Le monde enchanté/Cadichon

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X.

LE COMTE DE CAYLUS.


CADICHON.




Il était une fois un roi et une reine qui avaient un fort petit royaume à gouverner. Le roi se nommait Pétaud : c’était un fort bon homme, assez brusque, d’un esprit simple et très borné ; mais du reste le meilleur roi qu’il y eût au monde : ses sujets étaient presque aussi grands maîtres que lui, car dans les moindres circonstances ils donnaient tout haut leur avis, sans qu’on le leur demandât ; et chacun voulait qu’on eût égard au sien et qu’il fût suivi.

La reine s’appelait Gillette ; elle n’avait guère plus d’esprit que son mari, mais il était doux, timide et tranquille, ce qui faisait qu’elle parlait peu, et souvent par sentences ; elle avait pour le roi la soumission et les déférences que l’on a ordinairement pour un mari de qui on tient sa fortune.

Comme Pétaud était le seul enfant que le roi son père et la reine sa mère eussent eu de leur mariage, ils avaient résolu, au moment de sa naissance, de lui faire épouser une petite princesse, nièce d’une vieille fée nommée Gangan, qui était pour lors l’amie intime des père et mère de Pétaud. Il est vrai que la princesse n’était pas encore venue au monde ; mais sur la parole et les assurances de Gangan, qu’elle serait un jour une personne accomplie, on promit tout ce qu’elle voulut, et on s’engagea même par serment à ne se point dédire.

Pétaud, étant parvenu à l’âge de vingt-cinq ans, jugea à propos de se marier à sa fantaisie ; il s’embarrassa peu des promesses de ses père et mère, et épousa, sans leur consentement, une jeune fille extrêmement jolie, dont il était devenu fort amoureux. Elle n’était que la fille d’un riche fermier ; mais quoiqu’elle eût épousé le fils du roi, son bon naturel l’empêcha d’être vaine, c’est-à-dire sotte.

Le roi, père de Pétaud, irrité du mariage de ce prince, ne put refuser à Gangan de venger l’affront qu’il leur faisait à tous deux : il déshérita ce prince, lui défendit de jamais paraître à sa cour et le réduisit à sa légitime, que l’on fixa à une terre assez considérable dont son beau-père avait été le fermier. Toute la grâce qu’on lui accorda fut d’ériger cette terre en souveraineté, avec la permission de porter le titre de roi et de Majesté. Peu de temps après sa disgrâce, son père mourut, et sa mère, ayant obtenu la régence, ne fut pas fâchée d’être débarrassée d’un fils qui, malgré son peu d’esprit, aurait pu traverser ses projets et le désir qu’elle avait de régner.

Pétaud n’était ni ambitieux, ni conquérant ; ainsi il ne tarda pas à s’accoutumer dans son petit État et même à s’y trouver fort bien ; tout petit qu’il était, il y régnait comme s’il eut été grand : à le bien prendre, c’en était autant qu’il lui en fallait, et les titres de roi et de Majesté lui tenaient lieu d’un grand royaume. Mais comme les esprits les plus bornés ont toujours leur portion de vanité, il se piqua bientôt d’imiter le roi son père, et créa un sénéchal, un procureur fiscal et un receveur (car on ne connaissait alors ni chancelier, ni parlements, ni fermes générales ; les rois rendaient la justice eux-mêmes, et recevaient tout simplement leurs revenus). Il fit aussi battre monnaie et composa, avec son sénéchal, des ordonnances pour la police de son petit État : son beau-père fut celui qu’il décora de cette dignité de sénéchal. Il se nommait Caboche ; c’était un homme franc, sincère et équitable ; il avait reçu de la nature sa part d’imagination en sens commun ; aussi décidait-il lentement, mais presque toujours juste : il savait par cœur les quatrains de Pibrac et aimait à les réciter. Cette petite fortune ne le rendit pas plus vain, car il continua de faire valoir les fermes comme auparavant ; ce qui lui gagna tellement la confiance de son gendre, que Sa Majesté ne pouvait plus se passer de lui.

Tous les matins, Caboche allait chez le roi, avec qui il déjeunait ; ensuite on parlait d’affaires ; mais le plus souvent ce ministre lui disait :

« Sire, avec votre permission, vous n’y entendez rien ; laisses-moi faire, et tout ira bien : il faut que chacun se mêle de son métier, dit M. de Pibrac.

— Mais, répondait le roi, que ferai-je donc, moi ?

— Ce que vous voudrez, répliquait Caboche ; vous gouvernerez votre femme et votre potager. Voilà tout ce qu’il vous faut.

— Je crois, en effet, que tu as raison, disait le roi ; ainsi fais ce que tu voudras. »

Cependant, pour ne rien perdre du coté de la réputation, il se parait, les jours de fête, d’un manteau royal de toile rouge, imprimée de fleurs d’or, d’une toque de pareille étoffe et d’un sceptre de bois doré qu’il avait acheté d’un vieux comédien de campagne qui avait quitté la profession.

Après son conseil, il se faisait apporter l’almanach de Liège et celui de Milan, qu’on lui envoyait de Troyes tous les ans dès le mois de juillet, et qu’il faisait relier en beau papier marbré et dorer sur tranche. Dans l’un, il apprenait les temps propres à semer, planter, tailler, greffer, saigner et purger ; et il y avait tant de confiance, qu’il se faisait souvent médicamenter, lui et la reine, sans en avoir besoin. Dans l’autre, il étudiait les prédictions politiques dont il était d’autant plus émerveillé qu’il n’y entendait rien. Au bout de quelques années, tous ces almanachs lui composèrent une petite bibliothèque qu’il estimait autant que si elle eut été bonne ; et il n’y avait même que le sénéchal et lui qui en eûssent la clé.

L’après-midi, il s’occupait, dans son petit potager royal, à pratiquer ce que son almanach lui avait enseigné le matin. Le soir, il envoyait chercher Caboche pour jouer jusqu’à l’heure du souper une briscambille ou un piquet au grand cent, puis il soupait en public avec la reine, et à dix heures tout le monde était couché.

Gillette, de son coté, s’occupait aux affaires domestiques ; elle filait avec ses femmes, et faisait, avec le lait de ses vaches et de ses chèvres, des fromages excellents ; elle ne manquait pas surtout de pétrir tous les matins un petit gâteau de farine d’orge qu’elle faisait cuire sous la cendre, et elle le portait aussitôt, avec un fromage à la crème, dans son petit jardin, au pied d’un rosier, ainsi qu’il lui avait été ordonné dans un songe le lendemain de ses noces.

La tranquillité dont ils jouissaient l’un et l’autre dans leur petit royaume n’était troublée que par le désir d’avoir des enfants. Le roi avait consulté, mais en vain, les médecins, les charlatans et les devineresses ; à l’égard des fées, il était trop piqué contre elles pour y avoir recours. Gillette, au contraire, avait en leur pouvoir une confiance parfaite ; mais elle n’osait la faire connaître, dans la crainte de déplaire à son époux. Malgré cela, Gangan, peu satisfaite de l’exhérédation de Pétaud, s’était encore vengée sur cette pauvre reine, en la condamnant à être tout à la fois stérile et féconde.

Il y avait déjà deux ans que Gillette était mariée, sans qu’elle eût eu la moindre apparence de grossesse ; et Pétaud commençait à désespérer d’avoir des enfants, lorsqu’un jour la sage-femme de son royaume, qui était première dame d’honneur de la reine, vint lui annoncer que Sa Majesté était grosse. À cette nouvelle, transporté de joie, il l’embrassa de tout son cœur, et, tirant de son doigt une belle bague composée d’un œil-de-chat, il lui en fit présent. Il ne s’en tint pas là, car il donna le soir un grand souper à tous les notables de son royaume, après lequel il tira lui-même toute son artillerie, qui consistait en douze arquebuses à rouet et en six carabines à fourchette. On prétend que, durant le souper, sa joie immodérée lui avait fait dire des choses contraires à sa dignité, et que, sur les remontrances de son sénéchal, il avait répondu, en versant un grand verre de vin à ce ministre :

« Grand merci, beau-père ; tu as peut-être raison ; mais l’on n’est pas tous les jours père, au bout du compte : partant, n’en parlons plus, et réjouissons-nous ; car à ma place tu en ferais peut-être de même sagement. »

Caboche ne répliqua rien, et chacun se retira, très content de Leurs Majestés.

Comme le roi était aimé de ses sujets, on fit le même jour et à la même heure des réjouissances par tout le royaume et l’on attendit patiemment le temps des couches : mais l’on fut bien surpris quand, après les neuf mois révolus, la reine, ayant senti de violentes douleurs, redevint tout à coup tranquille. On vit, avec le dernier étonnement, un événement si singulier se répéter de même jusqu’à sept fois, au grand déplaisir du roi, de la reine et de la sage-femme, sa première dame d’honneur.

