Le mont Athos, un voyage dans le passé

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LE MONT ATHOS
UN VOYAGE DANS LE PASSE

Quel esprit amoureux des études historiques n’a passionnément rêvé de revivre une heure dans un des siècles lointains pour en surprendre la physionomie, les mœurs, l’état de pensée ? Voir avec toute la clarté de la vue contemporaine une de ces époques dont le souvenir nous arrive faussé par l’ignorance ou la passion, et que tous les efforts de la critique ne peuvent restituer avec assez d’autorité pour nous convaincre, ce ne serait pas seulement un plaisir délicat ; pour telle période obscure, ce serait la fin des angoisses de la conscience humaine. Ce rêve est moins chimérique qu’il ne semble ; pour le réaliser en partie, il suffit de s’attacher à ce principe tutélaire d’où sortira le redressement de bien des erreurs : pour l’ensemble de la famille humaine, les phases de l’histoire sont non pas successives, mais bien plutôt synchroniques. — En cherchant judicieusement autour de lui, dans ce vaste monde, l’historien peut toujours trouver chez les races attardées les types vivans des sociétés passées, de même que l’astronome, en interrogeant le système céleste, arrivera à reconnaître dans quelques-unes des planètes les types actuels des métamorphoses par lesquelles a passé la nôtre à ses origines. Dans cette voie, le grand initiateur sera toujours l’immobile Orient, la terre féconde en surprises. Le secret de l’histoire ! c’est peut-être celui que garde son sphinx à l’entrée de ses déserts.

Nous lui avons dû la solution de plus d’un problème de ce genre ; nous voulons demander aujourd’hui à l’une de ses plus étonnantes reliques la révélation d’une époque fort peu connue, du moyen âge byzantin. Ce sont les moines du mont Athos qui se chargeront de soulever le voile. Depuis longtemps, notre curiosité était éveillée sur cette république théocratique, épave intacte laissée par les siècles sur une côte perdue de la mer Egée. Nous savions que ses monastères étaient autant de musées où l’on retrouvait armé de toutes pièces cet art byzantin dont les documens sont si rares partout ailleurs ; on nous promettait, au prix de quelques jours de vie ascétique, un voyage au cœur du XIIe siècle. L’occasion attendue se présenta enfin, et au mois de juillet de cette année nous nous embarquions sur un bâtiment turc chargé de pèlerins, qui devait nous conduire directement à la montagne sainte, naturellement fort oubliée par les itinéraires des paquebots.

A peine installés à bord du bateau qui nous emporte hors de l’activité mercantile de la Corne-d’or, nous nous sentons au seuil d’un autre monde. Avec le capitaine génois et les quelques marins turcs qui dirigent la lourde machine, nous sommes les seuls profanes parmi tant de saintes gens. Le clergé de haut rang occupe l’arrière, partagé en deux camps : d’un côté le métropolitain de Nicée et l’archevêque de Larisse, se rendant en mission à l’Athos, entourés de nombreux acolytes, de l’autre des dignitaires du couvent russe de Saint-Pantéleimon. Les rapports sont froids entre ces deux groupes, et nous en dirons la cause. La conversation s’engage pourtant à table : le petit vin dalmate rapproche les cœurs, et sous sa bénigne influence le vieux métropolitain nous porte de nombreuses santés en commentant jovialement le texte de l’apôtre : « nous sommes tous frères. » Remontés sur le pont, les hiératiques personnages reprennent tous leurs avantages extérieurs de gravité plastique. Assis côte à côte sur les bancs, leurs chapelets à la main, éclairés d’en bas par la lumière qui filtre des claires-voies, ils profilent sur le ciel leurs bonnets noirs et leurs longues barbes blanches, raides et majestueux ; on dirait d’une de ces fresques aux teintes sombres où se déroulent les assemblées conciliaires, dans la nuit des nefs byzantines, au-dessus des lampes de l’autel. — Sur l’avant grouillent les pèlerins de bas étage, et Dieu sait s’il y en a, gens de toute langue et de toute race, Russes, Grecs, Albanais, Bulgares, popes, caloyers, tous sordides et pittoresques, parqués sur les planches comme un troupeau de moutons ; ils se sont endormis les uns sur les autres, dans un indescriptible fouillis de membres humains ; à la clarté vague des fanaux, roulés dans des couvertures blanches aux plis de suaire, étendus ou recroquevillés pêle-mêle parmi leurs fusils et leurs sacs, tous ces corps immobiles donnent au pont l’aspect lugubre d’un champ de bataille jonché des proies de la mort un soir de défaite. — Quelques-uns se soulèvent et s’accroupissent sur leurs genoux pour contempler en fredonnant des cantiques les splendeurs nocturnes : le croissant qui surgit à l’horizon et laboure les vagues comme un soc de charrue, y traçant des sillons d’or. Le navire fuit devant lui, crachant sa fumée noire aux étoiles, d’où tombent les rêves coutumiers de la nuit de mer, les griseries du cerveau, les libres élans de l’âme, les ressouvenirs mélancoliques de la vie errante.

Le matin du second jour, entre les îles d’Imbros et de Lemnos, nous distinguons la haute pyramide de l’Athos, qui grandit devant nous jusqu’au soir. Ce sommet, qui commande l’horizon de tous les points de l’Archipel, a toujours exercé un singulier prestige sur l’imagination des navigateurs. Les anciens prétendaient que son ombre couvrait au couchant l’île de Lemnos, distante de plus de cent milles ; le sagace Pline répète cette fable après Hérodote, le pèlerin de Nuremberg, le bon frère Faber, l’enregistre avec respect. Que de temps il a fallu à l’esprit humain pour tenter cet effort si simple, — de contrôler le témoignage de la légende par celui de ses propres yeux !

Le navire contourne de nuit les parois à pic de la montagne, où la lune tire de l’ombre de nombreuses taches blanches : ce sont les monastères. A deux heures du matin, il jette l’ancre devant la plus apparente d’entre elles : nous sommes arrivés au couvent russe de Saint-Pantéleimon. Alors commence pour nous une vision dantesque et la lutte de la raison contre une réalité plus chimérique que tous les rêves. Des banques montées par de m aigres, ombres aux longs bonnets noirs, aux cheveux pendans, accourent dans les ténèbres et s’attachent aux flancs du bateau ; ces rameurs fantastiques nous enlèvent silencieusement et nous portent au rivage. D’autres ombres semblables attendent en foule sur un petit môle, promenant des lanternes dont la clarté leur prête une vie factice. Elles nous précèdent, nous montons quelques minutes les lacets d’un chemin de ronde entre de hautes murailles ; par un porche voûté, profond comme un portail de forteresse, surchargé d’icônes qui sourient mystérieusement à travers les grillages de leurs cadres, où brûlent des lampes, nous pénétrons dans une cour spacieuse, entourée d’églises et de corps de logis : ces derniers s’étagent à perte de vue sur nos têtes dans un désordre inextricable. Sur le pavé de la cour, rayé par les caprices de la lune, un peuple de moines, spectres noirs et muets, glissent avec des allures de fantômes : autour de nous, toute réalité fuit dans la nuit et le silence. Là-haut seulement, en levant les yeux, nous apercevons au dernier de ces étages accumulés sur la montagne une façade d’église illuminée : des flots de lumière et des chants lentement psalmodiés s’échappent de ses fenêtres, tombent du ciel dans ces profondeurs. — Nous voici en plein merveilleux et, comme on nous l’avait promis, en plein moyen âge. Essayons donc de reprendre à ses origines un passé qui ne se distingue guère du présent pour mieux comprendre les spectacles qui vont se dérouler sous nos yeux.

I

Entre les golfes de Salonique et de Contessa, la péninsule chalcique projette vers l’Archipel trois promontoires égaux, séparés par les baies profondes de Cassandra et de Monte-Santo. La plus orientale de ces langues de terre, celle que les anciens appelaient Acte, est une étroite arête de montagnes, longue d’environ 60 kilomètres, qui s’élève graduellement depuis l’isthme étranglé où elle prend naissance jusqu’au sommet de l’Athos, haut de 2,000 mètres. Ces cimes malaisées et les forêts impénétrables qui en couvrent les versans devinrent de très bonne heure pour l’ascétisme chrétien une seconde Thébaïde. Aux époques troublées du moyen âge oriental, la presqu’île offrait aux populations grecques d’Europe et d’Asie, lasses d’un état social intolérable, les séductions d’un climat heureux, d’une nature magnifique, d’une retraite isolée, forteresse naturelle à l’abri des invasions et des tyrannies qui désolaient le bas-empire. Dès le IXe siècle, les solitaires qui y affluaient isolément se groupent en communautés monacales, et constituent la république quasi-autonome qui fonctionne encore aujourd’hui. Non moins que la ferveur des premiers cénobites, les largesses et les privilèges octroyés au petit état par les empereurs byzantins, dont plusieurs y vinrent finir leurs jours, assurèrent à la montagne sainte une considération et une opulence croissantes : de là à la vénération religieuse, la transition était naturelle pour des populations orientales ; cette vénération et l’affluence des pèlerins qu’elle entraîne le cèdent à peine, même de nos jours, à l’attraction des lieux saints de Palestine.

Au Xe siècle, les bulles impériales attestent l’existence des plus anciens monastères, Lavra, Vatopédi, Iviron, Xéropotamo. Un peu plus tard, les princes slaves arrivent à l’Athos, et rivalisent de générosité avec les Comnène. Stéphan Némania, grand-joupan de Serbie, reconstruit le couvent serbe de Chilandari en 1197. Son fils Saba, l’une des figures légendaires de la vieille montagne byzantine, prend l’habit à Roussicon, et devient igoumène de Vatopédi. Les donations affluent avec ces illustres néophytes, la fortune monastique se traduit par des fondations nouvelles et des achats de terres au dehors, l’Athos ceint son front chenu d’une couronne d’églises et de couvens. La conquête latine suspend brusquement le cours de ces prospérités pendant la première moitié du XIIIe siècle : les compagnons de Baudouin refluent sur la Roumélie, en quête de fiefs ; un seigneur franc se bâtit un château-fort dans la montagne sainte, sans doute un de ces donjons à mine insolente qui se mirent encore au fil de l’eau sur les promontoires rocheux du versant nord-est. Le barbare d’Occident, dont les scrupules se sont usés de longue date à piller les moines lombards ou rhénans, est peu sensible aux dolentes litanies de ces schismatiques et les rançonne sans pitié. En même temps, à l’instigation d’Innocent III, une tentative est faite pour latiniser le principal centre monastique de l’orthodoxie. Les Amalfitains, ces infatigables pionniers qu’on retrouve à l’avant-garde de toutes les entreprises occidentales en Orient, fondent le couvent catholique d’Omorphonô, dont les ruines abritent aujourd’hui des chevriers sous un toit de lierre, dans un des sites les plus pittoresques de la presqu’île.

Cet orage a passé pourtant : l’autocrator orthodoxe est rendu à ses peuples ; le Paléologue sera aussi dévot, aussi généreux, aussi paternel pour les cénobites que l’avait été le Comnène. C’est, du XIIIe au XVe siècle, l’époque de la pleine floraison monastique ; de toutes les couches de cette société byzantine, troublée, blasée, surmenée, des recrues arrivent dans la tranquille retraite. La faveur impériale et les largesses qui la traduisent permettent d’édifier de nouveaux monastères : Simopétra, Aghios-Dionysios, Castamoniti, s’élèvent ; un art appauvri déjà, mais facile et fécond, emplit les églises et les trésors conventuels de ses productions diverses. Comblés par les maîtres de Byzance, les moines ne le sont pas moins par les despotes du Danube ; ils ménagent prudemment ces barbares, dont la main hardie déchire chaque jour l’empire de Constantin tout le long du Balkan ; dans les fresques de cette époque, Andronic et Alexis, ceints du globe à l’aigle éployée et couverts de la pourpre romaine, se mêlent familièrement aux robes de fourrures, aux bonnets à aigrettes des rois bulgares, des krals de Servie, des voïvodes d’Hungro-Valachie ; au bas des chrysobulles qui s’entassent aux archives, apportant des fermes, des villages, des droits régaliens, les sceaux de l’empire se heurtent aux croix slavonnes ; à la porte de l’église, la charte de fondation est reproduite avec la même confiance, qu’elle soit en lettres grecques au nom du basileus ou en caractères cyrilliques à celui du tsar. Les témoins matériels laissés ici par le temps donnent une image fidèle de cette anarchie du bas-empire, de cette confusion de pouvoirs au milieu desquelles la prudence monastique savait naviguer à son plus grand profit. L’influence des solitaires rayonnait d’ailleurs en dehors de leur retraite : dès le XIVe siècle, ils deviennent une puissance morale dans la monarchie, les médiateurs écoutés des querelles qui la déchirent. Nous retrouvons ici les fortunes monacales si communes dans notre société féodale des premiers siècles ; un religieux part pour Byzance son bâton à la main ; son renom de sainteté retentit dans le concile, sa souplesse à l’intrigue trouve le chemin de la chambre royale : du gouvernement de son monastère, il passe à celui de l’église orientale et finit sur le trône patriarcal de Sainte-Sophie, à moins qu’abreuvé de dégoûts il ne revienne à sa montagne bâtir un nouveau couvent, comme le fondateur de Stavronikita, le patriarche Jérémie, et mourir une seconde fois au monde sous la bure brune du caloyer.

