce n’est pas possible ! Mais pourtant, cette jeune fille châtaine, Constance, qui ressemble tant à cette fillette de huit ans dont me parle mon père dans ses mémoires ? Ah ! il y a tellement dans le monde de ressemblances qui trompent ! Et l’autre, Philomène, cette nièce de Monsieur de Verteuil, demeurée très blonde, elle, et dont les traits ressemblent tant à ceux de Constance qu’on la dirait un peu sa jumelle !… Allons ! il faut que je relise ces notes de mon père afin d’éclairer mon esprit.

Il alla s’asseoir à sa table, ouvrit le coffret et en tira un cahier qu’il se mit à parcourir page à page.

— Voici, dit-il après un moment de recherche et en s’arrêtant à une page d’un manuscrit jauni par le temps, ce que dit mon père.

« Comme tu l’as vu par ce qui précède, je fus sans le savoir le complice de cet infâme Jacques Marinier. Ce fut un an après que Nolet eut été dépossédé de ses biens et que Marinier m’eut vendu sa part de rapine que je fus mis au courant de l’escroquerie. Je voulus rendre à Nolet son bien, mais lui-même avait disparu avec ses deux fillettes, Constance et Philomène, et avec sa femme tombée malade à la suite de cette ruine. Je lançai de suite Maubèche, que la douleur venait de frapper durement par la perte de sa fillette noyée et disparue dans le torrent d’un ravin profond, sur les traces de Marinier et de Nolet, et il lui fut impossible de le retracer. Quant à Marinier, il apprit qu’il avait gagné les Indes où il avait séjourné quelques années. C’est alors que je tombai malade. Je rappelai Maubèche. Tu étais à ce moment à tes études en France. Je te fis venir immédiatement, et dans la crainte de mourir avant ton arrivée, je me hâtai, quoique bien souffrant, de mettre à point ce manuscrit. Je te lègue donc le soin de réparer le mal fait. Tu trouveras probablement Marinier aux Indes, et Nolet en France où il a dû se réfugier. Ils ont pu changer de nom, et ta tâche sera rendue plus difficile. Quant à Nolet, il pourra t’être plus facile de le retrouver par ses deux fillettes jumelles, Constance et Philomène, dont je t’ai fait le portrait. Si jamais tu te trouves sur leur route, tu ne pourras pas être induit en erreur… »

Le jeune homme abandonna la lecture du manuscrit, se leva et reprit sa marche.

— Pas être induit en erreur… murmura-t-il avec un haussement d’épaules. Ah ! mon père ne savait pas qu’il me faudrait dix ans presque pour retrouver Marinier et Nolet, si je les avais retrouvés ! Car en dix ans on change ! Est-ce que je suis au physique ce que j’étais il y a dix ans, alors que je quittais mes études en France pour accourir au lit de mort de mon père, alors que je n’avais que vingt ans ? Non. Qui me reconnaîtrait de mes anciens camarades d’étude ? Pas un, je suis sûr. Et elles, ces fillettes, n’arrivent-elles pas aujourd’hui à vingt ans ? Elles étaient blondes… Je tiens bien une Philomène blonde, mais la Constance que j’ai retrouvée est châtaine. Certes, je m’imagine bien que la couleur de ses cheveux a pu changer ; mais ce que je ne saurais m’expliquer, c’est qu’elle n’ait pas de sœur jumelle. Et en supposant que ma Philomène et ma Constance seraient sœurs jumelles, comment se peut-il faire qu’elles soient, l’une fille de mendiant et l’autre nièce d’un riche commerçant ? Allons ! j’ai peur d’avoir fait une fausse route. Depuis six mois je tâche de pénétrer le mystère, mais je n’y arrive pas. Oh ! quant à Marinier, bien qu’il ne ressembla pas au portrait qu’en fait mon père, je suis presque convaincu que c’est lui ; et pas plus tard que ce soir je compte savoir toute la vérité. Quant à Nolet… ah ! quant à celui-là je m’y perds de plus en plus ! Il m’a été impossible de sonder le passé du père Turin qui, à l’entendre parler, ne connut jamais d’autre métier que la besace. Ah ! comme le sort est injuste parfois : voici un honnête homme qui par un travail opiniâtre s’était conquis une certaine aisance. Un coquin survient qui le dépouille de cette aisance. Les années passent… Le coquin réussit à ce point qu’il est devenu un très riche négociant, très honoré, influent, ami intime de Monsieur le Gouverneur, et ayant une nièce très belle que courtise Monsieur le Lieutenant de Police ! Et l’autre, l’honnête travailleur est tombé, ou plutôt est resté dans la mendicité où il a été jeté ! Mais encore une fois, est-il bien possible que ce soit les deux hommes que je cherche ? Dans le flot de doutes qui m’entoure et m’assiège, il me semble que j’entends une voix me dire que je touche enfin au but !

Il se tut et continua à marcher, s’abîmant de plus en plus dans ses pensées. Il fut tiré de sa rêverie par un léger heurt dans la porte. Il s’arrêta, un éclair de froide énergie illumina sa prunelle noire et il murmura :

— Oui, ce soir… pas plus tard que ce soir il faudra que je sache !

Il alla ouvrir la porte. Le nain que nous avons entrevu entra.

— Pourquoi n’entrais-tu pas, Maubèche, puisque c’était toi ?

— Parce que, Maître, répondit humblement le nain, je craignais de vous déranger en entrant brusquement. Tenez ! ajouta-t-il, voici les deux rapières ; je pense que vous les trouverez solides.

Le jeune homme examina les deux lames avec attention, les fit ployer et dit :

— C’est parfait, Maubèche. Tiens, prends celle-ci et cache-la bien soigneusement sous ton matelas. Moi, je garde l’autre.

Sans mot dire le nain marcha vers son grabat en boitant et en sautillant.

De son côté Philippe Vautrin alla déposer dans son armoire la rapière qu’il avait choisie. Puis il y replaça le coffret et revint dans la première pièce.

— Maubèche, reprit-il, tu n’oublies pas les instructions précises que je t’ai données pour ce soir.

— Au bal de Monsieur le Gouverneur ? Je ne les oublierai pas, soyez tranquille, Maître.

— Tu t’armeras de cette rapière que je t’ai donnée.

— Bien, Maître.

— Tu as deux pistolets, n’est-ce pas ?

— Oui, sous mon matelas avec la rapière.

— Tu les prendras aussi.

— Je ferai comme vous dites.

— Maintenant, il est une chose que tu ne sais pas et que je n’avais pas prévue : demain on reprendra la Fête de la Besace.

— Au fait, je viens d’apprendre qu’elle a été aujourd’hui interrompue par les gardes et le Lieutenant de Police.

— Oui, et demain on essaiera encore probablement de l’interrompre. Seulement, demain nous en serons.

— Besace au dos ?

— Et rapière au côté, mon ami, sourit le jeune homme. La fête va commencer à dix heures et le cortège, comme aujourd’hui, se formera à Notre-Dame des Victoires. Nous nous envelopperons de nos manteaux pour mieux dissimuler nos rapières, et si les gardes de Monsieur le Gouverneur…

— Nous dégainerons ?

— Et tâcherons de leur donner une saignée qui apaisera leur zèle et leur ardeur.

— Très bien, Maître, nous leur donnerons la saignée.

Philippe Vautrin sourit, puis demanda :

— Quelle heure est-il, Maubèche ?

Le nain ouvrit la porte, jeta un rapide coup d’œil vers le soleil et répondit :

— Il est près de midi, monsieur !

— Eh bien ! allons manger chez la mère Lebœuf, je sens que j’ai faim !

Les deux hommes quittèrent la baraque et se dirigèrent vers une pauvre hôtellerie tenue par la veuve d’un ancien mendiant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À peu près à la même heure, c’est-à-dire au moment où les douze heures de matinée sonnaient aux horloges de la ville, il est deux personnages qui s’entretenaient en grand mystère au Château Saint-Louis et dans une pièce retirée du premier étage.

Cette pièce, arrangée en cabinet de travail, est richement décorée et meublée. Devant un pupitre encombré de manuscrits et de parchemins est assis un jeune homme. Marchant le long en large par la pièce est un autre personnage, mais un homme âgé, celui-là, un homme qui paraît avoir dépassé la cinquantaine de plusieurs années.

Le jeune homme est de belle taille, très distingué et richement vêtu d’un habit de soie bleue avec fin jabot de dentelle, d’une culotte de velours mauve et de bas blancs. Ses pieds sont chaussés de souliers en cuir verni et à hauts talons. Il porte une superbe perruque blonde, bouclée, soigneusement parfumée et poudrée. Joli garçon, mais aux manières efféminées, il affecte dans tous ses gestes une souveraine hauteur. Ses yeux bruns sont sillonnés d’éclairs, ses lèvres bien passées au rouge se pincent de dépit, et comme si quelque sourde colère eût grondé en lui, il froisse d’une main blanche et nerveuse des parchemins.

L’autre personnage est aussi richement vêtu, mais d’un goût plus sévère. Il est grand, élancé, vigoureux encore pour son âge. Son visage est hâlé et l’on est porté à croire que cet homme a vécu sous les soleils des tropiques. À sa voix brusque, à ses gestes souvent violents, à sa parole rude on comprend que cet homme est armé d’une âpre volonté et qu’il aime à intimider et à dominer. Ses yeux noirs sont perçants, peu mobiles, audacieux et sournois. Sa bouche est mince et souvent ses lèvres s’écartent pour exprimer un sourire d’une ironie qui pique et blesse. Tout déplaît dans cet homme, tout repousse : sa voix, ses gestes, ses yeux, son sourire, mais il semble n’en avoir cure.

Le premier de ces personnages, c’est-à-dire le jeune homme, c’est le lieutenant de Police, Gaston d’Auberive, neveu du Marquis de la Jonquière.

Le second, est le grand et honorable commerçant, le sieur Guillaume de Verteuil.

Voici ce que disait ce dernier :

— Mon cher ami, nous en sommes rendus à ce point, en notre cité de Québec, qu’il ne nous est plus possible de sortir sans nous voir heurtés par ces mendiants. Ils sont devenus d’une audace injurieuse à l’autorité. Ils n’implorent plus l’aumône, ils la réclament d’un ton de menace et avec un regard coupant. Les voilà quasi maîtres de la ville, maîtres de nous, maîtres de nos goussets. Votre oncle, à qui j’en parlais hier, est bien décidé de sévir, rigoureusement même. Mais vous connaissez votre oncle, il se laisse facilement attendrir, convaincre, tromper. N’a-t-il pas reçu hier avec bienveillance cette délégation de mendiants venue pour lui demander la permission de célébrer leur fête annuelle ? Ne s’est-il pas laissé apitoyer ? N’a-t-il pas donné l’autorisation qu’on lui réclamait ?

— Pardon, monsieur de Verteuil, sourit le lieutenant de police, mon oncle n’a donné cette autorisation que sujette à mon approbation.

— N’importe ! il est faible, il se laisse facilement enjôler…

— Il vieillit, pauvre oncle, et je crois qu’il s’en va très vite. Pourvu qu’il ne parte pas avant d’avoir vu Mademoiselle de Verteuil devenir Vicomtesse d’Auberive !

Et le lieutenant de police en prononçant ces paroles amplifiait son sourire.

M. de Verteuil s’arrêta, sourit avec une légère ironie, et répliqua :

— Oh ! monsieur de la Jonquière vivra encore. Et puis ce mariage, je vous l’ai promis, se fera bientôt.

— Mademoiselle Philomène y est-elle enfin décidée ?

— Je la déciderai, répliqua durement le commerçant. Elle est capricieuse… c’est une enfant !

— Ne manquez pas de l’assurer que je l’aime plus que tout au monde, murmura le lieutenant de police. Et faut-il vous l’avouer ?… je sens que je serai très malheureux si elle ne consent pas à devenir ma femme.

— Soyez tranquille, elle consentira. Toute la difficulté présente vient de ce qu’elle s’est laisser tourner la tête par ce Monsieur de Saint-Alvère,

— Voilà un individu que je voudrais bien prendre au collet ! grommela le jeune homme.

— Je vous l’abandonne volontiers, se mit à ricaner Verteuil ; il ne me déplairait pas de le voir à tous les diables. Mais je reviens à ce que nous projetions tout à l’heure : il importe, mon cher ami, de balayer la capitale de tout ce tas de mendiants qui sont une véritable plaie.

— Je ferai tout ce qu’il m’est possible de faire. Et puis, Monsieur, n’oubliez pas que dès demain la plupart de ces gueux vont prendre le chemin de la campagne, nous en serons donc débarrassés.

— Oui, pour quatre ou cinq mois seulement. À l’automne ils reviendront. Mais, je tiens à vous le dire, je n’en veux pas tant à ces misérables qu’à leur chef qui, dirait-on, projette de s’en faire une armée.

— Vous voulez parler du père Turin ?

— Cet homme est plus dangereux que vous ne pensez. Avant longtemps, à voir grandir son prestige, il sera une tête avec laquelle il vous faudra compter. Rappelez-vous que tout corps organisé qui possède une tête devient un danger ! Or, je pense savoir que le père Turin disparu, le reste de ces forbans s’évanouira.

— Il est un autre homme, monsieur, qui pourrait avantageusement remplacer le père Turin à la tête de la Corporation des Mendiants.

— Vous voulez parler de celui qu’on appelle le Mendiant Noir ? demanda Verteuil en tressaillant.

— Lui-même.

— Vous avez raison, mon ami, voilà encore un personnage qu’il ne faut pas perdre de vue.

— Aujourd’hui encore il a donné du fil à retordre à dix de mes gardes.

— Ah ! mon cher ami, ricana sourdement Verteuil, puisque c’est aujourd’hui Fête de la Besace, pourquoi ne faites-vous pas un deuil de cette fête ?

— Je pourrais le faire, car j’en ai souvent fort l’envie.

— Eh bien ! non, reprit le commerçant en s’asseyant sur un fauteuil près du lieutenant de police, à quoi servirait de verser le sang de tous ces pauvres diables. Je vous l’ai dit, si la tête de cette corporation disparaissait, le reste ne compterait plus grand’chose. Tenez ! voulez-vous mon idée ?

— Parlez, monsieur.

Verteuil baissa la voix et reprit :

— Voici : emparez-vous du père Turin, faites-le prisonnier, puis saisissez sa fille et sa femme, faites-les enfermer à l’insu de toute la population dans les caves du château, et après-demain, embarquez-les sur le navire qui part pour la France. Je me charge de tous les frais de cette affaire. Il y aurait mieux que la France d’où le père Turin pourrait revenir… nous les expédierons aux Indes.

Le lieutenant de police regarda froidement Verteuil et répondit :

— J’accepte votre idée, monsieur, et de main le père Turin, sa femme et sa fille seront en mon pouvoir, ou plutôt en notre pouvoir.

— Merci, mon ami, je savais que vous étiez un garçon d’énergie et intelligent. Mais, comme vous l’avez dit vous-même, il restera l’autre…

— Le Mendiant Noir ?

— Oui.

— Oh ! celui-là, rugit le jeune homme, je sais quoi en faire. Pas de merci pour lui, sa mort est résolue par mes gardes. Tant pis pour lui, il nous a assez bafoués.

— Voilà comment j’aime à vous entendre parler. Il est des ennemis avec qui il faut éviter les demi-mesures, car si on les manque une fois, eux ne nous manquent pas. Frappez donc sans pitié ! Écrasez la tête du serpent, et le reste du corps mourra ! Une fois sans chef, sans tête pour les diriger, tous les porteurs de besace s’évanouiront.

— Et nous aurons vaincu la Cour des Miracles ! partit de rire le lieutenant de Police.

Les deux hommes furent interrompus par l’entrée d’un domestique qui s’approcha pour parler bas à l’oreille de Gaston d’Auberive.

Celui-ci fit un signe de tête affirmatif et congédia le valet. Puis il se leva et dit à son visiteur :

— Mon cher Monsieur de Verteuil, je vais vous prier de m’excuser, mon oncle me fait mander pour affaire d’urgence. Avez-vous encore quelque communication à me faire ?

— Aucune. Mais je compte que vous mènerez l’affaire à bon port.

— Je la mènerai rondement, soyez tranquille.

— Alors, à ce soir.

Les deux hommes quittèrent le cabinet et se séparèrent sur le palier du premier étage. Le lieutenant de Police s’engagea dans un corridor à gauche, tandis que Verteuil descendait le grand escalier, qui aboutissait dans le parloir du rez-de-chaussée, et quittait le château. Le commerçant s’en allait avec une satisfaction infernale peinte sur tous ses traits hâlés. Il marchait tête haute, le regard froid comme une lame d’acier, hautain, dominateur et faisait balancer avec ostentation sa longue canne à pomme d’or. Il traversa la Place du Château encombrée par de nombreux groupes de citadins, qui discutaient avec animation l’incident qui s’était passé à la Porte du Palais entre la Corporation des Mendiants et les gardes.

Comme le riche commerçant était bien connu, on lui livrait passage avec déférence. Mais au moment où il allait quitter la place, un homme s’approcha, un mendiant misérablement vêtu, voûté, tremblant, vacillant, s’appuyant sur un bâton et tendant un large chapeau de feutre crasseux.

— Pour l’amour du bon Dieu, mon bon Monsieur ! dit en même temps une voix brisée par l’âge.

Verteuil vit le mendiant lui barrer effrontément la route.

— Place ! gronda-t-il.

Le mendiant, se mit à ricaner sourdement.

— On voit bien, Monsieur, que vous n’êtes pas un ami du bon Dieu, dit-il, avec accent sarcastique.

Le commerçant scruta le visage livide et ridé du mendiant, et il crut le reconnaître.

— Ah ! ah ! ricana-t-il à son tour, c’est vous qui êtes celui qu’on nomme le père Turin ?

— Hélas ! vous l’avez deviné, Monsieur. Comme vous voyez, il est bien misérable et il vous tend la main pour une petite aumône. Voyez… mes vêtements ne sont plus que des guenilles ! Voyez… mes souliers percés regardent avec envie les vôtres ! Voyez… mon bâton pâlit devant votre belle canne à pomme d’or ! Oh ! monsieur, si jamais vous avez acquis quelque bien par des moyens peu honnêtes, donnez maintenant aux pauvres du Ciel !

— Arrière ! s’écria le commerçant avec un regard foudroyant. Voulez-vous m’insulter ?

— Si je dis, monsieur, que tout probablement vous avez dépouillé votre prochain de ses biens, ce n’est point avec le dessein de vous injurier, mais pour vous conseiller la réparation et le repentir.

Verteuil avait pâli en entendant ces paroles prononcées sur un ton grave, et sur un ton qui semblait une accusation. Il fit un pas de recul, ses regards sombres furent illuminés d’éclairs, puis, par un geste rapide, il leva sa canne pour la rabattre sur l’échine du pauvre diable.

La canne n’atteignit pas son but : le mendiant venait de la saisir de sa main gauche. Les deux hommes demeurèrent un moment immobiles, les yeux dans les yeux, se jetant l’un à l’autre un regard de défi. Puis, brusquement, le mendiant arracha la canne de la main crispée du commerçant et la jeta loin de lui.

Cette scène avait attiré les regards de plusieurs citadins qui s’approchaient rapidement. D’un peu plus loin Verteuil vit accourir trois ou quatre gardes.

— Alerte ! cria-t-il d’une voix forte.

Un vif émoi se produisit sur toute la Place du Château, et l’instant d’après une foule de curieux et quelques gardes entouraient le commerçant. Mais lorsque celui-ci voulut désigner aux gardes le mendiant, ce dernier avait disparu.

Tremblant de rage, le commerçant dit aux gardes qui venaient d’arriver :

— Il est trop tard… c’était un mendiant qui me quémandait en me menaçant de son bâton.

Une forte déception courut dans la foule qui était friande de bagarres et d’émeutes, elle venait de perdre une bonne occasion de s’amuser. Elle se dispersa aussitôt.

Cependant Verteuil avait poursuivi son chemin, troublé et presque épouvanté.

— Que me veut ce père Turin ? se demandait-il avec inquiétude. Oh ! je donnerais la moitié de ma fortune pour le savoir ! Mais qu’importe ! Voici un gueux pour qui j’aurais eu un peu de pitié. Je ne souhaitais pas sa mort. Mais à présent je veux qu’il meure… et il mourra, ou bien j’y perdrai mon nom !


IV

DURANT LE BAL


À neuf heures, ce soir-là, grandes ouvertes et gardées par deux haies de gardes, les portes du Château Saint-Louis laissaient passer une profusion de lumières. Dans le grand vestibule se pressait et s’agitait une foule de gentilshommes, d’officiers militaires, de hauts fonctionnaires et de notables de la cité, tous en grands costumes d’apparat. Les femmes, jeunes, belles, rieuses et excessivement parées et attifées, étalaient sur les velours, les soies, les brocarts d’or et d’argent, les pierres les plus précieuses dont les feux rivalisaient avec ceux des lustres et des torchères. Les conversations étaient animées et les rires heureux. Des couples gracieux traversaient bras dessus bras dessous le vestibule et pénétraient dans les deux grands salons vivement éclairés. Au fond du vestibule, dans le grand parloir non moins éclatant de lumières que les salons on dansait des menuets aux sons d’une musique harmonieuse. À droite du vestibule, la vaste salle d’armes avait été transformée en salle de banquet, et là une nuée de serviteurs grouillaient autour d’une table immense, surchargée de vaisselle d’or et d’argent et de cristaux. Cette salle était tout enguirlandée et décorée aux couleurs du roi de France. Des gerbes de fleurs étaient éparpillées de toutes parts exhalant les parfums les plus doux. Des valets, en costumes écarlates, disposaient sur la table des gâteaux de toutes sortes, des friandises et les vins les plus divers et les plus recherchés. Tout dénotait le faste du grand seigneur, les princes de la maison de France n’étalaient pas plus de munificence.

Mais on s’étonnait grandement, car le Marquis de la Jonquière, malgré qu’il se fût acquis une belle renommée de marin, passait pour fort mesquin. Il avait rarement donné des fêtes, et celles qu’il avait procurées à ses amis et courtisans avaient manqué de luxe et d’éclat. Et pourtant l’argent ne manquait pas au vieux marquis, on le disait riche à millions. Mais on savait aussi qu’il n’avait pas acquis son immense fortune à faire de tous côtés étalages de prodigalités. Au contraire, durant toute sa vie il avait économisé les sous sur les sous et il n’avait jamais laissé ces économies somnoler. Il avait fait travailler son argent sans cesse en le plaçant dans des entreprises financières et commerciales qui lui avaient rapporté des mille et des mille. On se chuchotait volontiers que le marquis n’avait jamais été fort scrupuleux sur les moyens à prendre pour faire fructifier son bien ; souvent il avait prêté à un taux d’intérêt usuraire et ruineux pour le débiteur. Souvent aussi il était arrivé que le débiteur, écrasé par l’intérêt de sa dette, avait préféré céder à son créancier son bien que de demeurer sous le poids de ce fardeau. Quoi qu’il en fût, Monsieur de la Jonquière passait pour un très honnête homme, un administrateur averti et habile, un marin excellent, un serviteur dévoué de la monarchie et un politique remarquable. L’unique défaut qu’on lui reprochât, c’était son avarice. Chose certaine, les pauvres et les indigents ne le louangeaient pas. Mais d’un autre côté retentissaient les hommages de ceux qui étaient en quête de prébendes, comme de ceux qui avaient réussi à décrocher une place rémunératrice, ou obtenu une faveur quelconque.

Le marquis était vieux, usé, souffreteux, et l’on se disait à l’oreille qu’il n’en mènerait plus large dans ce monde. Sa captivité de plusieurs mois en Angleterre avait sensiblement malmené sa constitution. À ce sujet, on sait qu’en 1747 le roi de France avait envoyé une flotte, commandée par le Marquis de la Jonquière, pour reprendre Louisbourg aux Anglais. La flotte ayant été attaquée près des côtes d’Espagne par une forte escadre anglaise, le Marquis de la Jonquière fut obligé d’amener pavillon, puis capturé et emmené en Angleterre. Ce ne fut que l’année suivante, par le traité d’Aix-la-Chapelle intervenu entre la France et l’Angleterre, que le marquis put recouvrer sa liberté. Il avait été nommé au printemps de 1747 pour succéder à M. de Beauharnois au gouvernement de la Nouvelle-France. Mais ayant été fait prisonnier, M. de la Galissonnière le remplaça par intérim ; et aussitôt après sa libération il vint au pays prendre sa charge de gouverneur.

Vu que la paix venait d’être signée entre les deux puissances prépondérantes de l’Europe, l’Angleterre et la France, le marquis avait reçu du roi Louis XV instructions de travailler activement au développement agricole et commercial du Canada. Le roi lui avait en outre signifié de relever les forts en ruines sur les frontières, de fortifier d’autres points et postes importants, bref de mettre la colonie sur un pied de progrès et de sécurité, afin qu’elle fût prête à toutes éventualités. Mais, M. de la Jonquière, semble-t-il, n’eût pas trop le temps de s’occuper des intérêts de la colonie, il s’occupa surtout de ses affaires personnelles. Il voulut augmenter une fortune déjà considérable, et il y réussit, mais non sans soulever des murmures et se créer des inimitiés. Il eut en outre le tort de s’intéresser trop au progrès matériel de ses parents en leur accordant des droits de faveur. Il lui arriva de destituer, sans cause ni raison, des fonctionnaires honnêtes et vieillis sous le harnais, pour leur substituer des parents ou des amis. Habile en finances, il s’entendait très bien avec le sieur François Bigot, intendant royal, qui venait d’arriver au pays. Il faut bien dire que ces deux hommes avaient réussi, durant trois ans, à donner au commerce de la colonie une poussée qui n’avait pas manqué de susciter la jalousie de leurs voisins, les habitants de la Nouvelle-Angleterre. Mais il faut ajouter que ce commerce avait beaucoup plus profité à ces deux financiers et à leurs amis qu’à la population en général. Quantités de plaintes étaient donc parvenues aux oreilles du roi qui, par l’intermédiaire de son ministre Maurepas, fit vertement réprimander le Marquis de la Jonquière. Froissé, celui-ci demanda son rappel ; mais la maladie allait tout à coup le terrasser.

Tout cet hiver de 1752 le marquis avait gardé ses appartements. Tout l’hiver le Château Saint-Louis était demeuré désert et morne, pas la moindre fête n’y avait été donnée. Les affaires de la colonie n’étaient plus administrées que par le secrétaire du gouverneur, M. de Saint-Sauveur, l’intendant Bigot et le lieutenant de Police. Autour de sa couche le marquis n’admettait, et rarement encore, que quelques parents et amis intimes. Mais avec les premiers souffles printaniers de la fin de mars et les tièdes rayons de soleil du commencement avril, M. de la Jonquière parut revenir promptement à la vie ; car dès le milieu du mois d’avril il pouvait quitter sa chambre et aller se promener dans la cour du château et dans le petit jardin qui s’étendait entre le château et le Fort Saint-Louis. Quand le soleil était chaud et la brise douce, on montait le marquis dans un carrosse ouvert et durant une heure on le promenait par les rues de la cité. Et ses forces semblaient revenir si vite qu’on pensa qu’il allait vivre encore de longues années.

Si on lui faisait un tel souhait, il répondait avec un sourire amer :

— C’est entendu, je vivrai encore beaucoup d’années… mais non ici où je finirais par me plaire, mais en France, dans le Midi, près de la Méditerranée.

Il avait en effet demandé son rappel l’automne d’avant, bien qu’il aimât à vivre sous le climat de la Nouvelle-France. Mais il ne pouvait supporter les réprimandes de son roi ; et tant qu’à ne pouvoir exercer la charge de gouverneur, il préférait rentrer en France.

Pour célébrer son retour à la santé et à la vie, il avait décidé, sur les instances du lieutenant de Police et de quelques favoris, de donner une fête brillante en son château, et le jour de la fête avait été fixée à ce mardi, 16 mai 1752, jour qui avait été aussi fixé, par coïncidence, pour la Fête de la Besace.

Lorsqu’on avait appris cette coïncidence, le Lieutenant de Police s’était écrié en riant :

— Il faudra savoir quelle fête aura été le mieux réussie : ou celle de la noblesse ou celle de la gueuserie !

En effet, cette fête de la noblesse, mais à laquelle ne manquait pas la bourgeoisie, n’aurait pu être surpassée. Mais lorsque le vieux marquis parut au milieu de ces hommes chamarrés, de ces jeunes femmes aux teints éclatants et aux parures étincelantes et d’une jeunesse ivre et folle de joie, il sembla qu’une ombre se fit, et ce fut comme un nuage sombre passant sous le soleil. Il était apparu, le pauvre vieux, soutenu par son valet de chambre, s’appuyant sur une canne et tremblant et chancelant. Il n’était qu’une bien triste image avec sa maigreur cadavérique, son teint verdâtre, sa peau parcheminée, ses yeux enfoncés et brillants de fièvre, voûté, cassé et secoué par une toux sèche. Et puis, il était si mal vêtu d’un habit de velours brun usé, d’une culotte de satin jaune défraîchie, d’un jabot sali par le tabac à priser et d’une veste rouge tachée de graisse. Ses bas bleus étaient fort mal tirés, et ses pieds étaient chaussés de souliers qui manquaient de vernis. Il avait rudoyé son valet de chambre qui avait voulu acheter pour cinq sous de vernis.

— Comment, maraud ! s’était écrié le vieux marquis ; penses-tu que j’aie de l’argent à gaspiller pour acheter du vernis à souliers ?

Les favoris n’avaient garde de critiquer les fantaisies du marquis, et chacun s’empressait à lui venir faire ses souhaits de longue vie. Les dames et les jeunes filles s’inclinaient en de gracieuses révérences devant le représentant du roi de France. Lui, souriait avec une sorte d’ivresse et ne manquait jamais d’un mot fort galant aux belles jeunes filles. Disons que M. de la Jonquière avait toujours cultivé une vive admiration pour les belles femmes. Avant Alfred de Vigny, peut-être, il avait dit :

— Ce qu’aiment les femmes surtout, c’est qu’on les aime !

Ce soir-là son admiration atteignit son apogée, lorsque survint le lieutenant de Police, son neveu, donnant le bras à une magnifique jeune fille d’un blond diaphane, aux joues rosées et veloutées, aux lèvres rouges — mais non d’un rouge postiché — et svelte, gracieuse, admirablement habillée de brocart d’argent qui, avec son exquise coiffure d’un blond de maïs, offrait une harmonie de couleurs sans pareille.

De son regard caverneux et brillant le vieillard dévora la jeune fille. Elle rougit très fort et fit une longue révérence. Gaston d’Auterive, richement et élégamment mis, hautain et dominateur, s’inclina un peu raidement et prononça :

— Excellence, je vous présente ma fiancée, Mademoiselle de Verteuil.

— Ah ! mon cher lieutenant, s’écria le marquis, ravi, quel précieux bijou tu as eu la veine de trouver ! Mademoiselle, veuillez recevoir les hommages d’un pauvre agonisant ! Ah ! mademoiselle, vous êtes la vie dans tout son éclat et toute sa splendeur, tandis que moi je suis la mort dans toute sa laideur ! Allez… soyez heureuse !

La jeune fille fit une nouvelle révérence et s’éloigna au bras de son beau cavalier. Tous les regards suivaient avec admiration le couple élégant et charmant. Tous deux, muets, traversèrent le vestibule pour gagner l’un des salons. Et, chose étrange, cette belle jeune fille ne paraissait pas aussi heureuse que le lui avait souhaité le vieux marquis. Son sourire, fort amoindri, semblait contraint. Ses grands yeux bruns erraient sur les groupes animés comme avec une sorte d’inquiétude ; on eût dit qu’elle cherchait quelqu’un avec angoisse. En passant près d’un de ces groupes d’invités, les deux jeunes gens virent s’approcher un personnage habillé avec une recherche inouïe, et avec une mine non moins hautaine et dominatrice que celle du Lieutenant de Police : c’était le commerçant M. de Verteuil. Gaston d’Auterive et sa compagne s’arrêtèrent. Le commerçant salua le couple avec un sourire familier et demanda à la jeune fille :

— Eh bien ! ma chère Philomène, comment Monsieur le marquis t’a-t-il trouvée ?

La jeune fille rougit et ne répondit pas.

— Charmante ! tout à fait charmante, s’empressa d’affirmer le Lieutenant de Police. Son Excellence a paru ravie, ajouta-t-il, et il m’a félicité du choix que j’ai fait.

Ici, la jeune fille intervint avec timidité :

— Oh ! monsieur le lieutenant, n’exagérez pas, je vous prie. Mon oncle, ajouta-t-elle en regardant le commerçant, Son Excellence n’a plus bonne vue, je vous assure.

Un personnage, à ce moment, frôlait le groupe. Il s’arrêta une seconde, se pencha entre Verteuil et la jeune fille et dit sur un ton suave et galant :

— Pardon ! mademoiselle… Si Monsieur le marquis ne voit plus bien, il en est d’autres fort heureusement qui possèdent encore de bons yeux…

Et ce personnage s’étant incliné gracieusement, s’éloigna en se dandinant sur de hauts talons rouges.

— Quel est cet homme ? interrogea la jeune fille un peu interdite.

— Ah ! ah ! se mit à rire Gaston d’Auterive, vous ne connaissiez pas Monsieur l’intendant royal ? Un fort galant homme, je vous assure, et un connaisseur du sexe !

