Le mort qu’on venge/11

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Éditions Édouard Garand (p. 30-39).

XI


— Il y a une lettre enregistrée pour vous, dit la jeune fille de l’hôtelier en revenant du bureau de poste, avec le courrier des pensionnaires.

— « Une lettre enregistrée pour moi » qu’est-ce que cela signifie se demanda Julien.

Il alla la quérir. Elle portait deux souscriptions : L’une M. Julien Daury rue St-Jean, Québec, l’autre où il reconnaissait l’écriture de tante Marie : M. Henri Gosselin, Les Éboulements.

Il se rappela alors la recommandation qu’il avait donnée aux Chantal d’avertir tante Marie de son changement temporaire de nom.

Il décacheta l’enveloppe. C’était une lettre de son notaire. Il lui mandait que des difficultés survenaient dans le règlement de la succession. Outre sa maison de courtage en grain, Daury, le père était intéressé dans une compagnie minière assez florissante. Il détenait un nombre assez considérable des actions et presque le contrôle. À sa mort, Julien avait confié ses intérêts à Mtre Boisvert, homme intègre et probe et qui, depuis toujours, était le notaire des Daury.

Le bureau de courtage en grain organisé sur une base solide fonctionnait automatiquement. Il avait à sa tête un homme de confiance, dévoué et sûr, incapable de filouter un seul sou, très versé dans les affaires, prudent et dont l’ambition se limitait à son salaire. Érigée en compagnie à fonds socials, sous la raison Paul Daury, limitée, cette firme commerciale rapportait de jolis revenus, sans que Julien eut à s’en occuper.

Le mal ne venait pas de cette source.

« La Compagnie Minière de Québec » depuis la mort de son père, n’avait rapporté aucun dividende à Julien. Pourtant, les affaires étaient prospères. Deux des principaux détenteurs d’actions et qui voulaient posséder le contrôle absolu, manœuvraient sourdement pour éliminer Daury de leur « combine ». Julien avec son désintéressement et son manque d’ambition, ne s’était pas soucié de ce petit complot. Il avait laissé les deux financiers tracer un plan de conduite néfaste à ses intérêts.

Son notaire lui confiait donc que ceux-ci, sous prétextes d’améliorations urgentes et de dettes criantes à solder, exigeaient une nouvelle mise de fonds sinon ce serait la banqueroute. Leur plan était admirablement bien conçu, une fois l’entreprise en liquidation, ils achetaient toute l’affaire à des prix réduits et s’en trouvaient les seuls maîtres.

Devant ces faits, Julien, dès le lendemain matin, sauta dans le convoi du Canadien Nord à destination de Québec. Il se fit immédiatement conduire chez Maître Boisvert, rue St-Pierre. Il étudia minutieusement le dossier préparé par ce dernier, s’aperçut que les rapports étaient faux et que l’opération des mines d’amiante de la Compagnie était des plus prospères et que les perspectives d’avenir étaient très belles. Il convoqua ses deux associés pour l’après-midi, et, avec eux, aidés de la science légale que l’exercice de sa profession lui conférait, muni de documents recueillis par Maître Boisvert, qui avait fait une enquête, sur le sujet, il discuta la question, la débattit point par point et amena ses antagonistes au pied du mur. Était-ce l’atavisme qui se réveillait en lui, ou bien la découverte récente de son amour lui avait-elle donné une ambition nouvelle ? Il discuta avec âpreté, s’échauffa, et prit dans cette lutte de finance un plaisir extrême. Les deux hommes d’affaires et le notaire reconnurent en lui le fils de Paul Daury. Hautain, impassible, ne perdant jamais son sang-froid, il ramassait au vol les arguments de ses adversaires pour les retourner contre eux.

À la fin de l’entrevue, au lieu d’être appelé à faire de nouveaux déboursés, il constata qu’on lui devait des arrérages de dividende.

Quand tout fut terminé, le notaire lui serra la main et le félicita.

— Mon cher Julien, tu m’as réellement surpris cet après-midi. Le séjour à la campagne t’a fait du bien. Il a réveillé ton énergie endormie.

— Vous croyez que c’est seulement le séjour à la campagne qui est comptable de ce changement, fit-il en souriant. Mais aussitôt il se rappela qu’Adèle était cause du tragique suicide de son père. Il chassa vite cette pensée. Il ne voulait plus y songer avant l’automne. Il s’octroyait un mois de bonheur. Ensuite il vengerait le mort.

— Diable fit-il en regardant l’horloge. Cinq heures et demie. J’ai manqué mon train.

Il se souvint alors que, dans un garage, il y avait un auto, une routière qui lui appartenait et dont il ne s’était pas servi depuis plusieurs mois.

Il serra la main à Maître Boisvert, lui confia que s’il avait besoin de lui, il pourrait le rejoindre à l’Hôtel des Laurentides sous le nom de Henri Gosselin.

— Que signifie ce changement de nom ? Un doigt sur la bouche, Julien, répondit :

Ça, c’est mon secret.

Le temps d’aller saluer tante Marie, de courir au garage, s’informer si sa voiture était en ordre, et peu après il roulait à une vitesse folle sur la route régionale Québec-La Malbaie.

Il ne regarda pas autour de lui. Il n’admira pas la beauté des sites qu’il traversait. Il filait toujours à une vitesse endiablée, à la poursuite du bonheur. Ce bonheur, il le voyait sous les traits d’une jeune fille, au teint de pêche, et aux lèvres rouges et troublantes. Il filait, il filait toujours, comme sous l’empire d’une folie. Il n’était plus le même homme. Un besoin d’action était en lui, qu’il satisfaisait par cette orgie de vitesse.