On ne savait que penser d’une aventure si singulière, lorsqu’un jour le roi, étant dans son fruitier avec son sénéchal, on vint lui dire que la reine venait de donner le jour à un prince et à une princesse ; ils y coururent aussitôt, et ils étaient à peine entrés dans sa chambre, qu’elle mit encore au monde un fils et une fille, qui un moment après furent suivis de deux autres, et enfin d’un dernier garçon, qui rendit à sa mère le calme qu’elle désirait depuis si longtemps. Il avait les plus beaux yeux qu’on eût jamais vus, le peau fort blanche et les sourcils ainsi que les cheveux d’un noir de jais ; comme il était né coiffé, le roi et la reine sentirent pour lui plus d’inclination que pour les autres, et cette princesse voulut absolument nourrir elle-même son petit Cadichon (car c’est ainsi qu’on le nomma).

Au bout de dix-huit mois, les trois princes devinrent si vifs et si sémillants, que les nourrices n’en pouvaient venir à bout. Quand elles s’en plaignaient au roi, il leur répondait :

« Laissez-les faire, lorsqu’ils auront mon âge, ils ne seront plus si vifs ; j’ai été tout de même, moi qui vous parle ; et cela viendra. »

Les trois princesses, au contraire, étaient douces, mais si sombres et si tranquilles, qu’elles restaient dans la situation où on les mettait, ce qui faisait que le roi préférait ses garçons à ses filles, et que la reine aimait mieux ses filles que ses garçons ; excepté Cadichon, qui, n’ayant aucun des défauts de ses frères et sœurs, était le plus joli enfant du monde : il aurait été bientôt gâté, si une fée bienfaisante ne l’eût, à l’insu de Gangan et même de Gillette, doué, au moment de sa naissance, d’un caractère égal et invariable.

Lorsqu’il fut question de sevrer les enfants de Leurs Majestés, on assembla un conseil extraordinaire composé du sénéchal, du procureur fiscal, du receveur, et des mies qui y furent appelées. Après bien des contestations, on y résolut, de l’avis de Caboche, de faire usage de lait de vache pour les trois garçons, et de lait de chèvre pour les trois filles : cet avis parut très propre à corriger d’une façon simple la vivacité des princes, et la lenteur des princesses ; mais quand ils furent plus avancés en âge et qu’il fallut leur donner des aliments plus solides, ils en firent une si grande consommation, que les revenus du roi se trouvèrent considérablement diminués ; d’ailleurs, comme les princes n’avaient perdu par leur première nourriture qu’une partie de leur vivacité et que les princesses en avaient acquis une nouvelle, c’était toute la journée un carillon et des disputes effroyables. On se chamaillait, on se tiraillait et on usait des hardes tant et tant, qu’on avait peine à y suffire. Il n’y avait que le petit Cadichon qui fût doux et obéissant ; aussi ses frères et sœurs lui faisaient toujours quelque niche.

Le roi disait souvent à la reine :

« Vos trois filles grandissent furieusement et, par mon sceptre ! je ne sais trop ce que j’en ferai ; car pour mes garçons, je leur donnerai les baux de mes fermes, et le gain qu’ils en tireront sera pour eux : mais pour vos filles, cela est différent. »

À quoi la reine répondait :

« Sire, donnons-nous patience, car tout vient à point à qui peut attendre. »

Tandis que le roi Pétaud s’inquiétait et que la reine Gillette se tranquillisait, leurs enfants parvinrent à l’âge de sept ans. Chacun de ceux qui composaient leur cour donnait déjà son avis ou plutôt sa décision pour l’établissement des princes et princesses, lorsqu’un matin la reine, venant de pétrir son petit gâteau, aperçut sur la table une jolie petite souris bleue, qui rongeait la pâte. Son premier mouvement fut de la chasser, mais un sentiment involontaire l’en empêcha : elle la considéra attentivement, et fut fort surprise de la voir se saisir du petit gâteau et l’emporter dans la cheminée. Sa tranquillité fit place à son impatience, et, courant après la souris, dans le dessein de lui enlever sa proie, elle vit disparaître l’une et l’autre, et ne trouva à la place qu’une petite vieille ratatinée et haute d’un pied. Après plusieurs grimaces et quelques paroles peu intelligibles, cette petite figure mit la pelle et les pincettes en croix, fit dessus, avec le balai, trois cercles et trois triangles, poussa sept petits cris aigus, et finit par jeter le balai par-dessus sa tête.

La reine, malgré sa frayeur, ne laissa pas de remarquer que la vieille, en traçant les cercles et les triangles, avait prononcé distinctement ces trois mots : confiance, discrétion, bonheur. Elle cherchait à en pénétrer le sens, quand un bruit qu’elle entendit dans la chambre voisine la tira de sa rêverie : comme elle crut reconnaître la voix de Cadichon, elle y courut aussitôt ; mais elle eut à peine ouvert la porte, qu’elle aperçut trois gros hannetons qui tenaient chacun dans leurs pattes une de ses filles et trois grandes demoiselles qui portaient sur leur dos ses trois fils.

Tout cela, en s’envolant promptement par la fenêtre, chantait en chœur et fort mélodieusement : Hanneton, vole, vole, vole. Ce qui toucha le plus Gillette fut de voir au milieu d’eux Cadichon entre les pattes de la souris bleue ; ils étaient l’un et l’autre sur un petit char fait d’une grosse coquille de limaçon couleur de rose, et traîné par deux chardonnerets parfaitement bien panachés. La souris, qui lui parut plus grande que ne sont ordinairement les animaux de son espèce, avait une belle robe de perse, un mantelet de velours noir, une coiffe nouée sous le menton et deux petites cornes bleues au-dessus du front.

Le char, les hannetons et les demoiselles partirent avec tant de vitesse, que la reine les eut bientôt perdus de vue.

Alors, plus occupée de la perte de Cadichon et de ses enfants que des fées et de leur pouvoir, elle se mit à crier et à pleurer de toutes ses forces.

Le roi, qui l’entendit, accourut, suivi de son sénéchal, et voulut en savoir la cause ; mais la douleur de Gillette était si forte, qu’elle ne put lui répondre que par ce mot :

« Les hannetons… les demoiselles… ah ! Sire, on enlève nos enfants ! »

Le roi, qui ne fit attention qu’à ces dernières paroles, quitta brusquement Gillette, et ordonna à Caboche de prendre dans son antichambre deux mousquetons (car il y en avait toujours une demi-douzaine, en attendant qu’il eût des gardes). Puis traversant son potager royal, il gagna la campagne, dans le dessein de poursuivre et de tuer les ravisseurs.

Il y avait environ une heure qu’il était parti, et la reine, dont les larmes étaient épuisées, ne donnait plus que des soupirs à la perte de ses enfants, lorsqu’elle entendit quelque chose bourdonner autour d’elle, et vit tomber à ses pieds un papier plié en carré ; elle le ramassa aussitôt, l’ouvrit précipitamment et y lut ces mots :

« Calmez votre impatience, ma chère Gillette, et souvenez-vous que de la confiance et de la discrétion dépend votre bonheur ; vous l’avez commencé par votre exactitude à me donner des gâteaux et des fromages, et ma reconnaissance fera le reste ; mais soyez toujours convaincue que tout vient à point à qui peut attendre, et qu’après cela vous devez tout espérer de votre amie la Fée des champs. »

Ce billet, joint à sa confiance au pouvoir des fées, acheva de calmer ses inquiétudes, et adressant la parole à une petite linotte qu’elle aperçut sur le ciel de son lit :

« Linotte, belle Linotte, lui dit-elle, je ferai tout ce qu’il vous plaira ; mais donnez-moi, je vous prie, lorsque vous en saurez, des nouvelles de mon petit Cadichon. »

À ces mots, la linotte battit des ailes, chanta et s’envola ; et la reine, persuadée que cela voulait dire : j’y consens, la remercia et lui fît une grande révérence.

Cependant le roi et son sénéchal, las d’avoir couru inutilement, revinrent à la maison, et trouvèrent la reine si tranquille, que le roi en fut presque scandalisé ; il lui fit plusieurs questions pour en savoir la raison, auxquelles Gillette ne répondit jamais que : Tout vient à point à qui peut attendre. Ce sang-froid l’impatienta si fort, qu’il se serait emporté contre elle, si son sénéchal ne lui eût remontré que Gillette avait raison, et que Pibrac et le conseiller Mathieu l’avaient dit avant elle dans un de leurs quatrains qu’il lui récita sur-le-champ.

Le roi, pour qui Caboche était un oracle, se tut et écouta avec attention un beau petit discours qu’il lui fit sur les inconvénients d’avoir des enfants, et sur les chagrins et la dépense qu’ils causent presque toujours à leur père et mère.

« Par mon sceptre ! dît le roi, le beau-père a raison, et ces sept marmots-là m’auraient ruiné, s’ils fussent restés plus longtemps chez moi : partant, grand merci à qui s’en est chargé : comme ils sont venus, ils s’en vont : il n’y a à tout cela que du temps de perdu ; aussi réjouissons-nous, c’est à recommencer. »

La reine, qui craignait de trop parler, ne répondit rien ; et le roi, n’ayant plus rien à dire, retourna dans son cabinet faire un cent de piquet avec son sénéchal.

