Le moine (Verhaeren)

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Les Forces tumultueusesSociété du Mercure de France (p. 35-38).


LE MOINE



Au temps des croix au clair et des crosses debout
De l’un à l’autre bout
Des mers et des terres occidentales,
Bulles, arrêts, dogmes et décrétales
Régnaient sur la pensée et maintenaient la peur.
Le Pape était la tour qui défiait l’erreur
Et d’où la vérité fulgurante et profonde
Descendait luire et éblouir
Le monde.

C’était ainsi. Dieu lui-même l’avait voulu.

Pourtant il arriva qu’un tel ordre absolu,
Au cours des temps fléchit sous la poussée humaine,
Et qu’un moine venu d’Espagne ou d’Aquitaine

Ou de Toscane ou de Bourgogne ou du Vexin,
Prit quelquefois le souverain pouvoir en main
Et s’entourant d’enthousiasme ou de mystère
Domptât l’église, avec le geste du Saint-Père.

Le pape avait la tiare ; il relevait du sort.
Il s’imposait vêtu de la force immobile,
Mais son front vieillissait, ses mains étaient débiles,
Il n’était que gardien des trésors de la mort ;
Tandis qu’eux s’en venaient du côté de la vie,
Eux, les moines, dont la pensée était servie
Par l’étude plongeant aux feux des renouveaux ;
Leur cœur était trop clair pour n’être qu’un tombeau
Et, fièrement, dans les plis de leurs coules,
Toujours, de siècle en siècle, à travers temps
Sur ses autels, à leur Dieu pâle et haletant,
Ils apportaient les fleurs de l’âme de la foule.

Leurs monastères d’or illuminaient les monts
Et faisaient à l’Europe entière une couronne
De foi, d’ardeur et de science, autour du front ;
L’Èbre, l’Escaut, le Rhin, la Saône et la Garonne
Et les chemins qui s’en allaient trouer la mer
Et les routes des bois massifs et des déserts

Celles qui s’enfonçaient si loin, dans l’étendue,
Qu’on les croyait aux clous des astres suspendues,
Voyaient passer, comme un cortège de flambeaux,
De grands moines drapés de robes solennelles
Qui revêtaient le Christ de paroles nouvelles
Et retrempaient l’Église en des dogmes nouveaux.

Prêches partout. Les uns tonnaient au cœur des villes,
À Pentecôte, à la Toussaint, à la Noël ;
D’autres parlaient, devant les gens des bourgs serviles ;
D’autres, devant les rois, et tous, devant le ciel.
Ce qu’ils disaient, c’était les futures pensées
Qui sommeillaient, au fond de ceux qui écoutaient ;
C’était la sourde ardeur des forces oppressées
Qui lentement, à fleur du sol chrétien, montaient ;
C’était la volonté qui n’osait point encor
Surgir, avec ses ors cachés, comme l’aurore ;
C’était ce qui pointait dans cet espoir : demain !
C’était la conscience apeurée et tremblante
Qui s’étirait, pour se mouvoir, énorme et lente ;
C’était tout l’homme et sa victoire humaine, enfin !

Ils se levaient, parmi les prêtres des conciles,
Puissants, avec, entre leurs mains, des lys sculptés

Dans le gel dur et la splendeur des vérités,
Ils condamnaient d’un mot les doctrines faciles,
Les textes vieux et nuls, les axiomes, la mort ;
Ils redressaient, d’un bond de leur âme, le sort ;
Et qu’ils fussent soumis de geste et de parole,
Tels saint Thomas, saint Dominique ou saint Bernard,
Ou révoltes, tels Huss, Luther, Savonarole,
Aucun n’abandonnait devant l’effroi, la part
De renaissante ardeur et de clarté fougueuse
Qu’ils destinaient au monde et prétendaient darder.

Et sous les éclairs d’or de leur âme orageuse
On traversait les horizons déjà sondés
Et l’on allait plus loin et plus haut que la vie.
Seule au départ, leur marche était bientôt suivie,
Vers n’importe où, par les foules et par les rois ;
Ils replantaient, sur des sommets plus purs, la croix,
Y suspendaient les cœurs chrétiens comme des grappes
Et, plus rouge d’amour, ils la montraient aux papes.

Ainsi s’affirmaient-ils hardis, puissants et beaux ;
Et Rome étant un sol de cendre et de tombeaux,
Eux les moines, les seuls et vrais maîtres du monde,
Galvanisaient la mort et la rendaient féconde.