Un peu avant d’arriver à la Baie St-Paul, l’obscurité le surprit. Il s’arrêta à ce dernier endroit pour souper et repartit immédiatement. Avant de partir, il regarda l’heure. Il était un peu plus de huit heures et demie. Il s’informa de la longueur du chemin pour les Éboulements. On l’informa que la route régionale le conduirait jusqu’à St-Hilarion et que de là il avait neuf milles à faire dans des chemins de terre. Comme il n’avait pas plu depuis une semaine la route était en bon état.

— Avant neuf heures et demie, je serai arrivé, pensa-t-il je la verrai ce soir.

Il éprouvait une soif de la revoir, un véritable besoin physique.

Serrant fortement le volant, le pied sur la pédale à essence descendue jusqu’au bas, il regardait parfois dans le petit cadran, la vitesse accomplie. L’aiguille marqua bientôt quarante, quarante-cinq, cinquante, cinquante-cinq, soixante. L’air lui fouettait la figure, et le bruit des roues faisait un sillement perçant qui se mêlait au grondement du moteur.

— « Je la verrai tantôt » pensa-t-il « je la verrai » et il lui en venait une joie.

En peu de temps, il fut arrivé à St-Hilarion. Il prit alors le chemin de terre qu’on lui avait indiqué. Bien qu’un peu raboteux, il n’y avait pas trop d’ornières.

Au risque de se casser le cou, il en parcourut tous les milles à la même vitesse folle.

Bientôt, il arriva au village des Éboulements. Le clocher de fer-blanc se découpait dans le bleu sombre de la nuit. Il examina un instant les pics qui se dressent fantastiques dans les alentours et enserrent le village. Il passa devant le manoir seigneurial, vieille habitation de pierre, vestige vivant d’un siècle défunt, et descendit l’immense côte qui conduit à la gare.

Il regarda l’heure. Il n’était que neuf heures.

— « Dans un quart d’heure, je serai aux Laurentides ».

Les pieds sur les freins, il concentra son attention à effectuer sa descente le plus sûrement et le plus rapidement possible. Il lui arriva parfois d’opérer un virement un peu trop sensationnel mais la Providence qui sourit aux amoureux veillait sur lui, et quelques minutes après il roulait sur un chemin macadamisé uni et droit.

— Y a-t-il quelqu’un de malade ? demanda une vieille femme qui se berçait sur la galerie. Voyez donc cette auto qui vient à toute allure !

— Ce n’est pas celle de Chrysologue, ni celle de Tremblay…

— Ce doit être un étranger. Mais il est fou de rouler à une vitesse semblable.

Les commentaires n’eurent pas le temps d’être longs. L’auto stoppa bientôt devant le « Laurentides » Julien en descendit.

— C’est Monsieur Gosselin, dit Madame Joncas à sa voisine, Mme LeSieur.

Julien gravit les marches de l’escalier.

Les exclamations retentirent autour de lui. D’où venait-il ? et d’où venait cet auto ?

— De Québec tout simplement.

Et pendant qu’il parlait, ses yeux fouillaient l’obscurité pour essayer de découvrir le seul être au monde qu’il lui plaisait de voir, la personne pour qui il avait accompli cette course insensée dans le but unique de l’entrevoir quelques heures plus tôt.

Elle n’était pas sur la véranda ! Il entra et la trouva à jouer au bridge avec Charles Dansereau, Mathieu Lalonde et son inséparable amie Thérèse LeSieur.

— Bonsoir, Monsieur Gosselin, firent-ils quand il pénétra sur le seuil du hall.

— Quand êtes-vous revenu ? demanda Adèle de sa voix chantante…

— À l’instant même.

Il eut envie d’ajouter :

— Et pour vous !

Il la regarda fixement, et son regard n’avait pas sa dureté habituelle, cette froideur d’acier qui glaçait ; il était imprégné de tendresse.

Comme il avait remarqué l’instant d’avant que la voix avait quelque chose de voilé et de mélancolique, il remarqua que les yeux d’Adèle aussi étaient tristes mais que cette tristesse disparaissait pour faire place à une expression de contentement joyeux. Il en augura bien.

Les joueurs avaient interrompu leur partie.

— Je ne veux pas vous déranger, poursuivit-il. Continuez…

— Cela ne nous dérange pas. D’ailleurs nous allions nous retirer. Demain matin, à quatre heures, à la grande mer, on lance une goëlette celle que Rémi Bouchard vient de terminer.

— La goëlette verte, dans la baie, en gagnant le tunnel ?

— Celle-là.

— Si je me lève en temps, j’irai avec vous.

— Mesdemoiselles, Monsieur, fit Lalonde en saluant.

Son compagnon l’imita et ils montèrent tous deux à l’étage supérieure.

Pour avoir deviné le secret de son amie, Thérèse LeSieur observait depuis quelques jours les faits et gestes de Julien. Ce changement dans ses manières devait avoir, avait sûrement une cause. Elle la rattacha à celle qui faisait les joues d’Adèle plus pâles depuis deux jours. Pour favoriser une entrevue entre les deux jeunes gens, elle s’esquiva à son tour sous prétexte d’aller rejoindre sa mère.

Julien et Adèle demeurèrent seuls. Le silence régna entre eux. Julien cherchait quoi dire pour le rompre. Il ne trouvait pas. Bien des phrases se pressaient sur ses lèvres. Elles ne signifiaient pas ce qu’il voulait dire. Son cœur battait d’un rythme plus fort que d’habitude.

— Vous avez fait un bon voyage, lui demanda-t-elle finalement, ne trouvant pas autre chose, que cette phrase banale.