Pendant que tout ceci se passait chez le roi Pétaud, la reine sa mère, se lassant d’un veuvage qui durait depuis longtemps, résolut de se remarier ; pour cet effet, elle jeta les yeux sur un jeune prince, voisin de son royaume et souverain des Îles-Vertes ; il était beau, bien fait, et son esprit avait autant de grâce que sa personne ; ses plaisirs étaient son unique occupation ; il n’était bruit que de ses galanteries, et l’on assurait qu’aucune jolie femme de son royaume ne lui avait résisté.

La réputation avantageuse et le portrait de ce prince tournèrent si bien la tête de la reine, qu’elle se flatta de s’en faire aimer et de fixer son inconstance. Il n’y avait qu’une difficulté, c’est qu’elle n’était ni jeune ni aimable ; elle avait la taille haute et maigre, les yeux petits, le nez long et pendant, la bouche fort grande et passablement de barbe. Une pareille figure pouvait être avantageuse à une reine pour en imposer ; mais elle était peu propre à inspirer de l’amour. On ne saurait tout à fait s’aveugler sur ses défauts lorsqu’ils sont marqués à un certain point : elle sentit, dans des moments de réflexion, qu’en l’état où elle était, il lui serait impossible de plaire au jeune roi des Îles-Vertes, et que pour y réussir il fallait avoir de la beauté, ou tout au moins de la jeunesse ; mais comment y parvenir, et comment changer des cheveux gris et des traits honnêtes en une figure aimable, en grâces enfantines, ou en mines agaçantes ? Il est vrai que Gangan, son amie, lui aurait été d’un grand secours dans cette occasion, si cette fée ne l’eût pas plusieurs fois pressée inutilement d’adopter sa nièce, et de la désigner héritière de sa couronne ; aussi il y avait tout à craindre d’exciter sa colère par une pareille proposition. La vieille reine sentit tout cela, hésita, combattit, et regarda tant et tant le portrait du beau prince des Îles-Vertes, que l’amour l’emporta enfin sur les égards qu’elle devait à la fée : elle lui fit part de ses sentiments et la conjura, dans les termes les plus pressants, de lui prêter les secours de son art, et de ne lui pas refuser cette marque essentielle de son amitié ; elle alla même jusqu’à lui faire voir le portrait du jeune prince, et à exiger d’elle l’approbation de son dessein.

Gangan ne put cacher sa surprise, mais elle dissimula son ressentiment ; elle prévit de quelle conséquence il était de se déclarer ouvertement contre ce mariage, parce que le roi des Îles-Vertes, qui avait presque ruiné ses États pour subvenir à ses dépenses, serait capable de le conclure par intérêt, et de le soutenir à l’aide d’un puissant génie, protecteur de son royaume : aussi, feignant de donner les mains à cette affaire, elle promit à la reine de travailler au plus tôt à son rajeunissement ; mais elle se promit en même temps de la tromper et de la mettre hors d’état d’exécuter ses volontés.

Le jour que cette fée avait marqué pour l’exécution de ses promesses, elle parut vêtue d’une longue robe de satin couleur de chair et argent ; sa coiffure n’était composée que de fleurs artificielles et pompons de clinquant ; un petit nain amarante lui portait sa robe, et avait sous le bras gauche une boîte noire de laque de la Chine.

La reine la reçut avec les plus grandes marques de respect et de reconnaissance, et la supplia, après les premiers compliments, de ne pas différer son bonheur.

La fée y consentit, fit retirer tout le monde, et ordonna à son nain de fermer les portes et les fenêtres ; puis ayant tiré de sa boîte un livre de vélin, garni de grands fermoirs d’argent, une baguette composée de trois métaux, et une fiole qui renfermait une liqueur verdâtre et fort claire, elle fit asseoir la reine sur un carreau au milieu de la chambre, et commanda au nain de se placer debout vis-à-vis de Sa Majesté ; ensuite ayant tracé autour d’eux trois cercles en spirale, elle lut dans son livre, les toucha trois fois de sa baguette et jeta sur eux de la liqueur dont on vient de parler.

Alors les traits du visage de la reine se mirent à diminuer peu à peu, et la taille du petit nain à croître à proportion ; de sorte qu’en moins de trois minutes ils changèrent de figure sans sentir le moindre mal. Quoique la reine se fût armée de courage, elle ne put voir, sans quelque crainte, la croissance du nain ; mais les flammes bleuâtres qui s’élevèrent tout à coup des trois cercles augmentèrent tellement sa frayeur, qu’elle s’évanouit ; alors la fée, ayant fini son enchantement, ouvrit une fenêtre, et disparut avec son page, qui, tout grand qu’il était devenu, reprit la robe de sa maîtresse et la boîte de laque de la Chine.

La première chose que fit la reine, après avoir repris ses sens, fut de se présenter devant son miroir. Elle y vit, avec un plaisir extrême, que ses traits étaient charmants ; mais elle ne remarqua pas que ces traits étaient ceux d’une jolie petite fille de huit à neuf ans ; que sa coiffure avait pris la forme d’un toquet garni de longues boucles de cheveux blonds, et que son habit était changé en corps de robe avec les manches pendantes et le tablier de dentelles : tout cela, joint à sa grande taille, dont le charme n’avait rien diminué, produisait quelque chose de fort bizarre ; cependant elle n’en fut pas frappée, car, de toutes les idées qu’elle avait avant son changement, il ne lui était resté que celles qui avaient rapport au roi des Îles-Vertes, et à l’amour qu’elle ressentait pour lui. Elle fut donc aussi contente d’elle que ses courtisans en furent étonnés ; on ne savait même ce que l’on devait faire, et quel parti on avait à prendre, lorsque le premier ministre, dont tous les grands dépendaient, tira d’embarras et décida que, bien loin de contrarier la reine, il fallait, au contraire, flatter ses goûts et ses fantaisies. Il commença par ordonner à sa femme et à ses filles de se conformer à ses volontés. Bientôt, pour plaire au ministre, on suivit leur exemple, et en peu de temps toute la cour s’habilla comme la reine, et l’imita en tout. On ne parlait plus, même les hommes, que d’une façon enfantine : ou ne jouait plus qu’à la madame, à rendez-moi ma fille, aux osselets, à la bataille. Les cuisiniers n’étaient employés qu’à faire des darioles, des tartelettes et des petits-choux. On ne s’occupait qu’à habiller et déshabiller des poupées, et, dans tous les jeux et les collations, il n’était question que du roi des Îles-Vertes ; la reine en parlait cent fois le jour, et l’appelait toujours « mon petit mari. » Elle le demandait sans cesse et se paya, pendant quelque temps, des raisons dont on se servit pour la flatter ; mais enfin la gaieté fit place à l’humeur ; elle éprouva tous les caprices d’un enfant qui n’a pas ce qu’il veut et dont on n’ose rompre les volontés.

Après s’être amusé quelque temps d’un événement si singulier (car l’oisiveté de la cour fait qu’on s’y amuse de tout), on s’impatienta des puérilités de ce grand enfant ; on se lassa de la contrainte et des complaisances qu’il fallait avoir ; on s’éloigna insensiblement, et elle était sur le point d’être tout à fait abandonnée, lorsqu’on apprit que le roi des Îles-Vertes, qui parcourait les royaumes voisins, devait arriver incessamment dans celui-ci.

À cette nouvelle, on reprit courage. La reine redevint si gaie et si enjouée, qu’elle ne fit que chanter et danser, en attendant le prince.

Ce moment fortuné arriva ; elle courut au-devant de lui ; et, quoiqu’on lui eût représenté que le cérémonial ne le permettait pas, elle voulut absolument aller le recevoir au bas de son escalier ; mais en le descendant avec précipitation, elle s’embarrassa les pieds dans sa robe, qu’elle avait fait détrousser, et tomba assez rudement ; quoique ses mains eussent garanti sa tête et qu’elle n’eût que le nez légèrement écorché, sa frayeur fut si grande, qu’elle poussa les hauts cris ; on la porta dans sa chambre, on lui bassina le visage avec de l’eau de la reine de Hongrie, et on parvint à l’apaiser en lui disant que son petit mari demandait à la voir.

Le prince parut, en effet ; mais la vue d’un objet si ridicule lui fit faire de si violents éclats de rire, qu’il fut obligé de sortir de la chambre, et même du palais.

La reine, qui le vit partir, se mit à crier de toutes ses forces qu’elle voulait son petit mari ; on courut après lui, on le pressa de revenir, tout cela fut inutile ; il n’y voulut jamais consentir, et s’éloigna promptement d’une cour où tout le monde lui parut être insensé.

La reine, qui apprit son départ, en fut inconsolable ; on essaya en vain tous les moyens de la calmer ; sa mauvaise humeur n’en devint que plus insupportable, et le joug parut trop dur à ceux même qui lui étaient le plus attachés ; les autres, honteux d’être sujets d’une telle reine, furent d’avis de lui ôter la couronne, et ce parti allait remporter, lorsque Gangan, qui n’avait voulu que la dégoûter du mariage, la désenchanta et lui rendit sa première forme.

