Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/01/08

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Éditions Édouard Garand (p. 16-18).

VIII

« AU NOM DE LA LOI… »

Lorsqu’Arcade Carlin revint de son évanouissement, il ne comprit pas, tout d’abord, ce qui lui était arrivé. Il se vit, couché sur le plancher, entre un comptoir et le mur ; voilà tout. Cependant, il revint, presqu’aussitôt, à la connaissance des choses qui l’entourait, et vite il se leva.

— Ah ! Je me souviens maintenant ! se dit-il. J’ai, stupidement, perdu connaissance… Mais, à propos de quoi ?… Oui ! Oui ! Nous parlions du meurtre de Baptiste Dubien et du vol des trois mille dollars… J’ai été comme saisi de panique, à l’énonciation de cette somme d’argent ; tout est devenu noir et j’ai cru que j’allais mourir… puis… je ne me souviens plus de rien après cela…

Il passa rapidement et à plusieurs reprises, sa main sur son front, où perlait encore une transpiration froide comme de la glace. Il regarda autour de lui et constata une chose qui l’étonna beaucoup ; il était seul, dans le magasin… Avait-il été longtemps évanoui ?… Jetant les yeux sur l’horloge, il vit qu’il passait à peine neuf heures.

Mais, où était les trois hommes avec qui il venait de causer ?… Ils l’avaient donc abandonné, alors qu’il était sans connaissance ?… Était-ce croyable ?… Laisser seul, quelqu’un qui s’est évanoui ?… Ne pas lui prodiguer des soins ?… Le laisser revenir comme il le pourrait de son évanouissement, ou n’en pas revenir du tout ?… Ce n’était pas humain cela ! Pourtant, ces hommes qu’il y avait, au magasin, tout à l’heure, Arcade les connaissait, tous trois ; ils avaient la réputation d’être de braves et honnêtes gens… Pourquoi l’avaient-ils abandonné ?… Il ne comprenait pas, et vraiment, il ne se sentait pas la force d’essayer à déchiffrer des énigmes, pour le moment. Sa faiblesse était si grande que ses jambes ployaient sous lui, et ses mains étaient agitées d’un tremblement qu’aucun effort de sa volonté n’eut pu arrêter.

Le souvenir de ce qui avait été cause de son évanouissement lui revint ; en même temps, lui revint la résolution de se rendre chez lui, sans retard, y chercher la lettre de Mme Richepin, ainsi que les trois mille dollars qu’elle lui avait envoyés, et de déposer le tout dans le coffre-fort du magasin.

Arcade se préparait donc à partir, lorsqu’entrèrent plusieurs pratiques, hommes et femmes. Et ce ne fut que le commencement ; tout l’avant-midi, presque tout le village défila dans le magasin, et ce qu’il y avait de plus fâchant, c’était que ces gens n’achetaient rien, ou presque rien. Ils semblaient n’être venus là que par simple curiosité ou passe-temps, et Arcade se demanda, plus d’une fois, ce qui pouvait attirer. Ils ne faisaient que chuchotter entr’eux ; mais, comme pour se donner une contenance, les hommes se faisaient montrer des cols, des mouchoirs ; les femmes, du fil, des aiguilles, du ruban ou de la dentelle… qu’elles se gardaient bien d’acheter par exemple. Et toujours ce chuchottement, qui finit par énerver Arcade, à un tel point, qu’il se surprit à répondre fort sèchement à ceux qui lui adressaient la parole.

Désapointé de ne pouvoir quitter le magasin, quand c’était si important pour lui de se rendre chez lui immédiatement, Arcade sentait devenir plus incontrôlable, à chaque instant, ce tremblement de mains, qui paraissait lui être resté, depuis son évanouissement. Il laissa choir sur le comptoir, ou sur le plancher, plusieurs pièces de marchandises, et le bruit que produisaient ces pièces, en tombant, lui faisait faire des sauts vraiment ridicules, tant son énervement était grand. Cet énervement, ce tremblement de ses mains, ses maladresses, suscitaient les commentaires des pratiques, c’était évident. Quand donc ce flot humain cesserait-il d’envahir le magasin ?… Quand donc serait-il libre de s’en aller chez lui ?…

Enfin, vers les onze heures et demie, le magasin se vida, et Arcade eut un soupir de soulagement. S’adressant alors au garçon qui livrait les marchandises, dans le village, et qui, parfois, servait les pratiques, il dit :

— François, je vais te laisser le magasin en soin. Je suis obligé d’aller chez moi.

