Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/02/08

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Éditions Édouard Garand (p. 33-34).

VIII

LA MYSTÉRIEUSE RÉSIDENCE

— Mon oncle, dit Magdalena, aussitôt qu’elle arriva, toute essoufflée, auprès de son père adoptif, j’ai fait une découverte, une grande découverte !

— Oui ? Qu’as-tu donc découvert, cher enfant ?

— Ce n’est pas pour rien que j’ai entrepris d’escalader ce rocher, ce matin, je vous l’assure ! J’étais presque certaine de découvrir autre chose que des rochers, de l’autre côté… Je ne m’étais pas trompé.

— Eh ! bien, Théo ?

— Vous vous souvenez peut-être, mon oncle, d’un jour où nous étions en chaloupe, en route pour le Portage, et que nous avions remarqué la forme particulière des rochers ? À un certain endroit surtout, ces rochers affectaient les contours d’un véritable château…

— Oui, je me souviens, répondit Zenon. Mais je me souviens aussi t’avoir conseillé de te défier de ton imagination, ajouta-t-il en riant, car je te sais porté à avoir certaines illusions d’optiques qui…

— Cette fois, cependant, je ne m’étais pas trompée, annonça Magdalena. Ce que nous avions pris pour un simple entassement de rochers, c’était une résidence, un vrai château !

— Allons donc !

— Ne m’avez-vous pas dit que nous étions les seuls habitants de la Pointe Saint-André, oncle Zenon ?

— Bien sûr que je te l’ai dit !

— Alors, vous vous êtes trompé, car, par delà cet immense rocher que je viens d’escalader, il y en a un autre, beaucoup plus haut, plus imposant… et il sert, ce rocher, de mur principal à un véritable château…

— Illusion d’optique… murmura Zenon, en haussant légèrement les épaules.

— Illusion d’optique, dites-vous, mon oncle ?… Non, je vous le certifie ! Le château en question est habité…

— Par des hiboux probablement…

— Vous êtes dans l’erreur, cher oncle, assura Magdalena. J’ai vu quelqu’un, un homme, un jardinier sans doute, travailler la terre, autour de ce château… Nous avons des voisins ; voilà !

— Mais, mon pauvre enfant, s’il y avait là une résidence, nous l’apercevrions, tu le penses bien, quand nous passons en chaloupe.

— Je ne le crois pas… Devant la maison, qui doit être immense et construite toute en pierre, ce qui fait qu’elle peut être confondue facilement avec les rochers qui l’entourent, devant la maison, dis-je, est une vraie forêt de sapins, à travers laquelle il est impossible, je crois, d’apercevoir la maison, à moins d’y faire bien attention. Je vous assure, mon oncle, qu’il y a une sorte de château, de l’autre côté du rocher que je viens d’escalader ; un château habité, car j’ai vu de la fumée s’échapper de l’une de ses énormes cheminées de pierre.

— Ainsi, comme tu le disais tout à l’heure, Théo, nous avons des voisins ?

— Oui, nous avons des voisins… J’ai cru aussi apercevoir une petite baie, dans laquelle était un yacht à vapeur.

— Il est étrange que des gens de Saint-André ne nous aient pas dit qu’il y avait d’autres personnes que nous installées en cet endroit, ne trouves-tu pas ? demanda Zenon. Tu dois te souvenir qu’ils m’ont affirmé que nous étions les seuls habitants de la pointe.

— Peut-être que les gens de Saint-André ne savent seulement pas qu’il y a une résidence, répondit Magdalena. Le rocher si imposant qui sert de mur principal à ce… château, tourne le dos au village et il cache complètement le reste de la construction. Si les gens qui habitent cette mystérieuse demeure, ce château mystérieux…

— Mystérieux ?…

— Mais, sans doute ! rit Magdalena. Il est évident que ce ne sont pas des gens ordinaires qui demeurent là ! Encore une fois, l’énorme rocher cache complètement cette résidence qui, je le répète, tourne le dos au village de Saint-André et qui, tout comme La Hutte, a vue sur le fleuve.

— Sans vouloir nous mêler de ce qui ne nous concerne pas, Théo, fit Zenon nous essayerons de discerner ton château, lorsque nous irons au Portage, demain avant-midi. Ce que je vais rire, si tu t’es trompé ! ajouta-t-il, riant d’avance.

— C’est bon, mon oncle, je vous donne la permission de rire… si je me suis trompée, répondit Magdalena en souriant.

