Le mirage/013

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Édouard Garand (p. 31-32).

XIII


La deuxième année d’université est chose du passé. Ce fut pour Fabien la plus belle qu’il ait encore vécue. En vivra-t-il une autre pareille ?

Plus que probablement… Non. Il n’aura plus l’enthousiasme nouveau qui l’animait. Les responsabilités vont commencer qui causent les nuits d’insomnie dévorées d’inquiétude. Même à l’université, il devra abandonner l’insouciance de l’âge jeune. Son avenir dépendra de l’examen. L’examen c’est l’épée de Damoclès en suspens sur la tête de l’étudiant. Elle le suit partout, à sa chambre, au bureau, au spectacle, au plaisir. D’elle dépend l’avenir. L’avenir quel mot terrible par l’énigme qu’il renferme. Que sera-t-il l’avenir ? Ce que nous le ferons. Mais les événements viennent qui contrecarrent les plans, mais des circonstances adverses, indépendantes de la volonté, détruisent en un tour de main les plus laborieuses combinaisons, mais un rien, la maladie, la malchance peuvent irrémédiablement le compromettre.

Le temps des vacances est venu. La ville perd de ses charmes ; les théâtres se ferment. Des citadins riches s’en vont vers les plages à la mode, vers les montagnes, au bord des lacs. Des nuées d’américains qu’attirent les magasins de la Commission des Liqueurs, et les mœurs différentes des leurs du groupe ethnique canadien français s’abattent sur la ville et en changent la physionomie. Les affaires deviennent temporairement paralysées. Les financiers ferment leurs bureaux plus à bonne heure et gagnent les terrains de golf.

Et puis… Lucille Mercier depuis un mois est partie pour l’Europe.

La ville est terne, ennuyeuse, grise. L’air est lourd à respirer, il manque du ciel, de l’horizon.

Fabien a averti son patron qu’il abandonnera son poste dans une semaine.

Il a besoin de repos. L’étude, l’ouvrage du bureau, les veilles et les parties qui se prolongent au-delà de minuit jusqu’au petit matin ont épuisé la réserve de ses forces.

Il s’aperçoit qu’il a moins de résistance au travail. Depuis que Lucille est partie, ne sachant trop que faire de ses soirées, il s’est acoquiné avec quelques confrères, joueurs de cartes enragés. S’il a joué prudemment, et si la chance lui a été favorable, il lui reste tout de même d’avoir pris de trop nombreuses libations.

À présent qu’il n’est plus obligé de les accomplir, il a hâte de reprendre les travaux de la ferme. La nostalgie le travaille. Il veut revoir la maison, revivre quelques mois sous ce toit qu’il abandonnera et pour toujours.

Il a hâte aussi de revoir sa petite Suzanne. Ce qu’il va en avoir à lui conter. Ce qu’il va l’émerveiller au récit de ses actions.

Il n’y a qu’une chose dont il ne parlera pas : ses relations avec Lucille. Pourquoi lui faire de la peine ? Comment comprendra-t-elle ?

À mesure que le moment approche où sur le quai de la gare Viger, il dira pour deux mois, adieu à la ville, il y pense avec douceur, voire avec ferveur. Il est convaincu de l’aimer, et regrette presque ses assiduités près de l’autre. Pouvait-il y renoncer ? Pouvait-il sacrifier à sa vanité l’ivresse d’être remarqué de Lucille Mercier !

Le quai de la gare Viger regorge de voyageurs. C’est le samedi. Le temps est au beau. Les citadins en profitent pour gagner la campagne.

Fabien a pris son billet, fait enregistrer sa malle, acheté ses journaux.

Il est heureux de fuir l’atmosphère polluée par la fumée d’usine, et les émanations de gaz des autos. Il a hâte de respirer plus à son aise, de laisser l’air pur s’engouffrer dans ses poumons.

Il a hâte aussi du travail physique qui lui durcira les muscles, rénovera ses forces. Depuis quelque temps, il ne se sent pas bien. Il a de fréquents malaises, des lourdeurs à la tête.

L’horloge marque cinq heures moins cinq. Dans quelques minutes, le train s’ébranlera. Il franchit la grille, monte en wagon, et trouve heureusement dans le compartiment des fumeurs une place libre près de la fenêtre. Il s’y installe, décroche sa casquette et s’accoude sur le bord du châssis pour mieux voir.

Un commandement du conducteur, une sonnerie de cloche, un jeu strident, et lentement le convoi se met en marche.

Il longe un instant le fleuve, traverse la ville et s’élance dans la campagne.

Partout tout est vert, de ce vert tendre que les chaleurs de juillet et d’août n’ont pas fatigué. Il semble qu’il doit faire bon se laisser vivre dans la campagne, s’étendre sur les pelouses ombragées, sans penser à demain, goûter la douceur du repos.

Les villages succèdent aux villages, les wagons se vident peu à peu.

Bientôt, c’est le terme. Jeanville apparaîtra avec ses maisons aux couleurs claires, perdues dans la verdure des grands arbres qui bordent les rues.

Le soleil décline, rougeâtre. Il fait flamboyer le ciel.

Le « trainman  » passe dans les allées :

— Jeanville, next, Jeanville suivant.

Fabien se lève, traverse le char dans son entier, et attend que le train stoppe.

À la gare, le père est là… endimanché. Il est joyeux. Il serre fortement dans sa main large la main de son fils. Les questions se suivent pressées comme un interrogatoire.

L’étudiant salue des figures connues. Il distribue les poignées de main. La considération dont il jouissait parmi les siens a grandi durant cette année d’absence.

— As-tu ton billet pour le bagage ?

— Le voilà.

La lourde malle est chargée dans la voiture sur le siège d’arrière.