Tandis que la république athonite grandissait et s’émancipait de plus en plus dans le chaos byzantin, qu’elle attirait à elle tout ce qui restait de sécurité, d’aisance et de lueurs intellectuelles, l’empire s’effondrait. Un jour vint où les guetteurs de la tour avancée qui protège le couvent de Lavra signalèrent en mer, au lieu de la trirème à la proue dorée chargée des présens royaux, une lourde tartane, portant le croissant à son enseigne. Ce n’étaient plus ces pirates barbaresques qu’on avait tant de fois repoussés depuis trois siècles, c’était un amiral de Mahomet qui venait imposer la loi du vainqueur de Byzance. Cette fois encore la diplomatie des moines ne fut pas en défaut : le bon accueil fait aux nouveaux maîtres de l’Orient leur valut la confirmation de tous leurs privilèges. En paix avec les sultans, favorisés par quelques-uns, comme Sélim le Magnifique, qui rebâtit Xéropotamo, ils continuèrent à s’appuyer sur les princes serbes et valaques, et de plus en plus sur les tsars de Moscou. Ils se maintinrent ainsi jusqu’au commencement de ce siècle : à ces époques prospères, leur nombre se serait élevé à plus de dix mille. C’est à la fin de cette courte esquisse de leur histoire qu’il faut chercher les ombres. Les ressentimens de la Porte à la suite de la guerre de l’indépendance s’étendirent aux moines athonites : la diminution de la ferveur religieuse, partant des néophytes et des donations, imprima un temps d’arrêt, puis une rapide décadence à la communauté ; la sécularisation des biens ecclésiastiques en Moldo-Valachie, d’où elle tirait la meilleure part de ses revenus sur les legs des anciens voïvodes, lui porta surtout un coup mortel ; enfin, si peu qu’il ait soufflé sur l’Orient, l’esprit du siècle a- touché au vénérable édifice : c’est dire qu’il menace ruine. Nous aurons occasion de signaler les autres causes de l’anémie dont se meurt la pieuse nation en l’interrogeant sur sa valeur actuelle ; toujours est-il que nous l’avons trouvée réduite à 5,000 âmes environ, suivant l’estimation la plus favorable à 6,000.

Cette population est exclusivement composée de religieux soumis à la règle de saint Basile. L’usage de la viande, du tabac, des bains, leur est inconnu. Ils portent uniformément une robe.de laine noire, toute la barbe, et toute la chevelure ramenée en nattes sous un haut cylindre d’un tissu grossier. L’église orientale a conservé l’antique croyance nazaréenne que le fer ne doit pas toucher la tête de ceux qui se vouent au Seigneur : non tanget caput novacula, disaient les parens de Samson, Les moines n’ont pourtant pas à craindre les ciseaux de Dalila ; la particularité la plus curieuse de leur règle est la prohibition absolue faite à toute femme, à tout enfant, à tout animal femelle, de pénétrer sur le territoire de l’Athos. Ces défenses puériles, pour ne pas dire révoltantes, n’ont jamais été enfreintes depuis dix siècles : elles contribuent plus que toute chose à donner un caractère étrange à ce coin de terre, mis hors la loi de nature aussi loin que la fureur ascétique peut la poursuivre.

Il nous reste à exposer l’organisation toute fédérale et représentative de la république monacale. Vingt monastères chefs se partagent, le territoire de la presqu’île, les skytes[1] ou petits couvens suffragans, et les nombreux ermitages qui le peuplent. Ces vingt monastères envoient chacun un député à l’assemblée générale, qui siège dans la petite ville de Karyès, chef-lieu de la province : cette assemblée choisit parmi ses membres les cinq délégués qui composent l’épistatie ou conseil exécutif chargé de l’administration des affaires communes ; elle élit tour à tour dans chaque couvent et pour un an le protathos : c’est le magistrat suprême de l’état monastique, chargé de promulguer et d’appliquer les décisions de l’assemblée et du conseil. Une taxe payée par les couvens, à raison d’une livre turque (23 francs) pour chacun de leurs habitans, constitue ce qu’on pourrait appeler le budget fédéral mis à la disposition de ce gouvernement. Ajoutons qu’il fonctionne sous la haute direction du patriarche œcuménique, juge, en dernier ressort de toute modification apportée aux antiques règlemens et de tout cas litigieux. Quant aux relations de la communauté avec la Porte, elles se bornent à l’envoi d’un léger tribut annuel (600 livres turques, 13,800 francs) ; le caïmakam chargé de le prélever réside à Karyès, attestant par sa présence fort inoffensive un lien de suzeraineté tout nominal ; ce fonctionnaire et les quelques gendarmes albanais chrétiens dont il dispose sont les seuls habitans laïques du territoire : ils n’y sont admis qu’en se soumettant aux prohibitions édictées contre le sexe qui fait trembler l’Athos, depuis la femme jusqu’à la poule.

Les vingt couvens et leurs skytes se distribuent assez inégalement dans toute la presqu’île, sur les deux versans de la chaîne. La plupart baignant leurs vieux murs dans la mer, au pied des pentes plus douces du versant oriental ; d’autres la commandent du haut de quelque saillie de rocher sur les parois abruptes du versant occidental ; les plus sauvages se dérobent dans les gorges boisées du centre. Avant d’entreprendre le tour du monde monacal, le voyageur doit se rendre à Karyès pour échanger les lettres patriarcales qui sont le « Sésame, ouvre-toi » de la sainte montagne, contre une autorisation circulaire du protathos.

Saint-Pantéleimon est situé à l’ouest, sur le golfe d’Hagion-Oros ; les mulets ne mettent que trois heures pour franchir la crête au-dessus du couvent russe et redescendre sur Earyès, blottie dans les plis de l’autre versant. Nous nous élevons subitement, par des rampes en lacets, dans un paysage d’un vigoureux caractère ; aux maigres vêtemens des collines méridionales, aux fourrés de lauriers, de chênes nains et d’arbousiers, succèdent bientôt les robustes essences de nos pays, chênes, érables, châtaigniers et pins. La chanson des torrens invisibles monte du creux des ravins sous ces futaies séculaires ; le sentier plonge dans les plis où ils se dérobent, franchit leurs pierres roulantes, gravit des degrés pratiqués dans le rocher pour les pieds des mules, se perd de nouveau sous les halliers. En nous retournant, nous apercevons au-dessous de nous, à l’issue des gorges qui vont en s’évasant vers la côte, de grands triangles de mer endiamantés de soleil qui rient à l’ombre épaisse de ces forêts.

Nulle autre part, dans les sobres paysages du Levant, la nature ne déploie ce luxe alpestre et ne se produit avec cette intensité féconde. C’est ce qui rend si bizarre et toujours présent le contraste entre cette terre palpitante des puissances de la vie et le cadavre social qui y a élu son tombeau. Çà et là des maisons grises, des coins de champs cultivés apparaissent sur la montagne ; des robes noires sortent des portes et des sillons. D’autres croisent notre route, menant les bêtes de somme, les troupeaux, ou traînant la besace et le bâton du mendiant. — Sur le versant occidental surtout, dans les vallées élargies où les cultures et les pâturages trouvent place, ces ombres de vie se multiplient. Vu de haut, l’amphithéâtre qui s’étend à nos pieds jusqu’à la mer paraît habité et riant. Le front chauve de l’Athos, pyramide de pierre nue, toute dorée aux feux du midi, le domine à notre droite ; au-dessous de lui, les sapins et les érables se disputent seuls les régions hautes : sur les nombreux contre-forts qui en naissent et viennent mourir au bord de l’eau, des maisons isolées, des hameaux, des couvens, montrent leurs têtes blanches dans la verdure ; sur la côte, d’un dessin gracieux et accidenté, un cordon de monastères s’avance avec les promontoires, se dérobe avec les baies, profile ses tours féodales sur l’horizon de mer que ferment au loin, noyés dans une vapeur lumineuse, les sommets de Thasos, de Lemnos et de Samothraki.

Nous descendons à travers des vignes et une forêt de noisetiers, dont les fruits convertis en eau-de-vie représentent un des principaux produits du pays, sur les premières maisons de Karyès. C’est un gros village éparpillé dans la verdure, tout pittoresque, tout murmurant de chutes d’eau ; les moulins chevauchent en équilibre sur les canaux, les galeries de bois des maisons à la turque se dérobent sous des tentures de vigne folle et de sureau : on se croirait dans un bourg du Tyrol. Ce serait une toute souriante et charmante rencontre, si cette bonne physionomie villageoise était animée par quelques jeunes mères filant sur leurs portes, par quelques cris d’enfans au sabot du cheval broyant le pavé humide, par le caquetage des poules et l’aboi des chiens ; mais non : au bruit de notre caravane, les bonnets noirs sortent seuls des lucarnes, suivis par des faces émaciées, des yeux errant vaguement aux immenses pays de l’ennui. A mesure que nous pénétrons au cœur de la bourgade, dans l’unique rue bordée par les échoppes du bazar, nous sentons croître l’impression d’étrangeté et de tristesse produite par cette ville, que n’est jamais venu bénir un berceau ni honorer un atelier. Accroupis dans les boutiques, les caloyers débitent la bimbeloterie orthodoxe, chapelets, croix de nacre, bois sculptés, grossières xylographies où se déroule la légende dorée de l’Athos ; des étoffes, des ustensiles de ménage et des fruits complètent les ressources de ce marché.

Après avoir dépassé la vieille église, métropole de la montagne, où nous reviendrons à loisir, on nous introduit dans une maison à galeries de bois extérieures, d’assez méchante apparence ; c’est le konag, l’hôtel du gouvernement. Le caïmakam nous reçoit, entouré d’une demi-douzaine d’Albanais qui nous présentent des fusils à silex et d’opulentes fustanelles. Ce fonctionnaire fantôme est un musulman d’Épire : il parle le grec plus volontiers que le turc, vit en parfaite intelligence avec ses voisins les épistates et passe ses journées dans son divan ou dans le leur, à fumer l’éternelle cigarette qui finit par symboliser à l’esprit du voyageur l’autorité ottomane. — Notre caïmakam est d’ailleurs la plus débonnaire, la plus oisive et la plus déguenillée des autorités de l’empire. Après avoir épuisé avec lui le vocabulaire obligé des conversations officielles en Turquie, les complimens sur la bonté de l’eau, la douceur du climat, la beauté des forêts et la qualité du tabac dans son district, nous lui demandons de nous conduire au conseil de la montagne sainte qui nous attend dans une salle voisine.

La porte s’ouvre ; on nous introduit dans le vénérable chapitre : jamais peut-être nous n’avons éprouvé à un degré aussi absolu la sensation de la chute dans le passé, même en descendant dans les hypogées de Saqqarah et de Thèbes, où les momies vous reçoivent dans l’intimité de leurs habitudes quotidiennes d’il y a six mille ans. — Les épistates sont assis le long du mur : en tête, sur la cathèdre et sous l’image de la Panagia, le protathos ; à côté de lui, un greffier penché sur son calame. Tout est noir sur les mornes personnages, sauf les longues barbes blanches qui ondoient uniformément sur la poitrine et les faces de cire qu’aucune inquiétude de pensée n’a jamais plissées. Cette expression de calme indicible et d’atonie est décuplée par le vague du regard ; éteint aux passions du corps et de l’âme, il n’est plus ce reflet de la clarté intérieure qui a fait appeler du même mot, dans la vieille poésie grecque, l’homme et la lumière. Les prélats nous parlent lentement dans cette langue morte, faite de débris hellènes et byzantins, qui achève l’illusion. La conversation se borne aux banalités précédemment échangées avec le caïmakam : on sent qu’il serait difficile de demander un autre effort de pensée à nos interlocuteurs, et pourtant on n’essaie pas de lutter avec le profond respect qui se dégage de cette majesté extérieure, matérielle, si l’on peut dire. En cherchant à l’analyser, nous n’y trouvons toujours qu’une même cause : ces vieillards ont huit cents ans, le double peut-être. — Ne sommes-nous pas à Chalcédoine ou à Éphèse, dans un des comités de l’assemblée conciliaire ? Eutychès et Eusèbe, Photius et Léon peuvent entrer, développer leurs subtiles rêveries : leurs costumes, leur langue, leurs idées ne différeront presqu’en rien de ce que nous voyons : ils parleront à leurs auditeurs sans qu’une dissonance de pensée trahisse ce travail du temps qui a mis un abîme entre eux et nous ; ils seront chez eux plus que nous dans ce milieu contemporain, où rien, ne saurait nous étonner, hormis de nous y voir.