— Oui.

— Un voyage d’affaires ?

— Oui.

Et de nouveau, la pensée du père s’implanta en lui. Il la chassa immédiatement parce qu’il ne voulait pas y songer. Plus tard. Il voulait vivre lui aussi, ne fut-ce que quelques semaines. Il avait ce droit. Ce n’est que depuis quelques jours qu’il comprenait le sens de ce mot : vivre.

À ce moment, l’hôtelier pénétra dans la pièce.

— Quand êtes-vous revenu, Monsieur Gosselin ?

— Il y a à peine quelques minutes. Je suis revenu en auto. Vous n’avez pas de garage ?

— Non. Vous pourriez peut-être remiser votre machine chez mon frère. Il a un grand hangar dont il ne se sert pas. Voulez-vous que je lui téléphone ?

— Cela m’accommoderait.

Quelques instants après il reparut.

— Si vous voulez vous servir de son hangar, il est à votre disposition.

— Venez-vous, Mademoiselle Normand ?

Elle acquiesça.

Ils montèrent tous deux dans la routière. C’était une machine du type Packard, à 12 cylindres, très puissante. M. Daury l’avait acheté l’année précédente pour ses courses en ville.

Adèle crut reconnaître l’auto. Mais il y en avait tellement de semblables qu’elle n’en fit aucun cas. Et puis, celle-ci était peinte en gris, l’autre était bleue.

Julien démarra. Adèle était heureuse sans savoir pourquoi. Elle se sentait en sureté à côté de lui. N’était-il pas le symbole de la jeunesse et de la force. Avec lui, elle aurait pu aller jusqu’au bout du monde sans rien craindre.

— Êtes-vous libre, demain ?

— Oui. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Je me proposais d’aller à la Malbaie. Nous irions dîner au Manoir Richelieu.

— Seuls ?

— Seuls. Avez-vous peur de moi ?

— Est-ce bien convenable ?

— Je me moque des convenances. Les convenances ! Ce n’est que de l’hypocrisie. Et puis nous sommes à la campagne. Vous reprendrez vos conventions mondaines, cet automne, à Québec.

Elle acquiesça.

Ils étaient arrivés devant le hangar des Girard, construit au bord du chemin, à côté de sa grange, en face d’une grande maison recouverte en bardeaux qui l’année d’avant était utilisée comme hotellerie. On l’appelait dans les Éboulements, « La Maison Paternelle » parce que c’était la maison ancestrale des Girard. Cette année, « La Maison Paternelle » était louée à une famille de Québec. C’était des gens très en vue dans la société de la vieille Capitale. Ils continuaient à la campagne leur vie toute d’extérieur.

— Nous reviendrons à bonne heure demain soir ?

— Pour souper, si vous le désirez.

— Je suis invitée pour la soirée à une réunion ici chez Mme Louvois. On y célèbre le 23è anniversaire de l’une de ses filles, Suzanne. Vous la connaissez ?

— Très peu. Je l’ai entrevue à la gare, quelquefois.

— Elle est charmante.

— Je n’en doute point.

— Et vous, demain soir, vous venez avec moi ? Vous m’accompagnez, fit-elle avec une grâce toute câlinerie.

— Non !

— Et pourquoi pas ?

— Les réunions où il y a des jeunes gens et des jeunes filles, ne m’intéressent point.

Voulant se rendre compte de son empire sur Julien et le forcer à un quasi aveu.

— Et si je vous demande de venir pour moi seule ? Si je vous l’ordonne ?

— Je vous suivrai.

Alec. Girard voyant l’auto arrêter s’était rendu au devant. Il ouvrit les deux battants de la porte.

M. Gosselin, servez-vous de mon hangar comme s’il était à vous. Il y a un cadenas à la porte ; en voici la clef.

— Je vous remercie.

Il remisa son auto, ferma les portes.

— Adèle, venez-vous faire un bout de promenade à pieds. J’ai quelque chose à vous dire, fit-il la voix soudain grave.

— Je veux bien.

Ils cheminèrent côte à côte. Comme tout à l’heure le silence régnait entre eux.

Ils arrivèrent au petit pont rouge. Julien s’arrêta. L’eau faisait un bruit monotone, en coulant au milieu des roches vers le fleuve tout proche. Il s’accouda au parapet.

— Adèle… dit-il, et il s’arrêta. Il n’avait pas l’expérience des femmes. C’était la première fois que l’une d’entre elles ne lui était pas indifférente. Il ne savait pas comment s’y prendre pour avouer ce qui faisait battre son cœur plus fortement et faisait son sang, dans les veines, couler plus chaud.

Mais confiant dans lui-même, n’ayant jamais douté de son pouvoir, habitué de tout maîtriser sous sa volonté, il se reprit vite et sans tergiverser, sans chercher de préambule, assuré que ce qu’il éprouvait vis-à-vis de la jeune fille, celle-ci l’éprouvait vis-à-vis de lui :

— Adèle, je vous aime ! M’aimez-vous ?

Il lui prit les deux mains et malgré l’obscurité, essaya de lire la réponse dans ses yeux.

Elle se taisait.

— Adèle, m’aimez-vous ?

— Je ne sais pas. Je ne vous connais que depuis peu !

— Cela ne fait rien. L’on n’a pas besoin de se connaître pour s’aimer.

— Vous, pourquoi m’aimez-vous ?