La jeune fille jeta un rapide coup d’œil vers François Bigot que trois ou quatre jolies femmes entouraient déjà, et ne dit mot.

— Allons ! mes enfants, fit rondement Verteuil, allez à vos amours ! Profitez bien de ce temps de jeunesse qui ne vient qu’une fois dans la vie et qui fuit sitôt !

Et il laissa le jeune couple poursuivre son chemin vers les salons.

Le vestibule se vidait peu à peu, il n’y restait plus que les huissiers et les valets. Dans le parloir où recevait M. de la Jonquière et où la danse avait été un moment interrompue, il ne restait plus que quelques courtisans. Et le marquis, ayant satisfait aux premiers devoirs de l’hospitalité et de la politesse, allait regagner ses appartements au premier étage, lorsqu’une certaine rumeur s’éleva devant la grande porte du château. Il sembla qu’il y avait dispute entre les gardes, portiers et un certain personnage à qui on refusait la permission d’entrer.

Certes, le personnage qui était là était si bizarre et si étrangement accoutré que les gardes et portiers pouvaient assurément s’opposer à l’intrusion de l’individu.

C’était un nain aux jambes courtes et fortes et avec des pieds énormes chaussés de galoches. Perché sur ces jambes se tenait un corps trapu, difforme, bossu que couronnait une tête trop grosse, carrée et plantée de cheveux roux, drus, court coupés. Ses oreilles étaient d’une grandeur démesurée, ses yeux très gros et sous d’épais sourcils semblaient vouloir sortir de leurs orbites ; et avec un nez camard et une bouche excessivement fendue et tordue par un rictus d’ironie, cet homme avait une physionomie qui effrayait de prime abord. Et, pas plus haut de quatre pieds, il portait une longue mante écarlate sous laquelle on apercevait un gilet de soie jaune et une culotte de satin vert. Sur sa tête était posé un tricorne battu et défraîchi. Tout son costume, du reste, était usé et quelque peu crasseux. Pourtant le personnage avait un certain air d’importance par l’allure de matamore qu’il affectait, par une grosse voix qui roulait comme un tonnerre, par son geste sec et foudroyant et surtout par la longue et lourde rapière dont le fourreau traînait sur ses talons.

Les gardes, stupéfiés par l’étonnement sinon par l’effroi, l’avaient laissé franchir la cour du château. Mais les portiers et les huissiers lui barrèrent résolument la porte d’entrée tout en riant.

— Ah ! ça, cria un des portiers, monsieur pense-t-il qu’il y a bal masqué ce soir chez Son Excellence ?

Le nain roula des yeux terribles et répliqua d’une voix qui, sur le premier moment, parut quelque peu effrayer les portiers :

— Dame ! oui, faquins que vous êtes, à vous voir grimacer, là, comme des pitres !

— Eh ! dites donc vous autres, cria un autre portier avec indignation, ne voilà-t-il pas un pitre qui nous jette à la face l’épithète qui lui appartient ?

— Hors d’ici ! clamèrent les portiers en fureur.

— Ah ! bien, nous allons voir, tas de forbans, si Son Excellence dira comme vous… Allez lui porter mon nom !

Un rire éclata dans toute la bande des portiers, huissiers et gardes. Un huissier cria :

— Un nom !… Il a un nom !… Ah ! c’est trop drôle !

On se tordit de rire parmi la valetaille.

— Monseigneur, demanda ironiquement un portier, qui aurai-je l’honneur d’annoncer à Son Excellence ?

— Crétin, va lui annoncer Monsieur de Maubèche ! riposta l’étrange personnage.

Et celui-ci, en prononçant ce nom, se grandit, redressa la tête avec un air digne et hautain, et posa une main énorme sur la garde de sa rapière.

Les rires se turent, les regards se croisèrent et l’étonnement figea un moment tous les traits de la domesticité.

— Maubèche !… firent quelques-uns en palpant leur front ou en pinçant leur nez.

— Ah ! diable ! murmura l’un d’eux, qu’est-ce que signifie au juste… Maubèche ?

— Pardieu ! s’écria un huissier avec sarcasme, Maubèche… je sais ce que c’est : un bécasseau… le petit de la bécasse !

Un formidable éclat de rire accueillit cette définition.

— Par mon âme ! ricana un garde, s’il est bécasseau, il a perdu ses ailes !

— Mais, non, fit un portier, on les lui a coupées de peur qu’il ne s’envolât de sa cage !

— Mais il en est sorti tout de même ! cria un huissier.

— Il a peut-être du sortilège en lui… gardons-nous !

— Et il vient pour jeter un sort à Son Excellence !

— Arrière ! arrière ! jetèrent les portiers et les huissiers avec horreur et en éclatant de rire de nouveau.

— Ah ! ah ! vous vous entêtez de rire, mes cuistres, dit le nain d’une voix grondante, nous allons voir !

Il tira sa rapière avec un geste farouche.

— Place, par Satan ! cria-t-il ; sinon je vous enfourche et je vous pourfends comme je pourfendrais des oreilles d’âne ! Place !…

La voix du nain avait retenti par tout le château.

Devant la rapière qui zigzagua les portiers et huissiers reculèrent prudemment, mais sans encore livrer passage.

À cet instant le Marquis de la Jonquière interrogeait les gens pressés autour de lui :

— Ah ! ça, que veut dire ce chahut, messieurs ?

Mais déjà un portier accourait pour lui annoncer l’étrange visiteur.

— Eh bien ! s’écria le marquis avec humeur, faites entrer, ce n’est qu’un homme après tout !

— Un homme !… fit le portier en lui-même en courant porter l’ordre de livrer passage au nain. Un homme !… Son Excellence verra bien tout à l’heure que ce n’est pas un homme ! Par la Porte du Paradis ! c’est une rognure d’homme, pas davantage !

Et, scandalisé que l’individu eut été appelé un homme, le portier accourut dire au personnage :

— Eh bien ! Monsieur de… Bobèche…

— Maubèche… corrigea rudement le nain.

— Ah ! pardon, Monseigneur de Maubèche, sourit narquoisement le portier. Son Excellence vous recevra. Passez, Monseigneur…

Et plus narquois il s’effaçait et s’inclinait. Les portiers et huissiers s’inclinaient aussi avec une déférence moqueuse.

Maubèche franchit le seuil de la haute porte du vestibule, enleva son tricorne, et fier, droit, mais pas haut du tout, la main toujours posée sur le pommeau de sa rapière, il s’avança vers M. de la Jonquière.

Celui-ci regardait avec surprise venir ce bout d’homme. Attirés par la dispute, les invités se pressaient dans les portes pour regarder passer ce personnage extraordinaire. Un silence se fit pour quelques minutes. Maubèche, comme si de rien n’était, marchait avec un air solennel, boitant et zigzaguant, mais le visage impassible qu’éclairaient ses yeux perçants et pleine d’un dédain impossible à traduire.

Arrivé devant le gouverneur, il s’inclina non sans une certaine grâce, et dit d’une voix rude et profonde :

— Excellence, j’ai été chargé d’une mission très urgente auprès de vous, et je demande pardon à Son Excellence de l’avoir troublée au milieu de cette fête magnifique !

— Quelle est votre mission ? interrogea sourdement le gouverneur en toisant le nain avec une sorte d’ahurissement.

— Un message, Excellence… un message que voici !

Le nain tendit un pli scellé de cire noire.

— Et d’où vient ce message, monsieur ?

— De mon maître, Excellence.

— Ton maître ! Qui est ton maître ?

— Vous le saurez, Excellence, en lisant ce message, je crois que le nom de mon maître est au bas.

— Y a-t-il réponse immédiate ? interrogea le marquis, très intrigué.

— Non, Excellence. Je n’ai pas l’ordre de rapporter une réponse.

— C’est bien.

Le marquis fit signe à Maubèche de se retirer. Puis il remit le pli à un domestique, disant :

— Vous m’apporterez cette missive tout à l’heure, quand je serai dans mes appartements.

Il donna un ordre bref et tourna le dos. Son valet de chambre s’empressa de lui offrir le bras, et le marquis se dirigea vers l’escalier pour remonter chez lui.

Cependant Maubèche regagnait, aussi solennellement qu’il était venu, la porte de sortie.

Le silence était maintenant rompu. Toutes espèces de murmures et de chuchotements couraient dans la foule des invités. Au premier rang se tenait un jeune homme élégant et de manières distinguées, quoique vêtu d’un goût plutôt sévère pour son âge. Maubèche et le jeune homme parurent échanger un regard d’intelligence. Le sourire ironique du nain s’amplifia. Les jeunes femmes, qui virent ce sourire, frissonnèrent involontairement. Ce nain, pourtant, n’avait pas un air méchant. En considérant bien attentivement sa figure, on y découvrait parmi un assemblage d’audace et d’énergie, une certaine douceur alliée à une expression de dévouement et de fidélité. Il est vrai de dire que le nain affectait, aux yeux de la valetaille, de se donner une allure terrible. La porte de sortie était dégagée, portiers et huissiers s’étaient rangés le long des murs, et, narquois, regardaient venir Maubèche toujours sautillant et boitant.

L’un des huissiers remarqua avec un sourire sarcastique et assez haut pour être entendu :

— Monsieur de Maubèche a une rapière trop lourde pour lui, elle le fait pencher à gauche !

— Et toi, riposta Maubèche, tu n’as de cervelle que d’un côté de la tête, ce qui fait qu’elle penche à droite !

Un éclat de rire moqueur partit à l’adresse de l’huissier.

Un garde, plus loin, qui n’avait pas entendu la riposte du nain, dit à ses compagnons :

— Messieurs, prenez garde, Monsieur de Maubèche va vous enfourcher… voyez ses jambes !

— Mes jambes, rétorqua Maubèche, peuvent enfourcher une monture élégante, tandis que les tiennes, espèce de cagnard, n’enfourcherait pas un cochon !

Un nouvel éclat de rire retentit.

— Monsieur de Bobèche va de travers… cria un portier. Prenez garde, Monsieur de Bobèche, de vous aplatir le nez au cadre de la porte !

— N’aie pas peur, mirliton, répliqua Maubèche, mon nez est plus solide au milieu de mon visage que ne le sont tes dents de loups dans ta gueule !

Amusée, toute la bande de la valetaille se mit à crier :

— Bravo pour Bobèche !

— Hourra pour Monsieur de Bobèche !

— Tenez, mes amis, s’écria un valet corpulent et gras à lard, moi j’embrasse mon petit Maubèche, il est trop drôle !

Or, le nain n’avait pas eu le temps de voir ce valet que celui-ci accourait par derrière et lui donnait un rude croc-en-jambe.

Maubèche partit tête première et fit un plongeon en avant… mais il ne tomba pas.

Un tonnerre de rires éclata de toutes parts.

Mais le rire se tut, lorsque, rapide comme le vent, Maubèche pirouetta, bondit jusqu’au valet, l’empoigna et le lança dans la salle du banquet où le pauvre diable alla s’écraser comme une lourde masse avec une demi-douzaine de côtes endommagées.

Et, calme, riant sous-cape, Maubèche profita de la stupeur générale pour sortir du château.


V

MONSIEUR DE SAINT-ALVÈRE


Revenons au Lieutenant de Police et sa compagne.

Ils n’avaient pas été témoins de la scène quelque peu drôlatique qui venait de se passer. Après avoir quitté M. de Verteuil, tous deux étaient entrés dans le premier salon presque désert à cet instant, et ils s’étaient dissimulés derrière les rideaux d’une large et haute croisée.

Le Lieutenant de Police avait dit :

— Ici, nous pourrons nous entretenir sans voir peser sur nous les regards des curieux.

La jeune fille était pâle, et de ses lèvres son sourire était tout à fait tombé. Elle ne regardait pas son compagnon, mais elle tenait ses yeux baissés sur son éventail de tapisserie que ses doigts ouvraient et refermaient machinalement.

— Philomène, disait le Lieutenant de Police à voix basse et tremblante, je ne comprends pas que vous paraissiez si peu joyeuse à la veille d’un si beau jour que sera le nôtre après-demain, quant à la cathédrale sera bénie notre union.

— C’est parce que, monsieur, sourit la jeune fille avec amertume, cette union ne devait avoir lieu qu’à l’automne, et que tout à coup, sans raison aucune, et sans même mon consentement, vous l’avancez de quatre mois. Vous venez me dire à brûle-pourpoint : demain, nous serons unis pour la vie !

— Oh ! si cette décision vous a surprise, je vous prie de ne pas m’en croire l’auteur, c’est votre oncle qui l’a voulu ainsi.

— Mon oncle ? Mais vous ne dites pas que vous l’avez pressé de prendre cette décision…

— Ah ! Philomène… fit le Lieutenant de Police avec reproche, qu’osez-vous supposer ?

— Monsieur, rappelez-vous que j’avais exigé quatre mois au moins pour réfléchir !

— Je me le rappelle, et j’aurais attendu ces quatre mois, bien qu’il m’en eût coûté. Ne savez-vous pas que c’est une souffrance bien insupportable que d’aimer et d’attendre si longtemps pour posséder l’objet que l’on aime ?

— Êtes-vous bien sûr de m’aimer ? interrogea la jeune fille en regardant cette fois le lieutenant dans les yeux.

— Osez-vous douter de mes sentiments à votre égard ?

— Monsieur, ne m’aimez-vous que pour la dot de cent mille écus que mon oncle m’a servie aujourd’hui ?

Le Lieutenant de Police se troubla et il se mordit les lèvres pour ne pas échapper des paroles violentes. La jeune fille venait de frapper si juste, qu’elle avait failli désarçonner son cavalier. Lui, réussit par un grand effort de volonté à maîtriser la sourde colère qui grondait en lui et que l’on pouvait surprendre par les éclairs qui enflammaient ses yeux. Il s’écria avec un accent de sincérité qui aurait pu tromper la jeune fille :

— Philomène Philomène ! que dites-vous ? Pouvez-vous m’attribuer une telle cupidité ? Je ne songerais, pensez-vous, qu’à votre dot de cent mille écus ? Mais n’ai-je pas déclaré à votre oncle que je vous désirais sans dot aucune ? N’ai-je pas dit que je serais bientôt très riche, héritier que je suis d’une part de l’immense fortune de mon oncle, Monsieur de la Jonquière ? N’ai-je pas, en outre, un poste qui me rapporte bon an mal an dix mille livres, c’est-à-dire plus qu’il ne faut pour tenir un rang convenable ? Ah ! Philomène, ne m’accusez pas d’une convoitise dont je suis incapable !

— Je ne vous accuse pas, Monsieur, je veux simplement savoir si vous m’aimez véritablement. Car, songez-y, le mariage n’est pas fait pour un jour seulement, c’est pour la vie ; et de savoir que je ne suis pas aimée, ce serait le plus grand malheur qui pût m’arriver.

— Je vous aime ! je vous aime ! Philomène, ne le sentez-vous pas ?

Le jeune gentilhomme était-il sincère ? Peut-être !

Mais Philomène ne paraissait pas ajouter foi à cette protestation.

— Que voulez-vous que je fasse ? interrogea le Lieutenant de Police. Que voulez-vous que j’entreprenne pour vous convaincre de la sincérité de mon amour ? Parlez ! je n’hésiterai devant aucune tâche !

Philomène regarda le jeune homme longuement, cherchant à surprendre dans ses yeux ou sur les traits de son visage la vérité de ses sentiments intérieurs. Lui, la regardait avec amour et dans une attitude suppliante. Elle se troubla et répliqua :

— Mettons que vous dites vrai, monsieur. Mais n’avez-vous pas compris que je ne partage pas cet amour que vous jurez avoir pour moi ?

Le Lieutenant de Police se mit à rire doucement.

— Pauvre enfant ! dit-il avec une tendre compassion, je me souviens de la déclaration que vous me fîtes il n’y a pas bien longtemps : que vous ne songiez pas à vous marier, parce que vous ne sentiez pas l’amour agiter votre petit cœur. Mais ne vous ai-je pas rassurée ? Ne vous ai-je pas dit que ce sentiment ne se produit souvent qu’après le mariage, alors qu’il vous est possible de comprendre votre époux ? Je me suis juré que vous m’aimerez, si vraiment vous ne m’aimez pas encore ! N’est-ce pas un serment qui vous garantit le bonheur ? Dites !

— Non, parce que je suis incapable de croire à un amour qui naîtra plus tard. Si je ne vous aime pas de suite, je ne vous aimerai jamais, je vous l’avoue franchement. Et je ne souffrirai pas seule, croyez-le, vous souffrirez également, et vous souffrirez plus que moi, si vous m’aimez réellement, de sentir et de comprendre que je ne vous aimerai pas.

— Philomène, vous êtes folle, vous vous faites un épouvantail d’une chimère. Oh ! je vous comprends bien, je saisis bien le trouble de votre esprit : vous tremblez devant l’inconnu qui vous confronte ! Toutes les jeunes filles éprouvent de ces timidités, de ces craintes puériles, dont elles se moquent si agréablement plus tard, lorsqu’elles sont devenues femmes. Je serais bien étonné que vous ne fussiez pas comme les autres. Allons ! réjouissez-vous ! Vous ne pouvez toujours pas demeurer votre vie durant avec votre oncle. Et votre oncle ne vivra pas toujours, songez ce qu’alors pourra devenir votre existence, seule que vous serez dans le monde !

— Oui, oui, je sais tout cela. Et puisque vous y tenez tant, je tenterai l’aventure… je la tenterai si l’on m’accorde un délai. Je dirai plus : si vous m’aimez, monsieur, comme vous me l’avez affirmé, je vais mettre votre amour à l’épreuve : remettez ce mariage à l’automne !

— Je vous accorde volontiers ce que vous demandez, Philomène, sourit le jeune homme, je vous l’accorde pour vous prouver la sincérité de mon amour. Je veux souffrir pour vous conquérir. C’est entendu. Mais il n’y a pas que moi dans cette affaire, il y a votre oncle qui veut que ce mariage se fasse sans délai. Alors, que pourrai-je faire contre sa volonté ?

— Hé ! monsieur ! s’écria la jeune fille avec un mouvement d’impatience, mon oncle n’est pas votre maître et vous n’êtes pas son serviteur, que je sache !

— Non, certes. Mais, Philomène, ne prévoyez-vous pas que contrarier les projets de votre oncle serait mettre la brouille entre lui et moi, et peut-être la discorde entre vous et lui ?

— Et si cela arrivait ainsi ? demanda Philomène en regardant froidement son fiancé dans les yeux.

— Mais je ne veux pas que cela arrive, je ne veux pas tenter entre lui et moi une rupture, encore moins créer entre vous et lui la mésentente.

— Pourquoi ne le voulez pas tenter ?

— Par crainte de troubler votre repos, de mettre obstacle à votre bonheur futur.

— À mon bonheur futur ? Ah ! monsieur, ne me parlez plus de ce bonheur futur tel que vous le comprenez, car je sens mon cœur se révolter à la fin.

La jeune fille venait d’être saisie par un vif tremblement, et dans ses yeux bruns éclataient des lueurs d’indignation.

Le Lieutenant de Police la considéra un instant avec surprise.

— Mais qu’avez-vous donc, Philomène ?

— Oh ! ne me parlez plus ! Ne me parlez plus, monsieur ! Oh ! ne me faites pas échapper des paroles qui vous feraient du mal ! Et pourtant il faut que je dise ce que je pense, car il est impossible que ces projets de mariage aboutissent ! Oui, il faut que je vous dise, monsieur, que vous ne m’aimez pas, car je le sens, je le vois ! Ce que vous aimez, monsieur, ce que vous convoitez, ce n’est pas ma personne, non ! mais c’est cette dot de cent mille écus !

Le Lieutenant de Police était devenu blême. Trop surpris par ce coup inattendu, il ne put répliquer et demeura béant.

— Ah ! reprit Philomène avec une animation exaltée et un sourire méprisant, vous ne voulez pas de mésentente entre vous et mon oncle, par crainte que la dot ne vous échappe. J’ai saisi votre jeu, Monsieur d’Auterive ! Oui, c’est la dot… la dot uniquement, mais pas moi que vous aimez ! Qu’est-ce que je représente à vos yeux sans dot, rien ! Qu’on me la retire la dot, et vous m’abandonnez ! Eh bien ! je souhaite qu’on me la retire ! Cette dot, je la maudis, car c’est à cause d’elle que je me vois attirée vers le malheur ! Oh ! Monsieur, si j’en pouvais disposer dès à présent comme d’un bien personnel, savez-vous ce que je ferais ? Je vous la donnerais toute, sans en garder un écu ! Je vous dirais : voici l’argent, le magot, la fortune, mais de grâce laissez-moi ! Tenez ! monsieur, savez-vous que j’aimerais mieux aller à l’autel en loques comme ces mendiants, mais y aller avec celui que j’aimerais, que de m’y rendre somptueusement parée et dotée de milliers d’écus avec un homme qui me mépriserait le lendemain ? Oui, savez-vous que j’en suis rendue à désirer le sort de ces pauvres mendiantes de la basse-ville, à désirer leurs misères, leurs souffrances, leurs guenilles, leurs taudis ? Il y a là des amours plus durables, plus suaves, qu’il n’en existe dans le faste des palais et dans le tourbillon des plaisirs. Là, au moins, tout est vrai : s’il y a haine, elle n’est pas dissimulée ; s’il y a amour, il vit au grand jour ! Il n’est rien de fardé, de composé, de maquillé : là, l’on sait où l’on est et où l’on va ! Ici, monsieur, dans notre monde de velours, de soie, de bijoux, de poudres, de fards, tout n’est que parade ! Regardez-vous, monsieur ! Mais en dépit de votre jeu sournois, j’ai perçu vos manigances avec mon oncle, et tout Lieutenant de Police que vous êtes, monsieur, j’avoue que je ne peux vous tenir pour un honnête homme ! Vous aimez l’argent, les plaisirs, les jouissances matérielles, laissez-moi, car je ne vous amuserai pas, Monsieur ! Tenez ! ce soir… oui ce soir, je dirai carrément à mon oncle que nos fiançailles sont rompues… oui, je le lui dirai !

— Malheureuse ! gronda le Lieutenant de Police avec une sourde colère.

— Non, non, pas moi, malheureuse, mais vous, vous, malheureux, misérable ! Tenez ! encore, reprenez votre jonc ! Vous l’avez mis de force à mon doigt !

Elle tendait au jeune homme un anneau serti de pierres précieuses.

— Non, refusa-t-il rudement.

Ses sombres regards étincelaient de rage. Il les darda tout à coup sur la jeune fille et dis entre ses dents serrées :

— Philomène, je veux penser que c’est une comédie que vous jouez là, pour savoir si je vous aime vraiment ! De grâce, cessez ce jeu !

— Une comédie, ricana la jeune fille, comme vous me connaissez mal ! Eh bien ! non, c’est une tragédie… Sachez que je préférerais me tuer plutôt que de devenir votre femme, ou mieux votre esclave !

— Taisez-vous ! Taisez-vous ! commanda brusquement le Lieutenant de Police. Voici un domestique qui, je pense, me cherche.

Il repoussa rudement la jeune fille derrière un rideau, et montra à un valet qui s’approchait un visage décomposé.

— Est-ce moi que vous cherchez ? interrogea-t-il, la voix méconnaissable.

— Ah ! monsieur le Lieutenant de Police s’écria le valet, Son Excellence m’envoie vous chercher !

— Il me fait mander ?

— Sans retard, monsieur.

— C’est bien, je me rends près de lui.

D’un geste autoritaire il congédia le valet. Puis, il se pencha vers la jeune fille affaissée sur le bord de la croisée, et demanda d’une voix où grondait une tempête près d’éclater :

— Philomène, votre décision n’est pas irrévocable, n’est-ce pas ?

Sans lever la tête, la jeune fille répondit dans un sanglot étouffé :

— Votre oncle vous mande, monsieur, allez !

— Vous réfléchirez ? demanda le jeune homme d’une voix qui trahissait un accent de menace.

— Je vous le promets ! répondit la jeune fille avec un sourire énigmatique.

— C’est bien, à tout à l’heure.

Le Lieutenant de Police s’éloigna d’un pas brusque et saccadé.

Philomène le regarda aller, pâle, tremblante, froissant son éventail. Puis elle demeura immobile, comme pétrifiée, derrière ce rideau qui la dérobait aux groupes d’invités parcourant le salon. Elle réfléchissait, comme le lui avait demandé Gaston d’Auterive. Elle réfléchissait, mais avec épouvante ! Parfois son sein se soulevait violemment, comme si un flot écumant se fût rué contre les faibles parois de sa poitrine. Parfois aussi un lourd sanglot venait mourir dans sa gorge. Ses yeux s’humectaient, des larmes perlaient au bord de ses cils bruns ; mais elle faisait d’inouïs efforts pour les empêcher de tomber. Vivement, elle les épongeait d’un petit mouchoir de dentelle. Alors, elle se sentait un moment plus calme. Mais avec une épouvante qui ne cessait de grandir, elle se demandait ce qu’elle allait devenir. Certes, l’avenir n’offrait rien de ravissant, ni de rassurant. Elle se sentait prise entre les serres de deux oiseaux de proie qui, un jour ou l’autre, finiraient par se partager ses dépouilles. Elle devinait bien le but du Lieutenant de Police : accaparer une superbe dot ! Mais quel était le dessein de son oncle ? Elle ne pouvait le découvrir ! Son oncle, elle se le disait, ne pouvait lui vouloir du mal, car il avait été toujours bon pour elle ! N’avait-il seulement que le caprice ou la fantaisie de faire de sa nièce une vicomtesse ? Car la noblesse des Verteuil lui paraissait obscure. Il n’y avait ni baron, ni chevalier, ni comte, marquis ou duc ! Le commerçant s’appelait Monsieur de Verteuil, pas plus. Mais Philomène savait qu’il aimait les titres ; est-ce qu’il ne cherchait pas d’anoblir sa nièce avec le secret espoir de voir son nom de Verteuil mieux reçu parmi la noblesse ? La jeune fille pouvait le penser ? Mais, elle, Philomène, que lui importait un titre ? Elle n’était qu’une pauvre orpheline, satisfaite de son sort présent. Elle n’avait jamais connu ses parents, ou plutôt elle n’avait de ces derniers que de vagues réminiscences. Jamais son oncle ne lui avait beaucoup parlé de son père et de sa mère. Il l’avait fait avec réticence. Il avait fait entendre à la pauvre orpheline qu’une catastrophe quelconque avait atteint ses parents, alors qu’elle n’était qu’une fillette, et ceux-ci étaient morts en léguant leur enfant à M. de Verteuil.

Mais lorsque Philomène scrutait son passé, elle se retrouvait une fillette heureuse en compagnie d’une jeune femme qui l’aimait bien… une belle jeune femme, blonde comme une madone, toujours souriante… et un jeune homme qui ne l’aimait pas moins que la jeune femme ! Elle se figurait que cette jeune femme était sa mère, que le jeune homme devait être son père ! Mais lui, son père, elle ne pouvait plus se le rappeler ! Était-il aussi beau que sa mère ? Parfois, elle voyait passer dans sa mémoire un être étrange, presque fantastique, qui riait, lui faisait peur, courait après elle, la prenait dans ses bras énormes, la soulevait et l’embrassait bien fort ! Alors, elle entendait un jeune éclat de rire, mais un rire heureux, et c’était celui de la jeune femme !…

Philomène revoyait ces scènes comme à travers les fumées d’un songe ! Il n’y avait rien de distinct, rien de précis.

Elle se rappelait mieux le pays où elle vivait alors. Des collines ravissantes, des ravins, des rivières aux eaux limpides, un grand ciel bleu plein de soleil, des verdures riantes, des fleurs, des futaies… Elle courait après les papillons souvent, toujours accompagnée d’un grand lévrier qui gambadait joyeusement autour d’elle. Dans un bosquet fleuri, elle découvrait une petite maison, une baraque plutôt… c’est là qu’elle vivait. Mais lorsqu’elle traversait certains jours d’été ou de printemps, la futaie voisine, elle arrivait jusqu’à un ravin très profond, et de l’autre côté, plus loin, à travers des éclaircies, elle apercevait l’édifice somptueux d’un grand manoir. Son père allait souvent à ce manoir, mais jamais il ne l’emmenait, elle. Puis, un jour, un évènement terrible se produisit. C’était un matin de soleil, la fillette s’était hasardée, seule, jusqu’au ravin. Soudain, de l’autre côté, elle avait aperçut une autre fillette, blonde comme elle, mais qu’elle ne connaissait pas. La petite étrangère descendait la pente abrupte du ravin. Là, au fond, rugissait les eaux d’un torrent. Curieuse, elle suivait du regard l’enfant. À un endroit, un arbre avait été jeté pour franchir le torrent. Elle vit la fillette inconnue s’engager sur ce pont dangereux… Puis, tout à coup, un cri monta dans l’espace… L’enfant venait de tomber dans le torrent. Alors, elle, Philomène, s’était précipitée vers le torrent pour porter secours à la fillette. Mais dans sa course, elle était tombée, elle avait roulé en bas, puis elle était demeurée sans vie.

Oui, Philomène voyait toutes ces scènes en rêve dans un lointain embrumé. Mais elle n’était pas sûre que ces scènes se fussent passées. C’étaient peut-être des rêves de son enfance qu’elle prenait aujourd’hui pour des réalités. Qu’importe ! mais elle se remémorait bien qu’un jour, alors qu’elle se voyait couchée et malade probablement, une figure d’homme s’était avec inquiétude penchée sur elle, et cet homme, elle s’en souvenait, c’était M. de Verteuil. Elle avait pensé sur le moment que cet homme était son père ; mais peu après elle avait appris que ce n’était que son oncle. Mais cet oncle lui avait parlé comme un père, avec tendresse, et elle, elle l’avait aimé comme un père. Depuis ce jour la jeune fille n’avait jamais connu d’autre pays que cette cité de Québec, et d’autre maison que celle de son oncle. Elle s’imaginait même qu’elle avait toujours vécu dans cette maison et dans cette ville. Néanmoins, elle pouvait s’affirmer qu’elle avait été toujours heureuse, Pendant plusieurs années elle avait été confiée aux religieuses Ursulines qui avaient fait son éducation. Puis elle était revenue habiter avec son oncle qui ne lui refusait rien. Jamais le chagrin ou la peur de l’avenir n’était venu assaillir son esprit, jusqu’à ce jour où son oncle décidait de la marier à Gaston d’Auterive. Philomène souffrait pour la première fois en sa vie.

Qui était M. de Verteuil ? Elle ne savait rien de sa vie passée : c’était un frère de son père, voilà tout ; et un jour il avait adopté la fillette devenue orpheline. Mais son père était-il vraiment mort ? Sa mère était-elle morte ? Chose qui la tracassait souvent, elle avait comme pressentiment que l’un ou l’autre vivait encore, et qu’un mystère, qu’on n’osait lui dévoiler, enveloppait leur existence. Comme elle eût donné gros pour connaître le secret de sa naissance ! Oh ! si elle avait été certaine que son père, tout au moins, était vivant, comme elle l’aurait appelé à son aide dans la rude traverse où l’on venait de la pousser ! Jusqu’à cette heure, à vrai dire, jamais Philomène n’avait regretté ses parents, elle les avait si peu connus ! Mais comme elle souffrait aujourd’hui de n’avoir pas une mère pour la consoler, pas un père pour la préserver du malheur qui la guettait ! Ah ! si tout à coup un homme fort, puissant, était venu lui crier : Philomène, je suis ton père ! Elle se serait jetée avec un si grand bonheur dans ses bras, elle l’aurait imploré de la défendre, de la protéger contre ses ennemis. Oui, c’était folie de rêver la venue de cet homme, de souhaiter ce père ! Et, pourtant, la jeune fille vit s’approcher d’elle un homme, mais un jeune homme qui n’était pas son père… mais un jeune homme et un inconnu en qui elle aurait pu mettre autant de confiance qu’en son père… un jeune homme qui paraissait fort, puissant, tant les traits de son visage décelaient d’énergie.

Et l’inconnu disait avec un sourire respectueux :

Je vous demande pardon, mademoiselle. J’avais cru voir, en passant, ce rideau s’agiter et derrière une silhouette humaine qui semblait se dérober. Comme je suis curieux, j’ai voulu m’assurer que je ne m’étais pas trompé. J’ai donc le plaisir de vous trouver et de vous trouver seule.

À la vue de ce jeune homme, Philomène avait paru éprouver une grande joie et elle sourit avec confiance.

— Ne vous étonnez pas trop, M. de Saint-Alvère, dit-elle, de me trouver seule ici. J’étais tout à l’heure suffoquée par la chaleur de ces salons, et je suis venue respirer ici un peu d’air.

— Il vient par cette fenêtre une douce fraîcheur de printemps.

La croisée, à deux battants, était grande ouverte, et une brise entrait parfumée des fleurs nouvelles, des jeunes plantes, et des senteurs exquises de la terre fraîchement remuée auxquelles se mêlaient des parfums de mer si vivifiants.

— Ma présence vous est-elle importune ? demanda le jeune homme que Philomène avait appelé Monsieur de Saint-Alvère.

— Non, monsieur, pas du tout ! Au contraire, répliqua vivement la jeune fille. Tenez ! je serai franche : je m’ennuyais… Je vous ai même cherché du regard. Ne m’avez-vous pas dit, avant-hier, que vous viendrez à cette fête ?