— Vous êtes malade, M. Carlin ? demanda le garçon. Vous êtes certainement bien changé.

— Je… Je ne me sens pas très bien… balbutia Arcade. Mais je serai de retour dans une heure, à peu près.

— C’est bien, M. Carlin, répondit François. Ne vous inquiétez de rien ; j’aurai l’œil au magasin… et le bon !

— Merci, François… Si M. Lemil revient, avant mon retour, dis-lui… dis-lui… que j’ai été obligé de retourner chez moi. Au revoir, mon garçon !

— Au revoir, M. Carlin !

Arcade partit pour sa maison. Retrouverait-il tout à l’ordre, en arrivant l’argent était-il en sûreté, dans la petite cassette, cachée sous une pile de linge ?… Oh ! Si quelqu’un était entré chez lui, durant son absence et lui avait volé ses trois mille dollars ! Quelle catastrophe !

Cette pensée lui fit hâter le pas ; de fait, il se mit à marcher si vite que cela attira l’attention de plus d’un. D’ailleurs, si Arcade eut pris la peine d’observer ce qui se passait autour de lui, il se fut aperçu que tous ceux qui le regardaient passer, l’indiquaient du doigt et chuchottaient entr’eux.

En passant devant l’école, la pensée de Magdalena se présenta si clairement à l’esprit de son père qu’il se mit à courir, tant il lui tardait de constater qu’il n’était rien arrivé à sa petite fortune ; car, si l’argent lui avait été volé, adieu aux beaux rêves qu’il avait faits pour son enfant, et Magdalena en serait tellement peinée, qu’elle en ferait assurément une maladie.

S’apercevant soudain qu’il courait, et qu’on l’observait curieusement, Arcade se remit à marcher posément. Mais, tout, à coup, il eut une sensation désagréable et étrange : celle d’être suivi.

Voulant en avoir le cœur net, il s’arrêta, puis, faisant volte-face, il aperçut deux hommes, des étrangers au village, et habillés à la dernière mode, qui le suivaient… Mais, le suivaient-ils vraiment ?… Ce n’était qu’une supposition de sa part, en fin de compte, car les étrangers causaient ensemble et ne paraissaient pas s’occuper de lui.

Afin de s’assurer si ses suppositions étaient correctes, Arcade enfila une petite rue (une sorte de ruelle plutôt), puis, ayant marché pendant quelques instants, il se retourna et regarda ce qui se passait derrière lui : oui les hommes étaient là ; ils le suivaient… Pourquoi ?… C’étaient des voleurs peut-être ?… Les vols, au grand jour, étaient choses rares cependant !

— Il faut que je m’assure si ces hommes me suivent, se dit-il. Je vais me diriger vers la maison. Allons !

Ayant fait les détours, il se livra au même jeu que précédemment. Mais les deux hommes avaient disparu.

— Je me serai trompé, se dit Arcade. Je suis nerveux à un tel point, depuis que j’ai appris la nouvelle du meurtre de Baptiste Dubien et le vol de ces trois mille dollars !… Trois mille dollars !… reprit-il. Quelle singulière coïncidence !

Après s’être, encore une fois, assuré qu’il n’était pas suivi, Arcade pénétra dans sa maison. Tout paraissait à l’ordre.

Se dirigeant à la hâte vers sa chambre à coucher, qui ouvrait sur la salle d’entrée, près de la cuisine, il s’empressa d’ouvrir le tiroir de son bureau de toilette afin de s’assurer que la cassette était bien là où il l’avait laissée…

Oui, la cassette était bien là où il l’avait mise, Dieu merci ! L’ouvrant, à l’aide d’une petite clef, il vit qu’elle contenait encore les trois billets de banque américains de $1000.00 chacun.

Déposant la cassette et son contenu sur le bureau, Arcade se mit à chercher la lettre de sa marraine ; mais bientôt, il devint évident qu’elle n’était pas dans la chambre à coucher. Il se rendit donc dans la salle et là aussi, il fit de minutieuses mais vaines recherches.

