Aller au contenu

Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/01/03

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 7-8).

III

L’BOSCOT, AU PRESBYTÈRE

Le curé de G… était un homme du genre du Curé d’Ars ; tout dévouement, bonté, charité, et doué d’une foi extraordinaire. Martin Corbot aurait bientôt onze ans et il n’avait pas encore fait sa première communion ; le curé se dit qu’il y avait du bon chez tous, et il allait entreprendre d’essayer de découvrir les bons points du bossu.

Tous les matins donc, à dix heures, on eut pu voir Martin s’acheminer vers le presbytère, où le curé lui faisait la classe jusqu’à midi. L’boscot n’était pas dépourvu de talent et il possédait une mémoire vraiment prodigieuse. Le curé étant très patient, son élève fit de rapides progrès.

Martin Corbot n’osait pas faire trop de farces, au presbytère. Pourtant, il trouvait le moyen de jouer des tours au curé qui se dévouait tant pour lui ; il cachait son étui à lunettes ; il enlevait l’image sainte marquant la place du curé dans son bréviaire ; surtout, il se gorgeait de vin de messe, dont il n’avait pas tardé à découvrir une bouteille, dans l’armoire de la salle à manger.

Mais, quelqu’un veillait : c’était Espérance, la ménagère du curé ; une femme de près de six pieds, pesant, pour le moins 200 livres.

Espérance avait constaté que certaines choses disparaissaient mystérieusement, depuis quelque temps ; le vin de messe d’abord, puis le dessert du diner, qu’elle venait de mettre sur la table, souvent. Comme elle soupçonnait Martin Corbot (ça ne pouvait être que lui le voleur), elle se mit à l’observer, sans qu’il s’en doutât. Un jour, elle le vit enlever de la table de la salle à manger, qui était toute servie pour le diner, une orange et une grappe de raisin, le modeste dessert de ce jour-là. En un clin d’œil, elle saisit le bossu par le bras, et elle lui administra une volée, oh ! mais ! une volée, dont il devait garder longtemps le… cuisant souvenir.

— Ah ! s’écriait-elle, tout en frappant Martin de la paume de ses mains, durcies par le travail. C’est toi, hein, l’boscot, qui voles le vin de messe de dans l’armoire, et le dessert de sur la table de M. le Curé ! Tiens ! Tiens ! vilain bossu ! Voilà pour t’apprendre à voler !… Voler M. le Curé ! Lui ! Un saint, qui se prive de tout, afin de pouvoir faire plus large la part des pauvres ! Tiens ! Tiens ! Et tiens encore !

La bonne Espérance tapait comme… une sourde, et Martin criait, hurlait presque. Le curé, qui venait de rentrer au presbytère, après être allé sonner l’angelus du midi, s’empressa d’accourir vers la salle à manger.

— Espérance ! Espérance ! s’écria-t-il. Comment pouvez-vous maltraiter ainsi ce pauvre petit infirme ?

— Tenez, M. l’Curé, j’en ai assez de ça ! répondit la ménagère. Car, respect que j’vous dois, ce bossu, ça profite de son infirmité pour faire des mauvais coups ; il se dit qu’on le prendra en pitié, quand même il ferait des choses pendables. C’est méchant, c’est voleur, c’est…

— C’est assez, Espérance !

— C’est bon ! C’est bon ! Je me tais. Mais, respect que j’vous dois, M. l’Curé…

— Dites-moi d’abord, Espérance, ce qu’a fait Martin, pour que vous le maltraitiez ainsi ?

— C’est un voleur que Martin, M. l’Curé ; un vrai ! Il boit votre vin de messe ; il vole votre dessert du diner ; il…

— Pauvre enfant ! fit le curé, en posant sa main sur l’épaule du bossu. Sans doute, il est privé chez lui. La vieille Prudence…

— Ah ! Ne croyez pas ça, M. l’Curé ! Prudence, la « sorcière », a plus d’argent que vous et moi, interrompit la ménagère. Non, ça n’est pas privé chez lui, c’bossu ; ça vole, parce que c’est plein de mauvais instincts. C’est de la vraie vermine, c’boscot, et, respect que j’vous dois, M. l’Curé, je mettrais ça à la porte du presbytère, à votre place, et plus vite que ça !