— Et j’ai tenu promesse, comme vous voyez. Et je serai tout aussi franc que vous, mademoiselle, sourit le jeune homme : je vous cherchais également.

— Ah ! je suis contente. En ce cas, placez-vous derrière ce rideau et à côté de moi dans cette fenêtre, de sorte que nous pourrons causer tout à notre aise.

M. de Saint-Alvère obéit, après avoir tiré les deux rideaux de velours qui les masquaient tout à fait aux regards des curieux. Puis, lui et elle se trouvèrent côte à côte et accoudés sur l’appui de la croisée. Alors le jeune homme vit que Philomène le regardait profondément, et dans les yeux de la jeune fille il crut découvrir une pensée qui le troubla ; mais il ne fit voir de rien.

Ce jeune homme n’était ni aussi beau ni aussi distingué que Gaston d’Auterive, mais ce n’était peut-être pas dû au fait que ses vêtements n’étaient, ni aussi riches ni aussi élégants et éblouissants que ceux du Lieutenant de Police ? Son habit était fait d’étoffe brune avec un collet de velours noir. Sur son gilet de soie blanche tombait la dentelle d’un jabot immaculé. Puis il portait une culotte de soie noire et des bas blancs. Des souliers vernis et à boucle d’argent terminaient sa toilette. Il possédait, à l’encontre du Lieutenant de Police, une physionomie ouverte et loyale. Son regard clair reflétait l’honnêteté et la hardiesse. Grand, bien découplé, mais un peu maigre, il paraissait doué d’une vigueur peu commune. Il n’avait pas plus de trente ans, mais par la gravité de sa physionomie et le costume sombre et sobre qu’il portait, on aurait pu le croire plus âgé. Sa parole était posée aux intonations profondes quelques fois, son geste était sûr, son regard droit, et on devinait un homme maître de sa volonté. Si l’extérieur de sa personne n’avait aucun éclat, par contre il possédait par ses qualités intellectuelles et morales un attrait puissant.

Mlle de Verteuil avait depuis quelques mois subi cet attrait, et elle ne s’en était pas défendue, si doux et si irrésistible lui avait semblé cet attrait. Elle connaissait ce M. de Saint-Alvère depuis six mois, alors que ce dernier s’était un jour présenté chez M. de Verteuil comme le représentant d’une grande maison de commerce de Paris. M. de Verteuil l’avait fort bien reçu. Interrogé sur son séjour au Canada, le jeune homme avait dit qu’il comptait passer tout l’hiver au pays pour ne retourner en France qu’au printemps suivant. Il avait ajouté qu’il espérait emporter avec lui de belles commandes des commerçants de Québec, de Montréal et des Trois-Rivières. M. de Verteuil lui avait assuré de quelques commandes importantes, puis il l’avait invité à venir lui rendre visite chaque fois qu’il mettrait le pied dans la capitale. Mlle de Verteuil s’était sentie de suite attirée vers ce jeune homme très poli, instruit et tout plein de la plus charmante délicatesse. Et, en effet, M. de Saint-Alvère était venu chez M. de Verteuil à plusieurs reprises dès le commencement de l’hiver pour y causer affaires et commerce, mais aussi, et peut-être surtout pour s’entretenir avec la jeune fille qu’il avait paru trouver tout à fait de son goût. Il n’avait pas manqué d’y rencontrer Gaston d’Auterive qui, à ce moment, commençait à courtiser la jeune fille. Et Saint-Alvère remarqua qu’elle ne prenait nul plaisir en la compagnie du Lieutenant de Police, et ses manières étaient plutôt froides avec lui.

D’un autre côté, et non sans plaisir, il constata que Philomène préférait sa compagnie, qu’elle aimait causer avec lui, et qu’elle le retenait toujours après le départ de Gaston d’Auterive.

Le Lieutenant de Police n’avait pas été longtemps sans percevoir cette préférence de la jeune fille, et comprenant qu’il était moins intéressant auprès d’elle que ne l’était M. de Saint-Alvère, il en avait ressenti un grand dépit, puis il avait été jaloux de ce dernier. Verteuil non plus n’avait pas manqué de saisir l’amitié qui avait réuni Saint-Alvère et sa nièce. Comme il avait déjà médité un projet de mariage entre Philomène et le Lieutenant de Police, non parce que celui-ci eût des qualités ou des mérites personnels supérieurs aux mérites de Saint-Alvère, mais dans le dessein de se rapprocher de M. de la Jonquière et de devenir un favori, il avait pris ombrage des assiduités de Saint-Alvère auprès de Philomène. S’il ne signifia pas au jeune homme de s’abstenir de venir le voir, à deux ou trois reprises il manqua de courtoisie qui fit comprendre à Saint-Alvère qu’il n’était plus bien vu de l’oncle.

Disons que le jeune homme n’avait fait aucune avance à la nièce du commerçant, il n’avait pas dépassé les bornes de la politesse. Il s’était même montré un peu réservé en certaines circonstances où il aurait pu être un peu familier, il semblait se garder d’entrer dans plus d’intimité. Philomène ne s’était pas formalisée de cette réserve à son égard, bien qu’à la vérité elle éprouvât un sentiment qui, vague d’abord, s’était peu à peu précisé jusqu’à lui faire avouer en secret que M. de Saint-Alvère lui plaisait énormément. Elle ne le voyait jamais sans éprouver une joie vive, de même que son départ ou son absence laissait dans son cœur une sorte de vide et d’ennui. Saint-Alvère avait réussi, sans le vouloir, ce que n’avait pas réussi en le voulant Gaston d’Auterive ; à faire vibrer une corde secrète au cœur de la jeune fille. Était-ce la naissance de l’amour ? M. de Saint-Alvère parut deviner cet amour naissant, et, au lieu de s’en réjouir, il sembla le redouter, car il profita de la froideur que lui marquait le commerçant pour cesser brusquement ses visites. En effet, durant deux mois il ne se présenta que deux fois chez M. de Verteuil pour n’y demeurer que quelques instants.

Le cœur de Philomène s’emplit de chagrin et de deuil, et elle garda contre son oncle une certaine rancune. Mais elle ne savait pas que dans l’esprit de Saint-Alvère flottait une autre image… une image d’une exquise jeune fille qui avait d’étranges ressemblances avec la nièce de M. de Verteuil.

Néanmoins, Philomène avait pu rencontrer Saint-Alvère quelquefois dans des fêtes données par quelque riche négociant ou quelque haut fonctionnaire. Chaque fois les yeux bleus de la jeune fille avaient exprimé au jeune homme le chagrin qu’elle avait de ne plus le voir dans l’intimité. Saint-Alvère avait compris le langage de ces yeux qu’il aimait ; mais il lui avait été impossible d’avoir un moment d’entretien avec la jeune fille à cause du Lieutenant de Police qui se tenait inlassablement à ses côtés, comme un gendarme se serait tenu à côté de son prisonnier.

Le printemps était venu. Depuis plus d’un mois Saint-Alvère et Philomène ne se voyaient pas. Puis un dimanche de mai, le 14, c’est-à-dire l’avant-veille de ce jour où nous sommes, elle et lui avaient pu se voir et se parler quelques minutes dans une soirée chez un fonctionnaire. La jeune fille lui avait demandé s’il irait au bal du gouverneur le mardi suivant, et il lui avait promis qu’il y serait.

Enfin, pour la première fois depuis longtemps, ils se trouvaient en tête-à-tête.

— Mademoiselle, commença le jeune homme, si vous me le permettez, je vous offrirai mes félicitations…

Elle l’interrompit avec un geste brusque :

— Taisez-vous, monsieur, ne me faites pas de félicitations qui me feront mal au cœur !

Il la regarda avec surprise.

Elle ajouta, les lèvres tremblantes d’indignation :

— Ces fiançailles que vous avez apprises entre M. d’Auterive et moi, ne sont qu’une comédie !

Saint-Alvère tressaillit.

— Je croyais pourtant que M. d’Auterive était un gentilhomme…

— Ah ! pardon, interrompit encore Philomène, ne me dites pas de bien de Monsieur d’Auterive, parce que je ne pourrai vous croire. Je le reconnais, certes, pour un gentilhomme de bonne maison, mais je ne saurais le reconnaître pour celui qui disposera de ma vie entière.

— Vous ne voulez donc pas l’épouser ?

— Jamais ! s’écria la jeune fille avec véhémence. Oh ! jamais, si c’est possible ! Monsieur, monsieur, ajouta-t-elle en pleurant, Ce mariage a été projeté à mon insu. Mon oncle désire me marier. Je veux bien croire qu’il s’intéresse à moi, qu’il n’a en vue que mon bonheur, mais pourquoi ne m’a-t-il pas consultée ? Car voyez-vous, je n’aime pas Monsieur d’Auterive… je ne l’aime pas et je sens que je ne l’aimerai jamais ! Alors, vous voyez comment je suis prise, et vous devinez que ma situation n’est pas enviable !

— Certes, non ! soupira le jeune homme.

— Vous voyez, comme moi, que, sans défense, sans protecteur, je pourrai difficilement me déprendre de cette chaîne dont on m’enserre peu à peu. Pourtant je suis décidée à lutter. J’ai avoué à Monsieur d’Auterive que je ne l’aime pas, que ce sera folie de nous épouser et que ce sera faire mon malheur et le sien, et j’ai tout tenté pour le dissuader de ses projets. Mais il est entêté et présomptueux, il m’assure que je l’aimerai plus tard, qu’il saura se faire aimer, comme si l’amour était une marchandise qu’on fabrique, qu’on vend et qu’on achète. Mais il a la force pour lui : il s’appuie sur la volonté de mon oncle.

— Mais il vous aime, lui ? interrogea Saint-Alvère, pensif.

— Lui ?… se rebella la jeune fille. Ah ! je vois bien que vous ne connaissez pas M. le Lieutenant de Police ! Ne savez-vous pas qu’il aime fort les plaisirs de la vie ? Il parait qu’il ne manque pas une des fêtes extravagantes que donne depuis un an un certain haut fonctionnaire…

— Monsieur Bigot ?

— Je pense qu’il se nomme ainsi ; mais je ne le connais pas, et j’ai refusé de me rendre avec mon oncle à ses invitations. Oui, c’est bien M. l’Intendant royal qui ouvre tous les quinze jours les salons de son Palais de l’Intendance, où, me dit-on, se groupent une quantité de gens d’une moralité douteuse. Or, je le répète, monsieur d’Auterive est un habitué de ses salons, il y a même à son crédit, si je suis bien informée, quelques aventures galantes. Mais ce n’est pas tout : Monsieur d’Auterive est pauvre et il mange rapidement ses émoluments de Lieutenant de Police. Il n’en a pas même suffisamment pour satisfaire toutes ses jouissances. Mais il sait et savait que mon oncle me réservait une dot de cent mille écus. Voyez-vous Monsieur, la situation ?

— Je vous plains, mademoiselle.

— Merci, votre sympathie me fait du bien.

Elle se mit à pleurer doucement.

Le jeune homme se pencha vers elle et murmura :

— Pensez-vous que je puisse vous être de quelque secours, mademoiselle ?

— Non ! non ! monsieur, qu’est-ce que vous pourriez faire ?… Pardon ! voilà que je pleure pour rien !

Elle essaya de sourire dans les larmes qu’elle essuyait hâtivement, puis elle prononça avec une sourde énergie :

— Oh ! n’est-ce pas que je suis sotte de laisser voir ainsi ma faiblesse devant la lutte qui s’annonce ?

— Vous êtes femme, mademoiselle, et ces pleurs ou cette faiblesse vous vont bien, sourit le jeune homme.

— J’espère bien que vous ne vous moquez pas de moi ?

— Nullement, je vous estime trop. D’ailleurs je ne me moque jamais des gens, sachant qu’on pourrait se moquer de moi davantage. Mais je réfléchis…

Il se tut. Philomène le regarda avec surprise et attendit qu’il s’expliquât. Elle parut caresser l’espoir que ce jeune homme allait lui donner le moyen d’écarter les chaînes qu’elle redoutait. Oui, Saint-Alvère les yeux perdus dans l’obscurité de la nuit, méditait.

Après un assez long silence, il demanda :

— Mademoiselle, avez-vous un acte ou un extrait de votre naissance ?

— Je n’ai jamais rien possédé de semblable, répondit la jeune fille avec une surprise croissante.

Lui, grave comme un juge qui interroge, demanda encore :

— Avez-vous connu votre père et votre mère ?

— J’ai de mes parents à peine de vagues réminiscences, j’étais si jeune lorsqu’ils sont morts et lorsque mon oncle m’a adoptée.

— Ah ! votre oncle vous a adoptée ?

— Et je suis bien obligée de dire qu’il a été pour moi aussi bon qu’un père, sauf…

— Lorsqu’il a médité ce projet de mariage ? compléta le jeune homme.

— Hélas ! soupira la jeune fille en frissonnant.

— Vous le redoutez donc beaucoup ce mariage ?

— Il n’est pas de catastrophe qui me causerait plus de peur ! Ah ! songez-y, monsieur, donner ma personne, mon cœur, presque mon âme à un homme que je n’estime même pas, et lui donner tout cela pour la vie ! Tenez ! parfois j’invoque le ciel de m’envoyer la mort ! Je demande à Dieu de me faire mourir plutôt !

— Oui, je vous plains, je vous plains, mademoiselle, répéta Saint-Alvère. Mais écoutez : d’abord je dois vous dire que je ne suis rien pour vous, qu’un étranger qui, demain ou après-demain, sera parti pour la France ou pour les Indes, je ne sais. Seulement, je me rappelle que cet étranger a été reçu par vous avec la plus agréable courtoisie, et je ne peux pas oublier cela. Aussi je me reconnais endetté de gratitude envers vous, et avant de partir je veux payer cette dette. Mademoiselle, je tenterai de vous arracher à Monsieur d’Auterive !

— Ah ! Monsieur, si vous réussissez cette entreprise, je vous devrai plus que ma vie !

— Je ne vous demanderai rien en retour, parce que ma dette de reconnaissance sera à peine acquittée. Il se trouve que j’ai un devoir grave à accomplir, et tout en remplissant ce devoir, j’essayerai de vous tirer d’affaires. Mais je ne vous dis pas d’espérer outre mesure, mais seulement d’avoir confiance. Toutefois, que rien ne vous empêche de travailler de votre côté à faire abandonner à votre oncle le projet qu’il a bâti.

— Oui, oui, je vais tout essayer avec mon oncle ce soir-même, à notre retour du bal.

— C’est entendu, mademoiselle, sourit Saint-Alvère. À présent que les affaires sérieuses sont réglées, que dites-vous si nous prenions un moment de récréation ? Entendez cette musique entraînante ! Voulez-vous prendre mon bras pour faire un pas de danse ? D’ailleurs il ne faut pas que votre absence se fasse trop remarquer !

— Oui, oui, merci…

Philomène jeta à son compagnon un long regard de reconnaissance et, peut-être, d’amour, et elle se suspendit, heureuse, à son bras.

VI

LA LETTRE ACCUSATRICE


Le marquis de la Jonquière était remonté à sa chambre, épuisé par l’effort qu’il avait fait pour aller saluer ses invités. Il demeura seul avec son valet de chambre qui lui remit alors le pli apporté par Maubèche, disant :

— Si Son Excellence désire prendre connaissance de cette missive.

— Au fait, sourit maladivement le Gouverneur, j’avais oublié.

Il était à demi couché sur une chaise-longue devant le feu de la cheminée qui flambait comme en janvier, bien que la température fût ce soir-là plutôt tiède. Mais le vieillard avait toujours froid, et il rudoyait les domestiques, s’ils oubliaient de faire du feu dans la cheminée.

Il prit le pli scellé de cire noire et l’examina curieusement. Il n’y avait dessus nulle suscription.

— Apportez, mon ami, ce candélabre ! commanda-t-il au valet de chambre.

Celui-ci prit sur une table un candélabre à cinq bougies et l’approcha du vieillard. Puis il leva le candélabre de façon que la lumière tombât sur le message.

Le marquis déchira l’enveloppe et en tira la lettre suivante :

« Excellence, vous me pardonnerez de vous importuner, alors que votre santé est fort chancelante et que vous avez besoin d’un repos absolu. Mais c’est précisément à cause de votre état de santé qui, suivant les dires de votre médecin, doit inspirer les plus fortes craintes, que je viens solliciter de votre justice un acte de réparation envers un pauvre malheureux, dont, pour le moment, je dois taire le nom. Je serai bref dans l’exposition de ma démarche : il y a près de douze ans passées, un aventurier, dont malheureusement je n’ai pu me procurer les antécédents, dépossédait de tous ses biens un honnête sujet du roi qui se trouvait en Louisiane le possesseur de belles propriétés. L’aventurier s’était présenté avec des parchemins portant les signatures imitées de trois ministres du roi Louis XV, parchemins qui déclaraient les propriétés domaine royal et niaient au propriétaire tous droits de possession. Certes, le domaine était au roi, mais il fallait tenir compte que cet homme, qui était alors le propriétaire et l’occupant, avait pris ces terres alors qu’elles étaient sauvages, incultes, et l’on avait oublié qu’elles étaient en tous droits devenues la propriété de celui qui par ses capitaux et son travail les avait mises en valeur, pourvu que cet occupant en eût au préalable fait la déclaration au Gouverneur de la Louisiane et payé la prime réglementaire. Or, cette déclaration avait été faite en temps et lieu et la prime avait été dûment payée ; mais malheureusement il appert que le Gouverneur avait oublié de faire consigner dans les registres de la colonie telle déclaration et telle prime. Il est vrai que le propriétaire pouvait réclamer auprès du gouverneur et obtenir justice, mais ce gouverneur était mort et celui qui l’avait remplacé ne connaissait rien de l’affaire. Du jour au lendemain le propriétaire se vit donc dépossédé de biens acquis, et il se vit jeté sur le grand chemin avec sa famille. Quelques jours après l’aventurier vendait ce bien mal acquis et venait en la ville de Québec s’établir dans le commerce. Cet homme à présent est très riche et il occupe un rang honorable, tandis que sa victime croupit dans la mendicité. Eh bien ! Excellence, il faut à présent prendre à cet aventurier les biens qu’il a volés, et j’ai compté sur votre esprit de justice pour régler au plus tôt cette affaire, et la régler, si vous le voulez, sans esclandre. Je ne demande pas le châtiment du voleur puisqu’en rendant les biens volés il se trouvera suffisamment puni. Il me reste, Excellence, à vous dévoiler maintenant le nom de l’aventurier : il s’appelait Jacques Marinier. Naturellement, il a changé de nom. Aujourd’hui, il porte le nom bien connu dans la cité et bien respecté de… Monsieur de Verteuil. »

La lettre se terminait là, sans signature.

Le marquis la laissa tomber sur ses genoux et commanda au valet :

— C’est bien, posez le candélabre.

Le valet s’éloigna.

Le marquis renvoya sa tête sur le dossier de la chaise et demeura les yeux fermés et rêveur. Les flammes de la cheminée en se jouant sur la peau parcheminée de son visage, donnaient à celui-ci une lividité cadavérique. Et le marquis demeurait si immobile, si rigide, qu’on l’aurait cru trépassé.

Après un long moment de méditation, il appela son domestique et lui dit :

— Allez portez à mon neveu que je le mande à l’instant !

Le valet s’inclina et sortit sans bruit.

M. de la Jonquière se replongea dans sa rêverie. De temps en temps ses doigts maigres et décharnés froissaient fébrilement le papier, et ses lèvres remuaient sans qu’il en sortit un son quelconque.

Quel effet moral avait pu produire sur ce financier retors la lecture de cette lettre ? On lui demandait de réparer un acte de malhonnêteté commis par un autre. On le sommait presque de faire rendre gorge, Mais est-ce qu’à lui-même on aurait pu adresser la même sommation, non de faire rendre gorge, mais de rendre gorge ? N’y avait-il pas de par le monde quelque miséreux qui souffrait à cause de lui ? Certes, le marquis de la Jonquière était trop homme d’honneur pour avoir dépouillé son prochain par tels procédés comme en avait usé ce Verteuil, ou plutôt Jacques Marinier. Mais le marquis n’avait-il pas dépossédé de pauvres débiteurs qui ne lui demandaient qu’un peu plus de temps pour s’acquitter de leurs dettes ? N’avait-il pas été dur et impitoyable en certains cas ? Et n’en éprouvait-il pas, à la veille de rendre ses comptes à son Créateur, quelques remords ? Ne sentait-il pas le besoin de réparer des torts ? Et si, de fait, sa conscience lui commandait telle réparation pour lui-même, pouvait-il nier la réparation due par un autre ? N’était-il pas juste que l’homme dépouillé malhonnêtement de ses biens fût réinstallé dans ces mêmes biens ? Et n’était-il pas juste encore que l’autre, l’escroc, l’aventurier, fût châtié ?…

Que pensait au juste le marquis de la Jonquière ? Pensait-il, comme tant d’autres, qu’en ces pays de jeune colonisation, où la justice et la morale n’étaient encore que superficielles, la fortune devait aller au plus fort, au plus malin, au plus habile, même si l’habileté portait un vernis d’escroquerie ? S’il était réellement de cet avis, et si, d’un autre côté, pressé par la vision de la mort prochaine, il était tenté de faire rendre justice à qui de droit, comment, allait-il concilier deux opinions contraires ? Certes, il voyait devant lui une tâche délicate, et peut-être même épineuse. D’autant plus délicate que M. de Verteuil était un ami, qu’il était reconnu comme un homme honorable et qu’il avait beaucoup d’amis. Plus que ça : son neveu… oui le neveu du marquis de la Jonquière, M. le Lieutenant de Police Gaston d’Auterive venait d’être fiancé à la nièce du riche et honoré commerçant ! Dévoiler l’escroquerie de Verteuil… quel scandale ! Était-ce possible ? Le marquis frissonna. Pour la première fois en sa vie le devoir le plus implacable se présentait, qu’allait-il faire ? Reculer ?… Il y songea. Il y songea en se disant que cette lettre dénonciatrice pouvait être l’œuvre d’un jaloux ou d’un envieux. Si c’était l’œuvre d’un rival à Gaston d’Auterive ? À moins que ce ne fût un ennemi de Verteuil ? Alors cette lettre pouvait n’être qu’un tissu de mensonges et de calomnies ! Oui, mais, le marquis sentait qu’il se dégageait de ce parchemin une vérité indéniable. Mais, après tout, si cette lettre était fausse, s’il y avait là seulement calomnie, il serait facile à Verteuil de nier et de prouver clair comme le jour la fausseté de l’affirmation !…

Le vieillard en était là de ses réflexions, lorsque parut le Lieutenant de Police.

— Approchez, Gaston, et voyez pourquoi je vous ai fait mander.

D’une main tremblante il tendait à son neveu la lettre anonyme.

Le Lieutenant de Police prit la lettre et s’approcha du candélabre pour la lire.

La vue du nom de Verteuil parut le glacer, et il devint très pâle.

Il retourna près de son oncle dont la respiration semblait plus difficile. Le vieillard demeurait la tête renversée sur le dossier de la chaise et les yeux fermés.

— D’où vient cette lettre ? interrogea le jeune homme d’une voix ?

— Est-ce que je sais ? murmura le marquis sans ouvrir les yeux. Elle est anonyme… elle n’a pas même une signature. Mais je me rappelle qu’elle m’a été apportée tout à l’heure par une sorte de nain grotesque qui m’a déclaré venir de la part de son maître.

— Ah ! fit le Lieutenant de Police avec un soupir d’espoir. Si cette lettre avait un messager que vous avez pu voir et que vous pouvez reconnaître, l’anonymat est moins ténébreux. Une sorte de nain grotesque, avez-vous dit ?

— Oui, un nain avec un crâne énorme, des yeux à fleur de tête, des oreilles très larges, un nez camard, une bouche ou plutôt une gueule mal fendue et mal tordue, et avec un petit corps bossu emmanché de bras et de mains d’une longueur et d’une grandeur démesurées, et le tout perché sur des jambes fines et fortes…

— Était-ce un valentin ?

— Ou un pitre ? Que sais-je !

— Ou un suppôt de satan ?

— Il m’a fait presque peur !

— J’ai vu cet être infernal à deux ou trois reprises.

— Tu le connais donc ? demanda le marquis en se soulevant sur les bras de son fauteuil et en regardant cette fois le Lieutenant de Police.


Elle sortit sans bruit, vive et légère

— Non, je dis que je l’ai rencontré déjà. Avait-il une besace ?

— Il avait sa bosse…

— Je crois que c’est un mendiant.

— Un mendiant ? Un mendiant qui se dit le serviteur d’un maître ? fit le marquis avec surprise.

— Au fait, reprit Gaston d’Auterive pensif, il a dit qu’il venait au nom de son maître ?

— Oui, tu vois bien qu’il ne peut être mendiant.

— Pourtant je suis certain que je l’ai déjà vu avec la besace au dos !

— Tu t’es trompé, Gaston, ricana sourdement le vieillard, c’était sa bosse !

— N’importe ! je saurai qui est ce nain et de qui il est le serviteur !

— Il est peut-être serviteur mendiant d’un maître mendiant !

— Je le saurai, vous dis-je, répliqua le Lieutenant de Police sur un ton résolu.

— Bien. Mais il importe aussi de savoir ce que nous allons faire de cette lettre.

— La déchirer, pardieu !

— Hein ! la déchirer ? s’écria le marquis en se soulevant davantage. Es-tu fou, Gaston ?

— Non, mon oncle. Mais vous n’allez pas accepter comme argent sonnant cette accusation ?

Le Marquis de la Jonquière n’aimait pas être contrarié. Il se fâcha un peu. Est-ce que maintenant, parce qu’il était tout vieux, cassé et impotent, on allait lui dicter des ordres ? Est-ce que ce blanc-bec, parce qu’il se trouvait être son neveu, allait dorénavant lui signifier ce qu’il devait faire, dire ou penser ? Il s’insurgea.

— Mon neveu, prononça-t-il froidement, cette lettre accuse formellement. Il est vrai que l’homme qu’elle accuse…

— Est mon futur beau-père, Excellence… gronda le Lieutenant de Police. Prenez garde au scandale !

Le vieillard frémit de colère.

— Hé ! que m’importe ! s’écria-t-il ; si la lettre ment, Verteuil prouvera son innocence, voilà tout !

— Quoi ! avez-vous décidé de l’arrêter ? demanda Gaston d’Auterive en frissonnant.

— L’arrêter ? Oui, mais pas moi, ricana le marquis. Mais le faire arrêter !

— Et par qui, s’il vous plaît ?

— Corbleu ! par mon Lieutenant de Police !

— Je refuse ! proféra-t-il rudement.

— Tu refuses ? Bien, je te destitue.

En même temps que ces paroles le Marquis de la Jonquière lança un regard terrible à son neveu et se laissa retomber sur le dossier de sa chaise-longue.

— Mon oncle… que dites-vous ? s’écria le jeune homme avec désespoir.

— Je dis que je te démets de tes fonctions. Que veux-tu que j’y fasse ? je veux mourir en paix. Depuis un instant, cette lettre et ce qu’elle contient pèsent terriblement sur mon esprit. On me demande une réparation, on me crie justice : je veux donc réparer et rendre justice ! Voyons : que décides-tu ?

— C’est bien, murmura le Lieutenant de Police, j’arrêterai Verteuil.

Le marquis sourit imperceptiblement et reprit :

— Mais pas ce soir… demain seulement. Verteuil est ici, dans mon château, et je ne veux pas troubler la joie de nos invités. Va, Gaston…

Il fit un geste pour congédier le jeune homme.

Celui-ci s’inclina et voulut se retirer. Mais de suite le marquis le retint.

— Attends, Gaston… Voyons ! arrêter Verteuil comme ça, de suite, sur une accusation anonyme… Je veux bien rendre justice, mais il importe un peu de voir clair. Tiens ! Gaston, j’ai une idée, et il n’en tiendra qu’à toi qu’il n’y ait aucun scandale pour le moment, aucune arrestation et que ton mariage ne soit pas manqué !

— Je vous écoute, mon oncle, sourit le jeune homme.

— Que Monsieur de Verteuil, par exemple, parte en voyage, pendant que nous conduirons une petite enquête pour découvrir l’auteur de cette lettre, connaître la personne qui se plaint d’avoir été dépossédée de ses biens, et savoir quelque chose sur le compte de ce Jacques Marinier. Il faudra du temps, parce qu’il importera de faire faire en France des recherches relatives à l’existence de ce Marinier et sur ses antécédents. Donc, que M. de Verteuil aille faire un voyage là où il voudra… Tu me comprends, Gaston ?

— Oui, mon oncle, je vous comprends, merci !

— Va donc, à présent rejoindre tes amis. Profite de ta jeunesse… ah ! comme c’est court le temps de la jeunesse ! C’est au moment où l’on touche à la tombe qu’on en saisit mieux la rapide passée ! Va, mon neveu, va, et qu’on me laisse finir ma nuit tranquille !

— Ah ! ça, mon oncle, protesta tendrement le jeune homme, vous allez, je compte bien, vous asseoir à la table du festin ?

— Moi… au festin ? Ah ! mon Dieu, non… je suis si fatigué déjà !

— Quand ce ne serait que pour vider une coupe de vin ?…

— Oui, cela se peut… Va, va, je veux reposer !

La voix du vieillard semblait défaillir de moment en moment !

Le Lieutenant de Police s’inclina de nouveau et se retira. Mais il se retirait avec un grand trouble dans l’esprit. Il était tourmenté par la pensée que lui, le gentilhomme, allait ou pouvait devenir le gendre d’un coquin ou d’un imposteur. C’était déjà assez qu’il mésalliât ses armoiries de vicomte en épousant une orpheline portant un nom quelconque, un nom, il est vrai, qui touchait presque à la noblesse, sans se glisser si bas jusqu’à donner son nom à une jeune fille peut-être issue de la plus basse roture, même s’il ne devait pas tenir cette jeune fille responsable de sa naissance. Et pourtant Gaston d’Auterive pouvait descendre jusqu’à ce bas-fonds pourvu qu’il fût assuré d’en remonter avec une fortune. Le trouble du jeune homme venait bien plus de la perte éventuelle de cette fortune qu’il avait entrevue, que de l’impossibilité qui pourrait naître pour lui d’épouser Mlle de Verteuil : cette impossibilité se produirait certainement si le commerçant était tout à coup reconnu comme un voleur de bas étage. Si M. de Verteuil, à la vérité, se trouvait être Jacques Marinier, aventurier et escroc, et que la société fût informée de cette imposture, Gaston d’Auterive ne pourrait plus prendre pour femme Philomène, tout innocente et vertueuse qu’elle fut, c’eût été faire rejaillir le déshonneur sur le nom qu’il portait et sur sa famille. Alors, adieu les cent mille écus escomptés pour ses plaisirs ! Et cet adieu lui apparaissait d’autant plus intolérable qu’il n’était pas sûr, comme il s’en était vanté, d’hériter de son oncle une partie de sa fortune. Il était prévenu contre le Marquis de la Jonquière dont il connaissait l’avarice, il pensait avec raison que les avares ne sont pas portés à la générosité envers leurs parents. Il avait eu connaissance que des avares avaient trépassé en laissant leurs biens à des étrangers au lieu de les laisser à leurs parents : c’est une des fantaisies de l’avarice. Le Marquis de la Jonquière pourrait bien se donner la joie d’une pareille fantaisie et, alors, le jeune Gaston d’Auterive se trouverait sans sou ni maille. Il importait donc, grâce à son nom, de rechercher un magot par le mariage. Oui, mais ce mariage devait être tout au moins convenable. Alors, que faire ? Le vieux marquis avait dit avec un sourire ambigu, il est vrai : « …que ton mariage ne soit pas manqué !… Que Verteuil parte en voyage !… » Oui, Gaston d’Auterive trouvait là un joint fort possible ; il n’avait qu’à épouser Philomène, prendre possession, par le fait, des cent mille écus de Verteuil, et envoyer celui-ci en voyage. Si plus tard le commerçant était véritablement un imposteur et un voleur, alors il serait toujours temps de faire en sorte que l’imposteur disparût sans laisser de trace et sans que son imposture et ses escroqueries fussent connues du public. Tout serait sauvé, fortune et honneur !

Mais tout cela n’était que conjectures plus ou moins réalisables dans l’esprit du Lieutenant de Police, et il commençait à ressentir la peur de l’insuccès. Il redoutait d’entendre à tout instant, avant même qu’il eût joué ses cartes, un coup de tonnerre qui renverserait ses espérances. Car si vraiment Verteuil était un vil escroc jadis connu sous le nom de Jacques Marinier, c’est donc qu’il était des personnes qui le connaissaient, qui le guettaient et qui étaient peut-être toutes prêtes à mettre le feu aux poudres. Qui assurait le Lieutenant de Police, en outre, qu’il n’était pas lui-même pris à son insu dans le même filet tendu pour prendre Verteuil ?

— À moins, se dit tout à coup le jeune homme, que cette accusation ne soit qu’une absurde calomnie inventée par un rival pour m’ôter de son chemin ?

Il sourit…

Cette pensée apaisa son esprit : il fut sur le point de croire à la jalousie d’un rival malheureux qui, par une lettre pleine de calomnies adressée à son oncle le Marquis de la Jonquière, croyait s’ouvrir un chemin facile à la conquête d’une jeune fille dotée de cent mille écus ! Et ce rival, qui pouvait-il être ?