À la vue de sa figure naturelle, elle pensa se poignarder de désespoir ; elle s’était trouvée charmante sous celle qu’elle venait de quitter, et elle ne voyait à la place qu’un visage de plus de soixante ans et une laideur qu’elle avait détestée. Elle ne croyait pas avoir été ridicule dans l’état d’où elle sortait et elle n’avait rien perdu de son amour ; aussi la perte de sa jeunesse et celle du prince des Îles-Vertes la jetèrent dans une langueur qui fit craindre pour sa vie, et lui inspirèrent, en même temps, une haine implacable contre la fée Gangan. À l’égard de ses sujets, ils en eurent pitié, et regardaient cet événement comme une juste punition du sacrifice qu’elle avait fait, de la tendresse maternelle et de la reconnaissance, à son ambition et à ses désirs insensés. C’était à peu près dans ce temps-là que la Fée des champs avait enlevé les enfants de Pétaud et de Gillette.

Cette généreuse fée était la protectrice de ceux qui se trouvaient obligés de passer leur vie à la campagne ; elle s’employait à prévenir ou à diminuer les disgrâces qui pouvaient leur arriver, et était d’autant plus en état de les protéger, qu’elle possédait l’amitié et la faveur de la reine des fées.

L’île Bambine, dont cette souveraine lui avait donné le gouvernement, était le lieu où elle avait transporté les quatre garçons et les trois filles du roi Pétaud et de la reine Gillette.

Cette île n’était habitée que par des enfants, sous la protection des fées, par des mies, et par ceux que l’on destinait à les servir. Il y régnait un printemps continuel ; les arbres et les prairies y étaient toujours couverts de fruits et de fleurs, et la terre y produisait d’elle-même, et sans aucune culture, tout ce qui pouvait flatter le goût et les yeux. Les promenades y étaient charmantes, les jardins variés et remplis de jolis petits carrosses, de toutes les façons, traînés par des barbets à longues oreilles. Ce qu’il y avait de plus aimable, c’est que les murs des chambres des enfants étaient de sucre candi, les planchers d’écorce de citron confit, et les meubles d’excellent pain d’épice de Reims.

Quand on était bien sage, on avait beau en manger, il n’y paraissait jamais. On trouvait, outre cela, dans les rues et dans les promenades, toutes sortes de jolies petites poupées magnifiquement habillées, et qui marchaient et dansaient toutes seules. Les petites filles qui n’étaient ni fières, ni gourmandes, ni désobéissantes, n’avaient qu’à souhaiter, et sur-le-champ les bonbons et les fruits se détachaient d’eux-mêmes et venaient les trouver ; les poupées se jetaient dans leurs bras, et se laissaient habiller et déshabiller, caresser et fouetter avec une discrétion et une obéissance sans pareilles. Mais lorsqu’au contraire elles avaient commis quelque faute, la poupée s’enfuyait en faisant une grimace à celle qui l’appelait ; les bonbons se changeaient en chicotins, et la petite parure devenait vilaine et maussade.

À l’égard des petits garçons, lorsqu’ils n’étaient ni obstinés, ni menteurs, ni paresseux, ils avaient des polichinelles, des cerfs-volants, des raquettes et de tous les jouets qu’on peut imaginer. Mais quand les mies étaient mécontentes, les polichinelles se moquaient d’eux, leur jetaient au nez et leur disaient tout ce qu’ils avaient fait de mal ; les cerfs-volants manquaient de vent, les raquettes se trouvaient percées ; enfin, rien ne leur réussissait, et plus on s’obstinait, pis c’était.

Il y avait de ces espèces de punitions et de récompenses pour tous les âges ; comme, par exemple, de se trouver monté sur un âne, lorsqu’on se croyait sur un petit cheval bien harnaché, ou de s’entendre dire : « Ah ! qu’elle est laide, qu’elle est malpropre ! Que fait-on de cela ici ? » tandis que les autres petites demoiselles étaient bien parées et bien fêtées. Enfin, on ne négligeait rien pour corriger en eux les défauts du cœur et de l’esprit ; et, pour les instruire en les amusant, on leur faisait lire les annales de la féerie, qui contiennent les histoires les plus remarquables de cet empire : telles que sont celles de Javotte, Nabotine, Landore, Jeannette, et plusieurs autres ; car la Fée des champs en faisait grand cas, et elle les rassemblait avec grand soin de tous les royaumes du monde.

Pendant que les enfants de Pétaud et de Gillette demeurèrent dans l’île Bambine, on mit en usage tous les moyens imaginables pour vaincre l’opiniâtreté des trois garçons et la fierté des trois filles ; mais ces défauts, bien loin de diminuer, ne faisaient qu’augmenter avec l’âge. Depuis quatre ans, l’intérêt particulier que la fée gouvernante prenait à ces enfants, joint aux soins, à l’attention et à la patience des mies, n’avait presque rien changé à leur caractère ; ne sentant que trop que leur naturel l’emporterait sur leur éducation, elle n’espéra plus de les changer par les voies simples, et fut obligée d’avoir recours à des remèdes violents, tels que la métamorphose. Cette extrémité était dure, à la vérité ; mais elle était immanquable pour perfectionner les caractères. Les enfants, malgré leurs changements, conservaient les idées et le sentiment de ce qu’ils avaient été, et subissaient les lois de leur état. Dès que la fée, qui avait le don de pénétrer les pensées, les croyait corrigés, elle leur rendait leur première forme avec son amitié, et leur procurait souvent un établissement avantageux. Elle changea donc, mais avec peine, les trois fils de Pétaud en polichinelles, et les trois filles en dames gigognes, et les condamna à être ainsi marionnettes pendant l’espace de trois ans.

Comme elle était aussi contente du prince Cadichon, qu’elle avait été peu satisfaite de ses frères et sœurs, elle ne voulut pas qu’il fût le témoin de leur disgrâce, et résolut de l’éloigner. Il ne s’agissait que de trouver un asile qui le garantît de la méchanceté de Gangan ; mais, pour ne rien prendre sur son compte, elle jugea à propos d’aller consulter la reine des fées, son amie, et de prendre son avis sur ce qu’elle avait à faire. Dans ce dessein, elle mit son vertugadin de velours vert, son mantelet de satin jonquille, et son petit chaperon bleu ; puis, ayant fait atteler à sa chaise de poste d’osier doré six hannetons blancs, harnachés de nonpareille couleur de rose, elle partit en diligence et arriva en peu de temps dans l’île Fortunée, où la reine des fées faisait sa résidence ordinaire.

Ayant mis pied à terre au bout d’une magnifique avenue d’orangers et de citronniers, elle entra dans la cour du château, où elle trouva en haie vingt-quatre gines noires, hautes de six pieds, ayant de longues robes retroussées, et portant sur l’épaule gauche une massue d’acier poli ; elles avaient derrière elles vingt-quatre autruches noires, mouchetées de rouge et de bleu, qu’elles tenaient en laisse, et elles gardaient un profond silence. Ces gines noires étaient méchantes fées, condamnées à remplir ces postes pendant plusieurs siècles, selon la qualité de leurs crimes.

Dès qu’elles aperçurent la fée, elles la saluèrent en laissant tomber leurs massues sur le pavé ; comme il était pareillement d’acier, il rendit un son éclatant et fit feu. Cet honneur était dû à toutes celles qui, ainsi que la fée, avaient un gouvernement.

Après avoir monté l’escalier, composé de porphyre, de jaspe, d’agate et de lapis, elle aperçut dans la première chambre douze jeunes filles simplement vêtues, mais sans chaperon ; elles avaient seulement le clavier à la ceinture, et la demi-baguette dont elles la saluèrent comme avaient fait les gines. Elle leur rendit le salut ; car cet emploi est ordinairement destiné à celles qui devaient être bientôt initiées à l’art de féerie. Elle traversa une longue suite d’appartements magnifiquement meublés, et arriva dans l’antichambre de la reine, qu’elle trouva remplie de fées qui s’y étaient rendues de toutes les parties du monde, les unes pour leurs affaires, et les autres pour faire leur cour.

Il n’y avait presque plus personne dans le cabinet de la reine, lorsqu’elle en vit sortir la vieille Gangan. Sans le respect que les fées ont pour leur souveraine, elle n’aurait pu s’empêcher d’éclater de rire à la vue d’une figure aussi grotesque que celle de Gangan. Sur un corps de robe de satin vert chamarré de dentelles bleues et or, elle portait un large vertugadin de même étoffe, brodé de chenille et de pompons couleur de rose ; d’un demi-ceint enrichi d’émeraudes pendaient à un clavier d’argent un petit miroir en boîte à mouches, une grosse montre et un étui de pièces ; ses oreilles étaient chargées de deux grosses pendeloques de perles et de rubis, et elle avait sur la tête un chaperon de velours petit jaune, avec une aigrette d’améthystes et de topazes ; un gros bouquet de jasmin ornait le devant de son corps, et dix ou douze mouches, dispersées sur un vieux rouge, couvraient une peau ridée et couleur de rose sèche.

