Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/04

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Éditions Édouard Garand (p. 46-48).

IV

LE BAL ET SES INCIDENTS

Il était quatre heures de l’après-midi, lorsqu’on partit pour le Portage. Le temps étant idéal, la promenade en voiture, ce fut un véritable rêve pour Magdalena et Zenon.

À l’hôtel, deux chambres confortables furent mises à la disposition de nos amis. L’hôtelier pouvait disposer facilement de ces pièces, vu que, déjà, plusieurs de ses pensionnaires de l’été étaient retournés dans leurs quartiers d’hiver.

À huit heures, le bal commença. C’était au temps des danses simples, peu compliquées, très-correctes, telles que le lancier, le quadrille ; voire même, parfois, le menuet-valse.

C’est un lancier qui ouvrit le bal, ce soir-là, à l’hôtel du Portage, et il fut suivi de bien d’autres. En face du piano était un grand miroir, et la jeune musicienne pouvait ainsi suivre les évolutions des danseurs, ce qui l’intéressait et l’empêchait, en quelque sorte, de sentir sa fatigue. Car quoiqu’elle aimât la musique à la folie, elle avait les doigts bien fatigués, lorsque, vers les neuf heures et demie, on résolut de se reposer. Un petit programme vocal et instrumental fut alors exécuté, programme auquel Magdalena dut contribuer sa part en jouant deux morceaux de mandoline, avec Hélène Guérin au piano, comme accompagnatrice. Elle dut chanter aussi, tout en s’accompagnant sur son instrument. Si le succès, les applaudissements font oublier les fatigues, reposent, en un mot, elle dut se considérer tout à fait reposée, car elle fut très-applaudie.

Le programme vocal et instrumental ayant prie fin, un quadrille se forma et la danse reprit de plus belle.

Soudain, Magdalena sentit ses doigts se raidir sur les notes du piano, et elle constata qu’elle venait de manquer à la mesure… C’est que, grâce au miroir qui lui faisait face, elle venait d’apercevoir, dans l’encadrement de la porte du salon, une figure qu’elle connaissait… ou, du moins, qu’elle n’avait pas oubliée… qu’elle n’oublierait probablement jamais… Cette taille bien découpée ; cette chevelure blonde ; ces yeux bleus très foncés ; cette moustache dorée… C’était Claude de L’Aigle ! Avait-il reconnu le petit musicien ? Elle le crut, tout d’abord ; mais elle n’en était pas certaine.

Une certaine excitation régna aussitôt, dans le salon, à l’apparition de M. de L’Aigle. Puis il y eut des exclamations de surprise et de bienvenue, des chuchotements, et le quadrille commencé resta inachevé.

M. de L’Aigle ! Quelle surprise ! fit une voix de femme.

— Que c’est aimable à vous de vous être rendu à notre invitation ! s’écria Hélène Guérin.

— J’ai trouvé votre invitation, à mon hôtel, cet après-midi, Mlle Guérin, répondit la voix de Claude, et rien que le son de cette voix donna à Magdalena une grande envie de pleurer, sans qu’elle comprît pourquoi.

— Et vous avez été tenté de l’accepter, notre invitation, n’est-ce pas, M. de L’Aigle ? demanda Hélène.

— Je n’ai pu résister à la tentation, comme vous voyez, répliqua Claude en s’inclinant devant la jeune fille.

Magdalena ne se retourna pas sur son siège ; elle regardait fixement dans le miroir, voilà tout. M. de L’Aigle, se disait-elle, avait dû reconnaître le petit pêcheur Théo, celui dont il avait sauvé la vie, il n’y avait pas si longtemps, celui qu’il avait recueilli, avec son oncle, à bord de son yacht L’Aiglon. Cependant… Deux fois, leurs yeux, à tous deux, s’étaient rencontrés, dans la glace ; malgré elle, quoiqu’elle essayât de s’en empêcher, elle avait rougi timidement, chaque fois.

Mais un autre quadrille se formait et Claude de L’Aigle allait le danser avec Hélène Guérin.

