Le mystère des Mille-Îles/Partie I, Chapitre 3

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Éditions Édouard Garand (p. 7-8).

— III —


Le navire, en effet, passait devant une île qui se distinguait nettement de toutes les autres.

C’était un roc élevé, absolument nu, qui tombait à pic dans l’eau. Sa couleur grise n’était égayée par aucun feuillage, pas même par l’un de ces arbres morts qui démontrent que certains amas de rochers ont soutenu autrefois de la vie. On aurait dit un mur de forteresse inexpugnable, dont le temps n’aurait réussi qu’à égratigner la surface. Par une curieuse conformation, cette île cachait au regard toutes ses voisines, de sorte qu’elle s’imposait dans sa solitude farouche et forçait l’esprit à recevoir sans adoucissement la sensation de sauvagerie et de tristesse qui s’en dégageait et glaçait le cœur. Le romantisme de ce site avait quelque chose d’exagéré, de formidable.

Les voyageurs le contemplaient avec des yeux étonnés comme devant une manifestation prodigieuse de la puissance de la nature.

Quand le navire eut entièrement contourné la pointe de l’île, ils aperçurent un château perché en haut de ce roc abrupt. À vrai dire, on ne voyait que le sommet de tours et de donjons, car le corps du bâtiment était caché aux yeux.

Mais on en apercevait assez pour comprendre qu’il s’agissait d’un castel imité des châteaux-forts moyennâgeux. Il n’était donc pas, dans son architecture, beaucoup plus original que les demeures bâties sur les autres îles. Mais ce style s’adoptait si bien aux lignes du rocher, la maison faisait si bien corps avec ce dernier, que l’ensemble constituait une œuvre parfaite. On n’aurait su imaginer une autre conception architecturale pour ce site et l’on se disait, que, si le style du moyen-âge n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer pour la circonstance.

Ce château, au lieu de donner à l’îlot un aspect civilisé, en augmentait au contraire le caractère rébarbatif. À la sauvagerie de la nature s’ajoutait le témoignage des instincts barbares de l’homme.

Le groupe de touristes réunis à l’avant du Triton se faisaient part de ces réflexions. On s’étonnait surtout de la réalisation du projet de l’architecte. Comment avait-on pu escalader ce rocher qui, semblait-il n’offrait aucun chemin, aucune chaîne d’aspérités permettant de se hisser à son sommet. Par quels moyens avait-on réussi à y faire parvenir des matériaux ? Comment, surtout, quelqu’un avait-il conçu l’idée de cette construction ?

Les questions et les exclamations se croisaient sur le pont du navire. On pense bien que Yolande Mercier n’était pas la moins enthousiaste. Elle avait enfin trouvé un sujet digne de son éloquence et elle ne laissa pas s’échapper une occasion si précieuse de faire briller les facettes de son esprit.

— On dirait un nid d’aigle ! disait-elle. Ou plutôt, le repaire de l’un de ces barons puissants du moyen-âge, qui passaient leur vie à se combattre ; de l’un de ces seigneurs brigands du Rhin, (vous voyez, monsieur Legault, que les Mille-Îles font toujours penser au Rhin), qui guettaient les voyageurs du haut de leurs donjons, pour fondre sur eux avec leurs reîtres et les dévaliser. Ce château évoque des ponts-levis, de lourdes chaînes, des armures étincelantes et des palefrois vigoureux. Il nous transporte dans un autre âge. Ah ! quelle nostalgie il me donne, car il me fait songer que j’étais faite pour être la compagne de ces rudes guerriers. Je vis à une époque trop prosaïque.

— Brr ! Mademoiselle ! Vous avez des rêves bien belliqueux ! Je pensais que les Mille-Îles vous inspireraient d’autres accents. Tout à l’heure, par exemple, vous m’aviez fait espérer…

— J’y songe encore.

— Mais comment songez-vous à vous unir à un paisible commerçant, puisque vous vous croyez faite pour être la compagne d’un rude guerrier ?

— C’est que vous possédez en vous toutes les possibilités. D’ailleurs, le commerce n’est-il pas une guerre, à laquelle il faut apporter les mêmes qualités de courage et d’endurance que dans l’autre ? Dans un autre âge, vous auriez été un combattant.

— Oh ! voilà qui me console.