Si la Fée des champs fut étonnée de l’équipage ridicule de Gangan, celle-ci ne le fut pas moins de rencontrer sa rivale au moment qu’elle s’y attendait le moins.

Elle n’ignorait pas la protection que cette fée avait accordée aux enfants de Pétaud et de Gillette. Mais comme le lieu lui défendait de laisser éclater son ressentiment, elle le dissimula, et affectant un air de politesse mêlée de hauteur :

« Comment, Madame, lui dit-elle, vous êtes-vous résolue à quitter le calme de la campagne pour venir vous confondre dans le tumulte de la cour ? Il faut que vous ayez eu pour cela des raisons bien fortes.

— Celles qui m’y amènent, interrompit la Fée des champs, ne ressemblent point du tout aux vôtres ; l’intérêt ni l’ambition n’ont jamais été les motifs de ma protection, et je sais ne l’accorder qu’à ceux qui en sont dignes et reconnaissants.

— Je le crois, répondit Gangan ; les dindons et les oies sont bonnes personnes.

— Cela est vrai, reprit vivement la fée, et beaucoup plus que les Gangans, car ils ne sont point injustes ; qu’en dites-vous ? »

La dispute n’en serait pas demeurée là, si l’on n’eût averti la Fée des champs que la reine était seule, et qu’elle voulait lui parler. Ainsi les deux fées se saluèrent et se séparèrent en femmes qui se haïssent parfaitement.

La reine, qui s’aperçut de l’émotion que cette dispute venait de causer à son amie, feignit de l’ignorer et voulut en être informée ; et la Fée des champs, charmée de satisfaire la curiosité de sa maîtresse, n’hésita pas à lui faire le récit des injustes motifs que Gangan avait eu de persécuter le roi Pétaud et la reine Gillette, et de ce que la pitié lui avait fait entreprendre pour traverser les desseins de cette perfide fée.

« Votre procédé est louable, lui dit la reine, et j’aime à voir en vous cette généreuse ardeur à protéger les malheureux ; mais je crains cependant que Gangan ne se venge encore des bontés que vous avez pour la bonne Gillette et pour ses enfants ; elle est méchante, et j’en reçois souvent des plaintes ; mais soyez sûre que si elle abuse davantage contre vous de son pouvoir, je l’en punirai d’une façon terrible et éclatante. Je ne puis vous en dire davantage ; voici l’heure du conseil ; à mon retour nous conférerons ensemble sur les moyens de prévenir les mauvais desseins de votre ennemie. »

Dès que la Fée des champs fut seule, elle ne put résister à l’envie de consulter les livres de la souveraine. Tous les mystères de la féerie y sont dévoilés, et l’on y découvre, jour par jour, tout ce qui se passe dans l’univers ; mais il n’appartient qu’à la reine de suspendre ou d’empêcher les événements ; elle a sur les fées la même puissance que celles-ci ont sur les hommes. La protectrice de Cadichon eut à peine ouvert ces livres, qu’elle y lut distinctement que, par le pouvoir de grande féerie, la perfide Gangan enlevait dans le même instant le jeune prince, et qu’elle le transportait dans l’ile inaccessible où elle retenait sa nièce depuis le moment de sa naissance. À cette vue, elle trembla d’abord pour la vie de son protégé, et ensuite pour son cœur et pour ses sentiments ; car elle savait que cette méchante fée était plus capable de les corrompre que de les former.

Le trouble que cet incident jeta dans son âme fit place aux réflexions, et elle pensait aux moyens d’empêcher les suites de cette entreprise, lorsque la reine sortit du conseil et vint la rejoindre. À la tristesse qu’elle remarqua sur le visage de son amie, elle jugea de ce qui lui était arrivé pendant son absence ; et, lui adressant la parole :

« Vous avez voulu, lui dit-elle, satisfaire votre curiosité, et vous avez appris des choses que je voulais dérober à votre connaissance. Je n’ai pu refuser, il est vrai, à Gangan le pouvoir de grande féerie, puisque, suivant nos lois, il est dû à son ancienneté ; mais la connaissance que j’ai de son caractère m’a fait limiter ce pouvoir à un certain espace de temps. Assurez-vous, généreuse fée, qu’après cela votre ennemie sera sévèrement punie, si elle abuse de ce même pouvoir qu’elle tient de nos lois et de ma bonté. Cependant, pour vous donner dès aujourd’hui une preuve de mon amitié, et mettre à couvert des attentats de Gangan les autres enfants de Gillette auxquels vous vous intéressez, prenez cette fiole, frottez-les de la liqueur qu’elle renferme : c’est de l’eau d’invisibilité ; elle dérobe les objets aux yeux des fées seulement ; et son charme est tel, que Gangan, avec toute sa puissance, ne saurait le vaincre. Allez, ma chère amie, souvenez-vous que votre reine aime la générosité, qu’elle protège la vertu ; et comptez toujours sur sa protection et sur sa tendresse. » -

À ces mots, la fée prit respectueusement la main de la reine, la baisa, et partit.

Elle ne fut pas plus tôt dans son île, qu’elle mit en usage l’eau d’invisibilité : elle en frotta les trois polichinelles et les trois dames gigognes, et préserva seulement l’extrémité de leur nez, qu’elle laissa visible, afin de les pouvoir reconnaître. Puis, ayant donné ses ordres et consulté les livres, elle partit pour se rendre chez le roi Pétaud, où elle avait su que sa présence était nécessaire.

En effet, lorsqu’elle y arriva, le petit royaume de ce prince était en combustion, et voici quel en était le sujet. Il y avait déjà longtemps que la maison où Sa Majesté avait logé jusqu’alors, et que son beau-père le sénéchal avait habitée avant lui, tombait de tous cotés, malgré les réparations qu’on y avait faites. Il avait résolu, dans un conseil particulier avec son maître maçon, qu’il avait fait son premier architecte, d’en rebâtir une nouvelle.

Cet officier de la couronne, n’ayant depuis longtemps rien fait de neuf pour Leurs Majestés, avait abattu tout le vieux bâtiment, dans le dessein d’en commencer un nouveau, qui, selon lui, devait être bien plus magnifique que l’autre ; mais les épargnes du roi, depuis l’enlèvement de ses enfants, et ses revenus annuels, ne suffisant pas pour l’exécution de ce nouvel édifice, il prit le parti, sur le conseil de son receveur et du procureur fiscal, d’imposer une taxe pour fournir à la dépense de son bâtiment. Ses sujets, qui n’avaient point encore payé d’impôts, murmurèrent fort haut et jurèrent de ne point obéir ; ils menacèrent même de s’en plaindre à la reine mère et de la rendre l’arbitre de leurs plaintes. À leur mécontentement se joignirent les remontrances de Caboche : il prétendait qu’il était ridicule de faire payer aux autres une chose qui ne pouvait leur être utile ni profitable ; que Sa Majesté n’était au fond qu’un homme comme un autre ; qu’ayant ses biens et revenus, il ne devait pas prendre ceux d’autrui pour dépenser davantage ; que par conséquent, lorsqu’on n’avait le moyen que d’avoir une maison, il ne fallait pas avoir un château, et quiconque n’avait qu’un écu ne devait dépenser qu’un écu.

Toutes ces raisons paraissaient fort bonnes au roi ; mais dans le même instant le procureur fiscal et le receveur lui crièrent qu’il était le maître ; que ce n’était pas la peine d’avoir des sujets, si on ne leur faisait pas acheter le soin qu’on se donnait de les gouverner ; qu’ils étaient faits pour payer, et les rois pour dépenser ; et qu’il n’y avait qu’une tête de sénéchal capable de penser autrement et de conseiller de même.

Le roi trouvait que ceux-ci raisonnaient fort juste et concluait à lever l’impôt. Cependant chacun prenait parti et donnait la décision. « On les fera bien payer, disaient les uns ; on ne payera pas, disaient les autres ; cela ne sera pas ainsi, disait Caboche, car je l’ai mis dans ma tête ; cela sera, disait le procureur fiscal, ou j’y perdrai mon latin. »

Enfin, c’était un si grand tintamarre qu’on ne s’entendait pas. Le roi, qui ne savait plus auquel entendre, ne savait plus quel parti prendre. Quand il était avec la reine, il lui disait quelquefois :

« Oh ! par mon sceptre, si cela continue, je planterai tout là, et alors sera le roi qui voudra ; car j’irai si loin, si loin, que je n’entendrai parler ni de royaume, ni de peuple, ni de maison.

— Ne vous impatientez pas, Sire, lui répondait tranquillement la reine ; j’ai déjà eu l’honneur de dire à Votre Majesté que tout vient à point à qui peut attendre.

— Eh ! que diable voulez-vous que j’attende ? répliquait le roi. Encore si ceux qui ont emporté nos enfants nous avaient laissé une maison à la place, nous n’en serions pas où nous en sommes ; mais sans doute la Gangan y a mis bon ordre, et, si cela continue, nous n’aurons pas plus de maison que nous n’avons d’enfants. »

Et puis c’était de rabâcher contre les fées, et tant et tant, que la bonne Gillette en était impatientée.