— Dans tous les cas, si tu ne t’es pas trompée ; si véritablement quelqu’un a élu domicile au pied de ce rocher que tu dis être énorme, c’est qu’ils désirent vivre dans un complet isolement et… ce n’est pas nous qui allons les déranger ou nous mêler de leurs affaires !

— Bien sûr que non, oncle Zenon ! Tout de même, je serais curieuse de savoir qui habite là… Peut-être y a-t-il toute une famille… des jeunes filles, avec qui je pourrais sympathiser…

— Ou quelque jeune garçon de ton âge, Théo, rappela Zenon, en accentuant ses paroles.

— C’est vrai… J’oubliais… fit-elle, en riant. Les jeunes filles du « château mystérieux » ne sauraient fraterniser avec Théo, pêcheur et batelier. Ha ha ha !

— Mon enfant, dit Zenon, tu ne regrettes pas, parfois, d’avoir revêtu le costume masculin ?

— Je ne l’ai pas encore regretté, croyez-le. C’est infiniment commode ce costume à cause de la vie mi-sauvage que nous menons ici.

— J’espère que tu ne le regretteras jamais, Théo !

— Jamais ! Pourquoi le regretterais-je ?

— Ah ! Qui sait ? murmura Zenon.

Le lendemain matin, à sept heures, ils partaient, tous deux, en chaloupe, pour le Portage ; ils allaient livrer à l’hôtel le poisson promis. Le temps était admirable.

Ils passèrent devant le rocher que Magdalena avait escaladé la veille, puis ils arrivèrent à proximité du second rocher ; celui qui, d’après la jeune fille, servait de mur principal au « château mystérieux ».

— Voici le rocher dont je vous ai parlé, mon oncle !

— Oui… Mais je ne vois rien… rien… que des rochers et des sapins.

— Ces sapins cachent la plus belle résidence qu’on puisse imaginer, j’en suis certaine, répondit-elle.

— Et ils la cachent si bien, Théo, qu’on ne la voit pas du tout, rit Zenon.

— C’est singulier… balbutia Magdalena.

C’est en vain qu’ils essayèrent de distinguer autre chose que du roc et des sapins ; s’il y avait là une résidence, peu de gens devaient s’en douter.

Ayant dépassé le rocher, Magdalena et son compagnon se retournèrent, d’un commun accord, puis Zenon approcha sa chaloupe du rivage et examina les alentours avec attention. Aussitôt, une exclamation de surprise lui échappa.

De l’endroit où ils se trouvaient maintenant, ils apercevaient distinctement le « château mystérieux », avec ses larges cheminées, ses deux grosses tours, sa porte-cochère, puis son terrain, à fond de pierre, soigneusement entretenu.

Du côté ouest de la maison était une petite baie, dont les eaux tranquilles miroitaient au soleil matinal ; dans cette baie naturelle était ancré un coquet yacht à vapeur, dont on apercevait la charpente blanche, les cuivres polis, les banquettes recouvertes de velours bleu. De grands sapins cachaient entièrement la baie.

N’accusons pas nos amis d’indiscrétion ; ils étaient seulement curieux de constater, par eux mêmes, si vraiment d’autres qu’eux habitaient la Pointe Saint-André dont, à venir jusqu’à la veille, ils s’étaient cru les seuls habitants.

Dans le « château mystérieux » pour parler comme Magdalena, tous devaient dormir encore. Mais, qui demeurait là ?… Quelqu’hermite, sans doute… D’ailleurs, à quoi bon le savoir ? De La Hutte au « château mystérieux », la distance était grande, si grande que ni Zenon Lassève ni son « neveu » ne frayeraient jamais avec ces gens ; les châtelains ne s’associent pas aux pêcheurs et bateliers généralement, n’est-ce pas ?

Zenon donna quelques coups d’avirons et La Mouette quitta les environs de l’intrigante demeure.

Lorsqu’ils revinrent du Portage, et qu’ils passèrent, de nouveau à proximité du rocher, ils ne purent s’empêcher de s’approcher encore une fois du rivage et de jeter un coup d’œil sur la mystérieuse résidence. Une blanche fumée s’échappait de l’une de ses cheminées. Ils virent aussi une femme ou jeune fille portant le costume de domestique ; elle arrosait des fleurs contenues dans de larges vases en pierre qui étaient placés de chaque côté des marches en pierre, aussi conduisant à la maison.

Mais craignant d’être vus, Zenon s’éloigna vite du rivage, et bientôt, lui et sa compagne étaient de retour à leur modeste hutte.