Ah ! Gaston d’Auterive le connaissait ce rival : c’était ce jeune homme, cet étranger sans fortune et portant un nom quelconque… M. de Saint-Alvère !

Oh ! rugit en lui-même le Lieutenant de Police, si c’était ce Saint-Alvère qui a écrit cette lettre ? Ah ! j’ai l’intuition que c’est lui… Je me rappelle trop ses assiduités auprès de Philomène ! Mais je me rappelle aussi que M. de Verteuil lui a marqué une certaine froideur qui a dû le froisser, et il se venge en le calomniant ! Il faudra que je fasse surveiller cet homme ! Pourquoi ne l’ai-je pas fait surveiller plus tôt ?… N’importe ! mieux tard que jamais !

À cet instant Gaston d’Auterive sentit une haine violente lui serrer le cœur contre Saint-Alvère, et cette haine semblait grandir à mesure qu’il se récapitulait les six derniers mois durant lesquels Saint-Alvère s’était trouvé sur son chemin. Il se souvenait trop bien des accueils presque familiers que lui faisait Philomène à ce jeune homme d’origine douteuse et inconnue. Est-ce que Philomène aimait ce Saint-Alvère ? Est-ce à cause de cet amour que la jeune fille semblait avoir horreur du mariage projeté entre elle et le Lieutenant de Police ? Oh ! si cela était, il importerait de faire disparaître le fâcheux au plus tôt !

Gaston d’Auterive demeura pâle et frémissant devant le couple qui venait de s’arrêter. Philomène avait de suite perdu une partie de son sourire sous les regards farouches du Lieutenant de Police. Quant à Saint-Alvère, il esquissa un sourire narquois, s’inclina galamment et dit :

— Mademoiselle, je vous remercie pour l’honneur et le plaisir que vous m’avez accordés ; à présent je crois que Monsieur d’Auterive désire me remplacer auprès de vous !

Il échangea un coup d’œil d’intelligence avec la jeune fille, jeta un regard défiant au Lieutenant de Police, s’inclina de nouveau avec une grâce parfaite devant Philomène et s’éloigna pour aller se perdre parmi les groupes des invités. Mais Saint-Alvère se garda bien de perdre du regard le Lieutenant de Police : il le vit offrir son bras à Philomène qui l’accepta avec répugnance et gagner le deuxième salon. Il se mit à les suivre en se dissimulant le mieux possible, et il pensait en même temps :

— Il n’y a pas de doute que Monsieur le Lieutenant de Police vient d’avoir une entrevue avec son oncle ; il faut à présent savoir comment les choses vont aller !

Il pénétra dans le deuxième salon peu après Philomène et d’Auterive, et il vit le couple s’arrêter sur le seuil d’une petite salle, à l’extrémité du salon. Le Lieutenant de Police parut dire quelques mots à la jeune fille, puis tous deux se dirigèrent vers un groupe de jeunes gentilhommes et de jeunes filles causant et riant bruyamment. Ces jeunes gens parurent recevoir avec grand plaisir Philomène et son compagnon. Mais, de suite, celui-ci s’inclinait, abandonnait la jeune fille au groupe joyeux et lui-même se dirigeait vers une table autour de laquelle plusieurs personnages jouaient à l’argent.

Saint-Alvère gagna rapidement la salle, et il remarqua qu’il y avait là plusieurs tables de jeu, mais il remarqua surtout la table près de laquelle venait de s’arrêter le Lieutenant de Police, car à cette table jouait M. de Verteuil.

La salle était pleine de monde : ceux qui ne jouaient pas s’entretenaient deux à deux, trois à trois ou par groupes plus nombreux. Les uns étaient assis sur des fauteuils, des divans, des canapés ; d’autres demeuraient debout dans les embrasures des croisées. D’autres encore entouraient les tables de jeu et suivaient la partie avec curiosité et intérêt.

Il fut donc facile à Saint-Alvère de s’introduire dans la salle sans que sa présence fût remarqué ni de Philomène, ni de d’Auterive, ni de Verteuil. Il vit derrière M. de Verteuil le Lieutenant de Police et à deux pas un domestique immobile et indifférent en apparence à tout ce qui se passait sous ses yeux. Mais il vit aussi Gaston d’Auterive se pencher à l’oreille du commerçant et lui dire rapidement quelques paroles mystérieuses. Il vit le commerçant tressaillir, jeter un regard surpris et inquiet au Lieutenant de Police et pâlir et se troubler. Mais ce ne fut qu’un nuage qui passe vite, poussé par un grand vent, de suite Verteuil retrouvait son calme et rapidement à son tour il disait quelques mots à d’Auterive. Celui-ci se redressa, sourit avec assurance pour répondre à un sourire assuré du commerçant, et s’éloigna tranquillement pour aller rejoindre Philomène. L’instant d’après, Saint-Alvère les voyait s’éloigner tous deux et disparaître dans le deuxième salon.

— Allons, se dit-il, il faut que je sache ce que se sont dit ces deux coquins. Voilà un domestique qui pourra me renseigner, si je ne me trompe.

Il alla s’arrêter derrière le domestique, fit semblant de rien, glissa subrepticement une poignée de louis d’or dans la main du valet et dit à voix basse :

— Suis-moi, mon garçon, j’ai un service à te demander !

Il attira à l’écart le serviteur qui, quoique surpris, empochait philosophiquement la poignée de louis.

Verteuil, à cet instant, vidait une large coupe de vin et se remettait au jeu plus fiévreusement, de sorte qu’il ne se préoccupait nullement de ce qui pouvait se passer à ses côtés et encore moins derrière lui.

— Mon ami, dit Saint-Alvère au domestique, veux-tu me rapporter les paroles que se sont murmurées ces deux hommes tout à l’heure…

— Monsieur le Lieutenant de Police et ce…

— Et ce monsieur, oui, mon ami. Car tu les as vus se parler, et tu as dû entendre, puisque tu te trouvais si près ?

— Ils se sont parlé bien bas, monsieur, murmura le domestique.

— Oui, mais tu n’as pu manquer de saisir quelques mots, si bas qu’ils aient parlé ; car il a bien fallu qu’ils parlent assez haut pour s’entendre et se comprendre, eux.

— Mais pas assez haut, pourtant, monsieur…

— Bah ! sourit Saint-Alvère, tu ne me feras pas accroire qu’un mot ou deux…

— Si j’ai entendu, sourit le valet à son tour, c’est bien tout au plus un mot ou deux.

— Et peut-être trois, mon ami ?

— Je vous assure que les discours des autres ne m’intéressent guère.

— Tu as tort, mon ami, il est toujours intéressant de savoir ce que les autres disent, surtout quand ils se le disent à l’oreille et en grand mystère.

Le valet regarda ce jeune inconnu avec un grand étonnement, et même avec une certaine crainte : car les yeux froids et perçants du jeune homme semblaient pénétrer en lui et fouiller ses plus secrètes pensées.

Saint-Alvère reprit :

— Tu connais ce monsieur ?

Il indiquait Verteuil très accaparé par l’intérêt du jeu.

— Non, monsieur, il m’est inconnu.

— Mais tu connais le Lieutenant de Police ?

— Parbleu !

— Il est peut-être ton protecteur ?

— Monsieur le Lieutenant de Police, mon protecteur ? Ah ! vous en êtes loin, se mit à rire le valet avec sarcasme. Si ce n’était de Monsieur le Marquis, son oncle, il n’est pas un domestique qui resterait dans cette maison vingt-quatre heures.

— Il est donc difficile sur le service ?

— Il n’est jamais content. Hier encore il menaçait de me faire jeter à la porte.

— Pourquoi ?

— Allez le lui demander, monsieur, sauf votre respect !

— C’est-à-dire que tu ne le sais pas toi-même ? sourit encore Saint-Alvère. Bon, je te comprends. Tout de même, tu ne me dis pas encore ce que tu as entendu entre ces deux personnages ?

— Je vous l’ai dit, un mot ou deux, autant dire rien.

— Dis, toujours !

— Si ça peut vous intéresser ?

— Je t’affirme que ça m’intéresse !

— Eh bien ! pour vous faire plaisir, parmi les paroles prononcées par Monsieur le Lieutenant de Police, j’ai compris : « ce soir… mon oncle… demain… »

— C’est tout ?

— Oui. Vous voyez que c’est peu de chose.

— Ça ne veut rien dire, en effet, sourit dédaigneusement Saint-Alvère. Mais lui, ce monsieur… n’a-t-il pas parlé ?

— Oui, mais peu de chose aussi : « précautions… demain… parti… »

— Six ou sept mots en tout, fit plus dédaigneusement Saint-Alvère, huit au plus et qui ne veulent rien dire. Tant pis ! j’en suis pour mon argent. N’importe ! merci, mon ami. Tout de même je veux te donner un conseil : une autre fois, tâche de mieux entendre, cela pourra te valoir une autre poignée de pièces d’or !

Et Saint-Alvère s’en alla en se disant :

— Ce que j’avais redouté arrive. Le Lieutenant de Police, après son entrevue avec son oncle, est venu dire à Verteuil ceci :

— « Mon oncle m’a communiqué ce soir une lettre anonyme qui vous accuse d’escroquerie et d’imposture. Mais je sais que cette lettre est une arme de vengeance ou de jalousie. Tout de même, j’ai reçu ordre de vous arrêter demain. Je vous engage donc à partir dès demain en attendant que cette affaire soit oubliée. »

Et M. de Verteuil a répondu, après avoir ressaisi son calme qui lui avait échappé sur le coup :

— « C’est bien, je prendrai mes précautions, et demain, au plus tard, je serai parti ! »

— Oui, reprit le jeune homme avec un sourire amer, voilà donc ce qui a été convenu entre les deux hommes. Donc, l’affaire est ratée ! Tout sera à recommencer, et, cette fois, sans succès peut-être ! Eh bien ! non, l’affaire n’est pas ratée, elle ne le sera pas : et puisqu’il faut jouer le tout pour le tout, jouons avec audace !

Saint-Alvère traversa le deuxième salon et gagna le vestibule. Du regard il chercha Gaston d’Auterive et Philomène, il ne les vit pas. Il jeta un œil vers une haute pendule : il était dix heures et demie.

— Je n’ai pas de temps à perdre… se dit-il.

Il se dirigea vers le grand escalier et, tranquillement tout comme un homme qui se sent chez lui, il monta au premier étage, de sorte que ceux qui le virent monter ainsi le prirent pour un familier du marquis et ne marquèrent nul étonnement.

Arrivé sur le palier du premier étage, Saint-Alvère se trouva dans un vestibule tout aussi grand que celui du rez-de-chaussée, mais plus richement et luxueusement meublé et décoré. Deux torchères seulement éclairaient vaguement l’endroit. Le vestibule était désert ; mais à l’extrémité Saint-Alvère entendit les voix de plusieurs femmes qui s’entretenaient gaiement dans un petit salon. Le jeune homme s’arrêta un instant pour prêter l’oreille et jeter un regard indifférent sur des tableaux d’un grand prix et des statues de bronze représentant les grands rois de France. Puis il regarda autour de lui et, à sa gauche, il vit un corridor désert et sombre ; il s’y engagea résolument. Il passa devant plusieurs portes hermétiquement closes et arriva au bout du corridor devant une croisée ouverte. À sa droite, descendait un escalier de service, étroit et noir. Saint-Alvère y plongea un œil perçant, car bien qu’il sût les serviteurs très occupés à ce moment et qu’il ne redoutât nullement d’être surpris, il était prudent. Par cet escalier voyageait la valetaille, et il voulut s’assurer qu’il ne s’en trouvait pas un en train ou de monter ou de descendre. Non, l’escalier était tout à fait désert.

Alors Saint-Alvère se pencha hors de la croisée. La nuit était étoilée, calme et fraîche. En bas, se trouvait un petit jardin d’où montaient des senteurs exquises de lilas et de géraniums, mais où l’obscurité était plus profonde à cause des arbres au feuillage naissant. Le jardin était fermé par un mur haut de dix ou douze pieds, et ce mur le séparait de la grande Place d’Armes du Fort Saint-Louis. Saint-Alvère crut deviner les silhouettes diffuses de quelques sentinelles montant la garde. À gauche, par-dessus les murs des fortifications et comme à une grande profondeur oscillait doucement la nappe des eaux du Saint-Laurent réflétant la voûte étoilée du firmament.

Saint-Alvère se pencha encore, plaça une main au-dessus de sa bouche, comme pour en empêcher les sons d’arriver aux oreilles des sentinelles dans la Place du Fort, et appela à mi-voix :

— Maubèche !

Du jardin monta la voix du nain :

— Présent, maître !

— Attention donc, Maubèche, je lance le câble !

Le jeune homme entr’ouvrit sa redingote, souleva sa veste et se mit en train de dérouler une forte corde autour de ses reins. Puis il laissa descendre une extrémité du câble et attacha l’autre extrémité solidement à un crochet scellé à l’appui de la fenêtre, crochet dont on se servait pour tenir les volets fermés.

Cela fait, le jeune homme se pencha de nouveau et demanda :

— Est-ce prêt, Maubèche ?

— Oui, maître, tirez à vous !

Le jeune homme se mit à tirer la corde. Au bout d’une minute il tenait un paquet composé d’une large mante noire dans laquelle étaient enroulés un grand chapeau de feutre noir, une besace et une rapière. Le jeune homme défit le paquet et déjà il allait jeter le manteau sur ses épaules, lorsque subitement l’escalier de service s’éclaira en bas.

Le jeune homme plongea de nouveau un regard ardent dans l’escalier et il tressaillit : un domestique en livrée rouge et jaune, muni d’un bougeoir, montait.

Saint-Alvère se jeta vivement dans l’angle obscur du corridor, saisit un poignard et attendit, se disant :

— Allons ! tant pis pour lui !… L’imbécile n’avait qu’à rester là d’où il vient !

Le domestique montait lentement, et l’on eût juré qu’il étouffait à dessein le bruit de ses pas.

Il arriva à la hauteur du palier et la flamme du bougeoir, quoique vacillante, éclaira Saint-Alvère. Celui-ci fit un bond, la main armée de son poignard…

Le domestique venait de s’arrêter, surpris, effrayé. Son bougeoir trembla dans sa main et lui-même faillit tomber à la renverse dans l’escalier. Il demeura là béant, comme changé en pierre.

Saint-Alvère n’avait pas frappé… Il avait abaissé son bras et s’était reculé, non moins stupéfié que le domestique. Puis il prononça dans un murmure, mais dans un murmure qui faillit se changer en un cri de stupeur :

— Le père Turin !…

Le domestique ouvrit des yeux démesurés… ses paupières papillotèrent fébrilement, son bougeoir trembla encore, et de ses lèvres tremblantes il laissa tomber ce nom :

— Monsieur Philippe…

Saint-Alvère se resaisit aussitôt.

— Ah ! ça, père Turin, demanda-t-il, par quel hasard vous trouvé-je ici et sous cette livrée de domestique ?

Le père Turin sourit et répliqua :

— Monsieur Philippe, ne puis-je vous poser la même question ?

— Certes ! Mais dans cette maison, moi, je suis connu ; on m’appelle Monsieur de Saint-Alvère et, par conséquent, j’appartiens à ce monde qui la fréquente.

— Et moi, Monsieur Philippe, riposta le père Turin, ayant appris qu’on manquait de serviteurs pour cette grande fête, je me suis fait embaucher ; et, comme vous le voyez, j’appartiens à ce monde de la domesticité.

Le jeune homme se rapprocha du mendiant déguisé en valet, et, la physionomie grave, la voix basse et tremblante, il murmura :

— Et vous pourriez être de ce monde de la bourgeoisie qui voisine avec la noblesse en bas dans les salons du rez-de-chaussée ?

Le mendiant tressaillit.

— Quoi vous fait penser ainsi ? demanda-t-il.

En même temps il lançait un regard soupçonneux à Saint-Alvère, ou, si l’on aime mieux, à Philippe Vautrin. Celui-ci comprit qu’il venait d’éveiller la méfiance dans l’esprit du père Turin. Il répondit :

— Père Turin, regardez-moi bien en face : ai-je l’air d’un homme qui ne mérite pas la confiance d’un autre homme ?

— Je vous demande pardon, Monsieur Philippe… Mais vous devez comprendre mon étonnement…

— Oui, comme vous devez comprendre le mien ! Je ne m’attendais pas à vous voir ici cette nuit plus que vous ne vous attendiez à m’y trouver. Aussi, je devine que vous n’êtes pas dans cette maison uniquement pour faire métier de domestique.

— Uniquement, Monsieur, je vous assure, fit le père Turin en se troublant.

Philippe Vautrin — nous lui rendrons son nom — se mit à rire.

— Je ne vous crois pas, père Turin, je ne vous crois pas, parce que, ici, dans cette maison, se trouve un homme qui s’appelle Monsieur de Verteuil, mais qui autrefois s’est appelé Jacques Marinier, et parce que autrefois aussi vous vous êtes appelé, vous, Pierre Nolet !

Le père Turin chancela. Il posa une main lourde sur l’épaule de Vautrin et demanda sourdement :

— Comment savez-vous et qui êtes-vous ?

— Il serait trop long, répondit le jeune homme, pour vous donner ici toutes les explications nécessaires. Qu’il vous suffise de savoir que je suis venu ici pour accomplir la même mission que vous !

— La même mission ?

— Ou que nous travaillons tous deux pour atteindre le même but !

— Expliquez-vous !

— Vous voulez tenter de vous faire rendre par le gouverneur les biens qui vous furent volés par Jacques Marinier ?

Le mendiant regardait le jeune homme avec une surprise croissante.

— Or, comme moi, poursuivit Philippe Vautrin, vous avez découvert que Jacques Marinier est à Québec, qu’il y porte un nom honoré…

— Et volé ! gronda le père Turin.

— Et qu’il y jouit d’une belle fortune…

— Volée aussi ! gronda plus sourdement le mendiant.

— Que vous voulez vous faire rendre, acheva le jeune homme. Mais vous oubliez qu’il n’est pas facile de faire rendre cette fortune, parce que Jacques Marinier vit parmi les puissants du jour et qu’il possède de hauts appuis dans la bourgeoisie et dans la noblesse…

— Oui, mais j’ai là des documents, des preuves…

Le mendiant frappait sa poitrine.

Vautrin tressaillit.

— Quelles preuves avez-vous ? demanda-t-il.

— Que Jacques Marinier est un ancien condamné à la potence à laquelle il a échappé par miracle, c’est-à-dire par la protection du diable, et que le roi de France a mis sa tête à prix. J’ai aussi là des documents signés par Monsieur de Maurepas qui exigent de Monsieur le Gouverneur de faire enquête sur mes revendications et de me faire rendre mes biens ! Est-ce suffisant, Monsieur Philippe ?

— Ah ! vous possédez tout cela ? Eh bien tant mieux, tout cela m’aidera à vous faire rendre vos biens, car, je vous le répète, je m’occupe de la même affaire, car j’ai déjà commencé cette œuvre que vous venez, vous pour commencer.

— Mais pourquoi vous occupez-vous de mes affaires ? Mais qui êtes-vous, encore une fois ?

— Ne vous suffit-il pas pour le moment de savoir que je suis votre ami ? Plus tard, vous connaîtrez tout le secret. Le temps presse, car dans la minute j’aurai avec Monsieur de la Jonquière une entrevue. Aussi, je pense que ces documents que vous avez me seraient très utiles, voulez-vous me les confier ?

Le mendiant hésita.

— Pierre Nolet, prononça à voix ardente et basse Philippe Vautrin, écoutez-moi bien : si vous vous présentez à Monsieur de la Jonquière, même muni de ces documents, vous ne serez pas entendu. Il vous prendra ces documents et les fera jeter au feu, après vous avoir fait jeter dehors, s’il ne vous fait pas jeter dans un cachot par son Lieutenant de Police. Car sachez que le Lieutenant de Police et Mlle de Verteuil ont été aujourd’hui fiancés et qu’ils seront mariés après-demain ! Sachez que Monsieur de Verteuil a doté sa nièce de cent mille écus ! Sachez que le Lieutenant de Police n’est pas homme à perdre une belle jeune fille aussi bien dotée ! Et sachez encore que le marquis de la Jonquière saura protéger le bonheur et la fortune de son neveu ! Donc, si vous me comprenez bien, ni M. de Verteuil, ni Monsieur de la Jonquière, ni le Lieutenant de Police ne permettront que vous veniez, vous un mendiant, vous un valet, mettre obstacle à un projet si bien édifié et tout à la veille d’être exécuté. M’entendez-vous, père Turin ? Me comprenez-vous, Pierre Nolet ?

Celui-ci écoutait, étourdi, tremblant.

— Et vous, vous pensez réussir ! balbutia-t-il.

— Moi ? Oui, répondit fermement Philippe Vautrin, parce que je tiens tout ce qu’il faut pour faire surgir la vérité de l’ombre, parce que je suis — prêtez bien l’oreille — un témoin vivant !… Eh bien ! que décidez-vous ? Le temps presse, monsieur, car à tout moment nous pouvons être surpris ici ; et alors cette cause si sacrée, que nous menions chacun de notre côté sans le savoir, pourra échouer.

— C’est bien, j’ai confiance en vous, Monsieur Philippe. Voici les documents…

Il déboutonna rapidement son gilet et en sortit une enveloppe qu’il tendit à Philippe Vautrin. Celui-ci fit disparaître l’enveloppe sous sa veste.

— À présent, dit-il, retournez à votre service, ou mieux quittez le château, car je crains qu’il ne se produise quelque drame terrible. Allez… allez… vous apprendrez bientôt ce qui se sera passé !

— J’obéis, Monsieur Philippe, car j’ai confiance en vous, et je vous remercie.

Le mendiant descendit l’escalier à la hâte et disparut.

Philippe Vautrin endossa le manteau noir, enfonça sur ses yeux le chapeau de feutre noir et ceignit la rapière. Puis, il jeta sur son dos la besace et à pas de loup gagna le vestibule. Il n’y avait là personne. Par l’escalier montait la musique de la danse. On entendait encore le bruit des conversations animées et des éclats de rire. La fête continuait de battre son plein. Vautrin traversa le vestibule et s’engagea dans un corridor faiblement éclairé par une lampe à verre dépoli. Il s’arrêta bientôt devant une porte à laquelle il frappa doucement.

L’instant d’après la porte fut ouverte de l’intérieur, et Philippe Vautrin aperçut devant lui le valet de chambre du gouverneur qui, à la vue de ce mendiant vêtu de noir et armé d’une rapière, recula d’effroi.

Le jeune homme entra et referma vivement la porte.

Le valet jeta cette exclamation :

— Un mendiant… le Mendiant Noir !…

Le marquis de la Jonquière demeurait toujours étendu sur sa chaise-longue, dans la même position qu’au moment où son neveu l’avait quitté. Mais à l’exclamation de son valet de chambre, il souleva sa tête et jeta un regard surpris, mais non effrayé, sur le mendiant noir qui, courbé en deux, ricanant, s’avançait doucement vers lui.

— Hé ! mon ami, cria le marquis non sans une certaine indignation, qui t’a autorisé à venir mendier en mon château ?

Le mendiant venait de s’arrêter à deux pas du vieillard.

— Excellence, je ne viens pas mendier, mais demander justice !

Le gouverneur regarda cet homme avec étonnement.

— Ah ! j’y pense, souffla-t-il ; c’est donc toi qui es l’auteur de cette lettre…

— Que vous a remise un nain à jambes torses ? Oui, Excellence, c’est moi.

— Eh bien ! que voulez-vous ?

— Ce que la lettre vous demandait, Excellence, rien de plus.

— Mais de quel droit vous mêlez-vous à cette affaire ?

— Du droit que m’a donné une personne qui, avant de mourir, a voulu, elle, faire cette réparation et faire cette justice, car cette personne a été témoin du vol accompli par Jacques Marinier.

— Ce sont là, je pense, des histoires qu’il vous faudra prouver.

— J’ai les preuves, Excellence. J’ajoute que la victime de Marinier est près d’ici et qu’elle attend justice, et cette victime se nomme Pierre Nolet.

— En quoi consistent ces preuves que vous possédez ?

— Des documents qui établissent la vérité…

— Avez-vous ces documents ? interrompit le marquis.

— Les voici… Voyez : ils sont signés de la main de Monsieur de Maurepas. Lisez : « Jacques Marinier, ancien repris de justice, condamné à la potence, dont la tête est aujourd’hui mise à prix, parce qu’il a réussi à échapper… »

— Laissez-moi ces documents, interrompit encore le marquis, je les consulterai.

— Non, Excellence, il sera peut-être trop tard. Faites arrêter Marinier, et je vous laisserai ensuite ces documents !

— Comment ! s’écria le gouverneur avec colère, vous me donnez des ordres, je pense ?

— Oui, Excellence, bien qu’à la vérité je déplore une telle privauté. Mais il est des gens qui souffrent par la faute d’un criminel et qui clament justice !

— Prenez garde que j’appelle mon Lieutenant de Police !

La colère rendait le visage du vieillard plus livide encore, de ses yeux creux s’échappaient des flammes terribles, tout son être tremblait, et sa voix, plus sourde, à peine distincte, ressemblait de plus en plus à la voix d’un agonisant.

— Excellence, répondit froidement Philippe Vautrin, vous n’appellerez pas votre Lieutenant de Police, parce qu’il n’arriverait pas jusqu’à vous !

— Pourquoi ?

— Parce qu’avant de franchir cette porte, il tomberait percé de vingt coups de poignard, répliqua audacieusement Philippe Vautrin. Excellence, ajouta-t-il sur un ton grave, signez un mandat d’arrestation contre Monsieur Guillaume de Verteuil ! Sinon, demain, ou plutôt cette nuit, tout à l’heure, devant tous vos invités je dénoncerai cet homme, et le scandale sera tel qu’il rejaillira sur votre neveu et même sur votre administration… signez, Excellence, ce mandat !

Et Philippe Vautrin s’était redressé, avait croisé les bras, et grave, impérieux, il dominait le marquis et le commandait.

Le Gouverneur regarda avec une sorte d’admiration ahurie ce jeune homme qui portait sur son dos une besace, et à son côté une rapière. Certes, par la physionomie de cet inconnu, à son attitude dominatrice, à son geste ferme et impératif, à sa voix impérieuse, il devinait bien que ce jeune homme n’était pas un mendiant de métier, mais que c’était un personnage quelconque, et peut-être même un grand personnage chargé de quelque terrible mission de justice. Le Marquis de la Jonquière était un brave, et un homme hautain et dominateur armé d’une volonté d’acier, qui avait croisé sur son chemin bien des hommes de valeur qu’il avait dominés. Mais cette fois, mais sans qu’il eût peur, répétons-le, il se sentait dominé, vaincu presque par cet inconnu en qui il semblait se manifester quelque chose de souverain. Quel était cet homme ? Le marquis, troublé, ne songea pas à le lui demander.

— C’est bien, dit-il seulement, apportez une feuille de papier et une écritoire !

Vautrin se précipita vers la table, saisit un papier et l’écritoire et commanda au valet de chambre :

— Tenez ce candélabre !

Le domestique, glacé jusque là par l’effroi et la stupeur, obéit automatiquement.

Le marquis écrivit lentement et avec peine, tant sa main tremblait, l’ordre d’arrestation et le signa. Mais juste à ce moment, il parut se raviser et fit un mouvement brusque comme pour froisser le papier et le jeter au feu.

Mais Vautrin, qui épiait le moindre de ses mouvements, saisit le papier et le lui arracha.

— Excellence, sourit Vautrin, soyez tranquille, je saurai bien me servir de ce papier.

Et rapidement il s’élança vers la porte pour s’en aller.

Mais déjà le marquis parvenait à pousser ce cri :

— Alerte !…

Philippe Vautrin venait d’ouvrir la porte.

À son tour le valet de chambre poussa ce hurlement :

— Au secours ! au secours !…

Philippe Vautrin bondit jusqu’à lui.

— Tais-toi donc, animal, cria-t-il, veux-tu ameuter tout le château contre moi ?

D’un violent coup de poing au menton il étendit le pauvre diable sur le parquet, et sortit précipitamment de la chambre. Il referma doucement la porte et courut vers le vestibule. Mais le cri du valet de chambre avait été entendu, et lorsque Vautrin voulut traverser le vestibule et passer devant l’escalier, il trouva sur son passage le Lieutenant de Police escorté de quelques officiers.

Un cri de surprise jaillit de toutes les lèvres :

— Le Mendiant Noir !…

Philippe Vautrin voulut s’élancer vers ce corridor à la fenêtre duquel pendait un câble, mais quatre officiers, l’épée à la main, lui en défendirent l’accès. D’un autre côté, le Lieutenant de Police et cinq ou six autres officiers faisaient un mouvement pour entourer le jeune homme. Celui-ci ne vit plus que l’escalier pour issue, et il s’y jeta avec l’espoir de gagner la porte de sortie et d’échapper à ses ennemis. Mais en bas toute la foule des invités venait de se masser dans le vestibule, et au pied de l’escalier se tenaient une dizaine de gentilshommes qui, l’épée nue à la main, empêchaient toute fuite.

Philippe Vautrin s’arrêta à mi-chemin dans l’escalier et regarda derrière lui : il vit descendre vers lui le Lieutenant de Police et les officiers. Pris entre deux feux, il comprit que seul un coup d’audace pouvait le sauver. Il tira sa rapière, la fit siffler et se rua contre les gentilshommes au pied de l’escalier, criant :

— Place !

Les gentilshommes demeurèrent fermes et la foule compacte, et la rapière du jeune homme heurta dix lames solides. Gaston d’Auterive descendait l’escalier en clamant :

— Tuez !… tuez sans pitié !

Dix autres épées étincelaient derrière Vautrin dont la rapière, à ce moment, claquait contre les épées des gentilshommes. L’une de ces épées venait de se briser, un gentilhomme venait d’être blessé. Vautrin comprit qu’il n’avait plus que deux minutes à lui ; il fonça contre les gentilshommes et la foule. Il y eut un recul, puis un remous, des cris, des vociférations, des clameurs d’épouvante. Par un faux mouvement, Philippe Vautrin glissa et faillit tomber. Dans le violent effort qu’il fit pour se maintenir debout, il échappa son chapeau. Mais rapidement il le ramassa. Toutefois, une jeune fille venait de reconnaître, non sans stupeur, Saint-Alvère, et c’était Philomène…

— Oh ! murmura-t-elle, lui… monsieur de Saint-Alvère !

Philippe Vautrin se retournait à ce moment pour faire face à Gaston d’Auterive et les officiers qui l’accompagnaient. Derrière les officiers l’escalier était libre. Vautrin se darda en avant avec une énergie sauvage, se fit une trouée et atteignit l’escalier qu’il monta à grandes enjambées. Dans le vestibule du rez-de-chaussée la stupéfaction et le désarroi étaient tels que sur le moment on ne songea pas à poursuivre le Mendiant Noir. Celui-ci courut à la fenêtre par laquelle il avait reçu son accoutrement, lança en bas manteau, chapeau, besace et rapière, trancha la corde de son poignard, se pencha en dehors et cria :

— Fuit, Maubèche !

Il reprit sa course vers le vestibule au moment où Gaston d’Auterive, des officiers et des gentilshommes s’engageaient dans l’escalier. Philippe eut le temps de traverser le vestibule, de gagner inaperçu le corridor dans lequel se trouvaient les appartements du Marquis de la Jonquière, et d’entrer brusquement dans la pièce qu’il avait quitté l’instant d’avant, où il trouva le valet de chambre penché sur le Marquis de la Jonquière.

— Que se passe-t-il donc ? interrogea-t-il avec un grand calme. Est-ce qu’on n’a pas appelé au secours ?

— Ah ! monsieur, s’écria le valet de chambre avec des larmes aux yeux, c’est le mendiant Noir, il a bien failli tuer Son Excellence !

— Vraiment ? fit Vautrin avec surprise.

À la minute même, les pas des gens qui accouraient retentirent dans le corridor. Philippe Vautrin ouvrit la porte et s’arrêta sur le seuil, après avoir tiré la porte sur lui de façon qu’elle demeurât légèrement entrebâillée. Alors il vit s’arrêter devant lui le Lieutenant de Police et ceux qui l’accompagnaient. Et tous ces gens regardèrent avec surprise Monsieur de Saint-Alvère qu’ils reconnurent. Alors, lui, froid et grave, demanda en fixant Gaston d’Auterive :

— Messieurs, Son Excellence demande ce que signifie tout ce vacarme.

Ce disant il fermait tout à fait la porte derrière lui.

Le Lieutenant de Police lui lança un regard sanglant.

— Monsieur, pourquoi êtes-vous ici ?

— Pour mes affaires, Monsieur, répondit froidement Philippe Vautrin.

— Pour vos affaires ?

— Sans doute. Monsieur de la Jonquière venait de me faire appeler pour me communiquer une certaine lettre anonyme qu’il a reçue ce soir…

Gaston d’Auterive tressaillit.

— Ah ! ah ! fit-il avec surprise. Mais, dites-nous, n’avez-vous pas vu un mendiant noir ?

— Un mendiant noir ! s’écria Philippe Vautrin avec un étonnement fort bien joué. Ah ! ça, monsieur, depuis quand les mendiants parcourent-ils ce château ?