Le père et le fils montent.

Fabien prend les guides.

— Votre trotteur est toujours là.

— Un peu.

La route est gravelée de l’automne dernier.

Fabien fait claquer sa langue, donne deux ou trois coups de guides.

Le cheval s’élance. La poussière se lève en nuage…

— Il a encore bon train.

— La pouliche que j’élève va être encore mieux que ça. Je la dompte cet été…

— Nous la dompterons ensemble.

***

Les jours coulent tranquilles, sereins.

Fabien est étonné de trouver un charme chaque jour plus grand.

— Ce n’est pas si ennuyant que cela, pense-t-il…

D’autant plus que, chaque soir, il fait jouer la clenche d’une certaine barrière, et qu’une certaine petite fille l’attend, avec qui il passe des heures douces…

Son penchant pour Suzanne grandit. Il devient de l’attachement.

Qu’est devenue Lucille Mercier ? Une indifférente ? Que lui importe ? Jamais à ses côtés il n’a éprouvé l’émotion qu’il éprouve. Son orgueil était flatté. L’aimait-il avec son cœur ? Si un revers de fortune anéantissait la fortune paternelle, si la maladie détruisait l’harmonie de ses traits ? Il ne la verrait plus. Il se l’avoue brutalement, cyniquement même.

Tandis qu’il souffrirait de la douleur de Suzanne.

Une ombre se profile au tableau. Il a appris qu’Hubert Desroches venait souvent. Il l’a même rencontré. Ils ne se sont pas parlé, se sont regardés comme deux ennemis.

S’il le pouvait !…

Les poings crispés, il bouillonne d’une rage intérieure.

Hubert est un colosse, tout en muscles et il ne serait pas bon de trop le molester. Cela l’humilie de constater que sous ce rapport, il lui est inférieur. Il se console vite. Suzanne n’a d’attention que pour lui. Hubert espace ses visites, ne vient plus. On ne le rencontre plus qu’avec Marie Bourdon. Tant mieux. Hubert souffre-t-il ? Quand même cela serait ? La réussite est fait de la souffrance des autres. C’est vrai en affaires. C’est vrai en amour.

Il y avait sur la terre du père Picard une pièce jamais labourée, à cause du trop grand nombre de roches qui s’y trouvaient. Jusqu’ici elle avait servi de pâturage pour les moutons. Mais depuis que monsieur Ignace avait abandonné cet élevage pour ne s’occuper que de son troupeau de vaches, elle ne servait à rien. Le sol pourtant en était fertile. Il était reposé, et engraissé à satiété. Le fumier de mouton est l’un des engrais les plus riches.

Il se propose de l’errocher, de la labourer et d’y semer du maïs d’ensilage…

Une journée, il partit avec son homme et Fabien, des pinces, des pioches, et un double de chevaux. C’était une journée très chaude.

Pour les gens habitués à travailler fort par n’importe quelle température, la tâche était facile, mais pour Fabien, déshabitué des exercices violents, le travail était ardu.

Mu par une sorte d’orgueil de tenir tête aux autres, il besogna avec acharnement. Les gouttes de sueur lui perlaient au front, sur la figure et par tout le corps. Il travaillait quand même, inconscient de la fatigue et de l’abattement qui s’ensuivit.

Quand il demeura quelques minutes immobile, le sang lui brûlait. Une soif intense venait de s’emparer de lui. Il n’y avait pas de source aux alentours. Il se dirigea vers la rivière, se coucha à plat ventre, et but goulûment à grandes gorgées. Il retourna vers la pièce et continua à travailler. Vers le milieu de l’après-midi, le temps fraîchit, le soleil se cacha derrière les nuages. Il frissonna, se sentant soudain mal à l’aise. Pour ne pas passer pour une femmelette, il se redressa dans un effort et continua sur la barre à faire pivoter les gros cailloux que le père encerclait d’une chaîne, et que les chevaux tiraient vers la ligne.

Mais le soir la fièvre le brûla. Il ressentait par tous les membres une lourdeur agaçante.

Il en fut quitte, sur l’avis du médecin, pour une semaine d’inaction et de repos. Il put mesurer à l’inquiétude qu’il causa, la grandeur de l’affection paternelle.

Tous les après-midi, durant les trois jours qu’il dut garder le lit, Suzanne le venait voir. Elle le soignait et pour faire paraître les heures moins longues, elle lisait à haute voix quelques passages de ses livres préférés. Il trouva bonne sa maladie. Elle lui faisait comprendre le dévouement des deux êtres qui lui étaient les plus chers au monde.

Quand il fut remis :

— Vous voyez, papa, que je ne suis pas fait pour les ouvrages durs. Les études m’ont rendu femmelette.

Le père ne dit rien.

Fabien avait peut-être raison. Ils n’étaient pas de la même trempe.

Il se résigna à le voir délaisser la terre. Ses conversations récentes avec le notaire Lafond lui avaient donné la quasi-certitude que ce dernier serait heureux d’abandonner son étude dans quelques années.

Quelle belle succession à recueillir pour Fabien.

Rien ne l’empêcherait, lui, quand l’âge viendrait le ployer davantage, de louer son bien, de s’établir au village, d’aller flâner par les magasins, et à la boutique de forge ou de faire sauter sur ses genoux des marmots roses et blonds.

Ce serait le digne couronnement de sa carrière en même temps qu’il se sentirait revivre en ce rejeton de la race qui grimperait une à une les échelles du succès :

Il serait un personnage encore plus considéré. Quand il passera sur la rue on dira :

— C’est le père de not’ député ; le père du notaire Picard.

Il souriait tout seul, le pauvre homme, à ces perspectives d’avenir, heureux que son fils soit remis d’une maladie qu’il avait cru plus grave.