Ce quadrille parut interminable à Magdalena. Dans le miroir, elle voyait Claude causer et rire avec sa compagne. Souvent même, il se penchait sur Hélène, comme pour entendre mieux ce qu’elle lui disait, et alors, ô ciel ! comme Magdalena se sentait triste tout à coup ! Que la vie lui paraissait terne, inutile, vide ! Pour la première fois, depuis qu’elle était à la Pointe Saint-André, notre héroïne envia le sort des jeunes fille plus fortunées qu’elle ; de celles qui n’étaient pas dans l’obligation de se déguiser sous des vêtements masculins. Elle se disait que, si elle eut été vêtue comme c’était son droit… son devoir peut-être de l’être, M. de L’Aigle se serait cru obligé, en quelque sorte, par simple courtoisie, de venir la saluer, de lui adresser la parole, s’informer de sa santé et lui dire quelqu’aimable chose… Mais au petit pêcheur à la ligne, au simple batelier, au musicien, payé pour faire danser, qu’aurait bien pu dire l’aristocratique M. de L’Aigle ?… Zenon Lassève avait-il eu le pressentiment de ce qui se passerait, ce soir, dans le salon de l’hôtel, lorsqu’il avait demandé à « Théo », un jour, s’il ne regretterait jamais d’avoir endossé l’habit masculin ?…

Le cœur lui faisait bien mal à ce moment, la pauvre enfant… Allait-elle pleurer, là, dans ce salon, devant M. de L’Aigle, devant tout ce monde ?… Non ! Non ! Il ne fallait pas !

Mais, ce fut incontrôlable ; bientôt, des larmes s’échappèrent de ses yeux et vinrent tomber sur le clavier du piano… Heureusement, personne ne faisait attention à elle… Personne ne prenait la peine de l’observer… Personne ?… Ses yeux venaient de rencontrer ceux de Claude… Avait-elle réellement vu de la sympathie dans son regard ?… Un moment, elle le crut ; mais il se penchait de nouveau sur Hélène, dont la conversation paraissait l’intéresser au plus haut point.

Enfin, le quadrille prit fin. Ce serait bientôt l’heure du goûter ; en attendant, on se mit à causer. Magdalena, tout en feuilletant de la musique, prêtait l’oreille à ce qui se disait.

— Ainsi, Mme Mance, disait Claude de L’Aigle, en s’adressant à la tante d’Hélène, vous vous proposez de quitter ces parages lundi ?

— Il le faut, hélas ! répondit l’interpellée.

— Le Portage se dépeuple, lentement, mais sûrement, reprit Claude. Déjà, presque tous les fournils sont fermés…

— Savez-vous, M. de L’Aigle, dit Hélène, en riant, je ne comprends pas très bien pourquoi on appelle ces petites cabanes à côté des maisons de ce village ; des fournils ? Si l’on consulte son Larousse, on y lit que fournil est « un lieu où est le four et où l’on pétrit la pâte ». Or……

— Il serait difficile, je crois, de trouver la véritable signification du mot, en ce qui concerne ces petites cabanes à côté des grandes maisons ; probablement que jadis, elles servaient véritablement de lieu où l’on pétrissait et faisait cuire la pâte… Aujourd’hui, les fournils servent de demeure aux habitants du Portage, durant l’été. Ils louent, à un joli prix, leur demeure, durant la belle saison, et se retirent dans leurs fournils. L’automne venu, ils ont un bon magot mis de côté, pour leurs dépenses de l’hiver, expliqua Claude à la jeune fille.

— Si vous saviez comme il m’en coûte de retourner à la ville, M. de L’Aigle ! fit Mme Mance. Depuis que je suis ici, je me suis débarrassée complètement de ces maux de tête qui me font tant souffrir.

— C’est un lieu de santé que le Portage et ses environs, dit une autre dame. Il y a rarement de funérailles par ici, dit-on.

— Il y en a eu, des funérailles, ce matin même, à Saint-André, non loin d’ici cependant, répliqua, en souriant, Mme Mance.

— Ah ! oui ! Cette Mme Rocques ! dit une autre personne présente. Elle est décédée subitement, paraît-il, et c’est assez tragique.

— Tragique ? Pourquoi ? demandèrent plusieurs personnes.

— N’est-ce pas toujours tragique une mort subite ? fit Mme Mance. Et puis cette pauvre femme est morte d’avoir appris soudainement que le meurtrier de son fils allait expier son crime sur l’échafaud, dans quelques jours.