— C’est bien, monsieur, dit le Lieutenant de Police. Nous allons tout de même faire fouiller le château.

Il donna l’ordre qu’on fouillât tous les appartements, sauf bien entendu les appartements du marquis. Et lui-même se mit à la tête d’un groupe d’officiers. Les recherches durèrent une demi-heure, et, comme on s’en doute bien, elles furent vaines. Mais l’incident avait créé une grande excitation. La danse avait cessé, les musiques s’étaient tues, et les invités demeuraient inquiets, commentant par groupes et à voix basse l’affaire du mendiant noir.

Philippe Vautrin était descendu en bas en pensant :

— Il ne fait plus bon ici pour moi, il faut que je m’éloigne le plus vite possible sans attirer l’attention.

Il traversa le vestibule et entra dans le vestiaire où un domestique lui remit son manteau, son tricorne et sa canne. Mais au moment où il sortait du vestiaire pour gagner la porte de sortie, il croisa Philomène, pâle et agitée, au bras de son oncle. La jeune fille lui jeta un regard éperdu. Vautrin s’inclina et, sans mot dire, sortit.

La cour du château avait été désertée par les gardes appelés à l’intérieur pour fouiller les appartements à la recherche du mendiant noir. Philippe Vautrin la traversa rapidement. Mais au moment où il allait franchir la grande porte cochère toute ouverte et nullement gardée, il se trouva sur le passage d’une silhouette de jeune fille ou d’une jeune femme. Il s’écarta courtoisement pour livrer passage. À la même minute les lumières partant du vestibule éclairèrent vaguement la figure pâle d’une jeune fille que Philippe reconnaissait bien.

— Oh ! mademoiselle Constance !… fit-il avec la plus grande surprise.

— Monsieur Philippe… monsieur Philippe… fit la jeune fille avec non moins de surprise.

Alors le jeune homme se plaça d’un bond devant Constance et lui murmura d’une voix ardente :

— Fuyez ! fuyez, mademoiselle, il serait dangereux pour vous de demeurer ici !

— Non, monsieur, je ne veux pas m’en aller que je ne sache mon père en sûreté !

— Votre père ?

— Oui, monsieur. Nous sommes très inquiets, ma mère et moi. Mon père est parti de notre logis depuis cette matinée, et nous nous demandions ce qu’il était devenu, quand un de nos voisins, étant venu ce soir rôder ici, a cru voir mon père portant une livrée de domestique.

— Ah ! ah ! sourit Vautrin, et vous avez pensé qu’il courait quelque danger ?

— Qui sait, monsieur ? les mendiants ont tant d’ennemis !

— Eh bien ! rassurez-vous, mademoiselle, votre père n’est pas en danger, et je ne serais pas surpris qu’à ce moment précis où je vous parle il ne fût déjà chez vous.

— Le croyez-vous ?

— Je le crois, mademoiselle. Et puisque la bonne fortune m’a fait vous rencontrer, si vous le voulez je vous accompagnerai à votre domicile où je désire entretenir d’affaires graves votre père.

Constance accepta le bras que lui offrait le jeune homme, et tous deux s’éloignèrent rapidement. Mais à l’instant où ils quittaient la porte cochère, une silhouette humaine enveloppée d’un manteau sombre se mettait à les suivre à travers la Place, puis vers la Porte du Palais. Cette silhouette humaine marchait en chancelant, et de temps en temps s’échappait de ses lèvres, comme un râle d’angoisse, ces paroles :

— Lui !… Lui !… oh ! je veux savoir… je veux savoir !

Mais soudain elle s’arrêta, elle parut vaciller, et brusquement elle s’affaissa sur le pavé où elle demeura inerte.

Plus loin Philippe Vautrin et Constance poursuivaient leur chemin vers la Porte du Palais.


VII

PÈRE ET FILLE


Au château un nouvel émoi avait été créé par la nouvelle que Monsieur de la Jonquière en ses appartements, s’était évanoui. Le médecin appelé en toute hâte avait commandé qu’on interrompit la fête et qu’on priât les invités de se retirer, attendu que le moindre bruit pouvait être fatal au malade.

Le Lieutenant de Police descendit en bas dans le dessein d’offrir son bras et sa voiture à Mlle de Verteuil pour la reconduire chez elle ; il ne la vit nulle part.

Par contre, il se trouva tout à coup face à face avec M. de Verteuil. À cet instant, il ne demeurait que quelques rares invités qui, par groupes épars, s’entretenaient à voix basse des incidents de la soirée.

— Ah ! monsieur, dit le Lieutenant de Police, je cherchais Mademoiselle de Verteuil.

— Je la cherche aussi, dit Verteuil très pâle.

Se penchant vers Gaston d’Auterive, il demanda d’une voix altérée :

— Eh bien ! avez-vous pu apprendre qui a fait cette calomnie sur mon compte ?

— Pas positivement, monsieur, répondit le jeune homme avec un sourire singulier ; mais je soupçonne fort de ce méfait un individu que vous connaissez bien.

— Vraiment ? Qui soupçonnez-vous et quel est cet individu que je connais ?

— Saint-Alvère ! répondit froidement le jeune homme.

— Saint-Alvère !… fit M. de Verteuil en pâlissant. C’est curieux, ajouta-t-il aussitôt avec un éclair dans ses yeux, j’avais également pensé à lui. Et s’il en est ainsi, mon ami, vous voyez à quelle sottise la jalousie peut pousser un homme.

— Oui, je vois et je sais, répliqua sourdement le Lieutenant de Police, d’autant mieux que votre nièce, ce soir, a dansé avec lui.

— Lui ?… fit interrogativement Verteuil qui n’avait pas paru comprendre.

— Saint-Alvère.

— Ah ! elle a dansé avec Saint-Alvère ?

— Avec Saint-Alvère qu’elle aime… elle me l’a dit !

— Vraiment ? fit de Verteuil qui s’inquiétait de nouveau.

— Et, monsieur, reprit d’Auterive en grinçant des dents, elle a poussé l’audace jusqu’à me menacer de rompre nos fiançailles !

— Mais elle est folle ?

— Elle répète qu’elle ne m’aime pas, que moi, je n’en tiens qu’à sa dot, ce qui est absolument faux. Tout de même, monsieur, si vous n’y voyez pas bientôt, je crains bien que nos ententes et mon mariage avec votre nièce ne tournent en fumée.

— Oh ! ce mariage va se faire, mon ami, gronda sourdement Verteuil, soyez tranquille. Ma nièce m’obéira. Quant à ce Saint-Alvère… pardieu ! l’intriguant apprendra à se mêler de ses affaires !

— Je le souhaite.

— Ah ! à propos, reprit Verteuil en baissant la voix, ce mandat ?

— Contre vous ?

Gaston d’Auterive se mit à rire.

— Monsieur, ajouta-t-il aussitôt, soyez tranquille aussi, vous ne serez pas inquiété, je vous le promets.

— J’aime à vous entendre, soupira fortement Verteuil. Car vous le comprenez, poursuivit-il, pour bâcler votre mariage, pour dompter ma nièce, pour écarter ce Saint-Alvère, j’ai besoin de toute ma liberté.

— Et vous l’avez. Mais, enfin, tout cela ne nous dit pas ce qu’est devenue Mademoiselle de Verteuil.

— Il est possible qu’elle soit partie à notre insu, répondit Verteuil. Si nous allions interroger quelque portier ? suggéra-t-il.

— Oui, grinça d’Auterive, il est possible qu’elle soit partie avec ce Saint-Alvère, ou que Saint-Alvère l’ait enlevée !

— Nous allons le savoir, venez.

Les deux hommes s’avancèrent vers la grande porte. Avisant deux portiers qui causaient à voix basse, le Lieutenant de Police s’approcha pour demander :

— Avez-vous vu sortir Mademoiselle de Verteuil ?

— Tiens ! fit l’un des portiers avec surprise. Au fait, j’ai cru la reconnaître, mais je n’en suis pas bien sûr. Elle est sortie depuis à peine cinq minutes.

— Ah ! ah ! Était-elle seule ?

— Oui, monsieur le Lieutenant. Mais je pense que quelqu’un l’attendait dans la cour d’honneur.

— Vous ne savez pas qui ?

— Je n’ai pas pu bien voir. Assurément c’était un jeune homme.

— Connaissez-vous Monsieur de Saint-Alvère ? interrogea le Lieutenant de Police.

— Non, monsieur.

— Et ce jeune homme et elle se sont parlés dans la cour, dites-vous ?

— Oh ! quelques mots seulement à voix basse. Puis, ils sont partis bras dessus bras dessous.

— Quelle direction ont-ils prise ?

— Ma foi ! je vous avoue que je n’ai pas été curieux…

— La curiosité a parfois du bon, mon ami, dit sévèrement le Lieutenant de Police. Ensuite ?

— J’allais ajouter, monsieur, répondit le portier en rougissant que j’étais sorti pour voir qui était ce jeune homme. Mais lui et elle détalaient déjà, vers la Cathédrale et, peut-être vers la Porte du Palais.

Le Lieutenant de Police et Verteuil échangèrent un regard d’intelligence, et le premier tira le second à l’écart.

— Monsieur, murmura d’Auterive, je pense que Saint-Alvère a enlevé votre nièce… Partons à leurs trousses ?

— Soit, je vous suis.

— Attendez un moment, je vais prendre avec nous quelques gardes, il faut tout prévoir !

L’instant d’après, le Lieutenant de Police et M. de Verteuil, accompagnés de six gardes dont deux portaient des torches, quittaient le Château.

Onze heures sonnaient au collège des Jésuites.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les rues de la capitale étaient désertes. Cependant, par ci par là l’on pouvait voir des invités du Château gagner rapidement leur demeure précédés de domestiques qui éclairaient la marche à l’aide de falots. Et la nuit silencieuse n’était troublée que par de rares aboiements de chiens. Un peu après onze heures un riche équipage traversa au grand galop de ses deux chevaux la Place de la Cathédrale et gagnait la Porte du Palais : c’était la berline luxueuse de Monsieur l’Intendant royal qui ramenait ce dernier et quelques amis intimes au Palais de l’Intendance.

Puis, quelques instants plus tard, un homme enveloppé des pieds à la tête dans un ample manteau de couleur foncée arrive sur la Place de la Cathédrale. Cet homme s’arrêta net en apercevant, sur un côté de la Place éclairée vaguement par un unique réverbère, une forme humaine gisant inanimée. Trop loin encore pour pouvoir reconnaître à qui il avait affaire, cet homme s’approcha lentement jusqu’auprès de cette chose inerte qui, comme lui-même, était enveloppée dans un manteau sombre. Il se pencha pour se redresser aussitôt en murmurant :

— Une femme !…

Mais cette femme, il ne pouvait voir ses traits, parce que l’ombre, là, était trop épaisse. Il promena autour de lui un regard circulaire et avisa à cinquante pieds de lui environ le pâle réverbère. Il allait, pour obéir à son idée, soulever la femme dans ses bras et se porter vers le réverbère, quand son attention fut tout à coup attirée par une petite troupe, éclairée de deux torches, qui venait dans sa direction.

L’homme pensa :

— Ce sont sans doute des invités du Gouverneur qui regagnent leur foyer… Tiens ! attendons, et ces gens m’éclaireront et nous pourrons savoir qui est cette femme et lui porter secours.

La troupe approchait silencieusement et comme avec prudence. Bientôt elle ne fut plus qu’à quelques pas, et les torches de leur clarté vacillante éclairèrent assez bien l’homme debout et la femme inanimée sur le pavé.

La troupe s’arrêta net : c’étaient le Lieutenant de Police, Verteuil et les six gardes.

— Qui vive ? cria d’Auterive d’une voix menaçante.

En reconnaissant le Lieutenant de Police l’homme parut se troubler. Mais domptant son trouble, il répondit :

— Qui que vous soyez, messieurs, voici une femme évanouie… morte peut-être ! Approchez vos torches que nous puissions voir qui elle est, peut-être l’un de nous la connaît-il.

Le Lieutenant de Police s’approcha suivi d’un garde portant une torche, tandis que Verteuil et les autres gardes demeuraient dans l’ombre plus loin.

L’homme inconnu s’était penché déjà sur le visage de la femme. Tout à coup il poussa un cri sourd, juste au moment où d’Auterive s’arrêtait près de lui. Puis cet homme avec une stupeur et un émoi indicibles, murmura assez haut :

— Constance… ma fille !

— Hein ! votre fille !… bégaya Gaston d’Auterive en se penchant à son tour.

Il se releva aussitôt avec un haut-le-corps et darda ses regards perçants dans les yeux troublés de l’homme inconnu. Puis, il recula d’un pas et, plus stupéfait que l’autre peut-être, il murmura à son tour :

— Le père Turin… le mendiant !

Oui, c’était bien le père Turin… le père Turin qui avait abandonné sa livrée de domestique pour reprendre son vêtement ordinaire, ou plutôt ses loques et besace. Il venait de soulever dans ses bras le corps toujours inerte de celle qu’il avait appelée sa fille. Déjà il allait poursuivre son chemin vers la basse-ville emportant avec inquiétude et effroi ce corps inanimé, mais chaud encore, lorsque le Lieutenant de Police se plaça résolument devant lui et cria :

— Arrête… tu es fou ! Ce n’est pas ta fille que tu tiens là !

Le mendiant rugit de colère contenue.

— Hein ! ce n’est pas ma fille… elle, Constance ? Arrière ! Est-ce qu’un père ne saurait reconnaître sa fille ?

Et, farouche il voulut bousculer d’Auterive.

— Holà, gardes ! appela le gentilhomme.

Les gardes accoururent.

— Ah ! ah ! s’écria avec une ironie mordante le père Turin, vous allez me faire arrêter peut-être ?

— Oui, à moins que tu déposes cette jeune fille…

— Ma fille !

— Non, clama d’Auterive, ce n’est pas ta fille, tu es fou ! Allons, vous autres, ordonna d’Auterive aux gardes indécis, prenez mademoiselle.

— Arrière ! arrière ! clama le père Turin d’une voix forte. Ah ! vous voulez donc me prendre ma pauvre enfant ?

Et comme pour répondre à ses pensées, il ajouta plus bas :

— Oh ! comment se fait-il qu’elle soit ici… que je l’ai trouvée inanimée sur ce pavé ?

Il la regarda attentivement et avec amour. Elle était livide et comme morte. Il l’embrassa tendrement.

Saisi de colère et d’horreur à la vue de ce loqueteux qui embrassait ainsi Mlle de Verteuil, le Lieutenant de Police frappa du pommeau de son épée le mendiant à la tête.

Sous ce coup rude et imprévu, le père Turin chancela…

Un garde lui enleva la jeune fille.

À cet instant Verteuil s’approchait avec la torche de l’un des gardes. Il reconnut sa nièce non sans une grande surprise.

— Faites-la conduire chez moi ! dit-il à Gaston d’Auterive.

Le mendiant au son de cette voix et tout étourdi qu’il était par le coup qu’on venait de lui asséner sur la tête, se raffermit et jeta sur Verteuil un regard chargé de menace.

— Ah ! ah ! c’est toi, encore, gronda-t-il.

Puis dans un geste rapide, il tira de sous ses loques un court poignard et se jeta sur Verteuil en criant :

— Ah ! toi aussi tu veux me prendre ma fille !…

Deux gardes, sur un geste du Lieutenant de Police, se ruèrent contre le père Turin et le maintinrent solidement, après l’avoir désarmé.

Verteuil se pencha à l’oreille du Lieutenant de Police et murmura :

— Je vous engage d’arrêter cet homme, il est très dangereux !

D’Auterive fit un signe affirmatif, et ordonna à ses gardes de lier les mains du mendiant.

Celui-ci se rebella. Il se mit à crier de toute la force de ses poumons :

— Holà, la besace !… On me vole ma fille ! Holà ! on m’assassine !… Alerte ! Alerte !

— Silence ! hurla Gaston d’Auterive avec un geste de menace.

— Ma fille !… C’est ma fille !… clama le père Turin. Ah ! voleurs, gredins, canailles !

Avec une force qu’on ne lui eut pas soupçonnée il culbuta ses gardiens et leur fit lâcher prise ; et, mains liées derrière le dos, tête baissée, rugissant, le vieux mendiant bondit contre Verteuil qui venait de s’emparer de la jeune fille.

À cet instant, une voix terrible retentit pas loin de là :

— Tenez bon, père Turin, j’accours !…

Cette voix résonnait encore dans les échos de la nuit, qu’un homme surgit tout à coup hors de l’obscurité, sa main droite armée d’une longue rapière.

Un long cri de stupeur partit de toutes les bouches à la vue de l’homme qui apparaissait dans la clarté des torches et du réverbère de la place.

C’était Maubèche !

Il s’écria, tandis que ses yeux à fleur de tête paraissaient rouler dans un flot de sang.

— Hé ! par satan ! est-ce qu’on assassine par ici ?

Et sa rapière après un terrible et foudroyant moulinet abattit un garde qu’elle transperça d’outre en outre, puis en blessa un autre.

Les autres gardes, terrifiés, se jetèrent dans l’obscurité.

Toutefois, la rapière de Maubèche en rencontra une autre soudainement : c’était l’épée du Lieutenant de Police.

Maubèche se mit à rire.

— Par mon âme ! monsieur le Lieutenant de Police, nargua-t-il, tout honoré de croiser le fer avec votre excellence ! Tenez, ce ne sera pas long… Une, deux, trois.

Par un jeu terrible et mystérieux de sa rapière Maubèche, ce disant, fit voler des mains du jeune homme sa rapière qui alla rebondir loin sur le pavé de la place.

D’Auterive lança un blasphème et prit la fuite. Ses gardes s’étaient déjà sauvés, ainsi que Verteuil emportant sa nièce.

— Ma fille !… ma fille !… cria encore le père Turin avec un accent de désespoir impossible à rendre.

— Votre fille ? fit Maubèche étonné.

— Oui, ils me l’ont enlevée ! gémit le mendiant.

Nos deux personnages se trouvaient, à ce moment, placés presque sous la lumière du réverbère. Maubèche jeta un regard circulaire autour de la place, mais il ne vit personne. Puis il regarda le père Turin et vit que ses mains étaient liées. Il trancha les liens.

— Où est-elle votre fille ! questionna-t-il en même temps.

— Ces brigands l’ont emportée. Oh ! Dieu du ciel ! il n’y aura donc jamais de justice dans ce monde…

Poussant un long rugissement de bête aux abois, le mendiant voulut s’élancer à la poursuite de ses ennemis qu’il ne voyait plus.

Maubèche le retint.

— Laissez donc, dit-il, on vous la retrouvera votre fille ! Une fille, ça ne se perd pas comme un gousset, et ça finit toujours par se retrouver. En attendant, père Turin, il faut soigner votre tête, car j’y vois du sang qui coule…

— Oh ! c’est cette canaille de Lieutenant de Police qui a failli m’assommer net du pommeau de son épée !

— Ah ! ah !… Eh bien ! attendez à demain pour reprendre votre revanche !

Maubèche cracha par terre pour ajouter :

— Là, comme vous êtes, vous n’auriez pas le dessus. Venez, je vais vous accompagner chez vous.

Le mendiant se laissa convaincre. Encore tout étourdi, le visage baigné du sang qui découlait de sa tête, chancelant, il s’appuya sur le bras du nain et se laissa docilement conduire, tout en gémissant, en grinçant.

— Oh ! le voleur…le voleur… Il m’a pris ma fille… ma Constance !

Un peu plus d’un quart d’heure après Maubèche frappait dans la porte de la cabane du mendiant.

Quand la porte s’ouvrit projetant dans la noirceur de la ruelle un rayon de lumière, deux cris se confondirent presque en un seul :

— Mon père ! jeta une voix angoissée…

— Constance !… bégaya le père Turin.

Et celui-ci s’élança, saisit la jeune fille dans ses bras et la serra tendrement sur sa poitrine, disant dans un flot de larmes joyeuses :

— Ah ! ça, j’ai donc rêvé tout à l’heure ?… J’avais cru qu’on t’enlevait… des malandrins, que sais-je ?… Mais je te vois là, calme, souriante, un peu inquiète… mais je te vois… je te retrouve ici !…

Il la contemplait de ses yeux rayonnants d’amour paternel !

Tout à coup une main se posa sur son épaule et une voix grave, bien connue, demanda :

— Père Turin, que se passe-t-il encore ?

La jeune fille poussa un cri d’émoi. Le père Turin se retourna brusquement et vit, avec surprise, Philippe Vautrin près de lui.

— Philippe Vautrin !… Il l’avait oublié.

Le regard du mendiant se fit sévère quand il dit :

— Ah ! c’est vous, monsieur Philippe ?… Eh bien ! je compte que l’heure des explications est venue.

— Peut-être, sourit le jeune homme. Auparavant vous allez me dire ce qui est arrivé et tout en se faisant votre fille et votre femme laveront et panseront votre blessure.

— C’est vrai ma blessure… murmura le mendiant en passant sa main sur sa figure tout ensanglantée.

Déjà Constance courait dans la pièce voisine réveiller sa mère qui dormait, puis les deux femmes accouraient avec de l’eau et des linges blancs.

Le père Turin narra la scène de la Place de la Cathédrale et termina par ces paroles :

— Ah ! monsieur Philippe, sans votre fidèle Maubèche je crois bien que je serais mort maintenant !

— Tiens, c’est vrai, Maubèche était là ! sourit, le jeune homme.

— Il est survenu au moment où les gardes allaient m’emmener prisonnier.

— Et où est-il maintenant, Maubèche ?

Il m’a accompagné jusqu’ici, puis il a continué vers votre domicile.

— Bon. Mais, père Turin, savez-vous qui est cette jeune fille que vous avez prise pour la vôtre ?

— C’est un mystère, monsieur Philippe, que je ne comprends pas. Dites, n’est-ce pas une singulière ressemblance ?

— Oui, père Turin, et je connais cette jeune personne ; c’est la nièce de M. de Verteuil.

— La nièce de Verteuil !… cria le père Turin en sursautant sur le siège qu’il occupait, tandis que Constance et sa mère lavaient son visage et sa tête.

Il ajouta sur un ton concentré :

— Ah ! monsieur Philippe je vous l’ai dit, l’heure des explications est venue ! Le jeune homme fit un signe d’intelligence et répondit :

— Tout à l’heure, père Turin… lorsque votre blessure aura été proprement pansée.

— C’est bien, monsieur.

Constance et sa mère achevaient de poser un bandage autour de la tête du mendiant. La vieille femme était toujours la même, silencieuse, l’air timide et soupçonneux, et elle paraissait le plus souvent vivre dans un autre monde. Parfois elle souriait avec une sorte de contrainte à sa fille, parfois elle regardait le jeune homme avec admiration, mais presque sans cesse sa figure conservait un masque d’indifférence.

Une fois que sa blessure eut été pansée, le mendiant fit servir du vin, puis ordonna à sa femme et à sa fille de le laisser seul avec Philippe Vautrin.

Les lieux femmes se retirèrent dans la pièce voisine.

— À présent, monsieur Philippe, j’écoute, dit le père Turin : vous avez appris quelque chose, et moi j’ai quelque chose à apprendre.

— Père Turin, répondit Philippe Vautrin d’une voix grave, je serai bref parce que cette nuit j’ai une mission importante à remplir, et cette mission presse d’autant plus que demain il pourrait être trop tard. Donc, voici : vous avez deviné en Verteuil celui qui un jour vous a dépossédé de tous vos biens dans la Louisiane, c’est-à-dire Jacques Marinier. Mais ce que vous ne savez pas c’est que Jacques Marinier a une nièce qui se nomme Philomène…

— Philomène… s’écria le mendiant avec un tremblement dans la voix et en se soulevant à demi sur son siège.

— Philomène, la sœur jumelle de votre fille Constance, compléta Vautrin.

— Oh ! monsieur, comment savez-vous tout cela ?

Plus tard, je vous le dirai. Pour le moment qu’il vous suffise de savoir que Verteuil tient en ses mains votre fille et vos biens.

— Oh ! je comprends bien maintenant pourquoi, ce soir, j’ai cru reconnaître en cette jeune fille Constance.

— Verteuil l’avait sauvée de la noyade dans le ravin où elle était tombée. Seulement, j’ignore dans quel dessein il l’a emmenée avec lui.

— Ah ! mais alors, s’écria le père Turin avec agitation, que m’importe les biens qu’il m’a volés, je veux ma fille, je veux ma pauvre petite Philomène ! Et moi, qui la croyais morte ! Monsieur, je cours chez Verteuil lui arracher ma fille…

Et déjà le mendiant s’élançait vers la porte, que Vautrin l’arrêta.

— Attendez… vous courriez le risque de vous faire tuer inutilement. Au reste, votre fille Philomène est en sûreté, personne ne s’attaquera à sa vie.

— Vous ne voulez pas que j’aille ?… balbutia le père Turin, déconcerté.

— Non, pas cette nuit… demain peut-être. Vous voulez ravoir votre fille, vous l’aurez, je vous le promets. Je vous promets aussi la fortune qui vous revient. Je vous demande seulement de me laisser faire. Demain, vous serez rentré dans vos biens.

— Et ma fille Philomène ?

— Elle aussi.

— Vous me le promettez ?

— Oui.

— Mais qui êtes-vous donc ?

— Je vous le dirai demain, père Turin. Demain, je l’espère, tous nos comptes seront réglés. Donc, reposez cette nuit, moi je travaille pour nous deux. Au surplus, je suis jeune, et, ensuite, j’accomplis un devoir. Allons, à demain, père Turin ! Demain vous embrasserez votre Philomène. Demain, vous aurez deux filles au lieu d’une. Demain, vous serez riche. Demain, vous pourrez sans danger reprendre et porter fièrement votre nom de Pierre Nolet.

Et, sans plus, Philippe Vautrin quitta la baraque du mendiant.

Il se dirigea rapidement vers sa hutte où il retrouva Maubèche étendu sur son grabat et ronflant.

— Maubèche ! dit-il en secouant le nain.

Celui-ci sursauta et se dressa debout et répondit :

— Présent, patron !

— Maubèche, reprit Philippe, il faut repartir en guerre.

— C’est bien, maître, je suis prêt, flamberge au côté et besace au dos… Ordonnez !

— Cours rassembler nos hommes et m’attendre près la Porte du Palais. Là, je vous donnerai mes instructions.

— Parfait, je serai au poste.

Et le nain sortit aussitôt. Mais tout en marchant dans l’obscurité, il grommelait entre ses dents :

— Par Satan ! quel fou rêve ai-je fait durant mon sommeil ! N’ai-je pas revu ma fille ?… Ma fille… ajouta-t-il sur un ton attendri, ma pauvre fillette noyée là-bas dans ce maudit torrent !…

Il soupira, se tut, et disparut peu après dans la nuit noire.

Cependant, Philippe Vautrin était entré dans sa chambre. Là, il prit quelques papiers qu’il glissa soigneusement sous son gilet, ceignit sa rapière, jeta sa cape noire sur son dos, passa la besace à son cou et sortit à son tour de la cahutte.

Chemin faisant vers la Porte du Palais, il murmurait :

— Demain… oui, demain, enfin, j’aurai accompli les dernières volontés de mon père !


VIII


Après la sortie de Philippe Vautrin, le mendiant s’était abîmé dans ses pensées. Dans la chambre voisine Constance était seule, sa mère s’était retirée dans la petite chambre qu’elle partageait avec son mari. Au travers de la mince cloison qui séparait les deux appartements, Constance avait pu entendre tout ce qu’avait dit à son père Philippe Vautrin. Et maintenant, assise, ou plutôt écroulée sur un escabeau, troublée et agitée, la jeune fille se disait :

— Une sœur !… J’ai une sœur, et je ne m’en doutais pas !… Une sœur malheureuse que je ne connais pas et qui ne me connait point… une sœur jumelle !… Ah ! je veux la voir ! Je veux la sauver !… Elle, la nièce de Monsieur de Verteuil !… Oui, je sais où il demeure. Ma sœur ne peut être sa nièce… je lui arracherai ma sœur ! Oui, j’irai demain… J’irai cette nuit… Oui, cette nuit, quand mon père sera couché ! Il faut que je voie ma sœur… il le faut !

Et Constance se laissa aller dans une profonde rêverie.

Un quart d’heure s’écoula ainsi, puis la jeune fille sursauta sur son escabeau. Elle regarda autour d’elle. Personne. Tout était silence dans la hutte. Une bougie éclairait faiblement la pièce. Constance colla un œil à un interstice dans la cloison : à la clarté d’une bougie vacillante elle vit son père assis dans son fauteuil et paraissait dormir profondément.

Minuit sonna lentement à un beffroi de la haute-ville.

— Oui, j’irai cette nuit, se répéta mentalement la jeune fille qui continuait à suivre le cours de sa méditation.

Puis, fébrilement, et peut-être inconsciemment, elle prit sur un siège son manteau qu’elle y avait jeté à son retour de la haute-ville, s’en enveloppa soigneusement, enfonça le capuchon sur sa tête, et à pas feutrés traversa la pièce en laquelle dormait son père et sortit sans bruit.

Vive et légère, sans peur, elle se jeta dans le dédale de ruelles noires et silencieuses et gagna la Porte du Palais.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Constance savait où se trouvait la maison de commerce de M. de Verteuil, à quelques pas du Séminaire. La maison était précédée d’un jardin, et à l’arrière s’étendait un parc. Un peu de côté se trouvaient les magasins avec leurs volets soigneusement clos. Constance n’eut aucune difficulté à trouver ce qu’elle cherchait, et bientôt elle s’arrêtait devant le jardin. À travers les arbres aux feuilles naissantes, elle perçut la forme sombre de la maison. Aucune lumière ne brillait sur la façade. Mais à gauche un rayon de lumière zébrait l’obscurité du jardin. Cette lumière partait d’une fenêtre du rez-de-chaussée. La jeune fille se dirigea vers cette clarté, après avoir franchi la grille de la palissade qui entourait la propriété. Elle s’arrêta peu après non loin de la fenêtre éclairée. Cette fenêtre était fermée et garnie à l’intérieur de rideaux de dentelle, et elle était trop élevée du sol pour y regarder.

Constance demeura à son point d’observation immobile et indécise. Elle écoutait, car une voix d’homme arrivait faiblement jusqu’à elle, et une voix qui semblait résonner avec des accents de colère. Lorsque la voix de l’homme se taisait, c’était une voix de femme qu’entendait Constance, peut-être une voix de jeune fille, une voix entrecoupée de sanglots. La jeune fille, agitée par une émotion interne, tremblait de tous ses membres. Oh ! comme elle aurait voulu voir dans cette maison !…

Elle aurait vu M. de Verteuil dans un salon, debout, livide, furieux, parlant et gesticulant. Effondrée sur un fauteuil, Constance aurait vu en outre, une jeune fille qui pleurait… c’était Philomène.

Au moment où la fille du père Turin arrivait devant la maison du commerçant, voici ce que disait ce dernier d’une voix sourde et grondante :

— Ah ! mademoiselle, je vous le dis, c’est assez ainsi de fugue et de comédie. J’ai été bon pour vous, j’ai agi mieux que bien des pères : mais s’il le faut, dorénavant j’userai de toute mon autorité, je serai implacable. Vous avez consenti d’épouser Gaston d’Auterive, vous l’épouserez ! Je ne permettrai jamais que vous fassiez un scandale qui ferait rire la capitale et tout le pays.

— Si je vous ai promis d’épouser Gaston d’Auterive, répliqua la jeune fille, n’oubliez pas que vous m’avez arraché ce consentement.

— Vous mentez, Philomène. Lorsque je vous ai proposé ce mariage, vous m’avez dit : « Mon oncle, si vous croyez que mon bonheur est dans cette union, je me conformerai à vos désirs ».

— Oui, mais rappelez-vous que j’ai ajouté que je désirais six mois de réflexion avant de donner mon consentement.

— Vous les avez eus ces six mois.

— J’ai réclamé six mois avant-hier lorsque vous avez projeté mes fiançailles.

— Oh ! je sais bien, se mit à ricaner M. de Verteuil, ce qui vous pousse à discuter ainsi, c’est ce Saint-Alvère, cet imposteur qui s’est emparé de vos affections !

— Détrompez-vous, mon oncle, Monsieur de Saint-Alvère ne m’a fait aucune déclaration, et jusqu’à présent je ne l’ai jamais considéré que comme un gentilhomme plein de courtoisie et de respect. Ne le calomniez pas !

— Mais n’est-ce pas Saint-Alvère qui vous a fait revenir sitôt sur vos promesses ?

— Non, la vérité, c’est que je n’aime pas Monsieur d’Auterive, je ne l’ai jamais aimé. En outre, depuis qu’il est question de mariage entre lui et moi, j’ai appris sur son compte des choses qui suffisent pour me faire reprendre ma parole et pour empêcher toute union entre nous.

— Ah ! vous avez prêté l’oreille à la calomnie et à la médisance ?

— J’ai écouté des voix sages, voilà tout !

— Moi, je vous jure que ces voix ont menti !

— Je ne peux pas vous croire.

— Oh ! malheureuse, s’écria Verteuil avec un geste menaçant, ne me poussez pas à la colère !

Et il marcha contre elle le bras levé.