Le greffier échange notre lettre patriarcale contre un permis timbré du sceau à quatre pièces du protathos ; un diacre apporte les confitures et le café. Puis le « premier homme d’Athos » se lève : on lui remet un bâton à pomme d’argent où sont gravés les noms des vingt couvens, et il nous mène processionnellement visiter l’église de la Vierge avant de nous reconduire au skyte russe de Saint-André, où nous logerons. On nous donne des chevaux solides, un père russe pour guide, un Albanais pour escorte. Nous partons en cet équipage, à travers les collines profondément découpées qui s’abaissent vers le nord sous leur opulent manteau de chênes et de platanes, pour aller frapper à la porte des monastères perdus dans leurs plis et revenir par ceux de la côte. Ainsi chevauchaient les voyageurs du XIIe siècle, en compagnie de moines et d’hommes d’armes, demandant l’hospitalité aux abbayes et la payant du récit des faits de guerre et de politique.

Il serait oiseux de raconter ici chacune de ces journées semblables à la veille, de décrire chacun de ces couvens identiques à eux-mêmes ; nous retrouvons dans tous, avec une uniformité monastique, même plan général, même caractère, même accueil. Malgré sa monotonie, notre vie a un attrait puissant, : la fidélité scrupuleuse avec laquelle elle nous rend la vie d’autrefois ; pas une habitude, un usage actuellement dans nos mœurs auquel nous puissions nous ressaisir, pas une de nos minutes qui ne soit empruntée aux siècles passés. — Nous avons aperçu à travers une clairière de forêt ou au tournant d’un promontoire l’enceinte de hautes murailles et les dômes trapus d’un monastère ; l’Albanais décharge son long fusil pour annoncer les voyageurs ; nous mettons pied à terre devant une porte massive, précédée parfois d’un pont-levis jeté sur le torrent ; un corridor voûté, tortueusement pratiqué dans le ventre des tours, et dont les ténèbres ne sont éclairées que par des lampes brûlant devant les icônes, donne accès dans la cour intérieure ; L’igoumène, majestueusement entouré de ses moines, nous attend à l’entrée de sa sainte forteresse. Après les premiers complimens, tous les noirs personnages, la tête enveloppée de ce long voile de deuil appelé kalimafkon, s’engagent devant nous dans les détours du porche, se déploient dans la grande cour, jonchée de feuilles de laurier en notre honneur, et nous précèdent à l’église en psalmodiant un chant grave, appuyé de volées de cloches carillonnantes. Rien ne peut rendre la solennité puissante, un peu lugubre, de cet accueil. En suivant ce sombre cortège, qui chante sur nous ses litanies, il nous semble toujours assister à notre propre enterrement. On nous introduit dans l’église : l’igoumène revêt ses habits sacerdotaux et dit la prière consacrée pour le salut des hôtes, reprise sur un rhythme dolent par le chœur des moines ; elle est suivie d’une invocation dia tin gallikîn dimocratian, — pour la république française. — Ceux qui ont longtemps et isolément vécu dans des contrées reculées, portant pour leur petite part la responsabilité et l’orgueil jaloux du nom national, ceux-là seuls comprendront la sensation indicible que nous éprouvons à voir, pour la première fois sans doute en ce désert, tomber devant nous cette prière étrangère sur l’image soudainement évoquée de la chère absente.

Au sortir de l’église, on monte au parloir, afundariko, généralement juché tout au haut des grands bâtimens conventuels, dans une de ces chambres de bois en saillie qui couronnent le mur de pierre et d’où la vue s’étend librement sur la mer. On s’accroupit sur le divan circulaire, les frères-lais apportent le café, l’eau de source et le glyco, l’éternelle confiture de roses qui joue avec la cigarette le principal rôle dans les conversations orientales ; On échange avec l’igoumène les banalités obligées, on répond aux questions politiques, parfois assez saugrenues, qui se pressent naïvement sur les lèvres de ces grands enfans, on tire d’eux non sans peine quelques indications sur les trésors de leur couvent. Nous nous arrachons malaisément à la curiosité oisive de nos hôtes, et un caloyer nous guide dans la visite de la maison. Malgré nos ruses pour nous attarder aux fresques des chapelles et aux rayons de la bibliothèque, il faut le suivre avec résignation dans ce dédale de pauvres cellules qu’il nous montre avec orgueil, dans ces interminables galeries de bois qui tiennent la place de nos cloîtres, à la trapéza, réfectoire où les moines dînent d’un pain noir et d’une sardine, au nosocome, où ils en meurent. La nuit venue, l’igoumène nous réunit à sa table, frugale si jamais il en fut, et bénit la chère ascétique qu’il nous offre : des courges pu des concombres bouillis à l’eau, des poissons salés, du fromage de chèvre, une pastèque… Ce repas, éminemment hostile à des estomacs européens, déride pourtant le grave hiérophante, il s’anime et cause ; de sa bonhomie communicative, de son commérage un peu puéril, nous retenons quelques élémens d’information. Enfin on nous mène reposer dans la plus belle pièce, préparée pour nous, et ce n’est guère : pour tout meuble, sur le plancher, un divan de grosse étoffe bulgare que nous disputent des myriades d’habitans antérieurs. — Le lendemain, à l’aube, les moines nous reconduisent à la porte comme ils nous y ont accueilli ; ils nous donnent les bénédictions dues aux partans, nous souhaitent la route heureuse et nous disent à revoir, certains qu’ils sont, si nous revenons, de nous attendre au même seuil. Moins confiant dans notre destinée inconnue, nous leur répondons adieu ; si jamais elle nous ramène dans ces solitudes, nous retrouverons ces amis d’un jour, sans un étonnement de leur part, n’ayant pas mesuré le temps dans leur calme quotidien, à moins qu’ils ne soient passés, sans transition sensible, au repos éternel.

Nous faisons ainsi le tour de la presqu’île, visitant d’abord les couvens slaves situés au nord et dans l’intérieur : Zographo, où des bâtimens spacieux, de construction récente, abritent 200 moines bulgares, où un certain air d’aisance et de vie inaccoutumée atteste le génie laborieux et actif de cette race ; Chilandari, vieille fondation serbe, dont l’aspect nous reporte au contraire en plein XIIe siècle, au temps du kral Stéphan Némania, qui reconnaîtrait sans peine son œuvre. Arrêtons-nous quelques instans ici ; nulle part le pittoresque des lieux et l’intégrité du passé ne nous ont frappé à ce degré. — Au creux d’une gorge sombre, étroite, sous l’ombre des grands bois de pins, le couvent-forteresse est blotti dans une enceinte de hautes murailles, flanquées de tours crénelées. D’immenses bâtimens à plusieurs étages d’arcades se terminent par des appentis de planches branlantes, recouvertes en chaume. Au centre de la cour, entre des cyprès gigantesques, la vieille église de pierres et de briques alternées sort avec les cinq dômes du pavé herbu. Il n’est pas une de ces pierres et de ces briques qui ait été remplacée depuis de longues générations de moines. Une soixantaine de caloyers, venus des montagnes serbes, misérables et chenus comme leur demeure, aussi simples de mœurs et d’idées que leurs aïeux les plus lointains, errent dans cette cité monastique, qui en contiendrait un millier, ou hissent au moyen de longues cordes et de poulies le bois et les provisions aux balcons des étages supérieurs. — L’igoumène, (centenaire comme les cyprès de sa cour, tout blanc et tout cassé, nous reçoit dans une galerie de bois à jour, au faîte de son donjon ; il est assis sur un banc boiteux, sous ses icônes, à la lueur d’une lampe de cuivre à trois becs, d’un modèle archaïque, et caresse un chat noir qui promène tristement son célibat forcé. Depuis quarante-cinq ans, le vieillard voit de cette même place la nuit tomber comme à cette heure sur la masse grise et rouge du couvent, avec ses tours, ses arcades, ses dômes cannelés, ses logettes de poutrelles aériennes, silhouette fantastique, vigoureusement encadrée par les forêts intenses, poussées au noir, qui couronnent et étranglent l’horizon. Le vent de mer gémit furieusement à l’entrée de la gorge, apportant un orage qui réveille et illumine la solitude de ses tonnerres et de ses éclairs. Là haut, dans le petit coin du ciel encore blanc entre les crêtes, de lointaines étoiles passent dans les cimes des pins ; comme elles, le temps, la civilisation, les révolutions ont passé d’un vol pressé sur la maison byzantine, sans l’apercevoir dans son repli de forêt, sans troubler cette famille de moines, aussi intacte, aussi primitive qu’au temps des knèzes de Serbie, dont les exploits sont retracés sur les gravures grossières appendues au mur. — Et pourtant un témoin de la science et de la renommée contemporaines a franchi cette barrière de siècles ; c’est un cadre de bois égaré au parloir entre la bataille de Kossovo et la mort de Marco Kraliévitch ; nous y trouvons ces portraits photographiques dont nous reproduisons fidèlement l’ordonnance : l’empereur Guillaume, le sultan Abd-ul-Aziz, le roi serbe Ourosch, le prince de Bismarck, M. Gambetta.

De Chilandari on gagne le couvent de Sphigménon, sur les bords du golfe de Contessa, et l’on remonte la côte orientale ; c’est la partie riante et accessible de la presqu’île ; les collines meurent doucement sur la grève, les monastères s’y succèdent à courts intervalles jusqu’au pied du pic, baignant leurs murailles dans l’eau bleue des petites darses où se balancent les barques des moines pêcheurs. Sur ce rivage, où abordèrent tout naturellement les premiers solitaires, s’élèvent les plus anciennes et les plus importantes des maisons grecques, Vatopédi, Iviron, Lavra. La première doit son nom (Vatopédi, l’enfant au framboisier) au jeune fils de Théodose, Arcadius ; la légende le fait naufrager sur ces côtes en venant d’Italie et retrouver sain et sauf par les cénobites sous un de ces arbustes où la vague l’avait porté. Iviron fut fondé au Xe siècle par les Ibères ou Géorgiens et compte encore trois cents moines. Aghia-Lavra (la sainte réunion) est la doyenne de la communauté, la première maison de l’Athos : Avramios de Irébizonde, en religion saint Athanase, s’y établit en 964 ; c’est le couvent le plus riche en biens-fonds et en merveilles de l’art. Ses vastes bâtimens s’étendent sur la croupe accessible de la montagne ; d’Iviron, où l’on quitte la grève, on arrive en six heures à Lavra par un sentier féerique, en corniche sur la mer, au travers de véritables forêts vierges, les plus luxuriantes de tout ce beau pays. Le chemin, naturellement chaussé de dalles de marbre, s’égare sous un dais de lianes et de lierres, dont le rideau flottant aux branches des chênes s’écarte à la coulée des torrens, nous laissant voir sur nos têtes les crevasses blanches de neige d’où ils descendent, et, plus haut encore, le front chauve du pic qui rosit au couchant dans la nue.

Force nous est de laisser à Lavra nos chevaux ; il faut nous embarquer dans un calque pour contourner les parois impraticables de la montagne qui termine la presqu’île et revenir dans le golfe occidental de Monte-Santo. Les aspects ont changé soudain, les forêts ont disparu : nous glissons dans un double courant de saphirs et de turquoises, à l’ombre des roches, sous la muraille de marbre haute d’un millier de pieds. Cette muraille est habitée pourtant, et nous avons peine à en croire nos yeux. Des skytes sont perchés à toutes les anfractuosités du roc, dans ce site invraisemblable que seul le crayon pourrait rendre : les misérables troglodytes qui hantent ces trous de pierre à mi-ciel en descendent par des puits creusés dans la paroi, par des échelles et des cordes, jusqu’au bord de l’eau, où les barques de Lavra leur apportent leur subsistance. Plus loin, là où la pente s’adoucit relativement et où quelque végétation trouve place, les skytes s’étagent par centaines, du rivage jusqu’aux sapins du sommet ; les premiers grillent sur le sable de la grève, les derniers frissonnent dans la neige des hauteurs. Ce sont ces grappes de points blancs que nous apercevions à la clarté de la lune en arrivant. Cette ville d’ermitages, qui imprime un si singulier caractère au flanc méridional de l’Athos, s’appelle Kapsokaliva et dépend du monastère de Lavra. Tandis que notre caïque remonte au nord-ouest après avoir doublé la pointe, les aspects changent encore : le versant occidental de la montagne s’infléchit, des gorges se creusent sous la morsure des cascades ; sur les pitons de roches qu’elles découpent s’élèvent les couvens les plus fièrement situés que nous ayons vus : Aghios-Dionysios, Aghios-Paulos, Simopétra. Tous trois dominent la mer à 800 ou 900 pieds de haut ; les têtes des moines apparaissent microscopiques sur les balcons de bois en saillie qui couronnent leurs donjons. On y grimpe par un sentier en lacets, on pénètre par derrière en franchissant le torrent sur le pont-levis, on débouche du porche voûté sur un étroit plateau où les constructions ramassées se pressent autour de l’église comme si elles tremblaient de tomber dans l’abîme. Ce sont les burgs du Rhin avec un bien autre mépris du vertige, un cadre bien plus saisissant, adossés à un pic des Alpes, plongeant sur l’infini de la mer. — Simopétra est la dernière station avant de revenir à Saint-Pantéleimon, notre point de départ ; nous y dormons notre dernière nuit de route, dans un frêle appentis de solives soudé à la tour, en surplomb de 1,000 pieds au-dessus des flots, dont la plainte profonde nous arrive comme un vagissement d’enfant. Est-ce au bercement éternel de cette voix que la pensée assoupie de nos hôtes doit son immuable sommeil ?