— Ah ! Bah ! s’écria l’un des hommes présents. Il me semble que Mme Rocques aurait dû se réjouir plutôt, à cette nouvelle.

— Oh ! Shocking ! Shocking ! s’exclama l’une de nos connaissances, Miss Grant. Vous parlez étrange, very étrange, Monsieur ! Moi, you know, je faire circuler un pétition, for abolir le peine de mort.

— Vraiment ? fit l’interpellé. Eh ! bien, Miss Grant, chacun de nous a droit à ses idées ; moi, je trouve que celui qui a assassiné son prochain a mérité la mort ; voilà !

— Oh ! Shocking ! Shocking ! répéta la vieille demoiselle en se couvrant le visage de ses deux mains.

— Je la signerai votre pétition, moi, Miss Grant ! fit Mme Mance. S’il y a une chose horrible, atroce, c’est la pendaison !

— Mieux vaut l’échafaud que la guillotine cependant, dit Hélène Guérin. J’ai vu une gravure, il y a quelque temps…

— Vous ne signeriez pas la pétition de Miss Grant, Mlle Guérin ? demanda l’une des dames présentes.

— Au contraire, je la signerais… Vous n’aurez qu’à me présenter votre pétition, Miss Grant, ajouta-t-elle ; je vous donnerai ma signature.

— Merci, Helen, my dear ! répondit Miss Grant.

— Mon oncle n’est pas pour cela, lui… pour l’abolition de la peine de mort, je veux dire, reprit Hélène, en souriant à M. Mance.

— Non Hélène, je ne suis pas pour l’abolition de la peine de mort, tu l’as deviné, et moi aussi, je trouve que celui qui a tué mérite de mourir.

— Qu’en pense M. de L’Aigle ? questionna Hélène, en s’adressant à Claude, que cette conversation paraissait beaucoup ennuyer, ou déplaire.

— Ma foi, je n’en pense trop rien…

— Oh ! Sûrement, M. de L’Aigle, s’écria l’impulsive Hélène, vous êtes contre la peine de mort, j’en suis certaine !

Claude haussa les épaules, puis il répondit :

— Je le répète, je ne sais trop… Mais, Mlle Guérin, je crois fermement que si la peine de mort était abolie, il ne ferait pas bon pour aucun de nous de nous promener, après le soleil couché, sans être armé jusqu’aux dents. Les gens aux instincts meurtriers (et ils sont moins rares qu’on serait porté à le croire, parait-il) auraient beau jeu de nous assommer, et ils ne se gêneraient plus, s’ils n’avaient la crainte d’expier leur crime sur l’échafaud.

— Vous pensez cela, M. de L’Aigle ?

— Vous m’avez demandé mon opinion sur le sujet, Mlle Guérin ; je viens de vous la donner, répondit-il en s’inclinant.

— Hein ! Vous voyez, Miss Grant, ce qui pourrait vous arriver, à vous comme à nous, si vous parveniez à faire adopter votre pétition, dit M. Mance moitié riant, car il aimait, pardessus tout, à taquiner les gens.

— Cela ne pas changer les idées à moi, pas du tout ! assura Miss Grant.

— D’après M. de L’Aigle, pourtant…

— Oh ! Je vous prie, M. Mance, n’attachez pas trop d’importance à ce que je viens de dire ! fit Claude. J’ai dit ce que j’en pense ; voilà tout. Je crois réellement que, vous et moi, M. Mance ; que nous ici ce soir ; que les habitants de ce pays ; que tous, nous sommes en quelque sorte protégés par l’ombre sinistre de l’échafaud.

— Brrrrr ! fit Hélène, en frissonnant. Quelle conversation, pour un soir de bal !

— Parlons d’autre chose, de grâce ! s’écria Mme Mance.

— Je me demande comment il se fait que nous ayons abordé un sujet aussi lugubre ? dit quelqu’un.

— C’était à propos de cette Mme Rocques… commença Hélène.

Mais voilà que l’hôtelier entrait dans le salon, suivi de ses domestiques les bras chargés de plateaux ; on allait servir des rafraîchissements.