De ses yeux humides et brillants de flammes elle le regarda venir, puis, dit froidement sans bouger :

— Frappez, monsieur, et alors vous m’aurez prouvé bien nettement que vous n’êtes pas mon oncle ! Vous m’aurez prouvé que je ne suis qu’une esclave à vos yeux, une esclave que vous voulez vendre ! Vous m’aurez prouvé encore, monsieur, que mon père existe et que j’ai entendu sa voix cette nuit… tantôt !

— Folle !… ricana lugubrement Verteuil en reculant, agité et tremblant.

— Ah ! vous l’avouez presque, cria la jeune fille dans un délire de joie, que je n’ai pas rêvé… que j’ai entendu la voix de mon père.

— Folle !… Folle !… cria Verteuil, n’as-tu pas compris que cet homme t’appelait Constance ?

— Constance !… répéta la jeune fille en tressaillant et en fouillant fiévreusement son souvenir. Et elle ajouta, comme en se parlant à elle-même : — Oui, peut-être… Oui, j’ai bien entendu prononcer ce nom, Constance ! Je me sentais inanimée, inerte, insensible, et pourtant, un homme me tenait dans ses bras, il me parlait d’une voix douce, et les accents de cette voix m’ont remuée jusqu’à l’âme. Il disait : Ma fille ! Ma fille ! Et la voix de cet homme, me semble-t-il encore, ne m’était pas inconnue.

Tout à coup elle se leva, et tremblante, la voix troublée elle dit à Verteuil qui semblait la couver d’un regard de fauve :

— Monsieur, j’ai toujours pensé qu’un mystère entourait mon existence. J’ai toujours eu le pressentiment que mon père et ma mère vivent. Lorsque je vous ai interrogé sur leur compte, vous ne m’avez donné que des réponses évasives : ou vous m’affirmiez que mes parents étaient morts depuis longtemps. Si encore vos affirmations avaient été appuyées par des extraits mortuaires… Vous m’avez dit que vous étiez mon oncle, et je vous ai cru, bien qu’à la vérité je ne me sentisse jamais pour vous une très grande affection. Vous même n’avez toujours paru me montrer que l’estime réservée qu’on accorde à une étrangère. D’un autre côté, je suis bien obligée d’avouer que vous avez été bon, et je vous ai été reconnaissante. Mais si aujourd’hui cette bonté doit me coûter aussi cher que vous voulez me la faire payer, ce n’était pas la peine, monsieur. Je découvre bien à présent, que vous ne m’estimez pas comme un oncle pourrait ou devrait estimer sa nièce. Eh bien ! je dis que vous n’êtes pas mon oncle ! Je dis que vous m’avez enlevée à mes parents pour je ne sais quel motif ! Je dis que mon père existe… je le sais… je le sens ! Car ce soir il m’a bercée dans ses bras, et j’étais si contente… Monsieur, rendez-moi mon père ! Car vous savez vous-même qu’il existe ; car… Oh ! je m’arrête, tant il me vient des choses affreuses à la bouche…

Épuisée par l’effort énergique qu’elle venait de faire, Philomène s’écrasa sur un fauteuil et se mit à pleurer lourdement.

Verteuil demeurait debout, hagard, épouvanté presque. Une rage effroyable grondait en lui, une rage qu’il essayait de dompter. Il essaya de rire, ce fut un rictus lugubre qui écarta ses lèvres. Il voulut reprendre son sang-froid pour mieux envisager le terrible problème qui, à l’improviste, se dressait devant lui, mais il en fut incapable. Son esprit chavirait. Autour de lui, il croyait voir un gouffre immense se creuser, il sentait venir une catastrophe qui allait l’anéantir, et il n’était pas capable de faire un mouvement pour s’éloigner du gouffre, pour éviter la catastrophe. Et, pour la première fois en sa vie, peut-être, la peur s’emparait de tout son être.

Il sursauta violemment en entendant le marteau de sa porte qu’une main au-dehors heurtait avec impatience.

Il écouta, frissonnant.

À ce bruit, Mlle de Verteuil avait levé les yeux et séché rapidement ses larmes… un espoir fou envahissait son cœur : ah ! si c’était son père qui venait !…

Mais elle vit Verteuil debout devant elle, immobile, et elle lui découvrit un air si effrayant qu’elle détourna les yeux. Et, sans savoir au juste, elle dit :

— On frappe à la porte, monsieur.

Disons ici, que pour des motifs à lui seul connus, Verteuil, ce soir-là, avait donné à tous ses domestiques un congé illimité.

Les paroles de la jeune fille tirèrent le commerçant de sa torpeur. Il tressaillit et murmura :

— Je vais aller voir.

Le heurtoir retentissait encore, et plus durement.

Il prit sur le manteau de la cheminée l’unique candélabre qui à ce moment éclairait le salon, et, regardant sa nièce :

— Attendez-moi, dit-il seulement.

Il passa dans une pièce voisine, gagna le vestibule, et bientôt il ouvrait la porte avec précautions.

Un garde était là, sur le perron, et ce garde lui tendit un pli, disant :

— De la part de Monsieur le Lieutenant de Police.

— C’est bien, mon ami, merci, répondit le commerçant sur un ton qui parut tranquille.

Il referma sa porte et la verrouilla.

Il entra dans la salle attenante à celle où se trouvait Philomène, posa son candélabre sur une table et prit connaissance de la lettre. Voici ce qu’elle disait :

« Mon oncle a signé un mandat d’arrêt contre votre personne. Cette signature, c’est le mendiant noir qui la lui a arrachée ! Je ne peux m’expliquer plus longuement. Tout est mystère. Mais vous voyez le danger autour de vous. Demain matin, au plus tard, fuyez. Pendant ce temps j’éclaircirai le mystère et tâcherai de mettre la main sur ce mendiant noir. Confiez-moi Philomène, elle demeurera au château en attendant que tout soit rentré dans l’ordinaire. »

Gaston.


Le commerçant demeurait figé, glacé… Si glacé, que sa main qui tenait le terrible papier ne tremblait pas. On eût juré qu’il venait d’être changé en statue de pierre. Mais le regard vivait, et il était horrible à voir. Il y avait dans les effluves qui s’en échappaient l’épouvante, la rage, la haine, la vengeance… il y avait du sang.

Ces mots « mandat d’arrêt » — « Mendiant Noir » — « danger » — « mystère » — « Philomène », passaient devant ses yeux comme des jets de flammes. Le gouffre qu’il avait tantôt senti se creuser sous ses pas, il le voyait maintenant presque nettement. La catastrophe, il la palpait pour ainsi dire. Mais d’où venait donc ce coup qui pouvait le frapper mortellement d’instant en instant ? Il ne croyait pas avoir d’ennemis. Ah ! au fait, ce Mendiant Noir, que venait-il faire dans sa vie ?… Un spectre ?… Un revenant ?… Et Turin ? Et Saint-Alvère ?… Ah ! voilà donc les personnages qui, comme à son insu, s’étaient mêlés à sa vie ! Et cet homme, sans qu’il le voulut, regarda tout à coup dans le passé de son existence, et il y vit des choses si terribles qu’il chancela d’effroi ou d’horreur. Il voulut échapper à ces visions…

— Non ! non ! ce n’est pas possible… murmura-t-il. Et pourtant…

Puis, cédant à la rage :

— Ah ! grinça-t-il, les revenants reviennent… eh bien ! tant pis, ils retourneront là d’où ils sortent ! Oh ! je suis un homme à me défendre ! Fuir ?… non ! Je me battrai, je lutterai, je renverrai en enfer les démons qui en sont sortis ! Oh ! finit-il avec accent de haine impossible à traduire, il est toujours dangereux de remuer des cendres qui ne se sont pas éteintes tout à fait !…

Il esquissa un geste vague, mais terrible. Puis il retourna vivement dans le vestibule où à une panoplie, il décrocha deux pistolets qu’il dissimula sous ses vêtements. Cela fait, il regagna d’un pas rude le salon où demeurait toujours Philomène. Là, Verteuil trouva la jeune fille enveloppée dans le manteau dont elle s’était servi pour aller ce soir-là, au Château.

— Ah ! ah ! mademoiselle, où allons-nous donc ? demanda-t-il en ricanant.

— Monsieur, je viens de prendre la décision de m’en aller de cette maison… je vais chercher mon père !

— Ton père !… fit Verteuil en la tutoyant cette fois.

Il se mit à rire sourdement et avec un air méchant.

— Ton père ? reprit-il interrogativement. Eh bien ! c’est inutile, tu ne le retrouveras pas… tu ne saurais le trouver sans moi ! Aussi, vais-je t’y conduire. Néanmoins, écoute, Philomène, écoute-moi bien : je t’ai donné tout ce qu’un oncle pouvait donner à une jeune fille, sa nièce. Tu as reçu l’instruction, tu as été lancée dans la société, tu as été dotée royalement, tu pouvais et peux encore t’appeler Madame d’Auterive, avec une couronne de baron. La beauté la richesse et le rang… qu’est-ce qu’une jeune fille de nos jours peut exiger de mieux et de plus ? Dis… Écoute encore : tout cela, tu le possèdes ! Tu as la beauté de par la nature généreuse, et de par ma générosité tu peux avoir la fortune et le rang. Je dis fortune, oui, car je t’ai dotée de cent mille écus et, à ma mort, je te laisserai l’héritière de tous mes biens. Tu te trouveras à la tête d’un capital de quelques millions, si les affaires continuent à marcher comme elles vont depuis plusieurs années. Décide : veux-tu tout cela, ou bien préfères-tu la misère ?

— Je veux mon père. Lui me donnera l’affection, s’il ne peut me donner la fortune ! répondit énergiquement la jeune fille.

— L’affection !… ah ! parlons-en de l’affection, quand on manque de pain, quand on est réduit à se couvrir de loques, lorsqu’il faut aller tendre la main pour se nourrir ! L’affection… ah ! folle, ce n’est que folie ! L’amour… Folie encore,… Ma fille, il n’y a qu’une chose qui compte : l’argent ! Avec l’argent on achète tout !

— Oui, sourit ironiquement Philomène, on achète l’affection et l’amour…

Elle pensait à Gaston d’Auterive qui simulait ces grands sentiments pour mettre la main sur cent mille écus.

— Oh ! ne ris pas, reprit Verteuil avec aigreur ! Il n’y a de véritable bonheur que dans la possession de la fortune. Autrement, pourquoi serions-nous en ce monde ?

— Pour y acquérir un autre bonheur et dans un autre monde que nous promet notre religion, répondit gravement Philomène.

— Histoires ! railla Verteuil. Légendes ! Vaines promesses ! Mots vides de sens ! Écoute : nous sommes sur cette terre pour nous bien loger et pour nous nourrir il faut de l’argent ! En veux-tu la preuve ? Va entendre les gémissements et les clameurs de ce tas de loqueteux que la faim torture, que le froid supplicie en hiver ! Va écouter leurs imprécations ! Va entendre les malédictions !

— Oh ! ne calomniez pas les pauvres du bon Dieu !

Verteuil éclata de rire.

— Ah ! ah ! ah ! insensée !… Va donc entendre leurs prières à ces mendiants ! Leurs prières ?… Allons donc ! Ils ne cessent de maudire Dieu et l’humanité. Écoute encore : il n’y a pas longtemps, deux mois, peut-être trois mois passés, je m’étais aventuré une nuit dans ce bouge affreux de la misère sous le Fort, au travers de cette masse de huttes, de cambuses et de bicoques sales. Il pouvait être dix heures. Tout était calme et silencieux. Les mendiants, pour ménager le luminaire et le combustible, s’étaient roulés dans leurs guenilles pour demander au sommeil l’oubli de leurs misères. Mais hors de l’une de ces masures je vis filtrer un mince rayon de lumière, une lueur d’enfer, une raie de sang dans la nuit, et j’entendis comme un râlement prolongé. Je me dirigeai vers ce filet de lumière. Il passait entre les deux battants d’un volet. Le carreau de l’unique fenêtre était brisé, on l’avait remplacé par une guenille. Dans cette guenille il y avait un petit trou par lequel je pus glisser un regard dans l’intérieur. Que vis-je ? Un homme, une femme et trois enfants en bas âge. Sur un tas de loques les trois marmots, vêtus de leurs haillons, la figure barbouillée, les mains sales, les pieds plus sales, dormaient. Du reste, c’est l’âge où l’on dort le mieux. Mais la femme, jeune encore, vieillie par la misère, était accroupie devant un maigre feu de fagots. Elle aussi était couverte de haillons crasseux sous lesquels elle grelottait. Sur ce visage de trente ans à peine, je voyais des rides profondes. Dans les yeux cernés et enfoncés sous les orbites je voyais du désespoir, de la haine, du sang peut-être… Elle gémissait et pleurait. L’homme, assis à l’écart sur escabeau, demeurait la tête dans les mains. À ses pieds reposait sa besace vide. Il grelottait aussi sous ses nippes. Et j’entendis ces paroles :

— « Hein ! femme, qu’est-ce que les petits mangeront demain ? Ah ! maudit soit le jour où je t’ai connue ! Maudit soit le jour qui éclaira mes premiers regards, qui entendit mes premiers vagissements ! Maudite soit cette société de goujats et de lâches qui s’emplissent le ventre plus qu’il n’est besoin et ne viennent pas même nous jeter les miettes de leurs tables ! Oui, maudit ! maudit ! maudit ! »

La femme éclata en sanglots, et je l’entendis murmurer d’une voix qui me parut celle d’un damné :

— « Maudit ! maudit ! maudit ! »

— Je ne voulus pas en entendre davantage. Je pris une poignée de louis d’or et, agrandissant le trou de la guenille qui remplaçait le carreau brisé, je la lançai sur le sol de la baraque. J’entendis un bruissement puis un grognement de joie fauve… Puis ce cri fou ce cri que pousse tout homme qui palpe l’or pour la première fois :

— « De l’or ! de l’or ! de l’or !… »

— Je m’enfuis. Comprends-tu maintenant, Philomène ? De l’or !… Oui de l’or avant tout… le reste après !

Verteuil ricana longuement avec un accent sinistre.

Il fut soudain interrompu par l’éclat d’une voix forte qui retentit dehors :

— Alerte, gardes !… Au Mendiant Noir !…

Le commerçant exécuta un bond d’effroi.

Aussitôt du jardin des cris féroces montèrent.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Philomène avec émoi, qu’est-ce qui se passe !

Un vif cliquetis d’épées se fit entendre, puis deux coups de feu résonnèrent.

— Une bagarre !… souffla Philomène, épouvantée.

— Tuez ! Tuez sans pitié ! sans merci… hurla une voix de stentor.

Philomène voulut aller à la fenêtre.

— Arrête ! rugit Verteuil.

Il repoussa brutalement la jeune fille, puis il souffla les trois bougies du candélabre.

À ce moment une autre voix retentissait, mais une voix que Philomène et Verteuil crurent reconnaître :

— Holà ! Maubèche !

— La voix de Saint-Alvère !… murmura la jeune fille avec un tremblement de joie et d’espoir.

— Saint-Alvère !… Le Mendiant Noir !… gronda Verteuil.

En même temps le souvenir du message de Gaston d’Auterive brûla sa pensée.

Les épées cliquetaient toujours, claquaient… On entendait nettement les jurons, les cris, les vociférations de haine et de rage.

Verteuil fut pris de peur. Dans l’obscurité du salon il distinguait vaguement la silhouette de sa nièce. Il courut à elle, la saisit et, se penchant à son oreille :

— Écoute, Philomène, souffla-t-il, on vient pour…

Il s’interrompit net. Puis il reprit :

— Eh bien ! parle : veux-tu encore ton père ou…

— Je veux mon père !

— Soit, je vais t’y mener, viens !

L’accent de Verteuil avait quelque chose de si mordant, de si cruel, que la jeune fille jeta un faible cri d’effroi.

Le commerçant saisit une de ses mains, l’entraîna hors du salon, puis dans le vestibule où il ouvrit une porte qui descendait à la cave. Il descendit rapidement, soutenant la jeune fille. Il traversa la cave, puis ouvrit une porte basse et étroite pratiquée dans la maçonnerie des fondations. Cette porte ouvrait sur le parc à l’arrière de la maison. Il entraîna la jeune fille, oubliant de refermer tout à fait la porte.

La bataille se poursuivait avec acharnement dans le jardin et sur la rue.

Tout à coup, non loin de là, un cri de femme s’éleva dans la nuit, un cri désespéré.

Philomène jeta aussi un cri déchirant pour répondre au cri de l’inconnue.

Verteuil lui posa une main brutale sur la bouche, puis il la souleva dans ses bras et s’élança dans une course rapide vers un côté de la palissade, enfonça une grille et se rua vers la Porte du Palais.

À la minute précise une voix retentissante appelait :

— Maubèche !…

— Une autre voix répondit :

— Maître, présent !…


IX

BATAILLE DANS LA NUIT


Pour le meilleur enchaînement des faits de ce récit il importe de revenir sur nos pas d’une heure environ, c’est-à-dire au moment où Philomène était enlevée au père Turin par Verteuil, et après que le Lieutenant de Police eut été désarmé par Maubèche.

Le Lieutenant de Police et Verteuil s’étaient retrouvés plus loin, près de la résidence du commerçant, et tous deux s’étaient dit…

— À demain !

Gaston d’Auterive avait aussitôt repris le chemin du Château.

Là, un domestique l’informa que son oncle désirait le voir sans faute. Le jeune homme monta aux appartements du Marquis de la Jonquière.

Le gouverneur se trouvait dans un état d’épuisement dont s’inquiétait fort le médecin qui se tenait à ses côtés. Il avait repris sa connaissance depuis quelques instants, et de suite le souvenir du Mendiant Noir lui était revenu. Il s’était rappelé en même temps le papier ordonnant l’arrestation de M. de Verteuil et qu’il avait signé par contrainte. Immédiatement il avait mandé son neveu. Mais nous savons que ce dernier était parti avec Verteuil et une escorte de gardes.

Gaston d’Auterive trouva le marquis effondré sur sa chaise-longue, avec le médecin d’un côté et le valet de chambre de l’autre, tous deux pâles et anxieux.

Le vieillard râlait. Il n’entendit pas entrer son neveu.

Le médecin alla à la rencontre de ce dernier et lui murmura :

— Monsieur, Son Excellence est très mal ; je vous conseille de ne lui rien dire qui puisse l’affecter. Un rien de contrariant pourrait le tuer.

— Bien, monsieur répondit le jeune homme.

Le médecin retourna près du malade et lui dit doucement :

— Excellence, voici votre neveu que vous avez mandé.

— Qu’il approche, murmura le gouverneur dans un souffle.

Le jeune homme vint se placer devant le vieillard dont le menton demeurait appuyé sur sa poitrine.

— Mon oncle, dit Gaston d’Auterive, me voici à vos ordres.

Le vieux souleva difficilement la tête et balbutia :

— Ah ! Gaston, je suis content de te voir. Eh bien ! cette lettre que j’ai reçue… ce mendiant… et cette arrestation… Me comprends-tu, Gaston ?

— Je vous comprends, mon oncle.

— Alors, c’est donc vrai… j’ai signé… ce mendiant m’a fait signer !… Eh bien ! veux-tu faire prévenir… notre ami de se tenir sur ses gardes ?… Ah ! je ne voulais pas signer… mais il m’a forcé !

— C’est bien, mon oncle, répondit le jeune homme en tremblant, je le préviendrai.

— Bien, bien. Et puis, ajouta le malade d’une voix à peine distincte, si tu pouvais mettre la main sur…

Un hoquet l’empêcha de finir sa phrase, et sa figure tirée, livide, s’affaissa de nouveau sur sa poitrine.

— J’ai compris, mon oncle, j’ai compris, répéta Gaston d’Auterive, et vos ordres seront exécutés.

Le marquis râlait plus lourdement.

Le médecin se pencha à l’oreille du Lieutenant de Police et chuchota :

— Monsieur, il faut le laisser. Un autre effort de sa part lui serait fatal.

Le Lieutenant de Police s’inclina et sortit sans faire de bruit de l’appartement. Il gagna rapidement son cabinet de travail qui se trouvait dans une autre partie du château et écrivit à la hâte le billet que nous connaissons. Lorsque cette missive eut été expédiée, il se mit à marcher de long en large, très méditatif, sombre, agité.

— Ah ! se disait-il, mon oncle va-t-il enfin trépasser ? Pardieu ! il ne vaut plus grand chose en ce monde ! A-t-il fait son testament ? Et s’il l’a fait, qu’y suis-je au juste ? Je compte sur un legs, parce que je crains de ne pouvoir épouser la dot de Mademoiselle de Verteuil. Elle semble préférer un autre que moi. Mais qu’elle prenne garde, je pourrai me venger cruellement ! Chose certaine, elle n’aura pas Saint-Alvère, ou plutôt Saint-Alvère ne l’aura pas, moi vivant ! Et Verteuil, qu’en faire ?… Je commence à croire que cet homme est un fieffé coquin ! Mais, bah ! qui le saura, s’il réussit à faire disparaître ceux qui s’acharnent à lui ? Je lui aiderai même à faire rentrer sous terre ces importuns ou ces ennemis. Car j’ai besoin de cent mille écus ! Je suis actuellement endetté de vingt-cinq mille livres auprès de Monsieur l’Intendant-royal… dette d’honneur ! Et si mon oncle allait commettre la sottise de ne me rien laisser par son testament ? Oh ! le vieil avare, il en est capable ! Oh ! si j’en étais sûr…

Il faut penser que quelque terrible projet venait de naître dans son cerveau, car il esquissa un geste de menace et de désespoir en même temps.

Puis sa pensée retourna vers Mlle de Verteuil.

Il eut cette idée :

— Si Verteuil me confiait sa nièce durant son absence, comme je le lui ai demandé ? Et ne vaudrait-il pas mieux de me rendre chez lui et offrir à Philomène l’hospitalité ici ? Je lui ferai préparer des appartements et en ce château elle régnera comme une reine, en attendant notre mariage qui ne pourra tarder. Oui, c’est une idée…

Et, brusquement, la démarche saccadée, le Lieutenant de Police quitta son cabinet de travail et se rendit en bas dans le vestibule. Là, il ne se trouvait que vingt gardes de service et la domesticité qui enlevait les couverts de la salle du banquet. Ce banquet avait été contremandé, à cause de l’état critique du gouverneur, et les invités étaient partis sans avoir pu goûter aux mets succulents dont ils avaient un moment respiré l’arôme.

Gaston d’Auterive choisit dix gardes et leur dit :

— Suivez-moi à distance, et surtout pas de bruit !

Il prit le chemin de la résidence de Verteuil.

Là, il vit, comme l’avait vu Constance, l’unique rayon de lumière traversant une fenêtre du rez-de-chaussée. Et Gaston d’Auterive, qui était un habitué de la maison, savait que cette fenêtre était celle du salon.

— Bon, pensa-t-il avec espoir, je parie que mon futur beau-père est en train de dicter ses volontés à sa nièce ; je ne saurais arriver plus à propos.

Il donna à ses gardes l’ordre de surveiller les abords, puis il se dirigea vers la grille de la palissade.

À l’instant même il perçut vaguement dans l’obscurité plusieurs ombres humaines venir à lui. Par crainte de se trouver en face d’ennemis trop nombreux il recula jusqu’à ses gardes, et observa la manœuvre des ombres humaines qui, sans bruit et avec mille précautions, se rapprochaient de la maison du commerçant. L’instant d’après il vit un homme qui s’apprêtait à franchir la grille. Cet homme, il crut le reconnaître, et tout son sang brûla ses veines.

Il cria :

— Alerte, gardes !… Au Mendiant Noir !…

Et il lança ses gardes à l’attaque.

— Maubèche !… jeta la voix sonore de Philippe Vautrin.

Celui-ci venait de tirer sa rapière et parait les premières attaques des gardes.

Peu après Maubèche survenait avec cinq mendiants armés de rapières que tous, chose curieuse, manœuvraient avec une rare habileté.

L’action, commencée près de la grille de la palissade, se continua dans la rue, et Vautrin et Maubèche, secondés par les cinq mendiants, repoussaient les dix gardes dont deux déjà avaient été blessés.

Gaston d’Auterive, l’épée nue à la main, se tenait à l’écart, surveillant le combat, la maison et ses alentours. Tout à coup il crut voir une ombre de femme passer dans le rayon de lumière qui tombait dans le jardin.

— Philomène !… murmura-t-il avec un battement de cœur.

À l’instant précis la lumière de la maison s’éteignit et cette partie du jardin était plongée dans la noirceur.

N’importe ! le Lieutenant de Police courut à la grille et au jardin. Là, il se heurta à la silhouette de femme qu’il avait aperçue la minute d’avant.

Un cri partit de la bouche de cette femme.

— Philomène !… murmura d’Auterive.

Mais un autre cri de femme retentissait à l’arrière du jardin.

— Philomène, dit le Lieutenant de Police qui n’avait pas paru entendre l’autre cri, suivez-moi au château où vous serez en sûreté, car on en veut à votre oncle et à vous-même… venez !

Il saisit une main brûlante et nerveuse.

— Laissez-moi, monsieur, laissez-moi ! cria la jeune fille avec épouvante.

Gaston d’Auterive la sentit défaillir. Alors, obéissant à une première idée, il enleva la jeune fille dans ses bras, courut à la grille et à toute course prit la direction du château. À ce moment ses gardes étaient mis en déroute par Vautrin et sa bande, et tous prenaient la fuite, poursuivis par les cinq mendiants. Seuls Vautrin et Maubèche demeuraient sur le lieu du combat.

— Mon ami, dit alors le jeune homme, j’ai vu quelqu’un prendre la fuite du côté de la Porte du Palais, quelqu’un qui semblait fuir de cette maison. Je veux donc voir qui vient de fuir par là, car, comme moi, tu as entendu ces deux cris de femme.

— Oui, maître.

— Eh bien ! entre dans la maison. Si Verteuil est là, empare-toi de lui et attends-moi.

— Et s’il n’y est pas ?

— Demeure là quand même et protège Mademoiselle de Verteuil contre tout attentat.

— C’est bien, maître !

Philippe Vautrin s’élança aussitôt vers la Porte du Palais, tandis que Maubèche essayait de pénétrer dans la maison. La porte principale était verrouillée.

— Bon, murmura le nain, voilà que ma propre porte m’est fermée ! Décidément, on n’est plus chez soi nulle part !

Ce disant, il quitta le perron et fit le tour de la résidence. À l’arrière il trouva, légèrement entr’ouverte, la porte basse par laquelle Verteuil et sa nièce étaient sortis.

— Ah ! ah !… ricana le nain, de nos jours on quitte sa maison par la grande porte et l’on y rentre par la petite.

Il entra, monta à l’étage supérieur où tout était obscur et silencieux.

Et tout en ce faisant, dans sa pensée trottait ce nom :

— Mademoiselle de Verteuil !…

Il parcourut la longueur du vestibule, prêtant l’oreille.

— Non ! murmura-t-il au bout d’un moment, il n’y a personne ici. N’importe ! puisqu’on m’a dit d’attendre, j’attends !

Et marchant dans l’obscurité aussi facilement qu’en plein jour, il traversa une salle et pénétra dans le salon. Il avisa un divan. Il s’y jeta et se mit à dormir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Verteuil, tirant après lui Philomène toute pâmée, courait vers la basse-ville, vers la Cité des Mendiants. Il allait au travers de ruelles noires et puantes, comme s’il en eût connu tous les tours et détours. Puis, soudainement, il s’arrêta devant une cambuse.

— Ah ! grinça-t-il en se penchant sur le visage livide et défait de la jeune fille qui hoquetait hors d’haleine, tu veux voir ton père… le voici !

Il frappa rudement dans la porte.

— Qui va là ? demanda une voix sourde de l’intérieur.

Et Philomène, tremblante, épouvantée, crut reconnaître cette voix d’homme qui, une heure avant, l’avait appelée « sa fille », oui, la voix de cet homme qui l’avait comme bercée dans ses bras.

— Ouvrez ! commanda Verteuil, c’est pour affaire urgente.

La porte s’ouvrit. Dans l’embrasure parut la haute silhouette du père Turin, toujours vêtu de ses loques de mendiant, la tête entourée d’une bande de toile blanche rougie de sang.

La lumière de la cambuse éclaira nettement le visage décomposé de Philomène.

— Constance !… fit le père Turin en reculant.

Un ricanement résonna dans la gorge de Verteuil qui, à son tour, mit sa face terrible dans le rayon de lumière.

— Oh ! s’écria le père Turin avec stupeur, Jacques…

Un nouveau et plus fort ricanement de Verteuil couvrit la voix du mendiant.

Chancelante, hagarde, Philomène jetait un regard éperdu sur le vieux loqueteux et l’intérieur misérable de sa cabane.

— Viens ! commanda Verteuil en entraînant de force la jeune fille.

Il entra.

Interdit, le mendiant s’était reculé jusque dans le fond de la pièce.

Verteuil parla :

— Mendiant, ce n’est pas Constance que je t’amène, c’est ton autre fille, Philomène…

— Philomène !… murmura le mendiant, égaré et tremblant.

Puis, il fit un bond, enfonça d’un coup de pied la porte de la pièce voisine et clama cet appel :

Constance !…

Le fracas et le cri réveillèrent la vieille mendiante qui accourut en jetant des cris perçants.

Mais à la vue de la jeune fille, elle se tut, frissonna, recula et tomba sur un siège, le sein en tumulte et les yeux désorbités.

— Tiens, Philomène, reprit Verteuil avec un rire sarcastique, voici ta mère… et là ton père… comme tu le vois ce sont de vils mendiants… Va donc à eux !

Il poussa brutalement la jeune fille vers les deux mendiants qui n’osèrent lui tendre les bras.

Mais Philomène venait de tomber. Elle se releva, et, affolée, elle courut à Verteuil, criant :

— Non… non… ce n’est pas mon père ! Ce n’est pas ma mère !… Emmenez-moi ! Emmenez-moi !…

Verteuil éclata d’un long rire.

Une deuxième fois il poussa la jeune fille vers les deux mendiants qui demeuraient stupéfaits.

Alors, le père Turin, d’une voix méconnaissable, interrogea sa femme :

— Où est Constance, pauvre femme ?

— Je ne sais pas… bredouilla la femme. Elle est partie !

Philomène revenait vers Verteuil. Elle lui cria, avec un accent de folie :

— Arrière !… ce n’est pas mon père… ce n’est pas ma mère ! Oh ! c’est assez de cette terrible comédie !…

De nouveau le père Turin fit un bond et tout en rugissant comme une bête blessée. Il saisit un énorme gourdin dans un angle de la pièce et marcha contre Verteuil en criant :

— Ah ! bandit, à nous deux !…

Saisie de peur, Philomène recula dans un angle.

La vieille mendiante se jeta à genoux devant le Christ d’ivoire accroché au-dessus du manteau de la cheminée. D’une voix éteinte elle balbutia, mains jointes :

— Mon Dieu !… Mon Dieu !… venez à notre secours !

Verteuil venait de saisir un de ses pistolets et en ajustait froidement le père Turin qui approchait, le gourdin levé.

Une ombre humaine franchit tout à coup la porte demeurée ouverte, et une main vigoureuse saisit le poignet de Verteuil.

— Tirez ! commanda une voix forte.

Le canon du pistolet se trouvait tourné vers le plafond.

Philomène pressa ses yeux de ses deux mains, elle croyait faire un rêve…

Verteuil regarda l’homme qui maintenait son poignet comme un étau.

Il vit un jeune homme au teint hâlé, mais pâle, tête nue, avec de longs cheveux bruns dont les boucles tombaient sur le collet de sa cape noire, et il prononça avec une stupeur indicible :

— Saint-Alvère !…

— Oui, Saint-Alvère ou Philippe Vautrin, blessé, ensanglanté, mais solide encore.

Le père Turin, avec son bâton levé, demeurait comme statufié. Sa femme continuait à prier en gémissant. Philomène, enfin, regardait cette scène tragique de ses yeux où passaient des lueurs de folie. Elle murmurait :

— Monsieur de Saint-Alvère !

Un nouvel incident se passa avec la rapidité de la foudre. D’un geste prompt Verteuil glissa sa main gauche, demeurée libre, sous ses vêtements, tira son autre pistolet, le posa sur la poitrine du jeune homme et fit feu. Une détonation légèrement assourdie éclata, puis la fumée de la poudre enveloppa tous ces personnages qui, pour une minute, ne purent se voir. Puis la fumée se dissipa. Alors Verteuil fit entendre un cri de rage en voyant, debout et souriant, Philippe Vautrin qui n’avait pas lâché le poignet droit du commerçant. Lui, non moins rapidement que la minute d’avant, saisit son pistolet déchargé par le canon et de la crosse frappa un dur coup sur le front du jeune homme. On entendit un bruit mat… puis un filet de sang jaillit… Sans une plainte, Philippe Vautrin desserra sa main, puis doucement il s’affaissa sur le plancher.

Philomène jeta un cri terrible et se rua au dehors, criant à tue-tête :

— Au meurtre !… Au secours !…

Elle se perdit dans le noir dédale des ruelles.

Le père Turin bondit sur Verteuil… Mais lui braqua sur le mendiant l’arme qui demeurait chargée :

— Un pas de plus, Nolet, menaça-t-il d’une voix sourde, et je te tue comme un chien !

En même temps il recula vivement vers la porte toujours ouverte.

Alors la mendiante se leva et jeta ce cri :

— Pierre Nolet, tue-le donc ce chien-là !

Voulant obéir à la voix de sa femme, le père Turin s’élança encore une fois… Mais déjà Verteuil, se jetait dans la noirceur de la ruelle et disparaissait.