La fée, qui avait été témoin pendant quelque temps de ce qui se passait, et qui souffrait des inquiétudes de la reine, se montra enfin à elle sous la forme d’une linotte, dont elle s’était déjà servie une fois, et la tranquillisa, en l’assurant que bientôt elle lui donnerait des preuves convaincantes de son amitié et de sa protection.

Gillette, transportée de joie, la baisa mille fois, après lui en avoir demandé la permission ; elle la pria de rester, et lui promit, pour l’y engager, de lui faire tous les jours, tant qu’elle demeurerait avec elle, un petit gâteau, composé de farine de millet, de chènevis et de lait. La fée y consentit, et ses promesses ne tardèrent pas à s’accomplir.

Le quinzième jour de son arrivée, le roi, qui se levait ordinairement de grand matin, fut étrangement surpris de se voir dans une maison toute neuve, fort commode et très solidement bâtie : je dis une maison, car ce n’était que cela, et point du tout un palais. Il n’y avait ni architecture, ni peinture, ni sculpture, ni dorure. On trouvait au rez-de-chaussée une cuisine, une dépense ou office, une salle à manger, et une salle d’audience ; au premier étage, une antichambre, une chambre, un cabinet, une garde-robe pour la reine, et un grand cabinet en aile pour le roi, dans lequel la bibliothèque dont on a parlé se trouva toute placée. Au-dessus étaient de fort beaux greniers, bien lambrissés, d’où l’on découvrait la plus belle vue du monde. On n’avait pas oublié une laiterie avec tous ses ustensiles ; mais ce qu’il y avait de plus admirable, c’est que toute la maison était bien meublée et garnie de tout ce qui était nécessaire. Les meubles étaient parfaitement semblables, pour les étoffes et pour la forme, à ceux de Leurs Majestés ; et ils auraient pu s’y méprendre, si ceux-ci n’avaient été neufs.

On s’imagine bien quel fut l’étonnement de Pétaud de se trouver dans une maison qu’il ne connaissait point ; mais ce fut bien autre chose lorsque, ayant ouvert une des fenêtres de sa chambre, il aperçut, au lieu de son petit potager royal, un grand gazon en boulingrin au bout duquel était un assez bel étang, terminé par un bois de haute futaie ; qu’il y avait, à droite du boulingrin, un potager rempli de tous les différents légumes, et qu’à gauche était un verger planté de toutes sortes d’arbres fruitiers.

Il considéra tout cela pendant quelque temps ; mais sa surprise faisant place à la joie, il courut au lit de la reine, qui dormait encore et la réveilla en lui criant :

« Ma femme, ma femme, levez-vous ; venez voir une maison toute neuve, des jardins magnifiques. Savez-vous ce que c’est que tout cela ? Pour moi, je n’y comprends rien. »

La reine eut à peine le temps de prendre son jupon, son pet-en-l’air et ses mules. Elle fut à sa fenêtre avec le roi, qui sur-le-champ la conduisit dans tout l’appartement, et de là au rez-de-chaussée, où ils trouvèrent la cuisine et l’office garnis de tout ce dont on pouvait avoir besoin. Toutes ces merveilles ne laissèrent pas que d’effrayer le bon Pétaud ; mais la reine, qui se doutait d’où tout cela venait, n’avait pas la même crainte, et n’osait en rien dire. Ils étaient tous deux dans cette situation, lorsque le sénéchal, qui cherchait depuis une heure la maison du roi, entra dans celle-ci, plus par le devoir de sa charge que par l’espérance d’y rencontrer Leurs Majestés. Il ne savait que penser d’une maison élevée en une nuit ; et quoiqu’il fût moins peureux que son gendre, il ne commença cependant à se rassurer que lorsqu’il se vit en compagnie. Le roi, de son côté, fut aussi fort aise de le voir arriver ; et tenant toujours le bras de la reine, ils parcoururent une seconde fois toute la maison du haut en bas, et tous les jardins.

Chacun raisonna beaucoup sur la singularité de cette aventure : les uns trouvaient que Leurs Majestés étaient bien hardies de demeurer dans une maison bâtie par les fées, au risque d’être lutinées ; les autres, au contraire, prétendaient qu’elles faisaient fort bien, et qu’il serait à souhaiter que toutes les vieilles maisons du royaume fussent rebâties de même. Comme on se fait aisément au bien-être et aux nouveautés, après en avoir beaucoup parlé, on n’en parla plus ; et le roi fut en peu de temps aussi accoutumé à sa nouvelle maison, que s’il l’eût habitée toute sa vie. Par ce moyen, il ne fut plus question d’impôt ; la tranquillité revint dans l’État, et l’union entre les grands officiers de la couronne. Il n’y eut que le pauvre architecte qui pensa se pendre, mais qui se contenta de donner au diable les génies et les fées, et de les appeler cent fois magiciens et sorcières.

Pendant que la Fée des champs produisait toutes ces merveilles, elle remarqua dans Gillette tant de respect pour les fées, et tant de reconnaissance pour elle, que, se sentant attachée de plus en plus aux intérêts de cette reine, elle ne put lui refuser de faire à la cour un séjour plus long qu’elle n’avait projeté. Elle la rassura aussi sur le sort de ses enfants, et lui apprit leur châtiment et les raisons qu’elle avait eues de se porter à cette extrémité ; mais comme la vraie et tendre amitié fait faire mystère des choses les plus intéressantes, lorsqu’elles peuvent être affligeantes pour la personne aimée, elle lui cacha avec soin l’enlèvement de son cher Cadichon, et les alarmes qu’elle en ressentait elle-même ; puis, lui ayant recommandé la confiance, la patience et la discrétion, si elle voulait parvenir au bonheur, elle la quitta avec regret pour retourner dans son gouvernement de l’île Bambine.

Dès qu’elle y fut arrivée, on l’informa avec empressement d’un événement inouï depuis l’établissement de l’ile. La mie doyenne qui, pendant l’absence de la fée, faisait les fonctions de gouvernante, lui apprit que quelques enfants mutins, opiniâtres, et auxquels on avait pardonné plusieurs fois, soutenus des poupées leurs amies, s’étaient révoltés, dans le dessein de ne plus obéir à leurs mies ; que l’esprit de révolte avait tellement gagné en peu de temps, qu’on avait eu bien de la peine à en arrêter le cours ; que pour cet effet, se servant de son autorité, elle avait commencé par faire emprisonner les poupées dans les boîtes, et qu’à l’égard des enfants, elle avait condamné les uns à n’avoir, pendant quinze jours, que du pain sec à goûter, les autres à être en coiffure de nuit pendant un mois, ou bien à être enfermés entre quatre chaises l’espace de deux heures par jour, jusqu’à ce qu’ils eussent demandé pardon publiquement.

La fée gouvernante approuva la conduite de la mie doyenne, et la loua beaucoup de son zèle ; mais comme il fallait un exemple, sans s’écarter de la loi générale, elle condamna les plus mutins des rebelles à être cent ans marionnettes, et les obligea de servir, dans les différents royaumes de l’univers, de gagne-pain aux Briochés et de spectacle au peuple. Elle se laissa d’autant plus aller à cette rigueur, qu’elle apprit que ses six protégés avaient eu peu de part à la rébellion. Charmée du changement qui commençait à se faire en eux, elle les fit venir devant elle, et, s’adressant à leurs bouts de nez (car elle n’en pouvait voir davantage), elle leur fit une réprimande plus douce que sévère, et les renvoya en leur promettant son amitié et des récompenses, si dans la suite elle avait lieu d’être satisfaite.

Quoique cet événement et son devoir ne lui permissent pas de s’absenter d’un lieu où sa personne semblait si nécessaire, elle ne put cependant résister longtemps à l’intérêt qu’elle sentait pour Cadichon, et à l’impatience qu’elle avait d’en apprendre des nouvelles ; aussi, dès qu’elle se crut moins utile à son petit peuple, elle partit promptement, dans le dessein de satisfaire sa curiosité et sa tendresse pour le jeune prince.

Pour n’être point aperçue des génies et des fées qui parcourent continuellement la moyenne région de l’air, elle prit sa petite chaise de poste, qu’elle ferma exactement de tous les côtés ; elle se munit des ustensiles de la féerie, et n’oublia pas surtout de l’eau d’invisibilité ; puis, ayant ordonné à ses six lézards volants d’aller grand train, elle arriva en quelques minutes assez près de l’île inaccessible. Là elle mit pied à terre, fit disparaître sa voiture, et, s’étant frottée de l’eau dont on vient de parler, elle franchit, sans être vue, les obstacles qui auraient pu, sans cela, s’opposer à son passage.

Gangan, pour interdire aux génies et aux fées l’entrée de son île, l’avait environnée d’une triple enceinte, formée par un torrent rapide qui roulait avec ses eaux des rochers et des troncs d’arbres. Les bords de cette île étaient défendus par vingt-quatre dragons d’une énorme grandeur ; et les flammes qu’ils vomissaient à la vue des fées ou des génies s’élevaient jusqu’aux nues, et formaient, en se réunissant, un mur de feu impénétrable.