II

Avant de chercher à éveiller cette pensée confuse pour en déterminer le domaine et la valeur, il nous reste à compléter le cadre historique où elle se meut et qui l’explique en partie ; nous demanderons ce supplément d’informations à l’art, à la langue jeune et inconsciente qui trahit mieux que toute autre les qualités et les défauts d’une race. L’étude du vaste musée que nous venons de parcourir est d’ailleurs le grand attrait du voyage à la montagne sainte. — Seul entre toutes les épaves du monde byzantin, l’Athos a gardé les témoignages d’un art vivace, complet, adéquat à lui-même dans toutes ses manifestations, architecture, peinture, orfèvrerie, bibliothèques : nous venons de les voir se dérouler devant nous à chaque pas, nous enseignant ce que fut le passé qui les a produits, ce qu’est le présent quand il les imite.

L’ensemble des constructions essentielles se reproduit dans tous les monastères sur un plan uniforme. C’est, selon les exigences du site, un carré ou un trapèze, compris dans une enceinte de hautes murailles, parfois indépendantes et flanquées de tours, le plus souvent faisant corps avec les bâtimens d’habitation. Ceux-ci s’agglomèrent dans un désordre insouciant au dedans de cette enceinte, autour de la cour intérieure où s’élève l’église principale, le Catholicon ; chaque siècle a apporté son corps de logis, son oratoire, sa pierre, sans respect pour l’harmonie primitive du plan. À l’étage inférieur et parfois à ceux qui le surmontent, sur une partie du pourtour, règnent des galeries en forme de cloîtres ; elles prennent jour sur la cour par des arcades cintrées, que supportent des piliers à chapiteaux byzantins. Au-dessus de ces loggie, les étages supérieurs sont percés de baies étroites et irrégulières ; ils s’élèvent à une grande hauteur dans certains couvens, à Zographo, à Chilandari, à Vatopédi, à Simopétra ; sur leur faîte, un deuxième ordre de constructions commence ; ce sont ces tribunes de bois en saillie qui forment le trait distinctif des maisons turques sous le nom de chacnicims. Elles débordent leur assise de pierre à l’extérieur et à l’intérieur, se penchent sur les poutrelles qui les arc-boutent, courent sur toute la crête du gros œuvre ; des galeries, des balcons, les réunissent, et cette architecture parasite monte, dans les couvens resserrés de la côte occidentale, à une hauteur égale à celle des murs qui la supportent ; généralement peintes en rouge, ces cages de planches couronnent gaîment les faîtages et dérident la mine austère de ces forteresses. Des coupoles, des croix, rompent çà et là la ligne inégale des toits. — Les plus vieilles de ces bâtisses sont du XIIe ou du XIe siècle ; d’autres datent d’hier dans la même enceinte : l’appareil de pierres et de briques usité par les maçons primitifs n’a pas cessé d’être employé. Parfois on trouve encastrées dans le mur quelques-unes de ces briques émaillées d’origine persane, dont l’islamisme a fait un des principaux élémens décoratifs de son architecte. La grâce des dessins, l’éclat des couleurs de ces fragmens empruntés à quelque mosquée ruinée ne le cèdent en rien aux joyaux de ce genre qu’on trouve encore à Constantinople, à Brousse et à Jérusalem.

Dans la cour, généralement assez vaste, laissée libre entre les bâtimens, l’église conventuelle forme le noyau de cette agglomération. Elle est petite, basse et ramassée sous ses coupoles de briques. Rien ne ressemble moins à nos majestueuses cathédrales, avec leurs nefs profondes réunissant tout le peuple, leurs piliers élancés, leurs clochers ambitieux, leurs flèches aiguës : tout ce sursum corda de pierre symbolise une autre pensée religieuse, mélancolique, fuyant la terre, interrogeant le ciel ; dans l’aiguille du maçon rhénan qui monte, perce la nue et cherche, il y a une angoisse : la réforme en descendra quelque jour. L’architecte grec ignore cette angoisse ; il est plus tranquille, plus sûr d’un Dieu qu’il a rêvé moins grand ; sans l’aller solliciter si haut, il l’attend sur la terre riante, se contentant d’élargir un peu pour le Pantocrator la basilique où ont vécu contens les césars immortels, le iéron où ses pères adoraient Zeus. Le grand souci du maçon oriental est de cloisonner méthodiquement son vaisseau pour ne permettre l’entrée des derniers sanctuaires qu’à une initiation progressive.

La plus ancienne de ces églises est sans contredit la métropole de Karyès, dédiée à la Vierge patronne de l’Athos ; on peut la faire remonter sans crainte aux origines de la communauté, au XIe ou au Xe siècle. Elle reproduit fidèlement, en très petites dimensions, le plan de Sainte-Sophie. Un incendie a détruit la coupole, remplacée par une toiture en bois. Dans les autres églises, d’une époque moins primitive, la croix n’est plus inscrite dans un carré, et dessine à l’extérieur son ossature ; des absides semi-circulaires terminent le chevet et les transepts. Dans quelques édifices, comme à Iviron, des absidioles s’interposent entre les branches ; mais le principe générateur est partout identique : une coupole centrale, suspendue sur quatre arcs à plein cintre, que supportent un nombre égal de pilastres isolés. Des coupoles plus petites surmontent le narthex et les absides : des dômes ou des lanternons cannelés accusent à l’extérieur ces dispositions. À l’intérieur, les trois divisions sont fidèlement respectées : le chœur, le narthex, l’éso-narthex ; cette dernière n’est généralement qu’un cloître à arcades : pourtant, dans quelques cas, à Chilandari entre autres, l’éso-narthex est fermé et surmonté d’une sixième coupole. Cette église est une des plus anciennes après Karyès ; certaines de ses parties peuvent être contemporaines du fondateur, au XIIe siècle. Des chapiteaux, des modillons sculptés d’une époque bien antérieure ont été employés par l’architecte. Elle mesure à peine 27 ou 28 mètres de longueur et 15 d’élévation à la coupole : la longueur et la hauteur des trois divisions sont progressives ; nous croirions que cette progression était réglée autrefois par un canon spécial. La majeure partie des autres monumens que nous avons visités peut être reportée du XVIe au XIIIe siècle ; quelques-uns sont datés par leur charte de fondation, reproduite sur le mur, d’autres par les portraits des fondateurs, qui attendent humblement dans le narthex, offrant dans leurs mains le modèle de l’église bâtie par eux, comme l’hospodar moldave de Saint-Denys (XIIIe siècle), le voïvode Mathaïès Bassaraba à Xénoph (XVIe siècle). Celles d’Iviron et de Lavra ne sont probablement pas antérieures au XVe siècle.

Le seul intérêt de tous ces édifices est de fixer des dates et des points de repère. On y trouverait malaisément quelque chose à louer. Déprimée, lourde et mesquine à la fois, cette architecture n’a pas une ligne franche, pas une proportion heureuse ; rien n’arrête l’œil dans les profils sinueux, fuyans, de l’extérieur, rien ne le charme dans les détails intérieurs : les colonnes et les pilastres sont trop courts pour leur diamètre, comme à toutes les basses époques ; les chapiteaux qui les terminent, renflés du bas et s’étrécissant avant de recevoir le tailloir, sont parfaitement disgracieux ; des baies trop étroites, percées en trèfle dans les absides, éclairent mal le chœur, et le narthex est plongé dans une obscurité complète. — Nous ne nous étonnerons pas de cette impuissance des maçons athonites. L’architecture est l’art synthétique par excellence ; ce n’est pas le domaine des esprits analytiques et subtils. Le monument est le symbole premier-né qui traduit confusément la pensée des races neuves : plus tard les arts de détail leur fournissent un alphabet plus étendu et plus précis. C’est dans ces arts secondaires, ce détail d’ornementation qu’il faut, chercher la vraie vocation des artistes précieux que nous étudions. Leur triomphe, c’est ce luxe de chaires, de portes, d’iconostases curieusement fouillés, d’orfèvreries, de vases sacrés, qui fait de chaque église de l’Athos un musée de Cluny byzantin ; c’est surtout ce monde de saints, de vierges, de docteurs et de princes qui couvrent les murs et les voûtes de ces églises, racontant les origines glorieuses et la lamentable décadence de la peinture religieuse en Orient.

Partout ailleurs, dans ce qui fut l’empire grec, la truelle de l’imam a enseveli sous un linceul de chaux les œuvres des vieux maîtres : on en est réduit à chercher dans Sainte-Sophie les vagues contours qui transparaissent sous le crépi délité. Seul, l’Athos a été épargné ; la bienheureuse procession se déroule depuis huit siècles dans ses églises et ses réfectoires, occupant des centaines de mètres carrés. Le plus grand nombre de ces compositions, il est vrai, celles d’aujourd’hui et celles d’hier, n’offrent qu’une triste reproduction des enluminures chères aux peintres grecs contemporains ; mais celles de leurs ancêtres qu’ils ont daigné respecter nous ménagent de bien joyeuses surprises. Nous sommes arrivé à la montagne sainte avec un certain scepticisme, pensant n’y retrouver que les raides et hiératiques squelettes entrevus dans quelques vieux monastères de Grèce et de Palestine ; au lieu de cela, une école nous est apparue, pour le moins aussi vigoureuse que sa sœur cadette d’Italie, maîtresse du rayon sacré et en illuminant des œuvres savantes et vivantes. Les vices inhérens au canon byzantin, le formalisme, la gaucherie, les incorrections de dessin, la déparent et l’entravent ; mais malgré tout il émane de ses productions une flamme de vie réelle et intelligente qu’on dirait survivant aux aïeux grecs et pieusement entretenue par ces ouvriers de la dernière heure. Ils savent que, pour porter un nimbe et se mouvoir dans un fond d’or, un saint souffre néanmoins et adore comme un autre homme : ils le lui font dire. Leurs Christs, leurs Nicolas, leurs André sont mal pris parfois : qu’importe ? ils ont une âme sous leur chair, et l’on aura beau chercher, le dernier secret de l’art sera encore et toujours de mettre son âme dans son œuvre.

Les sujets de ces peintures sont distribués dans un ordre constant, suivant les prescriptions liturgiques, dans toutes les églises. Au centre de la coupole, la figure gigantesque du Pantocrator ouvre sur les fidèles ses grands yeux immobiles : une couronne d’anges et d’apôtres l’entoure. Sur les pendentifs, les quatre évangélistes se font vis-à-vis : dans le tympan de la porte du narthex qui regarde le chœur, la kimisis ou sépulture de la Vierge est invariablement reproduite. Sur les autres parois, sur les voussoirs et les entre colonnemens, se déroulent dans un fond d’outremer des scènes de l’Écriture, des figures de saints et de vierges. Le narthex et le vestibule sont réservés aux représentations des conciles, de la vie ascétique, aux jugemens derniers, aux apocalypses et aux scènes allégoriques. Les empereurs et les voïvodes, bienfaiteurs du couvent, attendent modestement des deux côtés de la porte ou se dissimulent au bas des piliers. — C’est dans la petite et sombre église de Karyès que ces fresques atteignent le plus haut degré de perfection : des restaurations bâtardes ont défiguré le plus grand nombre, mais les trois ou quatre tableaux qui attestent la main du maître primitif suffiraient à sa gloire : il y a là un Christ enfant, douce et charmante tête qu’eût enviée fra Angelico, une Visitation de la Vierge qui nous montre des personnages savamment conçus et groupés. Après Karyès, c’est à Vatopédi, à Lavra, à Saint-Denys et à Dochareion qu’il faut chercher les meilleures productions de l’art athonite. Déjà le sentiment moins primesautier, l’agencement des figures moins naturel, l’emploi des couleurs moins judicieux dénotent une autre génération d’artistes : que de charme et de vérité pourtant dans les histoires évangéliques de l’église de Lavra, Jésus prêchant dans le temple, pardonnant à la femme adultère, les disciples d’Emmaüs, la pendaison de Judas ! A Vatopédi, une femme couchée, en robe verte, nous donne l’illusion d’un André del Sarto. Ces trésors dont les grands couvens sont si fiers le cèdent néanmoins, suivant nous, aux peintures moins connues du petit monastère de Dochareion, le dernier de la côte occidentale. Quelle entente simple et vigoureuse de la composition dans ces scènes, les noces de Cana, la guérison du paralytique, le Christ dans la barque ! Trois têtes de madones nous arrêtent longtemps par leur indicible expression de tristesse ; une autre Panagia assise, à demi tournée sur elle-même, s’enlève avec un galbe exquis : c’est comme une sibylle de la Sixtine, un peu paralysée et raidie. Nous citons au hasard, parmi tant de souvenirs charmans ; passons-en des meilleurs pour chercher à coordonner l’ensemble et à faire jaillir un peu de lumière sur la filiation obscure de ces œuvres remarquables.