— Pourquoi ? Je ne sais pas. Pourquoi l’eau de ce ruisseau coule-t-elle vers le fleuve ? Pourquoi ces arbres ont-ils des feuilles ? Pourquoi je vous aime ? Je vous aime parce qu’il faut que je vous aime. Ce qui en vous me plaît ? Je ne saurais vous dire ! Je vous aime parce que vous êtes vous… J’aime vos yeux, j’aime votre bouche, j’aime votre taille, votre démarche, j’aime votre voix. Je vous aime, vous, vous, votre être entier, votre âme. Je vous aime malgré moi et je veux que vous m’aimiez vous aussi. Il faut que vous m’aimiez. Ce n’est pas possible que vous ne m’aimiez pas.

Il prit une de ses mains qu’il tenait prisonnière et l’appuya sur sa poitrine.

— Sentez-vous les pulsations de mon cœur ? Je suis de glace, moi, je suis impassible. Rien ne pouvait m’émouvoir après ce que j’ai enduré. Eh bien ! Voyez comme mon cœur bat. Adèle ! Mon Adèle ! je t’aime ! Et la voix froide avait des intonations passionnées, et le masque impassible s’animait, et les yeux d’acier brillaient dans l’obscurité.

Il serra les deux mains fines plus fortement entre ses mains, il attira la jeune fille à lui, puis lâchant l’étreinte et lui enserrant la taille, il l’embrassa comme il avait fait sur le tennis.

— Adèle ! je t’aime ! Et je veux que tu m’appartiennes.

— Laissez-moi ! murmura-t-elle, mais elle était fascinée, domptée par cette force à demi-sauvage… Il continuait de l’embrasser et la tenait serrée contre lui.

— Monsieur Gosselin, laissez-moi, dit-elle un peu plus haut, et sur un ton qui n’admettait pas de réplique : Vous êtes une brute !

Et d’un geste brusque et souple, elle s’échappa d’entre ses bras.

Il se ressaisit. Humble à son tour, il dit :

— Excusez-moi, mademoiselle.

Elle profita de sa faiblesse momentanée. Elle s’en voulait un peu à elle-même de s’être laissé subjuguer l’instant d’avant. C’était vrai qu’elle aimait Julien Daury, mais elle ne voulait pas sentir le maître en lui ; elle ne voulait pas devenir son esclave.

— Rentrons. Les gens vont remarquer notre absence. Ici la moindre petite chose donne naissance aux cancans.

— Que m’importe les cancans ! Que m’importe le reste du monde, il n’y a que vous qui comptez à mes yeux !

— Si vous voulez me gagner, vous vous prendrez d’une façon moins cavalière. Vos manières me répugnent. Je ne suis pas une « fille », pour que vous puissiez agir avec moi selon votre bon vouloir. Je n’irai pas avec vous à la Malbaie, demain.

L’obstacle venait de se dresser devant lui. Cela l’acerba. Julien était un passionné pour qui la grande passion n’avait pas sonné. Il était, selon l’expression de son ami Chantal, un volcan à l’état du repos.

Toute sa personnalité extérieure était fausse. Maintenant, sa vraie personnalité se dressait devant lui.

La passion se déchaînait d’autant plus violente qu’elle avait été plus longtemps et plus entièrement comprimée.

Dans aucune de ses actions passées, il n’avait apporté ni ardeur ni enthousiasme, sauf pour ses études.

Maintenant, fouetté par son amour naissant, son enthousiasme revenait. Il s’en était rendu compte à Québec. Dans le simple règlement d’une affaire de finance, il avait agi avec une âpreté qui avait étonné et ses antagonistes et lui-même. Il « vivait » maintenant ; il savait ce que voulait dire ce mot : Vivre. Cela voulait dire : lutter, se passionner pour ses idées ou des chimères, des objets ou des choses, cela voulait dire vibrer par toutes les fibres de son être, cela voulait dire qu’un sentiment quelconque, en s’implantant chez lui, s’y développait à la minute même où il en était saisi à l’état de paroxysme. Son tempérament, son vrai tempérament, avait pris le dessus, la dominante en était cette force et cette puissance qu’il croyait maîtrisées et qui était indomptées. L’habitude jusqu’ici d’avoir brisé tous les obstacles avait développé au plus haut point son orgueil en fortifiant sa confiance en lui-même. Cette confiance elle était illimitée parce qu’il possédait la conscience de sa valeur et des moyens dont il disposait pour l’appliquer à un but. Jusqu’ici personne, sauf le Destin lors de la catastrophe, ne l’avait mâté. Et voilà qu’Adèle lui voulait : c’est qu’elle voulait opposer sa journée du lendemain la lui refusait.

Dans le fond, que lui importait qu’elle vienne avec lui ou n’y vienne pas. Cela seul avait de l’importance qu’elle refusât quand lui voulait : c’est qu’elle voulait opposer sa volonté à la sienne.

— Vous refusez de venir avec moi, demain ?

— Je refuse.

Il retrouva soudain son calme habituel.

— Vous viendrez.

— Je n’irai pas.

— Vous viendrez. L’incident est clos.

Ils continuèrent leur route ensemble. Un malaise régnait entre eux. Adèle avait le cœur gros ; elle était prête à pleurer. Elle aussi avait son orgueil ; il la faisait souffrir.

Son compagnon marchait en sifflotant, d’une façon qu’elle jugeait insolente. Un chien errant la frôla. Elle avait une peur horrible des chiens. Elle poussa un cri et d’un geste instinctif elle saisit le bras de Julien. Il eut l’à-propos de ne pas abuser de cette légère victoire. Elle lui en sut gré.

Ils se laissèrent à la porte de l’hôtel.

— À demain, lui dit-il.

Elle ne répondit pas et monta, en courant, l’escalier qui menait à sa chambre. Quelqu’un frappa à la porte quelques coups discrets. Elle essuya vite ses yeux et alla ouvrir. C’était Thérèse LeSieur.