Suivons le commerçant.

Il courait à toutes jambes vers la haute-ville, et en même temps il ricanait comme en proie à un triomphe terrible.

— Ah ! ah ! ma chère nièce, murmurait-il, je pense qu’à l’avenir vous aimerez mieux votre oncle et son argent que vos père et mère mendiants ! Allons ! j’ai hâte qu’elle me donne son avis sur ses chers parents ! A-t-elle eu assez peur ? A-t-elle été assez horrifiée ?…

Il riait parfois si fort qu’on eût dit un fou déchaîné.

Il arriva ainsi courant à sa maison. Il monta le perron et tenta d’ouvrir la porte qui résista.

— Bon, fit-il, j’avais oublié que je l’ai verrouillée avant de partir. En ce cas, Philomène aura dû entrer par la porte basse de la cave.

Il fit le tour de la maison et pénétra dans la cave pour monter au rez-de-chaussée. Là, nulle lumière et nul signe de vie.

— Philomène ! appela-t-il, oubliant de faire de la lumière.

Soudain, un être quelconque et invisible dans l’obscurité, une bête affreuse peut-être se jeta sur le commerçant, le saisit à la gorge et le renversa sur le tapis du salon où il venait de pénétrer.

Verteuil entendit un sourd ricanement de démon… Et, croyant qu’il allait entrer dans l’enfer, il ferma les yeux.

— Ah ! monsieur, disait une voix ironique, je n’ai pas accoutumé de recevoir ainsi mes serviteurs, mais vous m’avez fait peur avec votre cri de loup, moi qui dormais si bien !

Verteuil ouvrit les yeux. Il distingua vaguement une ombre humaine qui, à l’aide de cordelette, le ficelait avec une belle adresse.

— Là ! dit l’homme mystérieux avec une satisfaction manifeste quand il eut terminé sa besogne. Maintenant, cher monsieur, faisons connaissance !

À l’aide d’un briquet il mit le feu à une mèche de poudre, et avec cette mèche il alluma le candélabre à trois branches. Puis, souriant et croisant les bras, il se tourna lentement vers son prisonnier.

Verteuil jeta sur cet homme un regard rempli d’épouvante, et proféra ce nom :

— Maubèche !…

Le nain, toujours souriant, s’inclina avec une politesse moqueuse.


X

MAUBÈCHE


— Cher monsieur, dit le nain, c’est une surprise agréable que de nous revoir ici après plus de dix années de séparation. Décidément, le bon Dieu sait nous réserver des joies inappréciables. Et dire que je ne vous cherchais pas, croyant fermement que depuis longtemps le diable vous avait avalé ! Vous êtes donc un dur-à-cuire ? Qui l’eût dit ! Et cette noble peau sous laquelle je vous retrouve ! Ah ! je savais bien que vous étiez un malin ! Vous, au moins, vous saviez mettre sabot à votre pied ! Vous n’étiez pas de ces baladins qui préfèrent la mendicité à la fortune et les honneurs pigés dans le plat d’autrui ! Vous avez su vous servir, quoi ! Oh ! moi je n’ai rien à dire, vous ne m’avez rien pris, puisque je n’avais rien à laisser prendre… hormis, peut-être, un nom ? Mais un nom, sans argent, à quoi cela est-il bon, je vous le demande ? Seulement, il y a que vous avez pris à d’autres… du moins on le dit !

— Vous voulez parler de Saint-Alvère ? fit Verteuil avec une rage contenue. Mais remarquez que cet homme est un imposteur !

— C’est vrai, sourit le nain. Mais faut vous dire que Monsieur de Saint-Alvère a un autre nom. Voyez-vous, il s’imaginait un peu que vous étiez venu en cette capitale de la Nouvelle-France, et pour ne pas éveiller les soupçons d’un certain Monsieur de Verteuil, il prit le nom de sa mère… Vautrin de Saint-Alvère, bien qu’en réalité il s’appelât aussi du nom de son père…

Il se tut et parut chercher dans son souvenir.

Verteuil tremblait… il tremblait de la peur d’entendre prononcer un nom qui brûlait sa mémoire de coquin.

— Voyons ! fit-il, voulant en finir. Comment s’appelle-t-il ?

— Ah ! j’y suis, fit le nain en ricanant. Voyez-vous, j’ai si peu de mémoire pour les noms. Eh bien ! oui, il s’appelle… Philippe Vautrin, sieur de Chaumart.

— Chaumart !… articula Verteuil avec un grondement sauvage.

— Voilà bien, reprit le nain, qui vous remet sur la piste, n’est-ce pas ? Alors, tout à coup vous disparûtes après avoir dit à Monsieur de Chaumart que vous gagniez les Indes. Baste ! quelle blague ! On vous chercha partout, aux Indes, en France, pas de Verteuil… pardon ! pas de Marinier ! De Verteuil, il n’en restait plus qu’un probablement en Louisiane qu’on disait mort aussi ! Bref, ni Marinier ni Verteuil nulle part ! Que c’est drôle tout de même !

Il se mit à rire longuement pour poursuivre ainsi :

— Que c’est drôle, en effet, de fouiller les sacs vides pour trouver le chat ! Ne voilà-t-il pas qu’il existe un certain Monsieur Guillaume de Verteuil en Nouvelle-France, à Québec, un Verteuil commerçant, fortuné, honoré ? Bigre ! Ceci excita la curiosité de M. Philippe Vautrin de Saint-Alvère, sieur de Chaumart. Cela excita du même coup ma propre curiosité. Et, dame ! nous nous retrouvons. Oui, je vous reconnais bien, moi, bien que mon jeune maître doutât de votre véritable identité. C’est peut-être parce que j’ai meilleure mémoire, et surtout parce que je vous ai déjà vu et connu, alors que je n’étais que l’humble jardinier de Monsieur de Chaumart, père, alors que tous les malheurs me frappaient à la fois : ma pauvre femme mourait, puis ma fillette se noyait dans ce ravin qui coupait la propriété de M. de Chaumart. Dois-je vous l’avouer ? Ces malheurs m’ont fait un peu vous oublier…

Verteuil, à cet instant, essaya de se soulever. Il retomba sur le dos en proférant une sourde imprécation.

— Est-ce mon histoire qui vous importune, cher monsieur ? interrogea le nain avec une physionomie narquoise.

— Au contraire, elle m’intéresse, répondit Verteuil sur un ton qu’il voulut rendre impassible. Vous avez dit que votre fillette s’est noyée dans un ravin ?…

— Hélas !… soupira Maubèche en frottant ses yeux devenus humides.

— Quel âge avait-elle ?

— Neuf ans, monsieur. C’était un ange de beauté et de bonté. Un peu mutine, espiègle, mais ravissante ! Ô mon Dieu ! laissons ces tristes souvenirs ! D’ailleurs, je ne suis plus qu’une bête de nain difforme, une brute… Allons ! Monsieur de Verteuil, j’ai faim et j’ai soif, dites-moi où je trouverai ces bonnes choses ?

Le commerçant garda le silence. Paupières closes, il paraissait réfléchir.

Le nain le considérait avec une mordante ironie.

— Maubèche, dit tout à coup Verteuil, veux-tu vivre heureux, riche, honoré ?

— Si je le veux ?… Oh ! monsieur, ne me tentez pas, je vous en prie !

— Dis, Maubèche !

— Quoi ! voulez-vous changer mes loques en draps d’or et d’argent ? Voulez-vous convertir en palais mon bouge de la Cité des Mendiants ? Voulez-vous…

— Je veux, Maubèche !

— Non ! Vous voulez me tromper ! Oh ! monsieur, ne me torturez pas en me mettant à la bouche un fruit que vous me retirerez dès que j’en aurai goûté la saveur ! Taisez-vous, vous me feriez renier Dieu et ses saints !

— Je veux, dit rudement Verteuil, je veux si tu me délivres de ces liens !

— Ne me tentez pas ! Ne me tentez pas ! cria le pauvre Maubèche en essayant de boucher à la fois ses yeux et ses oreilles.

— Cent mille écus d’argent pour toi, Maubèche… souffla Verteuil. Une maison tout aussi belle que celle-ci…

— Taisez-vous ! râla Maubèche en se jetant à plat ventre sur le divan.

— Des domestiques, continua Verteuil, des équipages…

— Non ! Non ! Non ! clama Maubèche, Dieu ne le voudrait pas !

— Toute une vie de luxe et de joies, poursuivit Verteuil. Et mieux que tout cela, Maubèche… Ah ! à propos, je te donne ce nom de Verteuil, je n’en veux plus !

— Oh ! vous l’avez tellement usé, monsieur… pleura le nain.

— Je te donnerai, je le répète, mieux que tout cela. Tiens, regarde !…

— Quoi ? fit le nain en se soulevant et regardant le commerçant avec des yeux remplis de malice.

— Vois ce portrait à ta gauche !

Maubèche aperçut au mur un portrait de grandeur naturelle qui représentait une belle jeune fille d’une vingtaine d’années et richement vêtue.

Il la regarda… Mais le tableau se trouvait un peu dans l’ombre.

— Prends le candélabre, Maubèche, et regarde ! dit encore Verteuil.

Le nain obéit.

Il poussa une exclamation de surprise et d’admiration.

— Quelle est belle !… murmura-t-il.

— Exquise, n’est-ce pas ? ricana sourdement Verteuil.

— Divine ! souffla Maubèche tremblant.

— Maubèche, reprit Verteuil sur un ton grave, rends-moi la liberté et cette admirable jeune fille sera ta femme, je te le jure !

— Ma femme !…

Maubèche éclata de rire… mais c’était un rire affreux.

Il alla reposer le candélabre, croisa les bras et cria avec colère :

— Ah ! ça, me prenez-vous pour plus stupide et plus brute que je suis ? Fortune, palais, honneurs… très bien, vous pouvez me les donner, et je vous croirais ! Mais quand vous me dites que cette divine jeune fille sera ma femme, si vous le voulez, eh bien ! je dis : vous mentez, cher monsieur !

Il éclata d’un rire aigre qui ressembla au cric-crac d’une crécelle.

— Ah ! oui, reprit-il, que je coupe vos liens et alors…

— Je tiendrai mes promesses, Maubèche.

— C’est-à-dire que vous trouverez le moyen de me casser la tête ?…

On est Ganache
Sans panache,
On fait frou-frou,
Pique au trou,
Et foin de la belle
Laridon Laridelle…
Et foin de la belle…


Et chantant à tue-tête ce refrain de sauterie, le nain traversa le salon pour gagner le vestibule. Avant de disparaître et après avoir terminé son refrain il s’arrêta et dit :

— À tout à l’heure, monsieur. Je vais chercher une miche de pain et un carafon de vin. Et si je ne trouve rien pour calmer ma faim et apaiser ma soif, foi de Maubèche que le diable empeste, je mets le feu à votre tanière…

Il s’en alla, fredonnant gaîment :


Et foin de la belle
Laridon Laridelle…


Dix minutes s’écoulèrent.

Verteuil essayait vainement de se déprendre des liens qui l’enserraient. À chaque mouvement qu’il faisait les ficelles pénétraient dans ses chairs et lui causaient des douleurs atroces.

Maubèche reparut portant dans ses bras un pain, un fromage et six bouteilles de vin.

Il posa le tout sur un guéridon et s’assit. Puis il fit sauter le bouchon d’une bouteille dont il porta avidement le goulot à sa bouche. Néanmoins, avant de prendre la première lampée, il dit, comme se parlant à lui-même :

— Je veux boire à tire-larigot, puis me gaver comme douze riboteurs !

Il vida à moitié la bouteille et reprit :

— Dame ! c’est aujourd’hui la fête de la Besace… Que dis-je ? C’est aujourd’hui La Noce des Mendiants…

Il reporta la bouteille à ses grosses lèvres humides en criant d’une voix de stentor capable de réveiller toute la cité.

— À la santé de la Besace !…

Il vida tout à fait la bouteille qu’il lança sous le divan, ajoutant :

— Tout de même, l’animal, ce qu’il a du bon vin !

Verteuil grimaçait de rage impuissante.

Le nain surprit cette grimace.

— Ah ! tu ris, toi ? Peut-être bien parce qu’on n’est pas farci d’étiquette ? Qu’on ne porte pas beau ? Qu’on est pas vêtu en marquis ? Qu’on lampe et ribote sans se soucier du voisin ? Et admettons qu’il en soit ainsi, est-ce qu’on sera pour tout ça plus privé du Paradis qu’un autre ?

Il prit une formidable bouchée de fromage. Un moment il mastiqua activement, puis s’écria, ravi :

— Ah ! quel fromage !… La canaille, qui aurait dit qu’elle possédait ici céans du Camembert… mon pays ! Fichtre ! la panse tantôt m’en pétera ! N’importe, vertubleu ! je me serai farci à mon soûl ! Et ce pain ?… Je parie qu’il est pétri de farine royale ! Ah ! on peut être ni basochien, ni titré, ni huppé, mais on ripaille quand même !

Il décapita une seconde bouteille et la vida sans arrêt.

— Diable ! murmura-t-il avec extase, comme ça coule… un vrai fluide !…

Cette deuxième bouteille alla rejoindre la première sous le divan.

— Maubèche !… proféra tout à coup la voix de Verteuil.

— Ah ! ça, s’écria le nain avec une feinte colère, me laissera-t-on dîner en repos ? Voilà qu’on n’est plus maître chez soi, les mendiants foncent sur vous, ils veulent non seulement les miettes, mais les morceaux et les plats tout ronds !… Eh bien ! monsieur, que désirez-vous ?

— J’ai soif, Maubèche !

— Ah ! diable ! voilà une parole de souffrance comme j’en entendis souvent dans ma vie et comme j’en proférai jadis, au temps où que… Ma foi, monsieur, je n’ai pas mauvais cœur, je vous ferai boire !

Il approcha une bouteille des lèvres du prisonnier.

— Délie-moi une main, Maubèche !

— Non, vous n’êtes pas sérieux ! Est-ce que je ne boirais pas, moi, mains liées et yeux fermés ? Buvez, monsieur, sinon…

— Délie-moi une main, rien qu’une main, Maubèche ! supplia Verteuil qui, en même temps et sans le vouloir, laissait peser sur le nain un regard de feu.

— Psitt donc ! fit Maubèche, qui s’éloigna du prisonnier pour se rasseoir.

— Maubèche… cria Verteuil.

— Passez-vous-en, monsieur…

Et d’un long trait il but cette troisième bouteille.

— Oui-da, lui délier une main, se mit-il à grommeler, la bouche pleine de fromage, pour qu’il me casse la gueule ensuite avec la bouteille ! Ah ! quel dégoût !… Pour qui me prend-on à présent ?…

Le marteau de la porte d’entrée, rudement secoué, fit sursauter Maubèche si bien qu’il s’étouffa net.

— Holà ! cria-t-il, qui s’annonce ainsi ?

— Maubèche !… prononça de l’extérieur une voix connue.

— Ah ! par la Besace ! c’est le maître !… Minute, monsieur, j’accours !

Étouffant, toussant, hoquetant, le nain, le candélabre à la main, courut à la porte du vestibule, poussa les verrous, ouvrit.

— Monsieur, dit-il à Philippe Vautrin, je vous invite à souper, la table est mise ! Ah ! ça, mais vous êtes blessé !…

Maubèche voyait surtout du sang à la tête et sur le visage du jeune homme.

— Ce n’est rien, répondit Philippe, un coup de crosse de pistolet.

— Bien, fit Maubèche. C’est égal ! venez vous réconforter et vous restaurer !

— Je parie, sourit le jeune homme, que tu es en train de célébrer quelque bonne prise.

— Vous l’avez dit : j’ai trouvé la bauge et la bête dedans, voilà !

Il entraîna Philippe jusqu’à la porte du salon, éleva son candélabre et dit :

— Voyez !

Verteuil demeurait toujours étendu sur le plancher et immobilisé par les ficelles du nain.

— Bien, Maubèche ! dit Vautrin sans regarder plus longtemps Verteuil qui lançait au jeune homme des regards sanglants.

Il ajouta :

— Continue, Maubèche, de manger et de boire tout en veillant sur monsieur ; moi, j’ai rendez-vous ailleurs immédiatement.

— Alors, je vous attendrai encore ?

— Oui. Seulement, prends garde de te laisser tenter par ce gentilhomme.

— Oh ! se mit à rire le nain, il m’a déjà passablement tenté, le démon qu’il est !

— Ah ! ah ! tu t’es laissé tenter ? demanda sévèrement Vautrin.

— Que voulez-vous, monsieur, je suis faible ; mais je ne me suis pas laissé gagner.

Philippe Vautrin sourit.

— Ah ! vous ne pouvez pas vous imaginer, monsieur, reprit Maubèche avec un accent sardonique, ce qu’il m’a offert ? Palais, or et argent… Domestiques, équipages… Et… et voyez…

Il indiqua le portrait de la belle jeune fille.

Philippe Vautrin connaissait ce portrait pour l’avoir bien souvent peut-être regardé avec amour. Il lui jeta encore un regard d’admiration.

— Et ? fit-il interrogativement.

— Et cette délicieuse jeune fille… compléta le nain.

— Pourquoi ? fit Vautrin avec surprise.

— Pour être ma femme, répondit sérieusement le nain.

Philippe éclata de rire.

— Ah ! bien, vous riez, monsieur ? Vous avez raison, j’ai fait comme vous. Tout de même, dites-moi, est-ce que ça ne prend pas un animal pour…

— Pour t’offrir cette demoiselle ?…

Le jeune homme s’interrompit pour se pencher à l’oreille de Maubèche et ajouter à voix basse :

— Ce n’est ni sa nièce, ni sa fille…

— Non ?… fit avec étonnement Maubèche.

— C’est la fille de Pierre Nolet !

— Hein ?…

— La sœur de Constance !

Le nain chancela, et pour ne pas échapper son candélabre, il le posa sur le guéridon.

— De grâce, monsieur, cria-t-il en même temps, attendez… pas coup sur coup comme ça… Laissez-moi boire, je vais m’évanouir !

— C’est bien ! Bois, mange et veille !

Et sur ce Philippe Vautrin s’en alla.

Maubèche s’assit et regarda longuement le portrait de Mlle de Verteuil. Puis il tira de sous ses vêtements un médaillon retenu à son cou par une petite chaîne d’argent, il le considéra un moment avec amour et murmura :

— C’est curieux… comme ça lui ressemble !… La sœur de Constance !… La fille de Pierre Nolet !…

Il soupira. Puis soudain :

— Allons ! ajouta-t-il, que je boive, sinon je vais mourir !…

Laissons Maubèche et son prisonnier pour revenir à Mlle de Verteuil.


XI

LES DEUX SŒURS !


Philomène, en quittant la cambuse du père Turin, avait eu l’idée de courir au château pour y demander du secours au gouverneur. Elle courait, et dans son affolement elle ne cessait de répéter :

— Non… ce n’est pas mon père… ce n’est pas ma mère !

Pendant qu’elle courait ainsi, Gaston d’Auterive arrivait au château avec la jeune fille qu’il avait enlevée dans ses bras dans le jardin de Verteuil. Il alla déposer précieusement son fardeau sur un sofa dans un salon voisin du vestibule.

Alors, la jeune fille qu’il avait cru reconnaître pour Mlle de Verteuil reprit connaissance, s’assit brusquement et se mit à considérer avec une stupeur indéfinissable le Lieutenant de Police. Et lui, non moins stupéfait, reculait en murmurant :

— Qui êtes-vous ? Qui êtes-vous ?

Car malgré la ressemblance de traits, les cheveux châtains de Constance faisaient un contraste frappant avec les cheveux blonds de Mlle de Verteuil. En outre, sous la mante entr’ouverte de la jeune fille apparaissait la pauvre robe de velours noir de la fille du mendiant.

Constance ne pouvait pas comprendre les paroles ou l’étonnement du Lieutenant de Police, mais elle voyait bien qu’il y avait eu méprise de sa part.

— Monsieur, dit-elle d’une voix frémissante, vous avez dû me prendre pour une autre… Je ne suis pas celle que vous pensez, laissez-moi m’en aller !

— Mais qui êtes-vous ?

— Constance… la fille du père Turin !

— La fille du père Turin… le mendiant ?

— Oui, monsieur, je suis une pauvre fille, comme vous voyez ! Ah ! où suis-je ici ?

— Chez le gouverneur, mademoiselle.

— Chez le gouverneur ! fit la jeune fille de plus en plus étonnée.

L’unique lampadaire qui, à ce moment, éclairait à demi le magnifique salon, permit à la jeune fille de voir, néanmoins, de belles choses qu’elle parut examiner d’un regard curieux et admiratif à la fois.

De son côté, le Lieutenant de Police considérait la jeune fille, et il était frappé de sa beauté virginale. Il la comparait à Philomène. Oui, quelle ressemblance !… C’étaient quasi les mêmes traits, le même nez, la même bouche, même front, même taille. Les yeux n’étaient pas pareils : ceux-ci étaient d’un beau bleu de saphir ; ceux de Philomène étaient bruns. Et la taille… il croyait y découvrir plus de souplesse. Les mains étaient exquises, très blanches, soignées, aux doigts roses et fuselés…

Gaston d’Auterive admirait… il demeurait en extase.

Gênée, la jeune fille lui dit :

— Monsieur, je veux m’en aller de suite !

Elle se leva, légèrement chancelante.

— Voulez-vous que je vous reconduise chez vous ? demanda poliment et galamment le Lieutenant de Police.

— Non, merci. Je m’en irai seule… Montrez-moi seulement la porte pour sortir d’ici !

— C’est bien, mademoiselle, venez. Mais avant, je vous fais mes excuses… c’est une méprise de ma part… dans l’obscurité je ne voyais pas bien !… Venez, je vous conduis.

Il la précéda vers la porte du vestibule.

Au moment où il poussait cette porte, une femme parut.

— Philomène !… murmura Gaston d’Auterive en s’effaçant.

Les deux jeunes filles se trouvèrent face à face. Elles se regardèrent curieusement, tremblantes toutes deux, gênées, surprises…

Constance, la première, bégaya :

— Ah ! vous êtes… ma sœur ?…

Philomène chancela… Elle voulut parler, sa voix mourut dans sa gorge. Mais elle réussit à murmurer :

— Non ! Non !

Et elle détourna la tête.

Constance s’élança vers elle, car la fille du mendiant n’avait pas entendu ce « non ! non ! » de la fille du riche commerçant.

— Tu es Philomène, et je suis Constance… Oui, tu es ma sœur !

Elle voulut la prendre dans ses bras.

— Non ! Non ! cria Philomène en se débattant, je ne suis pas votre sœur !

Constance s’arrêta net, elle devint livide, puis un lourd sanglot mourut sur ses lèvres. En même temps ses beaux yeux, si tendres, si caressants, se mouillaient de larmes.

À cette vue, Philomène se sentit bouleversée par une émotion intraduisible et elle se jeta tout à coup sur Constance, la saisit avec une sorte de furie sauvage et se mit à l’embrasser tout en pleurant aussi.

— Oh ! oui, murmurait-elle, tu es ma sœur, Constance, tu es ma sœur et je t’aime bien !

— Philomène !… balbutia Constance dans un délire de joie.

— Ah ! si j’avais su plus tôt, continuait Philomène en mêlant ses larmes à celles de Constance, mais je ne savais pas ! Comment aurais-je pu te reconnaître ? Nous étions si jeunes quand nous fûmes séparées ! Et puis, mon oncle… Ô mon Dieu ! quel mystère encore nous enveloppe ?…

— Il n’est plus de mystère, Philomène, répondit doucement Constance, nous sommes deux sœurs. Allons vite à notre père et notre mère. Pauvre mère ! ah ! Philomène, comme elle a été malheureuse depuis le jour où elle t’a perdue… Viens, Philomène, comme ils vont être contents de nous revoir, notre père et notre mère !

— Notre père… notre mère !… bégaya Philomène en proie à la plus intense émotion.

— C’est juste, sourit Constance, tu ne sais pas le nom de notre père… On l’appelle le père Turin.

— Le père Turin !… le mendiant !… s’écria Philomène en abandonnant Constance comme avec horreur.

Gaston d’Auterive, à quelques pas de là, chancelait aussi de stupeur ou d’horreur.

— Les mendiants de la basse-ville !… fit encore Philomène, la physionomie hagarde.

— Pauvre sœur ! soupira Constance : si tu les connaissais, tu verrais comme ils sont de braves cœurs quand même.

Pour la seconde fois Philomène se jeta dans les bras de Constance, et vaincue cette fois, elle cria :

— Emmène-moi, Constance, emmène-moi !

Tendrement Constance mit le bras de sa sœur sous le sien et l’entraîna dehors, murmurant :

— Viens, pauvre sœur, viens !…

Elles disparurent dans l’obscurité.

Gaston d’Auterive demeurait là médusé, incapable de faire un mouvement, de proférer une parole.

Puis, lorsque les deux fines silhouettes eurent disparu à ses yeux, il repoussa rudement la porte, tourna sur lui-même et gagna son appartement en proférant une imprécation.

Il était peut-être devenu fou. Du moins il le disait lui-même :

— Je suis fou !… Je suis fou !… répétait-il.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les deux jeunes filles venaient de quitter la cour d’honneur et franchissaient la porte cochère qu’un garde leur avait ouverte avec respect.

Sur la place du Château elles se virent tout à coup abordées par deux hommes.

— Philomène !… dit l’un.

— Constance !… proféra l’autre.

Les deux jeunes filles reconnurent Philippe Vautrin et Pierre Nolet à qui nous rendrons son véritable nom.

— Père ! Père ! cria Constance folle de joie, voici ma sœur, Philomène !

Nolet regarda la belle demoiselle sans s’approcher.

Et elle pensa :

— Non… cet homme n’est pas mon père !

Constance demeura surprise et chagrine.

Philippe Vautrin, qui devina dans quelle situation embarrassante on allait se trouver, intervint :

— Monsieur Nolet, prenez le bras de Mademoiselle Constance, moi je prends celui de Mademoiselle Philomène, car il est urgent que nous allions régler certains comptes.

Pierre Nolet, toujours vêtu en mendiant, offrit son bras à Constance qui, cette fois, parut marcher comme en un rêve de folie. Philippe Vautrin offrit le sien à Philomène qui s’y pendit en murmurant :

— Ah ! monsieur, monsieur, dites-moi que signifie tout ce mystère… toute cette comédie qui ne semble pas prendre fin !

— Patientez, mademoiselle, murmura Philippe, bientôt vous en verrez la fin ! Venez…

Un quart d’heure après tous quatre pénétraient dans la maison de Verteuil où ils furent reçus par Maubèche qui, le candélabre à trois branches en sa main droite, s’effaçait pour laisser entrer ses visiteurs dans le vestibule.

Maubèche… Mais qu’avait-il donc tout à coup ?… Voilà qu’après avoir refermé la porte il se mit à chanceler… il faillit même échapper le candélabre…

— Hé ! Maubèche, tu as trop bu ! cria sévèrement Philippe. Et notre prisonnier ?

Maubèche ne répondit pas. Avec le candélabre vacillant élevé au-dessus de sa tête, le nain, tout figé, ses yeux à fleur de tête affreusement agrandis, considérait Philomène. Elle, avec effroi, regardait ce nain grotesque et grimaçant.

Puis, tout à coup, Maubèche poussa un cri rauque, lança son candélabre dans un grand miroir qui vola en miettes, et avec un rugissement clama :

— Ma fille !… ma fille !…

Dans l’obscurité qui suivit le nain se jeta sur Philomène, la saisit dans ses bras et se mit à l’embrasser avec frénésie, répétant :

— Ma fille !… ma fille !…

— De la lumière ! rugit Philippe Vautrin ; cet homme est fou !

Pierre Nolet se précipita vers le candélabre dont une des bougies demeurait intacte et réussit à l’allumer en quelques secondes.

Alors on put voir le nain serrant dans ses bras Mlle de Verteuil évanouie, et couvrant son visage blême de baisers.

Vautrin se jeta sur lui et voulut lui arracher Philomène.

— Arrière ! rugit le nain avec une voix de tonnerre. Par Satan ! monsieur, je vous perce la gorge avec votre propre rapière ! C’est ma fille… je la garde !

Éperdue, Constance s’était laissée choir sur un canapé. Nolet paraissait avoir perdu la raison et demeurait pétrifié tout en tenant le candélabre. Vautrin reculait en bouchant ses yeux de ses deux mains et en murmurant :

— Ah ! quel rêve monstrueux nous faisons tous !

Et le nain, serrant de plus en plus Philomène contre sa poitrine, baisait ses lèvres blanches, ses paupières closes, et répétait :

— Ma fille !… mon ange !… ma Philomène !…

Et alors, chose étrange, sous les caresses de cet être laid, difforme, affreux, et qui, cependant, devenait beau, beau de l’amour paternel qui le transformait, le grandissait, oui, Philomène ouvrait les yeux, regardait cette face rouge, ces yeux à fleur de tête, cette bouche énorme, ces cheveux roux en désordre, et ses lèvres à elle s’ouvraient, elles souriaient aussi…

— Ah ! Dieu puissant ! s’écria le nain avec délire, elle me reconnaît, ma Philomène !… Ah ! qui t’ôtera à moi, à présent ?

— Maubèche !… cria Vautrin, croyant que le nain était soûl.

— Arrière ! clama le nain en se redressant. Ne m’appelez pas Maubèche devant Mademoiselle ma fille ! Monsieur, ajouta-t-il sur un air hautain et avec une gravité d’accent qui impressionna tous les spectateurs de cette scène, appelez-moi « Monsieur de Verteuil » devant ma fille !

— Verteuil !… fit Vautrin en oscillant. Ah ! Nolet, dites-moi que je rêve ou que cet homme est fou !

— Fou ! cria le nain. Oui, monsieur, vous êtes fou ! Suivez-moi !

Et, tenant toujours Philomène dans ses bras, il s’élança vers le salon, suivi de Vautrin, de Nolet toujours armé du candélabre, et de Constance que la curiosité entraînait malgré elle.

Le nain s’arrêta devant le commerçant, toujours couché sur le plancher et ficelé.

— Allons ! toi, Marinier, clama-t-il, dis comment je m’appelle ! Parle ! je te promets la liberté et la vie ! Parle, maudit !

— Tu t’appelles… Jean-Paul de Verteuil ! prononça fermement le prisonnier.

Le nain lança un ricanement de joie sauvage. Il courut déposer sa fille sur le divan, tira de son sein un médaillon et revint à Vautrin et Nolet, disant :

— Regardez… n’est-ce pas ma fille ?

Déjà Philomène accourait se pendre au cou du nain et s’écriait, ravie, heureuse :

— Oui, vous êtes mon père… car je le sens là dans mon cœur !

— Oh ! ma fille ! ma fille !…

Le pauvre Maubèche, ne pouvant plus se contenir, se mit à pleurer.

Philomène courut à Constance, l’embrassa et dit, les yeux pleins de larmes :

— Oui, Constance, c’est mon père… mon vrai père !

Maubèche avait déjà, par un rude effort d’énergie, comprimé ses larmes. Il tira un poignard, marcha à Marinier et dit :

— Je t’ai promis la liberté et la vie ?…

Marinier, voyant briller au-dessus de sa tête la lame étincelante du poignard, ferma les yeux : il pensa que sa dernière heure était venue.

Mais vivement le nain coupa ses liens et dit :

— Tu es libre, Marinier, va !

Le commerçant jeta un cri de rage folle et bondit. Il arracha des mains de Maubèche le poignard et se rua contre Vautrin. Celui-ci, d’un mouvement rapide, saisit la main armée, la tordit et fit échapper l’arme.

Les deux jeunes filles, serrées l’une contre l’autre à quelques pas de là, avaient fermé les yeux.

Mais le nain au même instant poussait un cri terrible, bondissait, saisissait Marinier à la gorge, le renversait, puis le ligotait de nouveau.

La seconde d’après il se relevait et disait seulement à Vautrin :

— À présent, il vous appartient !

— C’est bien, répondit Vautrin froidement.

Puis, se tournant vers les autres spectateurs de ce drame, il commanda :

— Mesdemoiselles et vous, messieurs, je vous prie de me laisser seul avec cet homme !

Philomène et Constance, Nolet et Maubèche se retirèrent silencieusement dans une pièce voisine.

Philippe Vautrin, alors, s’approcha de Marinier et dit :

— Je te promets également la liberté et la vie, mais à condition que tu me fasses une confession entière, écrite de ta main, et que tu restitues ce que tu as volé.

— Non ! proféra Marinier d’une voix sourde.

— En ce cas, tu vas mourir !

— Je préfère la mort à la mendicité !

— Eh bien ! écoute : une fois que tu auras écrit ta confession, je te remettrai la somme de cinquante mille livres, puis tu partiras pour la France sur le prochain navire. Un navire sera en partance demain ou après-demain. Est-ce entendu ?

— J’accepte, répondit le prisonnier.

Vautrin marcha à une tablette, y prit une écritoire et du papier et vint placer le tout sur le guéridon. Puis il délia les deux mains du prisonnier, disant :

— Viens !

Marinier obéit. L’instant d’après, sous la menace d’un pistolet que Vautrin tenait braqué sur lui, le commerçant écrivait d’un main calme…


XII

LA CONFESSION DE JACQUES MARINIER


Une heure sonna à une horloge de la maison.