Il y avait à peine une heure que la Fée des champs cherchait à s’instruire, sans être vue, du sort de Cadichon, lorsque le hasard lui fournit l’occasion la plus favorable : elle vit venir à elle Gangan, accompagnée d’une dive (car elle n’était servie que par des génies malfaisants) ; son visage lui parut enflammé de colère, et elle parlait avec beaucoup d’action. La Fée des champs, profitant de son invisibilité, résolut d’écouter, et entendit Gangan tenir à peu près ce discours à sa compagne :

« Oui, ma chère Barbarec, tu me vois au désespoir ; je perds pour jamais le plus grand royaume de l’univers ; l’ingrate mère de Pétaud est morte sans avoir jamais voulu se raccommoder avec moi. Ce n’est pas tout : elle a encore engagé ses sujets par serment à ne jamais recevoir de ma main aucun successeur, et à rendre même sa couronne à son fils ou à l’un de ses petits-fils. J’ai tâché de regagner les peuples par mes bienfaits, mais j’ai trouvé contre moi une haine invétérée : ils ont refusé mes dons, ils les ont regardés comme autant de perfidies et de trahisons, et, par une délibération unanime et authentique de suivre les intentions de la reine, sont parvenus à m’enlever un trône où j’avais compté de faire monter ma nièce. Mais ces sujets ingrats ne tarderont pas à éprouver ma juste colère ; et, pour commencer par ceux qui sont les principales causes de ma disgrâce, prends dans mes écuries un de mes plus forts griffons, vole dans l’île Bambine, saisis-toi des frères et sœurs de Cadichon, et amène-les dans cette île ; je me charge d’enlever Pétaud et Gillette, et, lorsque je les aurai tous rassemblés, je changerai ceux-ci en lapins, et leurs enfants en bassets. Si un reste de pitié que je ressens encore pour Cadichon vient à m’abandonner, je ne réponds pas qu’il n’éprouve aussi les effets de ma vengeance. Allons cependant tout préparer pour l’exécution de mes desseins, et pensons, ma chère Barbarec, qu’ayant quitté les lois des périses pour suivre celles des dives, nous sommes devenues les ennemies des fées, des hommes, et que nous ne devons rien négliger pour les accabler du poids de notre haine. »

La Fée des champs ne put entendre ce discours sans frémir ; elle demeura quelque temps immobile ; puis, rappelant sa raison, et sentant de quelle conséquence il était de ne pas rester plus longtemps dans ce séjour terrible, elle prit le parti d’en sortir et d’aller au plus tôt implorer la puissance de la reine des fées. Elle repassa de l’autre côté de l’île ; mais elle était à peine descendue à terre, que le ciel s’obscurcit, la terre trembla, et des mugissements épouvantables, en s’unissant au tonnerre et aux éclairs, semblaient annoncer la destruction prochaine de l’univers. Quelques moments après, le calme revint dans les airs ; mais le jour, s’obscurcissant de plus en plus, fit place à un nouveau spectacle aussi terrible que le précédent.

Les vingt-quatre dragons qui défendaient les approches de l’île, poussant des hurlements affreux, s’élancèrent l’un contre l’autre en vomissant des torrents de flammes, et formèrent un combat de feu qui finit par les consumer eux-mêmes. Le jour revint, et il ne parut, à la place du torrent et de l'île, qu’un rocher sec et aride ; de son sommet s’envola à l’instant une autruche noire ; elle portait sur son dos le prince Cadichon et la petite princesse, nièce de Gangan.

Tous ces prodiges n’avaient pas autant étonné la Fée des champs, qu’elle fut touchée de la situation de ces aimables enfants ; et, sa tendresse lui avant conseillé de les suivre, elle fit sur-le-champ reparaître sa voiture, et partit avec tant de diligence, qu’elle eut en peu de temps rejoint l’autruche noire. Son premier dessein fut de lui enlever le prince et la princesse ; mais s’étant aperçue qu’elle prenait la route de l’île Fortunée, elle se contenta de la suivre et de l’observer de près.

En effet, au bout de quelques minutes, l’autruche s’abattit dans l’île, et tourna ses pas vers la reine des fées. Cette souveraine, assise à l’entrée de son palais, sur un trône d’or enrichi de pierreries, était entourée de ses douze fées, des vingt-quatre gines noires dont on a parlé, et d’une cour nombreuse. Dans le moment que l’autruche s’approcha du trône, la Fée des champs se saisit du prince et de la princesse, les porta aux pieds de la reine, et alors l’autruche reprit sa première forme avec son caractère : la confusion, le dépit et le désespoir se peignaient tour à tour sur son visage ; et elle était dans la plus cruelle attente de ce qui allait lui arriver, lorsque la reine lui adressa la parole en ces termes :

« La malignité de votre esprit et la perversité de votre cœur ne vous ont pas permis de faire un bon usage de votre pouvoir ; bien loin de réparer vos injustices par la puissance de grande féerie que les lois et ma bonté vous ont accordée, vous en avez au contraire abusé, et cet abus réclame enfin ma justice : recevez donc aujourd’hui le châtiment de vos forfaits en perdant pour deux cents ans toute puissance de féerie et en reprenant la forme d’autruche, sous laquelle vous serez, pendant ce temps-là, destinée aux services de ces gines. »

À ces mots, la reine la toucha de son sceptre, et toutes les fées, ayant levé sur elle leurs baguettes en signe d’applaudissements, prononcèrent quelques paroles, pendant lesquelles la malheureuse Gangan, redevenue autruche, alla sur-le-champ se placer parmi les autres animaux de son espèce.

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Cependant la reine, ayant appelé la fée Judicieuse, lui confia le soin du jeune prince et de la jeune princesse, pendant qu’ils resteraient à la cour, et lui recommanda surtout de former leur cœur en cultivant leur esprit ; puis elle embrassa Cadichon et Féliciane (c’est ainsi que se nommait la princesse), et ces aimables enfants, pénétrés de joie et de reconnaissance, ne quittèrent qu’avec peine les bras de la reine pour se rendre dans ceux de Judicieuse.

Ils profitèrent si bien de l’éducation qu’on leur donna, pendant deux ans qu’ils demeurèrent chez la reine des fées, qu’ils s’attirèrent l’amour et l’admiration de toute sa cour. Quand ils eurent atteint l’âge, l’un de quatorze ans et l’autre de douze, la souveraine des fées résolut de les unir et de les rendre, avec les frères et sœurs de Cadichon, au roi Pétaud et à la reine Gillette ; mais elle déclara à la Fée des champs que, pour servir d’exemple à Cadichon et à Féliciane, ces enfants, quoique parfaitement corrigés de leurs défauts, ne reprendraient leur première forme qu’en présence des jeunes époux, et lorsqu’ils seraient arrivés chez le roi leur père. Puis, l’ayant rendue visible, et ayant déterminé le moment du départ, elle lui confia la conduite des six enfants dont elle avait pris soin, et lui ordonna de leur choisir des époux et des épouses ; ensuite elle fit venir Judicieuse, et la chargea d’accompagner le prince et la princesse. Ces aimables enfants répandirent des larmes en quittant celle à qui ils devaient leur bonheur ; et cette généreuse reine, en les embrassant tendrement, leur promit son amitié et les vit partir avec regret.

Ils ne tardèrent pas à se rendre à la cour de Pétaud. Ce roi y était depuis quelques jours dans un embarras extrême. La reine sa mère, après avoir langui quelques années, avait laissé le trône vacant, et les députés de son royaume venaient inviter son fils d’y monter. Ils demandaient une audience, et on ne savait de quelle façon il fallait la leur accorder. Pétaud était incertain s’il devait être debout ou assis, à pied ou à cheval : pour cet effet, on assembla le conseil, où chacun décida à l’ordinaire. Le sénéchal Caboche prétendit que le roi devait être debout, et soutint qu’il avait ouï dire que l’empereur Charlemagne et les douze pairs de France étaient toujours debout, et qu’ils ne s’asseyaient que pour manger et pour se coucher. Le procureur fiscal opina pour que Sa Majesté fût assise ; il dit pour ses raisons que le roi et les juges devaient toujours être à leur aise, et qu’après le lit il n’y avait rien de si commode qu’un fauteuil.

Le receveur, au contraire, fut d’avis que le roi parût à cheval, et il allégua que c’était la posture la plus noble pour les rois, puisque leurs statues les représentaient toujours ainsi. On soutint son sentiment ; on cria, on se querella, et on aurait peut-être été plus loin, si le roi, en élevant la voix plus haut qu’eux tous :

« Finirez-vous donc, vous autres ? leur dit-il ; voilà bien du bruit pour une chaise de plus ou de moins ! Comme je serai, ils me verront ; et comme ils me trouveront, ils me prendront ; voilà tout ce que j’y fais : mais pour être leur roi, grand merci ; je deviendrais fou, avec tous les tracas de royauté qu’ils m’ont dit que j’aurais sur les bras. Vive, vive mon petit royaume ! puisque j’y suis bien, je m’y tiendrai : ainsi, qu’ils s’accommodent. Cependant, puisqu’ils veulent avoir une audience, il faut la leur donner ; partant, qu’on les fasse venir. »

Chacun se retira en murmurant tout haut de ce que le roi n’avait pas choisi son avis, et en le blâmant de vouloir en faire toujours à sa tête.