— Qu’as-tu, ma pauvre Adèle, tu as pleuré ? Tu as de la peine ?

— Je ne sais pas si j’ai de la peine ou de la joie. Il m’aime, Thérèse !

— Toi, l’aimes-tu ?

— Oui, beaucoup, mais j’ai eu peur. Je ne le croyais pas comme cela… Thérèse, il m’a dit qu’il m’aimait puis il m’a embrassée de force et ses yeux étaient brillants. Il y avait comme une petite flamme rouge qui y dansait :

— Qu’est-ce que tu veux, c’est un homme tout d’une pièce, c’est sa nature qui est comme cela.

— Il m’a invitée pour aller à la Malbaie demain. J’ai d’abord accepté. Ensuite j’ai refusé et il a insisté avec violence pour que je tienne ma promesse. J’ai peur d’avoir deviné en lui le « maître ». Je ne veux pas être une petite chose entre ses mains qu’il pourra briser à son gré… Non ! Je ne veux pas l’aimer. Il est trop autoritaire. Il veut tout dompter. Il m’a dit que je lui obéirais en tout point et que demain, bon gré mal gré, j’irais avec lui.

— C’est un énergique et c’est si rare les hommes énergiques en tout.

— Mais je n’aime pas cela en amour. Je ne veux pas lui abandonner ma volonté. Non ! Je ne l’aime plus. Je ne veux pas l’aimer. Il me répugne.

— Il a peut-être obéi à l’impulsion du moment. Il était fatigué du voyage, énervé peut-être. Et puis, il a dû lutter contre cet amour et cela l’a exaspéré.

— Non ! N’essaie pas de l’excuser. Je ne veux plus l’aimer. Et pourtant, tu ne sais pas comme j’étais prête à le chérir, s’il avait été plus tendre, moins brutal…

— C’est qu’il n’a pas l’habitude du monde, il est vrai qu’il ne cache pas ses sentiments.

— Tu aimerais cela, toi, un homme qui t’en imposerait à ce point, qui t’indiquerait sa façon d’agir, qui substituerait sa volonté à la tienne ?

— C’est mon idéal. Je voudrais un homme ! non une femme. J’aimerais quelqu’un à qui obéir, et non un être que je devrais commander.

— Pas moi. J’avais rêvé d’un homme fort comme lui, mais qui devant moi serait faible. Je voudrais diriger, contrôler cette force… Non ! décidément, je ne l’aime plus, si tant est que j’ai pu l’aimer un peu, conclut-elle, avec un soupir.

Et longuement, les deux amies causèrent ensemble de ce sujet épineux, vieux et jeune à la fois : l’amour.

Adèle décida bien en se mettant au lit de « marcher à coup de bottes sur son cœur », ce qui ne l’empêcha pas de rêver à Julien toute la nuit.

Pendant ce temps-là, Julien récapitulait les derniers événements qui avait bouleversé son existence. Il s’aperçut qu’il était très énervé, ce qui jamais ne lui était arrivé. La scène de tantôt, surtout quand il s’arrêtait à la ressusciter, lui causait une drôle de sensation.

Il se surprenait à murmurer entre ses dents :

— Ah ! ma petite, tu as eu mon père. Tu l’as celé au pied du mur, mais avec moi tu ne gagneras pas.

Il songea que deux ans auparavant il s’était acheté un cheval rétif que personne ne pouvait monter. Au bout d’un mois, il avait rendu la bête aussi docile qu’un chien. Il agirait de même avec la jeune fille. Il ne doutait pas de lui. Pas une fois, l’idée lui vint qu’elle le dompterait.

Oui, cette idée lui vint, mais elle lui parut puérile.

Son énervement grandissait. Il déboucha une bouteille de cognac, s’en versa un verre qu’il avala et alluma un cigare. L’avenir se dressa devant lui avec toutes ses incertitudes, avec ses joies et ses peines, ses instants de bonheur et ses instants de tristesse. Le passé aussi se dressa… il chassa cette vision encore une fois.

Plus tard ! Plus tard ! Que fera-t-il alors ?

Il sera temps d’agir…

Il se jeta sur son lit. Le sommeil, malgré la fatigue d’une journée mouvementée, s’acharna à le fuir. Il ne voyait plus clair en lui. C’était donc vrai que Julien Daury était mort, qu’il n’y avait plus qu’Henri Gosselin. Il apercevait toute chose sous un angle différent.

Il se versa successivement quelques autres verres de cognac. L’alcool s’infiltrait lentement en chacune de ses veines et y distillait l’ivresse. Bientôt, les membres lourds, écrasé de fatigue, il s’endormit d’un sommeil de plomb.

Quand il se réveilla le soleil depuis longtemps était paru. Il avait la langue épaisse et la tête comme casquée de fer. Il se gargarisa, absorba une lampée de cognac pour se stimuler, fit ses ablutions et procéda à sa toilette. Il descendit. Il était trop tard pour déjeuner. D’ailleurs il n’avait pas faim. Il jeta un coup d’œil sur les personnes présentes dans la salle et ne rencontra pas celle qu’il cherchait.

Il sortit. Elle n’était pas non plus sur la galerie, ni sur la pelouse qui était presque déserte ce matin-là.

— Où est tout le monde, demanda-t-il à une vieille dame qui tricotait.

— Les pensionnaires sont presque tous à la grève. Ils profitent de la marée.

En effet, il apercevait sur le sable là-bas de petites taches multicolores. Il se dirigea de ce côté.