Durant la demi-heure qui suivit Marinier ne cessa pas d’écrire. On n’entendait que le bruit de la plume courant sur le papier.

Puis Marinier s’arrêta et dit :

— Voilà, Monsieur de Chaumart, la vérité pleine et entière.

— Bien, dit Vautrin. À présent, sur cette feuille de papier écrivez une renonciation de tous vos droits à cette propriété et à vos magasins et marchandises en faveur de Pierre Nolet. Demain, je ferai légaliser cette restitution.

Sous la dictée du jeune homme Marinier écrivit la renonciation. Mais avant de signer il demanda :

— Et quelle garantie aurai-je en retour ?

— La liberté ! répondit rudement Vautrin.

— Soit. Mais les cinquante mille livres ?

— Je vous les remettrai demain à dix heures précises.

— Où ?

— Ici même.

— C’est bien, je prends votre parole.

Et Marinier signa.

Comme il allait se lever, Vautrin lui saisit les mains et les lui lia derrière le dos.

— Ah ! ça, monsieur, cria Marinier avec colère, est-ce là la liberté que vous m’avez promise ?

— Vous serez libre sur le navire qui vous emportera loin de ce pays, pas avant. Et vous ne quitterez cette maison que juste au départ du navire.

— Mais, monsieur, vous me traitez comme un prisonnier et vous me séquestrez sans un mandat à cet effet ?

Vautrin sourit et répliqua :

— J’ai sur moi le mandat signé contre vous de la main de Monsieur de la Jonquière, c’est assez ! Mais si vous préférez le procureur général et le tribunal de justice, libre à vous ?

— C’est bon, maugréa Marinier, je suis votre prisonnier et je compte sur votre parole !

Vautrin fit asseoir le commerçant sur un fauteuil, puis appela ses amis.

Nolet, donnant le bras à sa fille, parut le premier.

En arrière suivait le nain soutenant Philomène, radieuse. Disons que Maubèche ne se ressemblait plus : il était transformé, transfiguré, il apparaissait grandi, et sur ses traits reposait une impression de douce gravité.

— Mes amis, dit Vautrin, je vous prie de vous asseoir et d’écouter la lecture de ces papiers écrits par Jacques Marinier que voilà. Pierre Nolet, veuillez lire ceci d’abord.

L’ancien mendiant prit le papier et d’une voix ferme se mit à lire la confession suivante :

« Dans l’automne de 1740, Jacques Marinier fit la rencontre à Paris du sieur de Chaumart qui arrivait des Indes, où il avait compromis sa fortune par des spéculations malheureuses, et qui s’apprêtait à partir pour le Nouveau-Monde avec l’espoir de se refaire. Au cours de ces mêmes spéculations Jean-Paul de Verteuil, un ancien camarade de collège de Chaumart, et qui avait été surnommé pour on ne sait quels motifs « Maubèche » par ses condisciples, avait perdu toute sa fortune. Totalement ruiné et honteux, il adopta son sobriquet de Maubèche et s’offrit de servir M. de Chaumart comme jardinier. Celui-ci accepta. Jacques Marinier, qui avait appris l’affaire des Indes où il avait un peu connu M. de Chaumart, offrit à celui-ci de lui faire acheter un magnifique domaine en Louisiane pour la somme ridicule de cinquante mille livres, à condition que Marinier serait copropriétaire. M. de Chaumart accepta. Les cinquante mille livres furent versées à Marinier pour défrayer toutes les dépenses. Quelques semaines plus tard Marinier et M. de Chaumart s’embarquaient pour le Nouveau-Monde, accompagnés par Maubèche, sa femme et une fillette d’environ huit ans. L’année d’avant, 1739, Marinier s’était rendu en Louisiane. Il y avait vu un riche et splendide domaine, propriété d’un nommé Pierre Nolet qui y vivait heureux avec sa femme et ses deux fillettes jumelles, Constance et Philomène. Marinier eut vent que la propriété n’avait pas été portée sur les registres et que la prime de prise de possession par l’actuel propriétaire n’avait été payée. Sur ce, il repassa en France et réussit à se faire allouer la propriété moyennant le versement de la prime, c’est-à-dire une somme de cinq mille livres. C’était tout ce que possédait Marinier. Sans argent pour retourner en Louisiane et pour les premiers frais d’exploitation du domaine, il chercha un associé. Et ce fut en cet automne de 1740 que le hasard le mit sur le chemin de M. de Chaumart.

« En arrivant en Louisiane il fut facile de déposséder Pierre Nolet avec les papiers que Marinier avait en mains, et lui et Chaumart prirent possession du domaine auquel étaient attachés d’immenses droits de trafic de fourrures. M. de Chaumart ignorait tout à fait les procédés déloyaux de Marinier, et vu qu’il avait laissé son fils en France à ses études et n’avait que Maubèche comme jardinier, il retint les services de Pierre Nolet comme intendant. Celui-ci ne se plaignit pas d’avoir été dépossédé de son bien, croyant qu’il y avait de sa faute pour n’avoir pas rempli les formalités nécessaires pour conserver son bien, bien que, à la vérité, il eût fait sa déclaration et payé la dite prime de cinq mille livres. Mais déclaration et paiement de la prime n’avaient pas été consignés dans les registres de la province et ceux du Bureau Colonial de Paris. Au bout d’un an, Nolet, sans cesse maltraité par Marinier, abandonna sa charge d’intendant et prit celle de garde-chasse du domaine. Il alla habiter, sur les bords d’un profond ravin de la propriété, une humble maisonnette. Le jardinier, Maubèche, habitait une autre maisonnette du côté opposé du ravin et à l’abri d’un massif de chênes et de peupliers. Après la démission de Nolet, Marinier résolut de vendre sa part des droits du domaine à M. de Chaumart. Celui-ci accepta, content de devenir l’unique propriétaire, et Marinier déclara qu’il allait s’établir dans le commerce en France ou aux Indes.

« On était au printemps de 1741. Quelques jours avant son départ Marinier chassait la bécassine le long du ravin, quand il entendit un cri d’enfant retentir des profondeurs du ravin. Au fond de ce ravin coulait un torrent qui avait été grossi par des pluies récentes. Marinier se jeta dans la pente raide et fortement boisée. Il entendit un autre cri… Bientôt il était au bord du ravin et voyait une fillette qu’il crut reconnaître pour la petite Philomène, l’une des enfants de Nolet, rouler dans les eaux tumultueuses. Il se pencha et juste à temps saisit la fillette par sa robe et la retira de l’eau. Elle était évanouie. À ce moment, une idée lui vint : Marinier était un ancien repris de justice, et par crainte qu’en l’avenir ce nom ne lui causât quelque mésaventure, il résolut de prendre le nom de Verteuil, qu’avait abandonné Maubèche, et d’emmener la fillette avec lui comme un talisman qui le préserverait de soupçons dangereux ou d’accidents et de hasards. Le lendemain, en effet, il envoyait un message à M. de Chaumart pour le prévenir qu’il partait pour la France.

« Mais Marinier gagna la Nouvelle-France et Québec où il s’établit dans le commerce sous le nom de Monsieur de Verteuil, certain qu’il était que Maubèche ou Nolet ne le rejoindrait jamais. Mais ce que Marinier ne savait pas, c’est que la fillette qu’il avait sauvée du torrent fut celle de Maubèche au lieu de celle de Nolet, car toutes deux se ressemblaient étrangement, de même qu’elles portaient le même prénom… »

Pierre Nolet s’arrêta, là finissait la confession de Marinier.

Vautrin lui demanda :

Reconnaissez-vous que c’est la vérité ?

— Oui, répondit l’ancien mendiant.

— Et vous, Monsieur de Verteuil ? demanda encore Vautrin en s’adressant au nain.

— Oh ! monsieur, sourit le nain, vous pouvez encore m’appeler Maubèche… Philomène ne s’y oppose pas !

La jeune fille sourit à son père et à Vautrin qui se troubla. Mais le jeune homme retrouva de suite son calme apparent.

— Eh bien ! Maubèche, répéta Vautrin, est-ce la vérité qui est écrite sur ce papier ?

— Entière !

— Et moi, à mon tour, dit le jeune homme, je reconnais que c’est la vérité et qu’elle est conforme à la confession que m’a laissée mon père.

Se tournant vers Nolet, il ajouta :

— Monsieur, lorsque cette transaction qui vous dépossédait de votre bien se passa entre Marinier et mon père, comme vous le savez maintenant, j’étais au lycée en France. Je n’allai trouver mon père qu’à sa demande au moment où je terminais mes études de droit. Mon père se mourait. Marinier avait depuis longtemps disparu. Vous-même, Monsieur Nolet, ayant appris peu après la disparition de Marinier que vous aviez été triché par celui-ci, vous quittâtes la Louisiane pour vous mettre à la poursuite de l’escroc. Mon père, qui dans toute cette affaire avait été de bonne foi, fut également informé qu’il avait été la dupe de Marinier et le complice involontaire d’un vol. Aussi voulut-il restituer immédiatement, mais vous, Monsieur Nolet, vous étiez déjà parti sans laisser d’adresse, puis mon père, sur les entrefaites, tombait malade. Après la mort de mon père, je partis avec Maubèche pour retrouver Marinier et le premier propriétaire du domaine de la Louisiane. Voilà bientôt dix ans que nous courons le monde. Mais enfin, grâce à Dieu, nous sommes arrivés à bon port. Et voici, maintenant, Monsieur Nolet, une renonciation de Marinier à tous ses droits sur cette propriété, ses magasins et marchandises et les valeurs qu’il a confiées à son notaire, Mtre Bernard, qui, demain, vous en fera légalement le possesseur. Quant à la restitution de mon père, demain aussi je vous remettrai la somme de cent mille livres, puis vous pourrez aller reprendre possession de votre domaine de la Louisiane actuellement sous la gérance d’un intendant que j’ai moi-même choisi.

Ce disant, le jeune homme tendit à Nolet la renonciation de Marinier.

— Non, dit Nolet. J’accepte la renonciation non en ma faveur, mais en celle de Monsieur de Verteuil et de sa fille Philomène.

— Ah ! monsieur, s’écria Philomène, merci ! Je demanderai à Dieu de vous bénir pour votre générosité.

Maubèche courut serrer les mains de Nolet, disant, les yeux humides :

— Monsieur, c’est entre vous et moi à la vie et à la mort !

Alors Constance s’approcha de son père et lui murmura :

— Père, il faut être généreux jusqu’au bout : laissez à Monsieur de Chaumart sa propriété de la Louisiane !

— J’allais le prier de la garder, ma fille, sourit l’ancien mendiant.

Vautrin avait entendu, il sourit et tira de sous sa veste des papiers qu’il tendit encore à Nolet.

— Monsieur, dit-il, voici les papiers que vous m’avez remis ce soir au château, je vous les rends et vous déclare qu’ils ne m’ont pas servi.

Mais Nolet tressaillit en voyant ces papiers troués d’une balle, et il regarda Vautrin avec surprise.

Le jeune homme sourit et reprit :

— Si, monsieur Nolet, ils m’ont servi… ils m’ont sauvé la vie ! Ce trou que vous voyez dans ces papiers a été pratiqué par la balle du pistolet de Marinier.

Et l’étonnement parmi ces personnages n’était pas encore dissipé, que Vautrin continuait :

— Monsieur Nolet et vous, Mademoiselle Constance, j’ai le regret de refuser le don que vous voulez me faire de votre propriété de la Louisiane. Non… gardez-la ! Moi, je suis jeune, seul et fort, et je saurai faire ma voie. À demain, acheva-t-il en s’inclinant.

Avant de se retirer il alla à Maubèche et lui dit :

— Je vous confie Marinier jusqu’au départ du prochain navire. En retour de sa confession je lui ai promis la liberté.

— Je veillerai sur lui, soyez tranquille, monsieur !

Vautrin salua Philomène et marcha vers la porte.

— Philippe ! appela Nolet.

— Monsieur ? fit le jeune homme en s’arrêtant.

— Attendez, nous ferons route ensemble. Nous retournons, Constance et moi, à notre baraque…

Les deux jeunes filles s’embrassèrent longuement, puis Nolet, Vautrin et Constance prirent le chemin de la basse-ville.

Deux heures sonnaient.


XIII

ENTRE DEUX AMOURS


Tous trois marchaient silencieusement, chacun paraissant s’absorber en ses propres pensées. La cité était plongée dans le sommeil. À l’Est, la lune à son déclin se faisait jour entre les nuages, traçait un long sillon d’argent sur les eaux sombres du fleuve et blanchissait légèrement les clochers, les dômes et les tourelles de la capitale. Vers le Nord-Ouest les Laurentides élevaient leurs cimes noires. La nuit était calme, sereine, sans vent. Les nuages reculaient rapidement vers le Nord et le ciel s’étoilait. Or, tout en marchant, Philippe Vautrin regardait ce firmament, la lune, le fleuve, les monts lointains, et l’on eût dit qu’il demandait à ces puissances de la nature le secret de son avenir. C’est que Philippe sentait au fond de lui-même une angoisse, un regret peut-être mêlé à sa joie d’avoir enfin accompli le devoir que lui avait imposé son père en mourant. Le devoir était rempli, il ne restait plus que quelques détails de forme, et il manquait quelque chose au couronnement de cette œuvre… il manquait à Philippe une jeune fille !

Il soupira fortement et se replongea dans son rêve sans avoir même la notion du chemin qu’il parcourait.

La voix de Pierre Nolet le ramena à la réalité de l’existence.

— Nous voici, Philippe !

Le jeune homme s’arrêta net et vit Constance qui lui souriait doucement, tandis que l’ancien mendiant ouvrait la porte de sa cambuse.

Ce sourire de la jeune fille fit mal à Philippe. Il s’inclina et murmura à peine distinctement :

— À demain, mademoiselle !

Constance ne répondit pas. Ses yeux de saphir s’humectèrent et elle regarda le jeune homme s’éloigner le long de l’étroite ruelle.

Nolet venait d’allumer à l’intérieur du logis une bougie, et Constance l’entendit pousser tout à coup une exclamation de surprise.

Elle se précipita dans la maison où elle aperçut son père muet, tremblant et livide devant un fauteuil sur lequel reposait Mme Nolet.

Saisie par un pressentiment, la jeune fille prit vivement une main de sa mère ; la main était froide, inerte et raide. La jeune fille l’abandonna aussitôt, tomba à genoux et éclata en sanglots.

Une minute funèbre passa, une minute qui à Nolet et à sa fille sembla durer un siècle ; puis dans le rayon de lumière une silhouette d’homme se profila. C’était Philippe Vautrin qui avait entendu l’exclamation de Nolet, et qui, mû aussi par un pressentiment, était revenu sur ses pas.

— Allons ! dites-moi ce qui arrive encore ? interrogea-t-il en entrant.

Mais il demeura cloué sur place en découvrant Constance à genoux et pleurant devant le corps inanimé de sa mère, et Pierre Nolet debout, sombre et rigide.

Alors il comprit et s’agenouilla près de la jeune fille. Unissant son âme à celle-ci il pria pour le repos de l’âme de cette pauvre femme que Dieu était venu chercher au moment où les joies de la terre allaient s’offrir à elle. Mais Philippe pensait avec raison que là-haut elle allait trouver des joies bien supérieures.

Tout à coup dans la nuit calme retentit un son de cloches lent et morne… De tous les clochers de la haute-ville tombaient les accents funèbres d’un glas.

Nolet sursauta… Philippe se leva et courut à la porte de la cabane, tandis que, curieuse et stupéfaite, Constance le suivait de ses regards mouillés.

Une rumeur sourde et comme plaintive emplissait peu à peu toute la cité. Puis une voix clama quelque part dans la Cité des Mendiants :

— Monsieur le Gouverneur vient de trépasser… priez pour le repos de son âme !

En effet, au moment où deux heures sonnaient, le Marquis de la Jonquière, entouré de son médecin, d’un père Jésuite, du Lieutenant de Police et de son valet de chambre, expirait tranquillement sur sa chaise-longue…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La mort du Marquis de la Jonquière, de même que le trépas de la femme de Nolet, avait empêché la célébration de la Fête de la Besace. Et le surlendemain, tandis qu’on célébrait les funérailles du gouverneur à la chapelle des Ursulines, à Notre-Dame-des-Victoires avaient lieu celles de Mme Nolet. Là, assistaient avec le plus grand recueillement toute la mendicité.

À midi, Philippe Vautrin pénétrait dans sa cahute. Après l’enterrement de la femme de Nolet, il s’était rendu chez Mtre Bernard, notaire, et y avait terminé les affaires de restitution dont il avait été chargé. Il ne lui restait plus qu’à porter certains papiers à Maubèche et à sa fille, et qu’à remettre à Nolet les cent mille livres d’or qu’il possédait là dans un coffre.

De ce coffre il tira plusieurs parchemins qu’il déchira et brûla. Ceci fait, il se mit à marcher, la tête penchée, les mains au dos, sombre et triste.

On frappa à la porte. Il alla ouvrir.

Quatre mendiants étaient là.

— Monsieur, dit l’un d’eux avec respect, nous sommes venus chercher ce coffre.

— Entrez, dit le jeune homme.

Il les conduisit dans sa chambre, leur indiqua le coffre et reprit :

— Allez porter ce coffre chez le père Turin. Deux d’entre vous le porteront jusqu’à mi-chemin, puis deux autres le prendront, car il est lourd.

L’instant d’après les mendiants s’en allaient avec le coffre.

Philippe referma sa porte et se remit à marcher.

Il pensait :

— Que dois-je faire ? Je les aime toutes les deux également ! Elles m’aiment toutes deux également, je l’ai compris. Épouser l’une, c’est abandonner l’autre et peut-être briser son cœur !… Que faire, mon Dieu ! que faire ?…

Oui, Philippe Vautrin se trouvait en face d’un terrible problème, et à ce problème il cherchait une solution depuis vingt-quatre heures. D’abord, il avait résolu de partir. Mais en partant, il sentait que sa vie à lui aussi se brisait ! L’image si douce et si charmante de Constance ne le quittait pas, et à cette image se mêlait sans cesse celle de Philomène !

Laquelle des deux ?…

Mais Constance n’était-elle pas la première qui eût fait tressaillir son cœur ? Oui. Constance ne s’était-elle pas admirablement dévouée en lui sauvant la vie deux fois ? Oui. Donc, sa première gratitude devait aller à Constance. Et pourtant… Philomène avait refusé un brillant mariage et une dot superbe avec l’espoir que lui, Philippe, lui tendrait la main ! Oui, il avait deviné et compris tout cela !… Il essayait de faire pencher la balance de son amour vers l’une ou vers l’autre, mais la balance ne penchait ni d’un côté ni de l’autre ! Toutes deux, il les aimait, et toutes deux lui apparaissaient aussi chères ! Belles… elles l’étaient toutes deux ! Bonnes… toutes deux l’étaient !

— Laquelle ? Laquelle ? mon Dieu ! ne cessait de gémir Philippe.

Puis, soudain, comme si une inspiration lui fût venue du ciel qu’il invoquait dans son trouble et son indécision, il vit l’image de Constance si rayonnante qu’il tressaillit violemment et murmura :

— Mon devoir est là ! Allons ! Philippe Vautrin, accomplis ce devoir comme un homme, de même que tu as accompli l’autre… Va !

Et comme entraîné par une main puissante et invisible, il quitta sa cabane et prit le chemin du domicile du père Turin.

Il trouva ce dernier seul, affaissé sur un fauteuil, sombre et méditatif, et devant lui, à ses pieds, un coffre ouvert en lequel rutilaient des piles de pièces d’or.

À la vue de Philippe, Nolet sourit, se leva, referma le coffre et dit :

— Reprenez tout cela, mon ami, je n’ai plus besoin de rien !

Philippe pâlit et recula.

— Non ! dit-il, c’est à vous !

— J’aime mieux ma besace, répliqua Nolet avec un sourire contraint, c’est tout ce qui me reste. Reprenez, Philippe Vautrin. Vous êtes jeune, et avec cet or…

— Non ! interrompit Philippe Vautrin avec un air farouche. Ma jeunesse me suffit à moi, par elle je parviendrai à reconquérir la fortune. Mais vous, Nolet, vous êtes vieux, faible, et bientôt vous ne pourrez plus même mendier, Gardez cet or ! Vous avez une fille, faites-lui-en une couronne, si vous voulez, ou bien encore donnez cette fortune à tous ces miséreux qui nous entourent.

— Non ! dit Nolet, en branlant la tête avec énergie, ils le refuseront, ces miséreux. Oh ! je les connais ces pauvres mendiants, ils sont trop fiers ! Comme vous, Philippe Vautrin, ils veulent gagner, en mendiant et en souffrant toutes les humiliations, leur argent et leur bien-être !

— Alors, donnez-le à votre fille, c’est votre devoir !

Non… elle n’en veut pas !

Philippe tressaillit.

— Elle n’en veut pas, fit-il avec surprise. Où est-elle ?

— Elle est partie !

— Partie… bredouilla Philippe en devenant livide. Pour toujours ? demanda-t-il aussitôt comme avec un peu d’espoir.

— Non ! Jusqu’au jour où elle ne comptera plus sur vous, Philippe… Comprenez-vous ?

— Oh ! s’écria Philippe avec feu, elle m’aime… elle m’aime… Nolet, Nolet, donnez-la-moi ! J’étais venu, du reste, pour vous la demander ! Où est Constance, dites ?

Nolet branla la tête avec découragement.

— Inutile, Philippe, elle sait que vous aimez l’autre, que l’autre vous aime… allez à celle-là !

— Non ! prononça Philippe, sombre et tremblant.

— Eh bien ! lisez ceci ! reprit Nolet en tendant un papier au jeune homme.

Vautrin prit le papier et lut ces mots écrits d’une main défaillante :

« Monsieur Philippe, pour l’amour de Dieu et de Philomène, ne songez plus à moi ! Je vous ai compris, comme vous m’avez comprise ; mais ma résolution est irrévocable, j’ai décidé de vouer le reste de ma vie à mon père ! Allez, Philippe, et soyez heureux ! Je ne vous demande qu’un peu de votre souvenir… »

Philippe Vautrin pleura. Puis il saisit une main de Nolet, la serra avec force et murmura indistinctement :

— Vous lui direz, Nolet… oui, vous lui direz que je l’aimais autant que l’autre, mais que ma gratitude me poussait vers elle la première. Aussi, comme elle, je prends ma résolution : ni l’une ni l’autre ! Nolet, adieu !…

Et comme un fou Philippe s’en alla en courant vers sa cabane. Il entra, verrouilla et se jeta sur son lit où il se mit à pleurer et à rugir.

Mais ce ne fut qu’un orage. Le jeune homme se ressaisit, se domina et dit :

— Allons ! soyons homme jusqu’au bout ! Il me reste quelque chose à faire encore.

Toujours vêtu de sa cape noire, la rapière au côté, la besace au dos, il sortit et gagna la haute-ville. Peu après il était à la maison de M. de Verteuil.

Maubèche vint ouvrir.

Philippe Vautrin découvrit au nain un visage triste.

— Et Marinier ? interrogea-t-il.

— J’ai suivi vos instructions, monsieur. Comme un navire doit partir ce soir pour la France y porter la nouvelle de la mort de Monsieur de la Jonquière, j’y ai fait embarquer Marinier. Tel que vous me l’avez ordonné, je lui ai versé la somme de cinquante mille livres.

— Bien, merci, Maubèche !

À cet instant Philomène parut. Philomène pâle, à peine souriante, triste aussi, et avec des regards pleins de feu qu’elle fixa sur Philippe. Il y avait tellement d’amour suppliant dans les yeux de la jeune fille, que Vautrin, ému, baissa les siens. Il tira un papier et dit en le tendant à Maubèche :

— Cette maison est à vous de par la loi, ainsi que tous les biens de Marinier dont Mtre Bernard vous fera le possesseur demain.

Puis, incapable de dire un mot d’adieu à cause d’un sanglot qui l’étouffait, Philippe ouvrit la porte et sortit en la refermant violemment sur lui. Il s’enfuit.

Philomène poussa un gémissement de douleur, rouvrit la porte et du seuil cria d’une voix désespérée :

— Philippe ! Philippe !…

Lui n’entendit pas, il était loin déjà, courant vers la basse-ville, vers son taudis en lequel il voulait s’enfermer avant de partir à son tour pour des pays inconnus et lointains… pour la France peut-être.

Philomène tomba dans les bras de son père en gémissant :

— Père, à quoi servait tant de dévouement de sa part… il me tue !…

Philippe, fou, désespéré, venait de s’enfermer dans sa baraque. Tout à coup sa porte, qu’il avait soigneusement verrouillée, vola en éclats et Maubèche parut, l’œil en feu, terrible, et d’une voix plus terrible :

— Ah ! Philippe Vautrin, cria-t-il, à quoi t’a servi de me rendre ma fille, si maintenant tu me la tues dans les bras ?…

Philippe bondit.

— Moi… la tuer ? rugit-il.

— Elle t’aime… tu es toute son existence !

Philippe, alors, brisé par toutes les émotions et les fatigues qu’il avait subies depuis trois jours, tomba dans les bras de Maubèche et bégaya, joyeux, heureux :

— Ah ! Maubèche, cours lui dire que je lui appartiens… Va ! va ! Maubèche… et qu’elle vive !…

Le nain jeta un hurlement de joie et s’éloigna hors de la cambuse…


XIV

CE QUI EN EST L’ÉPILOGUE


Un mois après les événements qui précèdent, c’est-à-dire jeudi, 15 juin 1753, pour la seconde fois la chapelle de Notre-Dame-des-Victoires retentissait de chants joyeux, puis de l’intérieur s’échappait une foule exubérante qui acclamait deux nouveaux mariés.

C’étaient Philippe Vautrin, sieur de Chaumart, et Philomène de Verteuil. Nolet et Maubèche suivaient. Puis venait toute la corporation des mendiants, toute la gueuserie besace au dos. Vautrin lui-même portait la besace sur sa cape noire. Durant deux heures toute l’escorte défila par les rues principales de la haute-ville, puis elle alla reconduire les nouveaux époux à leur maison.

Et jamais le ciel n’avait été plus beau et jamais brise plus odorante n’avait soufflé sur la cité en liesse, et durant tout ce jour les cloches carillonnèrent, les chants s’envolèrent dans l’espace ensoleillé, et, chose curieuse, pour la première fois la Besace fraternisa avec la Bourgeoisie.

La noce s’acheva le soir par un grand bal à la résidence des nouveaux mariés. La maison éclata de lumières et de musiques, la mendicité, dans ses loques, se pressa avec ivresse dans les salons luxueux. Et pour la première fois encore, au lieu du gueux guettant et surveillant, dans la nuit la fête de la noblesse et de la bourgeoisie, ce fut la noblesse qui dehors assista à la fête ; car les mendiants avaient eu les premiers le privilège d’entrer dans la maison qui se trouvait trop petite pour contenir toute la population. Car, de fait, toute la population de la cité était réunie là, dedans et dehors…

Pourtant, à cette fête il est des personnes de notre récit qui n’y participèrent pas : nous voulons parler de Nolet et de sa fille Constance. À cause de leur deuil tout récent ils s’étaient abstenus de venir au bal ; ils s’étaient bornés à assister à la messe de mariage le matin et à faire leurs souhaits de bonheur aux nouveaux époux pour aller se renfermer ensuite dans leur baraque de la Cité des Mendiants.

Philomène, cependant, avait voulu retenir la fille du mendiant.

— Constance, avait-elle dit, je vous demande de venir vivre avec nous, voulez-vous ?

Pâle et troublée, la jeune fille avait répondu :

— Madame, je dois rester avec mon père !

Mais Philippe était intervenu à son tour :

— Nolet, venez faire maison commune avec nous, je vous en prie de même que Philomène en prie Mademoiselle Constance !

— Plus tard, peut-être ! répondit Nolet avec un sourire triste. Vivez maintenant de votre joie, monsieur Philippe, nous nous avons un deuil avec lequel nous voulons demeurer au moins une année. Après… eh bien ! Dieu décidera !

Le soir de ce jour, le père et la fille demeuraient renfermés dans leur cabane de la Cité des Mendiants où tout était désert et silence.

Vers les neuf heures, alors qu’on entendait descendre de la ville haute les bruits de la fête, quelqu’un frappa à la porte de l’ancien mendiant.

Nolet alla ouvrir. Il aperçut dans l’ombre un personnage qui se tenait debout et immobile. D’abord, il ne le reconnut pas.

— Désirez-vous me voir, monsieur ? interrogea-t-il.

— Si vous permettez, monsieur Nolet.

— Entrez !

L’inconnu obéit. Alors la clarté d’une lampe éclaira le personnage. Nolet tressaillit. Constance se leva vivement, et murmura, confuse et rougissante :

— Monsieur le Lieutenant de Police !…

Oui, c’était Gaston d’Auterive. Mais non plus ce jeune homme hautain, élégamment vêtu, dominateur ; mais un jeune homme au sourire doux et triste, vêtu de velours noir, sans ornements, sans épée.

— Monsieur, dit-il à Nolet, après s’être incliné devant Constance, me permettrez-vous de vous entretenir quelques instants ?

— Daignez vous asseoir, monsieur, répondit Nolet en offrant un siège à son visiteur. Puis il fit signe à Constance de se retirer.

— Pardon, monsieur ! reprit d’Auterive. Je désire que mademoiselle demeure ; car ce que j’ai à vous confier l’intéresse autant que vous-même.

Constance, qui s’était levée, se rassit, intriguée, et regardant le Lieutenant de Police avec des yeux brillants, mais dans lesquels il n’y avait ni rancune ni mépris.

— Je dois vous dire d’abord, commença le jeune homme, que je ne suis plus Lieutenant de Police, je me suis démis de mes fonctions. Ensuite, par le testament de mon oncle, Monsieur de la Jonquière, j’hérite cent mille livres et un beau domaine en Louisiane…

Il s’interrompit pour regarder profondément Constance. La jeune fille baissa les yeux, troublée par un pressentiment qui la bouleversait depuis un moment.

D’Auterive poursuivit :

— Monsieur Nolet, j’ai commis bien des fautes, je m’en accuse et m’en repens. Je me rappelle qu’une nuit, par une méprise extraordinaire et une coïncidence inexplicable, je me suis trouvé en présence de mademoiselle, et sa beauté et sa bonté m’ont touché. Depuis, je n’ai cessé de penser à elle, et ce soir je suis venu lui offrir ma main et mon nom. Si elle accepte, je m’engage à en faire la plus heureuse des femmes : si elle refuse, je vous demanderai, à vous, monsieur, et à vous, mademoiselle, d’oublier à tout jamais cette démarche que j’entreprends.

Un silence se fit.

Nolet regardait le jeune homme avec stupeur ; puis il considérait sa fille qui, rougissante, belle à ravir dans ses vêtements de deuil, demeurait paupières baissées et mains jointes sur ses genoux.

— Monsieur, dit enfin l’ancien mendiant, votre démarche m’honore, je crois que vous êtes un gentilhomme qui ferez honneur à votre rang, et je sais que vous appartenez à une famille très distinguée ; mais, je n’ai rien à dire ni à décider : ma fille est libre et de sa main et de son cœur !

Gaston d’Auterive reporta ses regards anxieux sur Constance qui venait de relever ses yeux de saphir au fond desquels se miraient toutes les délicatesses de la jeune fille et toutes les vertus d’une âme neuve et exquise. Elle regarda le jeune homme et le trouva beau, élégant, et elle crut lire qu’il était sincère. Au reste, depuis qu’elle l’avait vu au château, incident qu’elle n’avait pas raconté à son père, elle en avait gardé un souvenir qui n’avait eu rien de mauvais, car le jeune homme avait été poli et courtois à son égard. Maintenant qu’elle le voyait mieux, elle se sentait attirée vers lui par une douce sympathie. Elle sourit, et franchement, sans timidité, elle répondit :

— Monsieur, je suis tout aussi honorée que mon père. Mais je ne peux, prise à l’improviste que je suis, vous donner une réponse immédiate. Et puis, songez que nous sommes en deuil, et que…

— Mademoiselle, interrompit Gaston d’Auterive, j’ai omis de vous dire que je vous laisserai un an, deux, si vous voulez, pour prendre une décision.

— Je vous suis bien reconnaissante, monsieur, pour votre délicatesse. Mais je ne vous demanderai que six mois pour vous rendre la réponse, puis au bout d’un autre six mois…

— Ah ! mademoiselle, s’écria le jeune homme emporté par la joie, me laissez-vous donc un espoir ?

— Oui, monsieur… mais pas plus qu’un espoir… sourit doucement la jeune fille.

— Ah ! merci, mademoiselle…

Et comme s’il se fût trouvé à la cour du roi devant quelque grande marquise, le jeune homme mit un genou en terre, prit la main de la jeune fille et la porta respectueusement à ses lèvres.

Et se relevant, il dit, éclatant de joie :

— Dans six mois je reviendrai chercher la réponse à mon bonheur… Adieu !

Et, comme on le pense bien, au printemps de 1753, Constance Nolet, la fille de l’ancien mendiant, devenait l’épouse de Gaston d’Auterive, neveu de feu le Marquis de la Jonquière.

La fête fut si belle, que la décrire serait hors de nos aptitudes. Et là, pour tous ces personnages commençait un autre roman que nous laissons au lecteur de suivre de sa propre imagination.


FIN