Pendant qu’on était allé chercher les députés, Sa Majesté, croyant penser bien mieux que ceux de son conseil, prit ses habits royaux, et s’assit sur le pied de son lit, dont il avait fait relever les rideaux en festons autour des colonnes torses. Il tenait d’une main son sceptre, et de l’autre sa toque et ses gants à frange ; la reine était à sa droite, sur une chaise de serge bleue garnie de gros clous dorés, et ses femmes étaient derrière elle. À la gauche du roi, on voyait ses grands officiers, qui presque tous riaient sous leur chapeau de la figure singulière de leur roi.

Quand tout fut arrangé, on ouvrit la porte, et les députés entrèrent, suivis de tout le peuple du royaume de Pétaud. Ils lui firent trois profondes révérences, auxquelles le roi et la reine répondirent par trois antres, et ils allaient commencer leur harangue, lorsqu’on vit arriver une femme d’une figure majestueuse, tenant par la main un jeune homme de quatorze à quinze ans, et qui, adressant la parole à Gillette, lui parla ainsi :

« Reine, tout vient à point à qui peut attendre. Vos malheurs sont finis, et votre destin a changé de face ; on a su dérober à la méchanceté de Gangan le prince que voici. Cette perfide fée ne peut plus lui nuire, et sa malice vient d’être confondue. Reconnaissez donc en lui Cadichon ; et vous, députés, rendez hommage au légitime successeur de vos États. »

Alors le roi, reconnaissant son fils, le prit dans ses bras et le baisa mille fois ; puis, sautant au cou de la fée, il l’embrassa sans aucun égard pour son âge ni pour son caractère ; il en fit de même à sa femme, à Caboche, au procureur fiscal, au receveur et à tout ce qui se trouva autour de lui ; après quoi, ôtant son manteau royal, il le mit sur les épaules de Cadichon, lui donna son sceptre, l’assit sur le pied du lit, et se prit à crier de toutes ses forces : Vive le roi ! Ce qui fut répété sur-le-champ par les grands et ensuite par tout le peuple, à qui le roi dit plusieurs fois : « Criez donc, vous autres ! »

Cependant la reine, pénétrée de joie et de reconnaissance, était tombée aux genoux de la fée, qu’elle embrassait en pleurant ; et la fée, après l’avoir relevée, fit signe qu’elle voulait parler. Chacun prêta silence, excepté le roi, dont la joie était si grande, qu’il ne voyait, pour ainsi dire, ni n’entendait rien ; enfin, se trouvant hors d’haleine, il se tut, et la fée continua ainsi :

« Ce que vous voyez n’est qu’une partie des bienfaits de la Fée des champs, votre amie ; elle y joint encore le choix d’une princesse jeune et aimable, que notre reine a destinée au prince pour épouse. Si les qualités de l’esprit de cette princesse et les grâces de sa figure sont un faible garant du bonheur de ces époux, la douceur de son caractère et la bonté de son cœur, que j’ai pris soin de former, peuvent en assurer la durée. Confirmez donc cette union, et méritez ainsi la puissante protection de la Fée des champs et de celle de… »

Le roi n’en put entendre davantage, et, prenant aussitôt la main du prince et celle de la princesse :

« Tope, dit-il ; je les marie, et leur donne tous mes royaumes et toutes mes fermes ; car pour mes autres enfants, je ne m’en embarrasse plus ; et cette bonne Madame des champs, notre amie, ne les laissera manquer de rien : ainsi, faisons la noce et réjouissons-nous. Vous dînerez tous avec moi, quoique je ne sache pas trop ce que je vous donnerai ; mais, comme dit ma femme, tout vient à point à qui peut attendre.

— Cependant, beau-père, dit-il à Caboche, va-t’en à la cuisine, fais tuer tout ce qui est en ma basse-cour, et surtout, grand’chère, car je veux qu’il en soit parlé. »

Le sénéchal obéit ; mais en traversant la salle à manger, il y aperçut une table de vingt-quatre couverts servie des meilleurs mets. Il n’alla pas plus loin, et revint promptement raconter au roi et à la reine ce qu’il venait de voir.

Chacun voulut en être témoin ; on s’y rendit, non sans quelque frayeur, et par conséquent sans cérémonie. Ce spectacle étonna d’abord ; on hésita à goûter des viandes, mais enfin on s’y accoutuma, et le roi, à qui tout cela ne coûtait rien, donna l’exemple, mangea de bon cœur et but exactement sa ronde. On dit qu’il ne s’épargna pas sur ses vieilles histoires et sur ses vieux bons mots, car le bonhomme les répétait souvent, et toujours dans les mêmes termes.

Il y avait près de deux heures que l’on était à table, lorsqu’on entendit les violons dans la salle d’audience. Comme on avait bien bu et bien mangé, on quitta volontiers la table, et le roi, qui était en gaieté, ne demandant pas mieux que de danser, voulut ouvrir le bal avec la reine, et demanda la courante. Les violons obéirent ; il la commença ; mais, ne s’en souvenant plus, il ne l’acheva pas, et dit au jeune prince et à la jeune princesse de danser un menuet, ce qu’ils tirent avec une grâce admirable. Ils en étaient à la dernière révérence, lorsqu’on vit entrer dans la chambre six marionnettes joliment habillées, savoir, trois en chevaliers romains, et trois en dames romaines. Chacune de ces six marionnettes avait à coté d’elle une place vide, dans laquelle on apercevait un bout de nez ; et tout cela était conduit par une femme à laquelle on prit peu garde, tant ce spectacle attira les regards.

Chacun se rangea pour leur faire place, et sur-le-champ ils formèrent un pas dans lequel les six bouts de nez figurèrent à merveille. Le ballet fini, elles se rangèrent en cercle, et dans le même ordre qu’elles avaient observé en entrant. Leur conductrice se plaça au centre, porta l’extrémité de sa baguette sur les six bouts de nez, et fit en même temps paraître à leur place six polichinelles et six dames gigognes.

« Bon, bon, dit le roi ; tout cela sera pour mes petits-enfants ; pourvu qu’ils ne me coûtent rien à nourrir et à habiller, je les garderai, et m’en réjouirai en attendant.

— Doucement, Sire, reprit cette femme ; donnez-vous patience, tout vient à point à qui peut attendre. »

Dans le même instant, les douze marionnettes se remirent à danser, et l’on fut dans le dernier étonnement de les voir changer à vue d’œil, et reprendre peu à peu un autre visage et un nouvel habillement.

« Miséricorde ! s’écria le roi, voilà Toinon, Jacquot et Chonchon ; ma femme, c’est Toinette, Jacqueline et Chonchette… Non… je ne crois pas… Oh ! par mon sceptre, cela est admirable ! »

Puis, adressant la parole à leur conductrice :

« Tenez, lui dit-il, je parie ma toque et mon manteau royal que vous êtes Madame des champs, notre amie. Par ma foi ! vous valez votre pesant d’or, et voilà des enfants tout chaussés, tout vêtus, et grands comme père et mère ; mais qui les mariera ?

— Moi, répliqua la Fée des champs (car c’était elle-même), et ce sera tout à l’heure. »

À ces mots, le roi, ne se sentant pas de joie, la prit par la main, lui fit je ne sais combien de compliments de sa façon, et la fit asseoir auprès de Gillette, à qui il criait :

« C’est Madame des champs, au moins, c’est notre bonne amie ! »

Mais la reine, n’écoutant que ses sentiments, se livra à toute sa reconnaissance envers la fée, et à toute sa tendresse pour ses enfants. La fée lui présenta ensuite les trois princes et les trois princesses, qui étaient inconnus, et proposa leurs mariages avec ses six enfants.

Le roi et la reine y consentirent sur-le-champ ; tous ceux qui étaient présents applaudirent au choix de la fée, et les députés proclamèrent Cadichon et Féliciane pour leur roi et leur reine.

Cadichon donna lui-même à chacun de ses frères et de ses beaux-frères un des grands gouvernements de son royaume en souveraineté ; et les sept princes partirent avec leurs épouses, accompagnés des deux fées, qui ne les quittèrent que lorsqu’ils furent arrivés chacun dans leur capitale.

À l’égard de Pétaud et de Gillette, la fortune de leurs enfants ne leur causa ni ambition ni jalousie. La majesté et la représentation d’une grande cour ne convenaient point à la simplicité de Gillette. Le caractère et le génie de Pétaud n’étaient point propres aux soins d’un grand royaume ; et ils n’auraient pas changé, l’un, son sénéchal, son piquet et son potage ; l’autre, son rouet, sa laiterie et l’amitié de la Fée des champs pour toutes les grandeurs de l’univers.