Étendus sur le sable, quelques-uns prenaient des bains de soleil. À l’ombre de la falaise, des couples retirés à l’écart, se contaient fleurette.

Des baigneurs dans l’eau se livraient à des rondes enfantines en se tenant par la main. D’autres nageaient.

Il traversa les premiers groupes. Il vit enfin la personne qu’il cherchait. Elle était vêtue d’un costume de bain en soie noire, sorte de robe courte qui la revêtait pudiquement. Seuls, les bras et les jambes étaient nus. Julien ne put s’empêcher d’admirer le galbe des jambes et le dessin ferme des bras, à la peau blanche et soyeuse. À la naissance de la poitrine que le corsage échancré découvrait, il vit que la peau comme diaphane laissait transparaître les petites veinules bleues.

Adèle lisait ; il s’avança vers elle.

— Bonjour, mademoiselle. Je ne vous dérange pas ?

— Un peu !

— Je le regrette ! Ainsi vous ne venez pas à la Malbaie ?

— Je vous ai dit hier que je n’irais pas. Je ne change pas d’idée si vite que cela.

Par un besoin de la blesser, il eut envie de lui crier :

— Une fois, cependant, vous avez changé d’idée très vite, et cela a coûté la vie à quelqu’un qui me tenait de près !

Mais il s’était promis de ne plus penser à cela, d’autant plus qu’un sentiment obscur, et qu’il n’aurait jamais voulu avouer, lui faisait trouver une certaine satisfaction morbide à ce que les choses aient pris cette tournure. Sans cela, oui, sans cela… et il frémissait à l’idée de ce qui aurait pu être. Il était encore mieux que ce fut arrivé ainsi… Il rougissait de penser à cela…

— Vous me permettez de vous tenir compagnie ?

Elle leva les yeux sur lui.

— Je préférerais être seule. Je voudrais finir ce livre avant midi.

— À vos ordres. J’accepte votre invitation de ce soir. Je vous accompagnerai chez les Louvois.

— Comme vous voudrez.

— Mademoiselle.

Dépité, mais sans rien manifester de son dépit, il lui tourna le dos, et du même pas tranquille et calme, il retourna à son hôtel.

Elle le regarda s’en aller lentement. Bientôt il disparut à ses yeux.

— Le lion s’est changé en agneau. Elle fut satisfaite de cette entrevue et l’enregistra comme une victoire. Sa vanité de femme en respirait le parfum comme un encens.

En même temps, elle regretta de ne pas l’avoir retenu. Elle continua sa lecture. Mais elle ne lisait que des yeux.

S’il allait ne plus s’occuper d’elle ? Bah ! où serait le mal ?… Et puis, ce soir, il avait consenti à l’accompagner.

Depuis que sa neurasthénie l’avait abandonné, Julien Daury s’intéressait un peu plus à la vie de villégiature. Il se mêlait davantage aux gens, prenait plaisir à écouter les racontars et suivait les petits flirts d’été engagés çà et là.

La réunion de ce soir, chez les Louvois, devait réunir la « jeunesse dorée » de l’endroit, suivant l’expression de la jolie petite madame Jacob. Albert Germain avait préparé une adresse en l’honneur de Suzanne et ceux qui en avaient pris connaissance prétendaient que l’esprit y fourmillait.

Du reste, Germain avait un faible pour Suzanne. Ce n’était le secret de personne qu’ils devaient se fiancer à l’automne et convoler en décembre.

Suzanne avait la fraîcheur d’un lys, sa fleur préférée. Elle était grande, délicate, et avait un teint d’une blancheur de lait. Les yeux, très noirs, ressemblaient à deux petits charbons. Elle avait deux sœurs, l’une plus jeune d’un an et demi, Gilberte, et l’autre Marguerite, un peu plus âgée. Gilberte était blonde et substantielle. Elle ressemblait aux Flammandes de Rubens. Quant à Marguerite, elle était de la même taille que Suzanne et plutôt brune.

Après souper, une fois l’heure du courrier passé, Julien s’installa sur la galerie et engagea avec le docteur Berthelot une conversation sur un volume qu’il venait de terminer : « Le stupide XIXe siècle ». Ils discutèrent du « Pythistisme », cette théorie que le journaliste français émet et qui veut que la confiance au traitement et à celui qui l’applique soit le facteur principal de la guérison d’un malade.

Il avait essayé l’après-midi d’avoir une entrevue avec Adèle, mais inutilement. Celle-ci s’était ingénié à le fuir, jusqu’à ce que de guerre lasse, il prit son chapeau et s’en alla faire une promenade le long de la voie ferrée, jusqu’au tunnel, à trois milles plus loin dans la direction de St-Irénée.

Au souper, elle s’était montrée enjouée, s’amusant à lancer des allusions perfides que lui seul comprenait et qui avait le don de l’agacer. Il ne fit rien paraître de ce qui se passait en lui, ne voulant pas lui faire le plaisir de constater que ses coups portaient.

En se levant de table, il lui dit simplement :

— Je vous accompagne ce soir.

— Il le faut bien, puisque je vous l’ai promis.

— Si cela vous ennuie, vous savez…

— Du tout… Du tout…

Il discutait depuis près d’une heure avec le docteur, dont il admirait le gros bon sens, et aussi l’esprit caustique à l’occasion, lorsqu’Adèle parut, accompagnée de son inséparable amie. Elle avait revêtu une robe de tulle mauve légère, qui lui seyait à merveille. Un bandeau de même couleur retenait sa chevelure opulente.

— Vous venez, dit-elle à Julien.

— Puisque je vous l’ai promis. Allez-vous chez les Louvois, ce soir, docteur ?

— Oui, j’y accompagne madame Jacob.