Les renseignemens qu’on obtient des moines sont d’un vague désespérant : ils s’accordent à attribuer indistinctement tous leurs chefs-d’œuvre au fameux Pansélinos, le Raphaël de l’Athos, qui aurait fleuri aux premiers temps de la communauté. Comme le cicerone italien qui met les plus médiocres copies sur le compte du peintre d’Urbin, le caloyer qui nous guide s’écrie avec componction devant chaque figure : Pansélinos ! Pansélinos ! — Seul, l’igoumène d’Iviron, vieillard d’une certaine instruction et assez sagace pour se rendre compte des différences de style qui caractérisent des œuvres si inégales, nous a donné une réponse plus satisfaisante. Selon lui, les fresques de Karyès seraient les seules productions authentiques de Pansélinos : il faudrait restituer celles de Lavra, de Vatopédi, de Dochareion, à ses mathètes, à ses disciples. Notre impression personnelle nous a amené à accepter cette tradition comme la plus plausible. — De l’examen attentif de toutes ces peintures, il résulte pour nous la conviction que les plus parfaites, celles de Karyès, s’imposent avec un caractère irrécusable d’ancienneté et peuvent seules être restituées au maître primitif, quel qu’il soit, qui nous apparaît de prime abord en pleine possession de son art : il doit avoir vécu entre le XIe et le XIIIe siècle. La seconde époque de la peinture athonite, celle de Lavra, de Vatopédi et autres monastères, appartient à ses disciples ; ils la prolongent durant le XIVe et le XVe siècle, jusqu’à la fin du XVIe peut-être, et gardent heureusement sa tradition, avec des éclairs d’individualité çà et là, bien qu’avec un style moins accusé déjà, un sentiment moins sincère de la ligne et du coloris. La troisième époque, du XVIe siècle à nos jours, n’est qu’une décadence rapide, mal déguisée par le respect des formules traditionnelles : elle nous conduit des assises conciliaires d’Iviron aux ombres chinoises qui ornent l’église neuve de Zographo.

Pour justifier ce que pourrait avoir d’étrange cette théorie d’un art naissant du premier coup à la perfection et s’en éloignant par une dégénérescence continue, comparons-le à l’art italien, son contemporain ; l’avènement des deux jumeaux se produit avec un caractère frappant de ressemblance. Aussi bien le nom de Pansélinos appelle naturellement celui de Giotto ; nuls maîtres n’ont des points de contact plus nombreux, et nous ne serions pas surpris qu’il eût existé des rapports très directs entre les trécentistes florentins et ceux de l’Athos. Telle page de ces derniers pourrait être introduite dans la chapelle del Carmine sans qu’une dissonance dans le style vînt dénoncer l’emprunt étranger. — En Italie comme en Orient, la mosaïque a seule gardé les procédés de l’art durant les bas siècles ; celles qu’on voit encore en petit nombre à l’Athos ne diffèrent en rien des œuvres laissées dans la péninsule par les ouvriers grecs. Un jour on abandonne cet instrument rebelle ; Cimabuë, un élève des Grecs, lui aussi, tâtonne un instant, et soudain Giotto paraît, montant du premier essor au sommet de son art. Les choses durent se passer de même à Karyès ; Pansélinos aura eu sans doute son Cimabuë : l’absence de documens antérieurs au maître ne nous permet pas de fixer la durée de cette période d’incubation ; l’entier naufrage de la civilisation byzantine nous empêche de déterminer la part de l’école de Constantinople dans cette éclosion. Si le temps avait détruit les informes madones du premier peintre italien, Giotto nous apparaîtrait comme son contemporain oriental, en pleine aurore, sans ancêtres. Les débuts furent donc identiques à Florence et à Karyès : l’art florentin et l’art athonite sortent d’une même source, comme deux fleuves égaux : la suite seule est différente, comme le tempérament des deux races. Tandis que l’esprit occidental, surabondant de jeunesse et de sève, s’emparait de la tradition de l’initiateur pour la perfectionner sans relâche par le naturalisme, d’Orcagna à Masaccio, de Masaccio au Vinci, du Vinci au Sanzio, l’esprit byzantin, usé et pétrifié, immobilisait la sienne par le dogmatisme. Éblouis, mais non stimulés par l’œuvre de leur maître, les disciples de Pansélinos cataloguent les couleurs, mesurent les proportions, comptent les lignes : l’un d’eux, Denys d’Agrapha, arrête ce formulaire dans un codex qui fait loi. Grâce à cette étonnante puissance de conservation qui est le trait du génie oriental, ils maintiennent durant trois siècles une vie factice et un éclat incontestable à la tradition immobile ; mais le jour vient où cet art embaumé subit la loi de tout ce qui meurt et se décompose ; sous les mensonges du canon hiératique, il n’en arrive jusqu’à nous que des restes dérisoires, cendres d’une plante qui n’a pu grandir dans une terre desséchée et qui a donné ses plus belles fleurs au début.

Nous nous sommes bien attardé à ces peintures murales, l’œuvre capitale et la gloire des vieux moines, athonites. Les réflexions qu’elles nous ont suggérées peuvent s’appliquer aux autres branches de leur art. Les nombreux tableaux, peints sur bois à l’encaustique ou à la colle, qui emplissent les églises et les panneaux des iconostases, datent pour la plupart des deux derniers siècles : il n’y faut donc chercher d’autre mérite que la fidélité scrupuleuse à copier les types anciens. Quelques-uns de ces derniers subsistent dans un état matériel déplorable : ce sont généralement des Panagia. On sait que les tableaux byzantins ne laissent libres que la tête et les mains des personnages ; le nimbe et le vêtement, d’argent repoussé ou de filigrane, emprisonnent le reste du cadre. Par l’action du temps et de l’humidité, la cire s’est coagulée en grumeaux, la litharge a poussé au noir : on ne distingue sous cette patine terreuse que de grands yeux caves dans des faces blêmes, dont le recul est exagéré par la saillie des ornemens de métal. Ceci n’est pas absolu par bonheur ; il est de ces Panagia moins anciennes ou mieux conservées qui nous ont arrêté longtemps par le charme et la vérité de leur expression. Le vernis particulier, sombre et glauque, que les siècles donnent à l’encaustique, prête à ces figures une certaine ressemblance matérielle avec les vierges brunies de Léonard ; leur regard doux et profond ne la dément pas. Nous signalerons dans le narthex de Vatopédi deux de ces Panagia ; leur vague sourire éveille le souvenir gravé dans l’âme de tous ceux qu’a regardés une fois la Joconde. — Ces vieilles reliques ont presque toujours une légende spéciale ; elles ont été sauvées des eaux où les avaient jetées les pirates, rapportées de Palestine après un long exil chez les Sarrasins ; elles saignent du coup de lance d’un soldat turc, une larme pend à leur paupière en souvenir de quelque sacrilège ; la vénération des caloyers les entoure ; elles sont suspendues dans l’ombre d’un pilier, éclairées par une lampe complaisante au jeu de ces mystérieuses physionomies. Nous les croyons de la seconde époque des peintures murales.

Le plus grand intérêt de ces icônes est parfois dans l’orfèvrerie délicate qui les recouvre, dans leur manteau d’argent ou de vermeil repoussé, dans le précieux travail de filigrane de leurs nimbes. Souvent leur couronne de métal est incrustée de gemmes, d’émaux cloisonnés ou champlevés. On peut s’assurer ici que les Byzantins ont pratiqué fort tard ces deux procédés : sur le revêtement d’un tableau de l’église de Lavra, un émail champlevé porte le millésime de 1608. — Les arts d’ornementation, le bibelot, comme on dirait irrévérencieusement aujourd’hui, voilà le véritable domaine de ces ouvriers appliqués et minutieux, qui ont la patience de l’esprit chinois sans en avoir les imaginations chimériques. Bien que la meilleure part des richesses de l’Athos ait été dispersée, vendue ou détruite à la suite de l’orage qui passa sur la montagne pendant la guerre de l’indépendance, il reste encore dans quelques couvens, surtout à Lavra et à Vatopédi, des trésors qui feraient pâlir ceux de nos vieilles abbayes. On nous apporte des évangéliaires aux lourdes couvertures de vermeil, des cassettes, des reliquaires, des croix, des vases sacrés, fouillés d’un burin précieux, constellés de diamans, de pierres et d’émaux. Nous retrouvons dans ces objets la même, progression inverse du sentiment de l’art, moins large et moins franc à mesure qu’il s’éloigne des origines et se rapproche de nous. — Voici un crucifix, renfermant du bois de la croix, et une couverture d’évangile, dons de Phocas et de Zimiscès (Xe siècle) ; la reliure du livre d’heures de Théodora, avec le Christ et la Vierge en émail ; ces bijoux sont d’un travail analogue à celui de nos orfèvreries de l’époque carolingienne. A Vatopédi, une belle coupe en pierre translucide, aux anses formées par des dragons d’or émaillé, accuse une imitation de la renaissance italienne ; à Xéropotamo, une pateritza (c’est la crosse orientale, qui a la figure d’une houlette), en ambre et émaux, est due à la munificence d’un voïvode valaque de la fin du XVIe siècle. Plus tard les ouvriers athonites excellent à fouiller dans le bois des figurines microscopiques, à représenter des scènes compliquées sur les branches étroites d’une croix. Sur les iconostases des églises, les sculpteurs ont enfreint les prohibitions en vigueur depuis l’Isaurien ; des lions supportent les panneaux, des oiseaux volètent dans les feuillages et les rinceaux de bois doré qui les couronnent. Signalons encore d’élégantes marqueteries d’écaille et de nacre, ornementation que les Turcs ont empruntée aux Byzantins, sur les chaires adossées aux piliers, sur les tablettes qui remplacent aux deux côtés du chœur les ambons des premiers siècles ; des portes de bronze repoussées au marteau, des lampadaires et un lustre particulier aux églises de l’Athos ; c’est une immense couronne de cuivre ciselé, chargée de cierges, suspendue par des chaînettes à la voûte ; l’aigle double de Byzance y figure invariablement, reproduite à intervalles égaux et reliant un cordon d’arabesques qui change dans chaque couvent suivant la fantaisie de l’artiste. C’est l’ornement obligé de toutes les églises : il est d’un grand effet, et rappelle les couronnes de lumière d’Aix-la-Chapelle et d’Hildesheim.

Il faudrait le catalogue d’un musée pour inventorier toutes ces richesses ; cette étude rapide n’y saurait prétendre et doit se borner à dégager les caractères généraux de l’art athonite. — Nous avons trouvé son apogée à son origine : la communauté se fonde au grand moment de la splendeur byzantine et apporte à la décoration de ses monastères toutes les élégances de la cour des Comnène ; les peintres surtout puisent dans la ferveur des premiers jours une inspiration supérieure peut-être à celle de toutes les écoles archaïques ; mais l’esprit oriental est comme ces sources qui pétrifient les objets qu’on leur présente : il arrête et cristallise tout effort passager qui lui échappe ; le secret de sa faiblesse réelle comme de sa force apparente est dans cette invincible immobilité. Les successeurs immédiats des premiers maîtres continuent l’impulsion donnée par eux sans l’accroître ; leurs petits-neveux la maintiennent par des artifices puérils, leurs représentans actuels la laissent échapper sans retour. En entrant dans une des églises restaurées d’hier, en ne s’arrêtant qu’à la similitude scrupuleuse des formes, on peut se croire aux jours d’Andronic ou de Phocas, dont la munificence vient de faire surgir et de décorer un nouveau temple ; mais ces apparences sont à la réalité des vieilles œuvres ce que la galvanoplastie est à l’or. — Nous devons aux byzantins une leçon qui vaut bien des chefs-d’œuvre : c’est que l’art vit non pas de traditions, mais d’audaces individuelles ; c’est qu’un art qui ne marche plus est un art condamné. — Aujourd’hui le bilan des bons caloyers est bientôt fait. Les Valaques ont la spécialité de couvrir leurs murs de figures mortes, aux tons crus, irréprochables d’ailleurs quant aux attitudes prescrites ; les moines de Lavra accomplissent encore le tour de force de découper un millier de figurines dans un cadre de bois pour nos expositions ; à Karyès et Iviron, on tire quelques épreuves de grossières xylographies, retraçant les légendes des couvens, on enlumine sur papier des Panagia qu’on revêt d’un gaufrage d’or. — Là se borne le bagage des héritiers du très doux et très puissant Manuel Pansélinos.

