Le mirage/003

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Édouard Garand (p. 9-10).

III


Un soleil ardent de juillet projetait sur la campagne sa lumière brutale et crue. De partout montait le cri aigre des cigales. Il emplissait les champs, les routes, les abords des maisons.

La fenaison achevait. Sur les pièces déjà fauchées, les veilloches séchaient. Il s’en dégageait une odeur subtile, douce à respirer. Dans les parties hautes, on commençait à les rentrer. Pendant que Joseph et le père Picard engrangeaient, Fabien travaillait dans la pièce basse qui longe la rivière et qui était la dernière à faucher. Les épis en étaient drus et forts.

Assis sur le siège de fer, tenant les guides de sa main gauche, tandis que sa droite manœuvrait la faucheuse, le jeune homme accomplissait son travail machinalement, l’esprit ailleurs. Il éprouvait une monotonie lasse de ses mouvements toujours les mêmes et qui se continueraient jusqu’au soir.

La chemise ouverte sur la poitrine, les manches retroussées au-dessus des coudes, le chapeau à larges bords lui protégeant la figure, il souffrait quand même de la chaleur épuisante. Les bêtes aussi avaient chaud. De leurs corps mouillé, de la vapeur montait. Elle avançaient péniblement, les nazeaux élargis et fumants.

« Clic et clic, clic et clic », faisaient les dents de fer de la faulx et les épis, mordus au ras du sol, s’inclinaient et tombaient.

Les eaux de la Rivière-aux-Renards étaient calmes. Rien n’agitait leur blancheur laiteuse que l’ombre des saules, sur les bords, faisait plus sombre.

Une couple d’ormes, quelques pommiers sauvages, des cenelliers et des fardoches bordaient la ligne du champ. Plus loin, d’autres champs, des maisons, des granges.

Depuis le matin, le même paysage, inlassablement, passait et repassait devant le regard vague de Fabien.

« Clic et clic, clic et clic » faisaient les dents de la faulx… et les épis se couchaient semblables tous… et les chevaux, de leur pas tranquille, répétaient les mêmes gestes…

Serait-ce là sa vie, toute sa vie, à lui, Fabien Picard ? Fabien Picard, premier grand prix de philosophie et qui pouvait aspirer aux honneurs, voire aux triomphes. Il en avait savouré l’avant-goût aux examens derniers. Le seul souvenir des bravos accueillant son discours de fin d’année, le grisait encore. Quelle ironie !

Une grande jeune fille aux yeux violets rirait bien en l’apercevant ainsi faisant et refaisant le même parcours, gaspillant son intelligence et son instruction à conduire des chevaux et à serrer la manette d’une faucheuse. Un instant, il vit Lucille Mercier, fascinatrice et gracile darder sur lui ses yeux langoureux et troublants. Tous les détails de sa personne et de sa toilette, lui vinrent à l’esprit depuis le chic parfait du costume, la sveltesse de la taille, le galbe de la jambe et jusqu’aux ongles coupés en pointe, et si roses.

L’image s’envola sans qu’il pût la capter à nouveau. La vision s’implanta d’une autre jeune fille, qu’il avait vu grandir près de lui, et s’épanouir et qui, soudain, comme un coup de foudre, venait de lui apparaître dans toute l’éclosion de sa jeunesse saine. Il se retourna sur son siège, et aperçut près de la maison voisine une petite chose blanche qui allait et venait, penchée sur les fleurs du parterre.

Où donc était le bonheur ?

Les rayons du soleil tombent obliquement. Les dents de fer font encore « clic et clic » et s’enfoncent dans les derniers épis qui, à leur tour jonchent le sol.

Comme cette journée a paru longue !

La faulx relevée en angle, Fabien ramène ses bêtes.

Dans l’allée qui conduit aux bâtiments, la terre défoncée par les sabots durant les pluies, a séché en mottes.

Les roues de fer s’en vont cahotant. D’eux-mêmes, malgré la fatigue, les chevaux allongent le pas. Ils sentent instinctivement que l’heure est proche du repos et que bientôt ils se vautreront dans le trèfle, se roulant et s’ébattant dans l’herbe pour rafraîchir leur corps en sueur.