Julien suivit les deux jeunes filles.

Les invités étaient déjà rendus pour la plupart. Il alla présenter ses hommages à la maîtresse de maison, ainsi qu’à l’héroïne de la fête.

— C’est très aimable à vous d’être venu, lui dit-elle. Depuis votre arrivée je ne vous voyais pas souvent. J’espère que vous vous reprendrez ?

— Certainement.

Il laissa Adèle avec son amie et fit le tour des personnes présentes, dissimulées un peu partout dans la grande salle, et sur la non moins immense galerie qui fait le tour de la maison.

Il alla causer avec les jeunes filles, s’ingéniant à se montrer aimable. Durant ses heures de solitude, cette après-midi, il avait beaucoup réfléchi sur les différents moyens à prendre pour réduire à sa merci l’orgueil et l’entêtement d’Adèle. Se montrer trop empressé auprès d’elle, c’était se montrer vaincu, d’autant plus qu’elle possédait un avantage marqué sur lui. Naïvement, il lui avait confié son amour. Elle, en retour, n’avait pas répondu.

Imitant la conduite de Julien, Adèle semblait se passionner en apparence à la conversation de Charles Dansereau. Elle savait que Julien le détestait et voulait le piquer en affichant ainsi une préférence. Mais Julien ne la regardait pas, bien que souvent la tentation lui venait de retourner près d’elle.

Au contraire, Adèle l’épiait souvent et devant l’imperturbabilité de ce visage où rien ne se laissait deviner, elle ressentait en elle l’aiguillon de la jalousie. Il pénétrait jusque dans ses chairs au point de lui causer une véritable souffrance physique.

Le docteur Berthelot qui promenait dans toutes les réunions son gros bon sens pratique et son esprit, l’observait parfois à la dérobée. Ce roman qui s’ébauchait autour de lui l’intéressait à cause de la personnalité du héros, être étrange et complexe, qu’il n’avait pu encore démêler. Il se passionnait même à en suivre les péripéties comme s’il eut été devant un beau cas physiologique ; le changement presque médical opéré dans les manières d’Henri Gosselin l’avait d’abord surpris, ensuite il avait pu l’analyser et maintenant, il le comprenait. Quant à Adèle, il la savait hautaine, et l’avait cru incapable d’aimer, ne se rendant pas compte d’abord qu’elle n’avait pas encore rencontré celui qui serait, et pour toujours, le maître de ses destinées.

— Si les regards pouvaient tuer, dit-il à madame Jacob, il y a quelqu’un ici, ce soir, qui tomberait foudroyé.

— Et qui ? demanda-t-elle, distraite.

— Mais, Henri Gosselin !

— A-t-il fait une conquête lui aussi ?

— Oui, celle d’Adèle Normand, qu’il aime à la folie.

— L’aime-t-elle ?

— À la folie également.

— Pourquoi ne sont-ils pas plus souvent ensemble ? Docteur, vous êtes un mauvais psychologue.

— Madame, ma psychologie n’est jamais en défaut. Tenez, la preuve, c’est que vous m’adorez !

— Drôle d’idée que vous avez là, docteur. Moi, vous adorer ? Vous êtes fou !

— Oui, fou d’amour pour vous.

— Tiens ! un autre ! c’est contagieux ! Et elle éclata de rire.

Quelqu’un mit un air de jazz sur le gramophone. Quelques épaules commencèrent à se trémousser et bientôt les couples évoluaient au milieu de la place. Julien en se retournant vit Charles Dansereau enlacer Adèle. Il se faufila jusqu’à eux et prenant la jeune fille par le bras, il lui dit : « Mademoiselle, vous ne danserez plus ce soir ».

— De quel droit m’en empêchez-vous ?

— Ce n’est pas moi qui va vous en empêcher, c’est votre partenaire qui va vous abandonner. Et en même temps il regarda l’étudiant d’une façon significative. Celui-ci, qui ne tenait nullement de voir se répéter la scène du tennis, alors qu’un coup de poing bien appliqué avait failli l’envoyer au pays des rêves, s’excusa comme le prévoyait Julien.

— Mademoiselle, je ne veux pas m’interposer, Monsieur Daury a sans doute des raisons d’agir ainsi.

Il s’esquiva.

Bouillonnante de colère, Adèle sortit. Julien la suivit.

— Monsieur Gosselin, vous êtes un goujat.

— Pas de gros mots, mademoiselle. Ce n’est pas moi qui vous ai empêché de danser. Demandez à monsieur Dansereau. Tenez, le voilà justement…

— Charles, dit-elle, vous dansez avec moi ? Vous ne me refuserez pas cela ?

Et comme l’autre ne bougeait pas, elle insista. Dansereau ne savait que faire. Ou passer pour un lâche ou risquer…

— Si votre ami veut danser avec vous il est libre, reprit Julien. Seulement, je le préviens que nous aurons une petite entrevue ensemble plutôt amicale.

— Je suppose que monsieur Gosselin a des droits sur vous pour parler de la sorte ?

Il n’avait pas fini de proférer cette phrase, qu’un poignet de fer lui enserra le bras. Il ploya sous l’étreinte.

— Si ce n’était la crainte d’un scandale qui pourrait compromettre mademoiselle Normand, je vous ferais rentrer vos paroles dans la gorge. Excusez-vous ici même, et que jamais, vous m’entendez, jamais vous ne dites ni n’insinuiez quoi que ce soit contre cette personne ! En même temps, l’étreinte s’accentuait. Charles Dansereau balbutia quelques mots vagues d’excuse et, dégagé finalement, partit en se tenant le bras.