Achevons cette revue des trésors de l’Athos en rappelant que d’inestimables bibliothèques les complètent. Longtemps inexplorées, elles ont vu s’envoler bien des feuilles précieuses ; leurs propriétaires les vendaient au poids aux Turcs de Salonique, qui en faisaient des gargousses ; les vieux voyageurs rapportent que les moines pêcheurs se servaient des feuillets de garde des manuscrits pour disposer des appâts à leurs lignes. Depuis trente ans, ces dépôts se sont ouverts à la science européenne, qui a triomphé de la défiance et de l’ignorance de leurs gardiens. Grâce aux recherches de MM. Mynoïde Minas, Langlois, Sébastianof, grâce aux excellens catalogues de M. Miller, les bibliothèques des monastères, comme les archives où dorment les chrysobulles des empereurs, ont livré leurs secrets. On a compté dans les vingt couvens de 8,000 à 10,000 manuscrits datant du Xe au XVIe siècle. Les plus anciens sont sans exception des copies des Évangiles et des psaumes : tous les caractères orientaux y sont représentés, grec, russe, cyrillique, géorgien, arménien, arabe, etc. Il y avait à Zographo une bible en caractères glagolitiques, actuellement à Saint-Pétersbourg. Les manuscrits du Xe et même du IXe siècle, reconnaissables à leur calligraphie magistrale, sont assez fréquens. Quelques-uns lont ornés de miniatures intéressantes pour l’étude des anciens costumes, et dont le style reproduit les qualités et les défauts de la peinture byzantine. Le plus souvent les quatre évangélistes figurent seuls aux en-têtes, flanqués de leurs attributs, écrivant à la lumière d’une lanterne en potence. Les manuscrits moins anciens contiennent les œuvres des pères grecs, les chroniques byzantines. — On avait espéré longtemps que ces bibliothèques nous rendraient des fragmens classiques ; sauf la géographie de Ptolémée, à Vatopédi, publiée par M. Langlois, elles n’ont livré que des copies relativement récentes des auteurs païens. On retrouve plutôt ces derniers dans des impressions vénitiennes du XVIe siècle : voyageurs fatigués, Homère et Sophocle reviennent, sous un habit emprunté à la charité étrangère, dormir au sein des leurs d’un sommeil qui ne sera pas dérangé. — C’est à Xéropotamo que nous avons rencontré la plus précieuse et la plus piquante collection de ce genre : très certainement un des doctes fugitifs que l’invasion musulmane chassa en Italie, et qui apportèrent à sa jeune renaissance les richesses de l’héritage grec, est revenu finir ses jours dans ce couvent, lui léguant avec sa bibliothèque la grande conquête de l’Occident : il avait ramené de bien autres nouveautés que celles des Aides. Dans une armoire voisine, pleine de curieux et rares ouvrages du XVIe siècle en allemand et en latin, nous découvrons les controverses protestantes, Agrippa, Mélanchthon, Luther ; le premier volume qui nous tombe sous la main est l’édition du Nouveau-Testament donnée par Érasme, avec l’exergue menaçant au frontispice : scrutamini scripturas. Témoin bizarre de la destinée des livres, ce petit volume, sonnant le cri de guerre du docteur saxon, le cri d’éveil de la réforme, qui a mis le feu à l’Europe et vient mourir sur ce rayon, dans la poudre byzantine, dans la bienheureuse quiétude de ces esprits qui n’ont jamais rien scruté et dont il ne troublera pas l’immuable repos.


III

Essayons pourtant de secouer leur torpeur, de pénétrer dans leur conscience et dans leur vie. Quel que soit l’intérêt du cadre archaïque auquel ils ont imprimé leur physionomie, il pâlit devant celui des personnages. Cette famille, constituée en dehors de toutes les lois humaines, nous doit sa raison d’être historique et sociale ; si ses représentans actuels sont impuissans à nous la donner, ils nous apprendront du moins par ce qui leur reste et ce qui leur manque quel fut le principe de vie de ses fondateurs : avec les linéamens de ces physionomies effacées, nous pourrons recomposer les figures plus énergiques du passé. Nous n’oublierons pas, en interrogeant les bons moines sur leur valeur morale et intellectuelle, une indulgence que tout nous commande, — le souvenir de leur hospitalité empressée, la séduction personnelle de tous ces vieillards affables et sourians dont nous avons serré la main. Cette étude sera d’autant plus à l’aise qu’elle n’a rien à démêler avec les individus, puisqu’il n’y a pas aujourd’hui une seule individualité marquante dans l’état monastique : elle porte sur l’ensemble d’une société qui relève, comme toute autre, de la critique historique ; elle gardera ainsi toute sa liberté, certaine d’ailleurs que ces pages ne franchiront jamais les barrières qui séparent la pieuse solitude de tout commerce européen.

Ce n’est pas chose aisée que de « faire causer » les moines. Leur défiance innée à l’égard des voyageurs, qu’ils regardent comme des émissaires politiques ou des larrons de manuscrits, leur ignorance absolue des langues européennes, sont de sérieux empêchemens ; le plus réel est dans l’extrême pauvreté de leur esprit. Nous avons dit comment la conversation s’engageait, à l’arrivée au parloir et en dégustant le café, sur un thème banal. Quand, après avoir épuisé la curiosité enfantine de nos hôtes, nous voulons à notre tour les presser de questions sur leur passé, leur art, leurs ressources, ils se dérobent et répondent confusément : on n’obtient d’eux le plus souvent que ce hochement de tête oriental, signe de dénégation vague, qui exprime éloquemment sans une parole l’insouciance de l’esprit résigné à ignorer. Ces entretiens ne trahissent que la puérilité d’imagination des interlocuteurs, la haute fantaisie de leurs notions géographiques, et ce goût persistant pour la politique naturel aux Levantins. Chez quelques igoumènes des grands couvens, nous avons trouvé une intelligence plus ouverte ; ainsi celui d’Iviron nous parlait avec sagacité de l’art ancien en en déplorant la décadence ; celui de Lavra, vieillard aux traits fins et énergiques, nous exposait avec clarté des considérations fort justes sur l’état du pays. On verra que chez les moines russes ces bonnes fortunes sont plus fréquentes, mais ce sont là de rares exceptions.

L’existence des caloyers, telle qu’il nous a été donné de l’entrevoir, permet de les juger mieux que leur conversation. Aucun travail ne l’occupe, sauf pour le petit nombre des novices qui cultivent les terres du couvent ou dirigent ses barques de pêche. Ils ne lisent rien en dehors de la liturgie ; nous n’avons jamais aperçu un volume entre les mains des propriétaires de ces splendides bibliothèques ; une seule fois, dans un parloir, nous avons vu feuilleter un livre : c’était le Tableau de Paris, avec les lithographies des lionnes de 1840, par Grandville. Le bibliothécaire lui-même, en nous introduisant dans son sanctuaire, nous montre ses manuscrits avec une gaucherie qui prouve qu’ils lui sont sacrés dans le sens où les vers de Pompignan l’étaient pour Voltaire. Un de ces gardiens qui s’intitule pompeusement le scévophylax nous donne bravement pour du turc un évangile en géorgien.

La méditation, qui tient une si grande place dans la vie monastique d’Occident, leur est encore plus inconnue que la lecture. Cette forme de notre pensée religieuse ne serait même pas comprise par eux. Le Grec, — tout ceci ne peut s’appliquer qu’avec de fortes réserves aux élémens slaves, — le Grec n’est pas mystique au sens que nous donnons à ce mot ; il est, ne l’oublions pas, le fils de ces Hellènes qui ignorèrent toujours le sentiment qu’il rend, qui prêtaient à leurs dieux un sourire éternel pour la terre bénie. Le christianisme n’eut jamais pour ces heureuses natures ni la profondeur abstraite et mélancolique de nos siècles de foi, ni la latitude inquiétante de nos siècles de doute. Aux époques de sa plus grande force religieuse, l’esprit oriental se dépense en subtiles distinctions de mots, produit des apocalypses et des gloses ; les Confessions de saint Augustin, l’Imitation de Gerson, seraient lettres mortes pour lui ; il rencontrerait plus d’idées communes dans la Théogonie d’Hésiode que dans le Génie du Christianisme. Religieux ou laïque, le Grec trouve la vie douce, le soleil chaud ; l’élan désespéré qui emporte au ciel le mystique lui est aussi étranger que le spleen, le suicide, les noires maladies des âmes du nord ; il reste sur la terre, qu’il tient pour bonne. Demandez-lui de s’abstraire dans une cellule, vous risquerez de n’obtenir de lui qu’un sommeil profond ; il lui faut la contemplation sous le ciel lumineux, au sein de la nature, dont il ne sépare pas le Créateur. Aussi voit-on les caloyers errer tout le jour d’un air indolent et béat dans leurs galeries ou dans leurs cours, sur la grève et sur la montagne, ne pensant à rien et jouissant de tout. La règle monastique n’est guère pesante : à l’origine, elle comprenait une foule de prescriptions minutieuses ; avec le relâchement général, on en a bien rabattu ; sauf l’agripnia ou veillée à l’église dans la nuit du samedi au dimanche, nous ne sachons pas qu’elle impose de pénibles exercices aux moines, et la symandre[2] vient bien rarement troubler leur douce flânerie. Ses seules rigueurs sont les jeûnes et les privations matérielles ; mais on sait combien la sobriété orientale est indifférente sur ce chapitre. Ainsi tout effort d’esprit ou de volonté est soigneusement exclu de cette existence ; les droits de l’intelligence y sont méconnus : ceux de la moralité sont-ils mieux respectés ? La dignité extérieure de tous ces graves personnages, le soin jaloux qu’ils apportent à maintenir les prohibitions singulières dont nous avons parlé, le feraient croire malgré tous les bruits malveillans qui courent sur leur compte. Nous raconterons ici une rencontre piquante qui nous permet de laisser à un des leurs la responsabilité des allégations contraires.

Un soir, en mettant pied à terre dans un des couvens, nous fûmes salués en italien par un vieillard tout cassé sous les ans. Bien que son costume ne différât en rien de celui des autres cénobites, la vivacité de sa physionomie dans un âge aussi avancé, l’aisance de ses manières et de sa parole, le livre qu’il tenait à la main, tout l’en distinguait au premier abord. Il disparut aussitôt et revint, quand nous fûmes seuls, nous trouver dans notre cellule. Courbé en deux sur son bâton, que rejoignait sa longue barbe blanche, dardant un regard extatique sous son haut bonnet noir, il rappelait l’alchimiste de Rembrandt : on l’eût pris au temps jadis pour l’astrologue du monastère. Il n’en était que le médecin. Surpris d’entendre pour la première fois parler une langue européenne, nous le pressâmes de questions ; il s’ouvrit peu à peu et nous raconta sa curieuse existence, protestant que chez lui l’habit ne faisait pas le moine. Cet anachorète, âgé de plus de quatre-vingts ans, avait passé sa vie à courir le monde au service de l’idée libérale. Né dans les provinces grecques de la Turquie, philhellène enthousiaste, il avait pris part à la révolte des hétaïres dans la légion d’Ypsilanti ; chassé de son pays natal, il était passé en Autriche : expulsé de l’empire pour ses opinions exaltées, il avait gagné l’Italie, étudié la médecine à Bologne et à Rome ; compromis de nouveau dans les événemens de 1848, il était revenu en Turquie. Le manque de ressources, autant que le besoin de terminer en repos une carrière aussi agitée, l’avaient décidé à accepter la place de médecin qu’on lui offrait dans ce couvent ; depuis vingt ans, il portait la robe et partageait les habitudes des moines dans l’espoir, disait-il, de leur faire un peu de bien. C’était peine perdue selon lui : rien ne pouvait égaler la décrépitude, l’ignorance, l’immoralité du monde où il vivait. Il en parlait avec un âpre ressentiment et se lamentait de sa solitude intellectuelle en termes d’une originalité saisissante. Rien n’était curieux comme d’entendre ce vieux prophète, élevé dans le foyer incandescent de l’Italie de 1848 et retranché de la vie depuis ce temps, disciple de Jacopo Ortis, humanitaire, progressiste, professant le déisme vague du Vicaire savoyard, citant Vico et Beccaria, prêt à partir pour Novare, tout bouillant sous ses cheveux blancs des généreuses illusions de ce temps. Ce langage illuminé, qui nous paraît si étrange aujourd’hui, l’était encore mille fois plus dans ce milieu. Quelle rencontre inattendue, celle de ce caloyer révolutionnaire et philosophe, lisant Voltaire, discutant Moïse, prêchant l’émancipation des peuples en plein Athos, en pleine Byzance ! Quelle étude, celle de cette intelligence ardente, mais élevée, conservée toute chaude dans ce suaire à quatre-vingts ans, avec les illusions et les espérances de sa génération, avec sa foi robuste ; malgré les démentis navrans que lui inflige son entourage, au progrès, à la régénération, à la perfectibilité des races ! Quelle différence instructive enfin entre cet homme fait par l’Europe et ses compatriotes restés Orientaux ! — Nous ne nous lassions pas d’interroger le faux ermite ; sa voix défaillante lui refusa le service, tandis qu’il achevait le tableau de la misère morale de ses frères asservis au passé, en lui opposant ses théories sur le développement de l’humanité. Il était temps d’ailleurs : encore un peu, et le vénérable moine allait nous confier qu’il n’était pas autrement sûr que Dieu existât.