— Aussi bien, ajoutait Yolande, ce château évoque aussi de belles amours ; car le moyen-âge fut l’époque des romans brûlants, des amoureux passionnés et fidèles jusque dans la mort. Tenez ! à regarder ces bouts de tours, je songe à des passions traversées d’étreintes folles, de poignards et de sang. Ça respire la tragédie et le drame passionnel… Mais cette bâtisse est l’œuvre sans doute d’un homme bien pacifique et bien terre-à-terre.

M. Legault regarda sa compagne en souriant et dit :

— Qu’en savez-vous ? La passion est de tous les âges et de tous les temps et, si l’on voulait bien regarder sous les apparences, on apercevrait autour de soi des tragédies aussi poignantes que celles des siècles révolus. Les dagues et les rapières étaient plus poétiques que les brownings et les tueries plus fréquentes alors que maintenant, je vous l’accorde. Mais les drames intimes, qui détruisent une vie et font souffrir plus sûrement que les poignards, se produisent aussi souvent en notre âge prosaïque.

— Vous avez raison. Mais ces drames ne se jouent plus dans des châteaux romantiques. Celui-ci, par exemple, ne doit avoir été témoin que de bals aux sons du jasz. Il semble d’ailleurs inhabité et abandonné par des propriétaires qui après avoir été séduits par la beauté du site, se sont lassés de sa sauvagerie, leur âme n’étant pas assez affinée pour en découvrir toutes les grandeurs.

— Plus simplement, rétorqua l’un des membres du groupe, ils abandonnèrent cette île parce qu’elle est inhabitable. Regardez. Les murs du château touchent au sommet du rocher. L’espace est si restreint, que l’édifice doit l’occuper entièrement ; impossible, sans doute, de poser le pied hors de la maison sans tomber à l’eau. Et, comme il est fort désagréable de passer tout un été entre quatre murs, fussent-ils princiers, les hôtes de céans déguerpirent. Il n’y a rien de romanesque là-dedans, Mademoiselle.

M. Legault fumait son cigare d’un air pensif, depuis quelques instants, semblant hésiter à prendre une décision. Enfin, il releva la tête, son parti pris.

— La vie n’est pas aussi simple que vous le croyez, Jean. Et votre pessimisme, mademoiselle Yolande, dénote bien votre délicieuse jeunesse.

— Comment ! le pessimisme est un signe de jeunesse, maintenant ?

— Cela vous semble paradoxal ; mais c’est bien vrai. On dit habituellement que les jeunes sont désespérément optimistes. La vérité est que leurs vues sur la vie sont teintées, à parties égales, d’optimisme et de pessimisme exagérés : optimisme pour ce qui regarde leurs propres forces ; pessimisme à l’égard du monde tel que l’ont fait les générations précédentes. L’âge mûr n’est pas pessimiste. Il est sceptique. Ce n’est pas la même chose.

— Tout à l’heure, vous étiez poète. Vous voilà maintenant philosophe. Quel homme complet.

— Je ne suis ni poète, ni philosophe. J’ai réfléchi un peu sur le mystère de l’existence, voilà tout.

— Mais dites-moi comment mes réflexions sur ce château vous font croire à mon pessimisme.

— C’est ce que vous avez dit sur le matérialisme de nos contemporains qui m’y a fait penser. À votre avis, notre âge ne peut plus connaître les grandes passions. Voilà où votre pessimisme vous trompe. Que diriez-vous si je vous apprenais que ce château même, si près de vous, est lié à une histoire plus dramatique que celles des livres.

— Il y a une histoire ? s’exclamèrent les interlocuteurs de l’ancien commerçant.

— Oui, une belle histoire d’amour, où rien ne manque : beauté, passion, folie et mort. Une histoire qui n’aurait pas déparé la mémoire des castels qui ont servi de modèles à celui-ci. Dans un autre temps, les poètes l’auraient décrite comme celle de Tristan et Yseult.

— Comme c’est palpitant ! dit Yolande Mercier. Et vous la connaissez, cette histoire ?

— Bien sûr !

— Racontez !

— C’est un peu long.

— Peu importe. Dites.

— Eh bien, voilà.

Tout le groupe se rapprocha. On tira des chaises et on fit cercle autour de M. Legault, qui se recueillait pour ordonner son récit.