— Adèle, venez vous asseoir avec moi, ici, sur ce banc. J’ai à vous causer sérieusement.

Elle obéit, à moitié domptée.

— Pourquoi m’avez-vous fait cet affront ? lui dit-elle. Et ses beaux yeux étaient pleins de larmes.

— Et vous, pourquoi m’avez-vous poussé à bout, hier soir, et aujourd’hui toute la journée ?

— Je ne sais pas… Vous me parliez comme un maître et je n’aime pas cela.

— Adèle, m’aimez-vous ? Vous n’avez pas répondu à ma question hier…

Elle ne répondit rien.

— Très bien, fit-il. Quand je vous ai fait des aveux, hier soir, je parlais sous l’impulsion du moment, je ne vous aimais pas. Je croyais vous aimer. D’ailleurs, il y en a d’autres qui m’intéressent davantage ici… Bonsoir.

Elle lui saisit la main et le retint.

— Henri, pourquoi vous acharner à me faire souffrir ? Oui, je vous aime ! Vous n’avez donc pas lu en moi ? Vous n’avez donc par vu que j’ai souffert toute la journée, mais que mon orgueil de femme seul m’avait empêché de vous céder ?… Vous n’avez donc pas vu que j’ai souffert tantôt de vous voir rire et amuser avec d’autres ?… Vous ne voyez donc pas que je vous aime depuis la première fois que je vous ai aperçu, dans le train qui m’amenait ici ?… Croyez-vous que j’aurais fait cette promesse bizarre d’embrasser le vainqueur au tennis, si ce n’était dans la folle espérance de vous voir participer au tournoi et parce que j’avais la conviction que vous le gagneriez ?

— Et si je n’avais pas été le vainqueur ?

— Je n’aurais pas tenu mon pari. Je savais que vous m’en auriez empêché. J’en avais l’intuition.

Et elle parlait, parlait, frissonnante d’émotion, heureuse et honteuse à la fois d’avouer son amour et de confier sa faiblesse. L’animation rosissait ses joues.

— Et quand je suis tombée à l’eau, au retour de notre excursion de l’Île-aux-Coudres, c’était voulu. J’ai vu que vous restiez seul au quai et une pensée folle m’est venue. Je voulais vous éprouver, je voulais savoir si vous aviez pour moi un peu de l’affection que j’avais pour vous. Et vous savez le reste… Et, ajouta-t-elle en souriant, après cela, je n’ai plus douté.

Il écoutait, ravi, cette confession… Son âme était inondée de bonheur ; le son de cette voix le charmait.

— Dites-moi, Henri, que ce que vous avez dit tout à l’heure, ce n’était pas vrai, il n’y a personne à part moi qui vous intéresse…

— Non, Adèle, il n’y a que vous, il n’y a que toi…

— Pourquoi vouliez-vous m’empêcher de danser ?

— Pour vous punir de ce que vous m’avez fait aujourd’hui. Vous avez souffert. Adèle, vous êtes la première femme dans ma vie. Je vous aime avec un cœur vierge, avec fougue, avec toute la puissance de mon tempérament. Jamais avant de vous avoir connue je n’ai éprouvé ce qui depuis quelque temps fait le charme de mes jours. Seulement, voyez-vous, je suis un peu vieux jeu. Je crois que la femme est faite pour obéir, l’homme pour commander. Et puis, je suis autoritaire. Hier soir, quand vous avez refusé mon invitation d’aujourd’hui, cela m’a choqué. Et j’ai juré vis-à-vis de moi-même que vous céderiez. Vous n’en êtes pas plus mal.

L’orgueil de la jeune fille se cabra. Elle voulut répondre, mais dans les yeux gris, ces yeux froids qui savaient à l’occasion être cruels, elle lut tant de douceur et tant de ferveur, que, vaincue, elle s’abandonna tout entière à la fascination.

— Rentrez-vous ? Albert Germain va lire son adresse, demanda le docteur Berthelot aux deux amis sur la galerie ?

Le couple suivit les autres.

Sérieux, grave, solennel, Albert Germain déroulait un immense papier jaune dont on se sert chez les marchands pour l’emballage. D’un ton cérémonieux, il commença.

Les éloges les plus dithyrambiques se succédaient, agrémentés de mots d’esprit et de calembours. Finalement, il termina sur une note un peu sentimentale, en annonçant ses fiançailles, qui avaient eu lieu le jour même, au dîner de famille.

Suzanne rougit tout le temps de cette lecture. Elle était ravissante à voir. Le bonheur se lisait sur son clair visage.

Une acclamation unanime souligna les dernières paroles de l’orateur et d’innombrables poignées de mains furent prodiguées, en félicitations de cet événement. Les deux jeunes gens étaient très sympathiques et, dès leur arrivée, avaient conquis tous les cœurs.

Cette cérémonie de la présentation de l’adresse terminée, et avant le goûter qui devait clore la réunion, on fit un peu de musique. Adèle chanta en s’accompagnant elle-même le grand air de Madame Butterfly. Julien, prié à son tour de chanter cette chanson de la Glue qu’il avait si bien chantée, un soir, refusa.

— Pour une circonstance comme celle-ci, c’est trop macabre.

— Alors, d’autre chose : La « Vieille maison grise » de Messager ?

Tous acquiescèrent et, en rappel, il donna cette chanson de Murger qui termine la « Vie de Bohème » : « Hier, en voyant une Hirondelle ».

Adèle l’écoutait religieusement. Ce timbre grave lui plaisait.


En la quittant, ce soir-là, il lui dit :

— Alors, notre voyage à la Malbaie c’est pour demain ?

— Pour demain.