Tout de même, le bon curé continua à donner des leçons à Martin Corbot, pendant trois ans encore, puis, la vieille Prudence étant morte, l’boscot jugea à propos d’interrompre ses études. Dans tous les cas, il cessa de se rendre au presbytère, au grand soulagement d’Espérance ; peut-être aussi au soulagement du curé. Mais ce dernier était trop charitable pour s’avouer, même à lui-même, qu’il avait trouvée très ardue, presqu’impossible, la tâche d’instruire, d’éduquer surtout l’boscot.

Plusieurs années s’écoulèrent. Martin Corbot, réfugié dans la maison de la vieille Prudence, vivait seul, sans amis.

Ça n’avait jamais pu garder même un chien, ce bossu ; il avait essayé d’en garder ; mais, comme il maltraitait les animaux, comme il maltraitait les enfants qui avaient le malheur de l’offenser, nul chien ne voulait rester avec lui ; aussitôt qu’il en avait la chance, il se sauvait et allait se réfugier ailleurs.

Un jour, un magnifique lévrier, que Martin Corbot s’était procuré… on ne savait trop comment ni où, avait trouvé le moyen de s’enfuir de chez son maître, et il était allé se réfugier chez Arcade Carlin.

— Tiens ! Vois donc, Diane ! s’était écrié Arcade, en s’adressant à sa femme. C’est le chien de Martin Corbot.

— La pauvre bête ! avait dit Diane, en caressant le lévrier. Sans doute, l’boscot a dû le maltraiter, et le chien a trouvé le moyen de se sauver. Qu’allons-nous en faire, Arcade ?

— Le garder, si possibilité il y a. Tiens ! Voilà l’boscot ! Il cherche son chien ; il a dû le voir entrer ici.

Le lévrier, en entendant le pas de son maître, se mit à trembler, puis il alla se coucher sous la table, aux pieds de Diane, comme s’il eût voulu demander à la jeune femme de le protéger.

— Mon chien est ici ? demanda l’boscot, entrant, sans cérémonie, dans la cuisine des Carlin.

Au son de cette voix, Magdalena, âgée de deux ans alors, se mit à pleurer, et le lévrier se mit à hurler lamentablement.

— Oui, votre chien est ici, Martin Corbot, répondit Arcade Carlin. Et puis, après ?

— Après ? répéta le bossu. Après, il me le faut mon chien, entendez-vous ! Viens ici, toi ! ajouta-t-il, en s’adressant au lévrier. Viens, que je t’administre la meilleure volée de ta vie, pour t’apprendre à te sauver !

— Écoutez, Corbot, fit Arcade, vous n’avez pas le droit de maltraiter les bêtes, comme vous le faites. Quant à ce chien, nous allons le garder ici et je vous défie bien de venir le chercher.

L’boscot injuria Arcade Carlin ; il blasphéma ; il se mit en colère ; mais enfin il abandonna le lévrier aux Carlin, moyennant la somme de deux dollars, somme dont ces gens pouvaient mal disposer, car ils n’étaient pas riches, certes.

Après cet incident, l’boscot n’essaya plus de garder de chiens ; c’était parfaitement inutile d’ailleurs. Martin Corbot était un de ces très rares individus : un monstre, auquel même un chien ne saurait s’attacher.

— C’est la plaie du village que l’boscot, avait dit quelqu’un, un jour. Ça ne fait pas autre chose, d’un jour de l’an à l’autre, que de se mêler des affaires d’autrui. Oui, Martin Corbot est la plaie de ce village !

Enfin, le bossu fut nommé maître de poste, et tous s’en réjouirent ; il aurait moins de temps à sa disposition pour s’occuper des affaires de son prochain maintenant. On croyait cela… Comme on se trompait !