Il convient sans doute d’atténuer l’amertume des critiques inspirées à ce vieillard par son isolement dans un milieu inférieur. Il ne pardonnait pas assez aux qualités naturelles de ces grands enfans, à leur douce simplicité, à la quiétude de leur horizon restreint. Avouons cependant que, de tout ce que nous voyons, il se dégage un état social imparfait, impuissant à produire un homme ou une œuvre, sans raison d’être, d’autres diraient sans excuse : encore faut-il, avant de se prononcer, chercher d’où est partie l’impulsion qui l’a créé et le perpétue.

On se tromperait étrangement en voulant expliquer ces agglomérations de moines orientaux par les causes qui peuplent nos cloîtres, ces asiles qu’un homme d’esprit a justement nommés les « ambulances d’une armée en campagne. » Les physionomies placides et souriantes des bons caloyers disent assez que ce ne sont pas des drames intimes qui ont peuplé ces retraites. L’immense majorité y est attirée par un certain idéal de sécurité, d’oisiveté, de bien-être relatif, que l’état social de l’Orient lui refuse. Sans doute, à l’origine de la communauté, il faut chercher un mobile plus puissant dans la ferveur religieuse, qui a pris de bonne heure dans le christianisme oriental la forme érémitique. Aujourd’hui encore la petite élite qui dirige les grands couvens y est amenée par une vocation réelle, souvent aussi par l’ambition des dignités ecclésiastiques, par l’espoir de l’igouménat ; mais tous ces religieux de condition inférieure, tous ces ermites qui hantent les skytes de la montagne et vivent d’aumônes, ont surtout obéi à l’attraction d’un centre de richesses et de repos. — Pour s’expliquer cette attraction, il faut réfléchir à l’état précaire et troublé des sociétés orientales depuis le Xe siècle jusqu’à nos jours, il faut se rappeler que les mêmes causes ont déterminé chez nous le grand courant monastique de l’époque féodale. Bon nombre des premiers qui abordèrent à l’Athos étaient des victimes de la prodigieuse instabilité byzantine : fortunes politiques brisées, débris des conspirations de cour, proscrits du tyran de la veille, rhéteurs vaincus à l’académie, capitaines battus à la frontière, cochers dépassés dans le cirque. Il en vient du palais des Blachernes et des échoppes du Boucoléon ; le courtisan ruiné par les révolutions Y coudoie le marin de la Corne-d’or ruiné par la tempête. Autour de ces hommes jetés dans la dévotion par le dégoût des vicissitudes humaines, la vénération s’accroît et les richesses affluent ; leur sort tranquille tente chaque jour un plus grand nombre d’âmes lasses de la lutte. Des recrues plus humbles les rejoignent des provinces lointaines, de ces frontières où la guerre, le pillage, la ruine, sont le seul avenir du colon ; le paysan qui fuit sa cabane détruite par les hordes bulgares, tartares ou persanes, la rebâtit sur la riante montagne, heureux de changer un travail ingrat contre une mendicité fructueuse. Les invasions gagnent le cœur de l’empire, chassant devant elles de nouveaux néophytes ; l’Athos en doit aux croisés latins, aux Russes, aux Arabes, aux Turcs, jusqu’à la grande catastrophe de la conquête musulmane. Le sort des chrétiens depuis lors n’est pas fait pour arrêter les vocations forcées : la guerre de l’indépendance apporte à la communauté son dernier contingent sérieux. Aujourd’hui encore ce n’est mystère pour personne que la condition politique de l’Orient laisse place à bien des misères individuelles ; pourtant, depuis que des garanties moins illusoires y assurent à chacun le lendemain, depuis que d’autre part les monastères ont perdu leur opulence, un arrêt marqué s’est produit dans le courant qu’avaient créé dix siècles de désolation. Reste ceux qui, venus ici à l’aventure, s’y sont fixés au hasard, avec cette étonnante facilité de l’Oriental à changer de lieu, de demeure, d’habitudes, à se poser comme l’oiseau là où le gîte est bon, sans motifs raisonnes, par pure paresse d’esprit, par indifférence à toutes choses. Arrivés à l’Athos pèlerins, ils y demeurent moines. Combien en avons-nous interrogé de ces besaciers qu’on rencontre dans les sentiers de la montagne, demandant l’aumône d’une voix dolente, et dont on obtient invariablement les mêmes réponses. — Donnez un para, effendi ! — Pourquoi te ferais-je la charité ? Tu es jeune, tu es fort, pourquoi ne travailles-tu pas ? — Eh ! je suis skyte ; les pères me font l’aumône. — D’où viens-tu ? — De Smyrne, de Salonique, de Stamboul, de Trébizonde. — Pourquoi es-tu resté ? — Eh ! je suis venu… j’ai vu que c’était bien… ça plaît à Dieu. — Pourquoi n’es-tu pas retourné chez toi ? Tu as une famille, une maison, un métier ? — Ah ! il fallait travailler beaucoup pour gagner peu ; c’est mieux ici. Donnez un para, effendi ! — Ainsi ces pauvres êtres nous livraient naïvement le grand secret de vie de l’institution : l’horreur invincible de l’Orient pour la dure loi du travail. Tout est bon à ces faibles races pour lui échapper : vivre sans peine est toujours bien vivre pour elles.

Leur incarnation dernière, le type suprême du monde athonite, nous est apparue un jour avec un relief saisissant. Nous contournions en caïque les âpres pentes du sud de la montagne. Après Kapsokaliva, au pied de la paroi la plus désolée et la plus inaccessible, nous aperçûmes de loin, dans une niche du rocher chauffé à blanc par le soleil d’août, une forme noire accroupie sur un long roseau qui pendait au fil de l’eau. Nous la prîmes d’abord pour un pêcheur à la ligne et nous approchâmes, curieux de savoir comment il avait pu gagner cette terrasse sans issue. Ce n’était qu’un pêcheur à l’aumône, un skyte dont on apercevait le trou de roche à quelques centaines de pieds dans la montagne. Des échelles, des cordes lui permettaient de se laisser glisser jusqu’à son poste sans se rompre le cou ; immobile, bravant de son bonnet noir un rayonnement de 50 degrés, il surveillait la poche de toile emmanchée à son bâton et attendait que les rares barques qui viennent de Lavra à la côte occidentale Y jetassent quelques olives, un morceau de pain. C’était sa vie tous les jours depuis l’aube. Écartant ses longs cheveux, il nous regarda vaguement du haut de son observatoire et ne répondit pas aux plaisanteries de nos rameurs. Confondus par cette apparition invraisemblable, nous nous demandions ce qu’il restait de l’homme à ces termites de la montagne, et si l’anéantissement du fakir hindou, accroupi sa vie durant au soleil, ne contient pas plus d’activité intérieure que le leur.

Nous ne savons pas de défi plus irritant pour l’esprit que le commerce avec ces natures incompréhensibles, dont on s’efforce vainement de pénétrer le problème. Sont-elles donc faites de notre chair et de notre cerveau ? Chez nos chartreux ou nos trappistes, du moins nous trouvons des aspirations semblables aux nôtres, nous savons le secret de leur compression : c’est le sacrifice, le travail, la mort antérieure dans un déchirement suprême ; mais ceux-ci comment meurent-ils à vingt ans ? Jamais une pensée ardente n’a emporté leur âme, jamais un effort de volonté ne l’a secouée, jamais une heure d’ivresse ne l’a noyée ; ils n’ont jamais soupçonné qu’il est bon de vivre, sain de souffrir, grand de lutter. Que de fois, accoudé durant les soirées radieuses aux galeries hautes de leurs cloîtres, dans ces sites admirables plongeant sur l’infini, nous nous sommes demandé comment, à ces jeunes hommes qui erraient indolemment autour de nous, la brise du large n’apportait pas un regret, un rêve, un trouble. Quand passent devant eux les voiles joyeuses sur les lointains horizons de mer, ils n’ont donc pas une aile dans l’âme qui se déploie pour voler à elles ? — Non, c’est l’Orient, c’est son sommeil éternel. Il faut l’avoir beaucoup pratiqué et bien compris pour garder à son endroit l’indulgence qu’on doit aux enfans, le respect qu’on doit aux vieillards. Ceux qui le connaissent moins seront sévères pour la société stérile que nous avons essayé de dépeindre ; ils nous accuseront sans doute de nous attarder à un tombeau et de nous complaire dans ces limbes, semblables à ceux où Dante rencontre la foule « des tristes âmes qui ont vécu sans infamie et sans honneur, qui ont fait par lâcheté le grand refus ; » ils trouveront que la parole amère du poète eût suffi :

Non ragioniam di lor, ma guarda e passa.

Pourtant si la vie et l’intérêt qu’elle éveille font aujourd’hui défaut à cette société, elle garde le secret d’un passé qui ne fut pas sans grandeur, et mérite à ce titre de retenir notre attention. Les lieux, les mœurs, l’esprit général, nous rendent ce passé intact, avec la fidélité scrupuleuse qui nous a donné parfois l’illusion d’y vivre ; les hommes seuls se sont modifiés. C’est comme une scène où la vérité du décor, du costume, des accessoires et du jeu est irréprochable, mais où l’âme des acteurs n’est plus susceptible, — au même degré, — des passions qu’ils représentent. C’est néanmoins avec cette âme qu’il faut reconstruire celle des anêtres, pour ne pas s’écarter d’une loi historique hors de laquelle nous ne voyons pas de vérité. Sans doute les monumens que nous a légués l’Athos du moyen âge supposent une force créatrice absente aujourd’hui ; ceux qui ont réuni ces magnifiques bibliothèques lisaient et savaient ; ceux qui ont peint le christ de Karyès et les vierges de Dochareion avaient senti et souffert. La ferveur des premiers solitaires, le recrutement de ceux qui les suivirent dans les hautes régions de la société byzantine, les disgrâces éclatantes qui trempaient leurs cœurs avant de les mener au cloître, telles étaient les causes principales de leur supériorité intellectuelle et morale sur leurs successeurs ; mais dans le tour particulier de l’esprit, dans ses procédés, dans son idéal, il n’y a qu’une différence du plus au moins. Nous surprenons dans le berceau de l’institution le germe du mal qui la minera, nous le voyons suivre lentement son développement logique jusqu’à nos jours. Pourquoi ne ferions-nous pas pour les hommes ce que nous faisons pour leurs portraits, pour cette longue série de figures qui se déroule sur les murs des églises athonites et remonte sans interruption du copiste d’hier au grand Pansélinos ? — Les plus récentes comme les plus vieilles, à huit siècles de distance, ont même forme, même attitude, mêmes proportions, mêmes couleurs : on les confondrait au premier coup d’œil ; mais, en reprenant attentivement la série, on retrouve chaque jour la vigueur un peu plus accusée sous ces traits identiques ; c’est comme une âme éteinte qui se rallume insensiblement sans changer de corps. — Ainsi des modèles de ces peintures : pour voir nous apparaître les contemporains de saint Athanase et de saint Saba, prenons les nôtres, depuis les igoumènes des grands monastères jusqu’au pêcheur d’olives de Kapsokaliva : séparons les lignes antiques de la physionomie des rares retouches modernes, forçons les plans effacés, exagérons les reliefs en atténuant les ombres, soufflons à ces revenans l’idée ou la passion qui les fera se mouvoir naturellement dans le milieu tout préparé : c’est le travail relativement facile qui consiste à chercher dans un vieillard ce qu’était l’homme de vingt ans ; on en est récompensé par une jouissance inconnue dans la mouvante Europe, celle de vivre une heure chez les aïeux d’il y a huit siècles. — Signalons en passant l’emploi qu’un historien sagace pourrait faire de cette précieuse épave pour une étude d’un bien autre intérêt ; l’étude de ce monachisme oriental des premiers siècles, qui a joué un si grand rôle dans le développement du christianisme, de ces multitudes d’ascètes qui peuplèrent alors la Thébaïde. Certes il y a loin en apparence de nos bons caloyers aux fortes générations des Antoine, des Pacôme, des Macaire, des Hilarion ; le génie brûlant du début, la différence des agens historiques, ne permettent pas d’épuiser des analogies spécieuses, et néanmoins l’Orient ne serait plus l’Orient, le gardien opiniâtre de tempéramens, de mœurs et de pensées héréditaires, si bien des lacunes n’étaient pas comblées, bien des problèmes résolus dans cette étude par la connaissance préalable du petit monde athonite.