Dans la cuisine maintenant ! Il se souvint, tout à coup, qu’il avait lu la lettre de Mme Richepin, dans la cuisine, alors que Magdalena était à préparer le souper… Mais, la lettre fut introuvable… et introuvée…

Soudain, les yeux d’Arcade Carlin tombèrent sur la boîte à bois ; la lettre était peut-être tombée dedans… Hélas ! La boîte était vide ! Il l’avait vidée lui-même, il s’en souvenait à présent, ce matin-là !… Craignant d’arriver en retard au magasin, il avait jeté tout le contenu de la boîte dans le poêle, puis y ayant ajouté du bois sec, il y avait mis le feu…

— Grand Dieu ! s’exclama-t-il. J’ai brûlé la lettre de Mme Richepin ; la seule preuve que je possédais que ces trois mille dollars me venaient d’elle, qu’elle me les avait envoyés, dans une lettre non-enrégistrée, de la Nouvelle Orléans !… Que faire ? Que devenir ?…

Une sueur d’angoisse pointa à son front. Il tomba assis sur une des chaises de la cuisine et, les deux coudes appuyés sur la table, il se mit à sangloter tout haut, tout d’abord, puis il se livra à d’amères réflexions… Dans quelle affreux embarras le mettait la disparition de la lettre de sa marraine ! Quelles preuves avait-il maintenant que ces trois mille dollars lui venait de Mme Richepin ?… Ah ! si cette dame avait donc, pour une fois, agi comme la généralité des gens ; si elle lui eut envoyé cet argent dans une lettre enrégistrée !… Une lettre enrégistrée laisse des traces, et aujourd’hui Arcade ne serait pas dans une situation aussi précaire… Car, il pouvait pas se le cacher à lui-même, il était dans un affreux pétrin ; un pétrin dont il sortirait très difficilement…

Il n’était plus question maintenant de déposer ces trois mille dollars dans le coffre-fort de Jacques Lemil… Au contraire ! Cet argent, il fallait le cacher… là où personne ne pourrait le trouver… et cet argent devrait rester dans sa cachette, tant que le voleur des trois mille dollars de Baptiste Dubien n’aurait pas été découvert…

Mais, où cacher l’argent ? Où ?

Ah !… Arcade venait de découvrir une cachette sûre : dans la cave, sous une des pierres. plates qui recouvraient le sol… Oui, il soulèverait une de ces pierres, au moyen d’un levier, puis il creuserait un trou de quatre ou cinq pieds dans la terre. Dans ce trou, il déposerait la cassette, qu’il recouvrirait de terre et sur laquelle il remettrait la pierre.

Courant dans sa chambre à coucher, Arcade se saisit de la cassette. Revenant dans la cuisine ensuite, il souleva une trappe, découvrant ainsi un escalier étroit et obscur.

À ce moment, il crut entendre un léger bruit dans la salle d’entrée, et soudain, il se rappela n’avoir pas fermé la porte à clef, en entrant dans sa maison, tout à l’heure.

Arcade s’avança, sur la pointe des pieds, et jeta un regard dans la salle, mais il ne vit rien. Hâtivement, alors, il ferma à clef la porte d’entrée et retourna à la cuisine.

Dans la cave, il trouverait, il le savait, une pelle, une pioche et un levier. Il descendit donc l’escalier étroit et obscur, et, comme il venait de se convaincre qu’il était bien seul dans sa maison, il ne prit pas la peine de fermer la trappe derrière lui.

Arcade se mit à l’œuvre, et bientôt, un trou de cinq pieds de profondeur était creusé. S’emparant ensuite de la cassette, il se disposait à la déposer dans le trou qu’il venait de creuser, lorsqu’il eut l’idée de s’assurer si elle contenait vraiment les trois mille dollars. Ce serait si bête d’enterrer la cassette, sans être absolument certain qu’elle contenait les trois billets de banque, de mille dollars chacun !

Oui, tout l’argent y était ! Arcade compta, deux fois de suite, les billets de banque, et il allait les remettre dans la cassette, quand ils lui furent arrachés des doigts…

Une main se posa, en même temps, sur son épaule… puis, une voix qui, aux oreilles d’Arcade Carlin, semblaient passer par mille trompettes, dit :

— Arcade Carlin, au nom de la loi, je vous arrête !