Avant de le quitter, ce monde où tout nous parle du passé, encore faudrait-il lui demander le secret de son avenir. Après ce que nous avons dit, il semble facile de prédire ce dernier : une dissolution lente, très lente sans doute, car elle doit triompher du double brevet de longévité que donnent à leurs institutions l’esprit religieux et l’esprit oriental, mais assurée. — Cet arrêt de mort serait sans appel, s’il ne fallait tenir compte d’un élément nouveau que nous avons négligé à dessein, tant il se dérobe aux observations que nous a suggérées l’ensemble de la communauté : nous voulons parler de l’élément slave et surtout du groupe russe très homogène de sept à huit cents moines qui occupe le grand couvent de Saint-Pantéleimon et les deux skytes de Saint-André et du prophète Élie. Il ne s’agit plus ici de sénilité et d’affaissement, nous avons affaire à une race vierge et neuve qui nous reporte, elle aussi, en plein moyen âge, mais au moyen âge barbare et occidental. C’est bien une foi ardente qui a amené ces néophytes de leurs steppes, la règle est observée chez eux dans toute sa sévérité, certains travaux y sont en honneur. Ces moines russes forment une phalange compacte, soumise, animée d’un patriotisme jaloux ; cet instrument docile est dans la main de quelques supérieurs doués de rares qualités de commandement et d’administration. Ils sont aidés dans leur développement par toutes les facilités matérielles. Nous avons déjà dit avec quelle générosité sagace la Russie soutient ses œuvres religieuses en Palestine, de quel faste et de quel prestige elle les entoure ; cette préoccupation est encore plus sensible à l’Athos. Grâce aux abondantes aumônes de la mère-patrie, les maisons moscovites voient leur aisance s’accroître dans la proportion où les maisons grecques s’appauvrissent ; elles achètent la terre, augmentent leurs métochies, font sortir du sol de vastes constructions, de fières églises, somptueusement ornées. A défaut d’une école de peinture constituée, elles reçoivent de Russie les produits de cet art religieux dont nous avons signalé l’originalité et le mérite, elles ont du moins des ateliers d’imprimerie, de gravure, de photographie, qui répandent leurs idées sous toutes les formes dans la montagne sainte.

Nous avons à peine besoin d’insister sur les conséquences qui découlent de ce fait : la présence d’un noyau d’hommes unis, actifs, riches, maîtres du sol, dans cette société désagrégée et réduite aux expédiens. L’influence et le prestige qui s’attachent à ces hommes dans un milieu aussi oriental que celui du mont Athos dépassent tout ce que nos habitudes sociales nous permettent d’imaginer. Cette influence repose sur les trois conditions d’autorité qui gagnent le plus sûrement le respect dans un pays d’où elles sont généralement absentes : l’opulence, l’indépendance et l’énergie ; on devine l’antagonisme profond qui a du naître entre les anciens possesseurs de la montagne et les nouveaux convives qui apportent à la table monastique un si formidable appétit. Toute la vie dont l’Athos est susceptible s’est concentrée aujourd’hui dans cette lutte. L’inquiétude qu’inspire à ces esprits indolens l’activité des chefs de la communauté russe, la supériorité hautaine qu’affectent ces derniers, sont un des curieux spectacles réservés au voyageur. — En surprenant à l’œuvre ces rudes apôtres, nous avons cru voir revivre les figures énergiques des moines francs ou saxons qui ont entamé l’édifice féodal : toujours en route, sur terre et sur mer, pour Stamboul ou pour Karyès, insensibles à la fatigue physique, ignorans du repos, prêchant du haut de leur selle, écrivant de l’étape, n’ayant gardé des passions de ce monde que celle de l’ambition personnelle au service d’une cause nationale, ils nous ont rappelé ce qu’était au XIIe siècle l’apostolat politique d’un Bernard ou d’un Arnaud de Brescia.

Dans ces derniers temps, le champ de bataille des deux partis était ce couvent de Saint-Pantéleimon, dont tous deux se disputent la possession sur la foi d’anciens titres fort obscurs. Toujours est-il que, sur les 500 religieux qui l’habitent, près de 400 sont sujets du tsar. Grecs et Russes y vivent partagés en deux camps, officiant en langue différente dans leurs églises respectives. Dernièrement, l’igoumène, un Grec âgé de cent quatre ans, vint à mourir : les Russes élurent un des leurs pour le remplacer. L’assemblée de Karyès refusa de ratifier ce choix. Pour mettre fin à un désordre qui passionnait vivement le monde orthodoxe, le patriarcat de Constantinople céda sagement à la nécessité et prescrivit une nouvelle élection dont le résultat serait indiscutable. Notre bonne fortune nous ramena à Saint-Pantéleimon le jour où elle devait avoir lieu : jamais, par ce temps de luttes électorales, nous n’en verrons une marquée d’un cachet plus singulier. C’était un dimanche : la curiosité nous avait retenu toute la nuit à l’église, séduit par la pompe de l’office russe, par la beauté du chant, par les types étranges de cette multitude qui montait à l’autel en priant pour le tsar, comme une armée marchant à des conquêtes. Toute la nuit, « le pâle troupeau des moines, » comme dit le poète, debout sous la clarté mourante des cierges, avait psalmodié les vigiles sans qu’on eût pu lire sur ces faces mystiques d’autres soucis que ceux du ciel. Nous nous étions couché à l’aube, et de bonne heure nous fûmes réveillé par le son des cloches. Nous nous préparions à assister à une nouvelle cérémonie, quand on nous avertit qu’elles appelaient les cénobites « dans leurs comices. » L’événement attendu depuis si longtemps, destiné à un si grand retentissement dans toute l’église orientale, et autour duquel gravitait tout ce qui restait de passions humaines aux religieux, s’accomplissait sous nos yeux sans qu’il nous fût possible d’en surprendre un indice. Aucun trouble inusité ne transpirait dans la gravité extérieure de la vie monacale, aucun bruit ne profanait le silence du cloître : à peine si quelques physionomies trahissaient une préoccupation nouvelle, si quelques chuchotemens s’échangeaient au coin des longs corridors, si quelque frère passait plus affairé. Un étranger non prévenu aurait cru que les moines se rendaient comme d’habitude à leur office. Et pourtant sous ce masque rigide on sentait plus de passion contenue, plus d’anxiété, plus d’espoir et de colère que dans toutes les agitations bruyantes de nos places publiques. Les Grecs avaient fermé le catholicon, dont ils sont maîtres, apposé les scellés sur la porte et protesté en se retirant dans leurs quartiers. Les Russes montèrent alors voter à leur chapelle, tout au haut du couvent : quelques instans après 400 voix avaient de nouveau appelé à l’igouménat l’archimandrite précédemment choisi dans leur sein. Le triomphe était aussi silencieux, aussi dissimulé que la lutte ; les visages se contractaient pour étouffer sous l’austérité habituelle la joie orgueilleuse qui rayonnait malgré eux.

Pour nous, spectateur désintéressé de ce drame muet, nous ne pouvions nous empêcher de sourire à la leçon philosophique qu’il nous donnait. Nous nous demandions si c’était bien la peine de s’enfermer dans un cloître à préparer sa tombe pour y porter les luttes politiques du forum ; sous la livrée du renoncement, sous la discipline de l’ascète, nous retrouvions l’homme avec les vanités, les passions, les misères inséparables de sa nature. — Une rencontre fortuite vint donner une portée plus haute encore à cette leçon. — Tandis qu’on nous racontait les résultats du vote, à un des balcons plongeant sur la cour inférieure, un mouvement inusité se produisit dans celle-ci ; les cloches s’ébranlèrent à lentes volées ; une procession de moines, la tête couverte du voile de deuil et tenant des cierges à la main, s’allongea sur le parvis en psalmodiant de tristes litanies. Toutes les pompes ont un caractère funèbre à l’Athos : dans notre ignorance des usages, nous crûmes qu’on célébrait l’intronisation du nouvel igoumène et nous nous préparions à le voir sortir à la suite de son troupeau. — Ce ne fut pas l’élu du siècle qui sortit : ce fut l’élu de la mort, un pauvre diable de caloyer que nous avions trouvé quelques jours avant agonisant à l’hôpital, et qui s’en allait au petit cimetière devant la porte, conduit par le même cortège, salué par le même glas et les mêmes chants qui devaient mener son camarade au trône abbatial. En passant cette nuit sur le monastère, le destin avait fait son élection, lui aussi, et choisi au hasard, dans les rangs voués au renoncement commun, deux de ces hommes égaux devant la vie et devant la mort : de l’un il avait fait le puissant abbé, seigneur du couvent et de la terre, de l’autre un cadavre. Lequel était le plus près de sa vocation ? N’était-ce pas ce dernier, qui venait si à propos pour donner à son frère, en plein orgueil de la victoire, la leçon du cloître, la leçon des grandeurs humaines, en lui enseignant le terme où elles aboutissent, le chemin qu’il prendrait demain ? — L’imagination macabre du vieil Holbein n’eût pas trouvé mieux que ce rapprochement ironique, digne de continuer à Bâle ou à Lucerne la farce lugubre du moyen âge.

À nous aussi, au moment où nous allions quitter l’Athos, le pauvre caloyer donnait peut-être la leçon suprême et le dernier mot de la vieille montagne byzantine. S’il lui reste une chance de vie, elle est dans le développement du petit groupe qui tient lieu de ferment à cette masse inerte ; mais il ne réalisera ses destinées qu’en brisant le moule antique où sa forte jeunesse étouffe ; nous croyons avec l’Évangile qu’on ne met pas le vin nouveau dans les vieilles outres et qu’il faut à des races nouvelles une formule neuve appropriée à leur génie. Le jour où ces consciences naïves, emprisonnées dans la vénérable maison orthodoxe, l’auront reconstruite à leur usage, elles auront conquis l’avenir. — L’avenir ! ce mot sonne faux dans ce monde rétrospectif, où tout ne nous a enseigné que le passé, et nous n’y insisterons pas davantage. — Les cénobites nous devaient leur longue histoire jusqu’à l’heure présente : ils nous l’ont contée et ne nous doivent plus que le mot d’Hamlet mourant après avoir achevé le récit de ses infortunes : « le reste, c’est le silence ! »

Le passé et le silence ! l’homme ne vit pas seulement de ces deux négations ; on s’en aperçoit vite après un séjour à l’Athos. Nous désespérons de rendre l’impression d’étouffement et de malaise, le spleen qui se dégage de cette existence factice, la torpeur qui gagne l’esprit dans cette course à travers les sépulcres. Sur cette nature si riche et si vigoureuse, mais frappée de stérilité, un voile de deuil s’étend insensiblement, l’œil voit noir, la nausée vient au cœur à respirer les fades arômes de l’embaumement : ces fantômes de cire au regard atone hantent le sommeil de la cellule. Durant les derniers jours, nous cherchions vainement quelque rappel gracieux de la vie absente : tout nous semblait suinter la tristesse, jusqu’au laurier-rose amaigri, ennuyé, qui détachait ses fleurs souffreteuses sur le mur gris du couvent. Nous passions nos soirées à arpenter les hautes galeries des étages supérieurs, aspirant à cet horizon de mer que sillonnaient allègrement les barques, comme un défi de liberté jeté aux prisonniers. Une d’elles vint livrer son chargement de poissons au monastère et s’offrit à nous porter en une nuit sur la côte opposée du golfe de Monte-Santo, d’où nous gagnerions Salonique par terre. — Cette fuite nocturne fut le digne épilogue des visions inquiétantes d’où nous sortions. — Couché sur l’arrière étroit de la petite tartane, au ras de la vague dont chaque lame affleurait à nos vêtemens, nous glissions lentement sur l’eau dormante, où pendait la voile immobile. Quand, las de compter les étoiles passant une à une sur le mât, nous nous redressions sur notre planche, nos regards, rencontraient les trois caloyers noirs, ombres muettes qui ramaient d’un mouvement automatique, sans paraître avancer. Tous les spectacles funèbres des derniers jours repassaient dans notre insomnie : il ne tenait qu’à nous de nous croire dans la barque infernale, conduite par les nochers de l’Érèbe, qui nous ramenait de la terre des morts. Pour dissiper le cauchemar de cette navigation fantastique, il fallut le premier rayon de l’aube nous montrant la grève prochaine. Une embarcation de pêche y abordait, abritant sous sa voile toute rouge du premier feu des enfans et des femmes. Les voix jeunes et fraîches chantaient la cantilène grecque avec laquelle les pêcheurs de l’Archipel trompent les longues attentes de la nuit : Ta matia ta gramména

« Ah ! réveille-toi et ouvre — tes yeux, le doux livre — que le Créateur n’a pas fait — pour qu’il reste ainsi clos ; — ah ! réveille-toi et salue — ton amie l’aurore, — afin que se réjouisse le ciel, — afin que sourie la terre ! »

Ce chant d’amour montant dans l’aurore, c’était le printemps de Dieu, la vie ressuscitée : en la sentant renaître, nous nous demandions si nous n’avions pas rêvé tout ce voyage chimérique dans les siècles lointains, dans la vieille Byzance, dans la tombe : doutant de la réalité évanouie, nous nous retournâmes encore une fois pour chercher la montagne sainte : la masse noire de l’Athos descendait dans les profondeurs de la mer, comme le peuple suranné qui l’habite descend dans le passé.


EUGÈNE MELCHIOR DE VOGUE.

  1. On donne indifféremment ce nom (du copte schiet) à ces couvens, aux ermitages et aux solitaires qui les habitent.
  2. Disques de bois qui appelaient les fidèles à la prière dans la primitive église et lui tiennent encore lieu de cloches dans certains couvens.