Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/06

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Éditions Édouard Garand (p. 50-52).

VI

« THÉO, LE FLEURISTE »

Magdalena venait d’effacer d’un calendrier, que Séverin lui avait donné, la date du 11 septembre.

— Que les jours sont lents à passer ! murmura-t-elle. Encore dix-neuf jours, avant la fin de septembre ! Dix-neuf jours, avant de le revoir ! Viendra-t-il, ainsi qu’il l’a promis ?… Accompagnera-t-il ses domestiques, lorsqu’ils transporteront le piano de L’Aiglon ici ?… Ô ciel ! Que le temps va me paraître interminable, d’ici la fin du mois !

Elle était encore à l’âge heureux où le temps ne passe jamais assez vite. Il est vrai que, depuis le soir du bal, elle ne vivait que pour le moment où elle reverrait Claude de L’Aigle.

Il avait été question de Claude une fois, entre Magdalena et Zenon, le lendemain de leur retour du Portage.

— J’ai oublié de vous dire, mon oncle, que M. de L’Aigle était au bal, avant-hier soir.

— Oui ? Vraiment ? avait répondu Zenon. Alors, c’est Mlle Guérin qui a dû être contente !

— Pourquoi dites-vous cela, mon oncle ?

— Ne l’as-tu pas entendu dire, lorsqu’ils sont venus nous chercher ici, que M. de L’Aigle serait parfait, s’il se rendait plus souvent aux invitations qui lui étaient faites ?

— Ah ! oui, je me souviens… ils ont dansé ensemble, lui et elle…

— As-tu eu l’occasion de causer avec M. de L’Aigle, Théo ?

— Oui. Nous avons causé ensemble quelques instants.

Sans qu’elle en eût l’intention, elle induisait Zenon dans deux erreurs, par cette réponse qu’elle venait de lui faire ; la première, il crut que la conversation entre Claude et Magdalena avait eu lieu dans le salon, en la présence de tous ; la seconde, qu’ils n’avaient échangé que quelques paroles.

— Imaginez-vous, oncle Zenon, reprit la jeune fille, que M. de L’Aigle m’a demandé si nous lui rendrions un service…

— Un service ? Nous ! À M. de L’Aigle !

— Voilà précisément ce que je lui ai répondu, rit-elle.

— Eh ! bien, cher enfant, dit Zenon, si réellement nous pouvons lui rendre service, nous n’hésiterons certainement pas ; il nous en a rendu un fameux, lui, la fois qu’il nous a secourus !… Ce service, quel est-il ?

— Il m’a demandé si nous lui permettrions de faire transporter ici le piano de L’Aiglon, pour la saison d’hiver.

— Ah ! Bah ! s’exclama Zenon. Il ne s’agit pas…

— Je sais, mon oncle ! J’ai dit à M. de L’Aigle que ce service qu’il demandait de nous ne voilait qu’imparfaitement un acte de bonté de sa part…

— Et qu’a-t-il répondu à cela ?

— Il a ri, puis il a avoué franchement que c’était vrai ; mais il a ajouté que ce serait nous rendre mutuellement service que de lui permettre de faire transporter son piano ici.

— Et tu as accepté, n’est-ce pas ?

— Oui, j’ai accepté, en mon nom et au vôtre. Ai-je eu tort, mon oncle ?

— Mais non, Théo… Seulement, l’automne prochain, si l’été est aussi productif qu’il a été cette année, je t’achèterai un piano, et un beau ! En attendant, celui de L’Aiglon te distraira.

Si Magdalena n’eut été continuellement occupée, elle se fut ennuyée ferme ; elle se fut livrée à la tristesse et cela eut produit une catastrophe. Lorsqu’elle se sentait envahie par le spleen, elle ne manquait jamais de se dire que si elle et son père adoptif vivaient dans l’isolement, sur la Pointe Saint-André, c’était parcequ’elle l’avait voulu. Prise d’un irrésistible besoin de se dérober aux yeux de ceux qui l’avaient connue jadis, après sa… résurrection, elle avait jeté son dévolu sur cette masse de rochers, sur cette pointe où peu de gens venaient. Et aujourd’hui, elle serait triste, maussade ?… Ce serait prouver sa reconnaissance envers celui qui l’aimait comme un père, d’une singulière façon vraiment !

D’ailleurs, elle devait avoir bientôt un surcroit d’occupations, d’occupations agréables aussi, et cela, grâce à ce bon Séverin Rocques.

Un matin, il arriva à La Hutte ; c’était sa première visite, depuis le décès de sa mère.

— Ah ! Séverin ! s’écria Zenon Lassève, qui selon son habitude était à travailler à la construction de ses bâtiments.

— Je reviens, M. Lassève ! répondit Séverin, en se dirigeant vers la maison. J’ai affaire à Théo d’abord.

— Théo est là. Entrez tout droit, Séverin.

— Ô Séverin ! fit Magdalena, accourant au-devant de son visiteur. Quel plaisir de vous voir !

— Je suis venu de bonne heure, n’est-ce pas, Théo ? Et, plus que cela, j’ai l’intention de passer la journée ici et de ne retourner que tard cet après-midi… si vous voulez me garder, j’entends.

— Plus vous serez de temps avec nous, plus nous serons contents ; de cela vous ne sauriez douter, Séverin, répondit la jeune fille.

— Je te dirai bien, mon garçon, reprit Séverin, que j’ai spécialement affaire à toi. Voici : tu sais, la belle, belle croix de fleurs cirées que tu avais faite, lors du décès de ma mère ?… Eh ! bien, je l’ai mise sous un globe, que j’ai fait venir de la ville de Québec, car je veux la garder précieusement en ne pas l’exposer à la poussière. Maintenant, il faut que je t’apprenne que ce pauvre Benjamin Duval a perdu sa femme ; elle est morte hier, d’une congestion des poumons. Elle n’a été que six jours malade.

— Ah ! La pauvre femme !

— Duval m’a donc demandé, ce matin, si tu lui ferais une croix de fleurs cirées pour déposer sur le cercueil de sa femme.

— Bien sûr que j’en ferai une, Séverin ! Ce bon M. Duval.

— Je la lui apporterai ce soir. Et voici pour te payer, dit Séverin, en déposant trois dollars sur la table.

— Non ! Non, Séverin ! Je ferai la croix, avec plaisir et pour rien.

— Écoute, Théo, Duval est capable de payer. Je lui ai demandé trois dollars et il a trouvé que ce n’était pas trop cher.

Magdalena hésita quelques instants, puis elle dit :

— Si j’accepte cet argent, c’est parce que j’aimerais à acheter différentes choses dont j’aurais bien besoin pour ce travail des croix de fleurs. D’abord, il me faudrait du velours vert-mousse, comme j’en ai vu dans une vitrine, à la Rivière-du-Loup. Il me faudrait aussi de la broche très fine et de la ouate. Un de ces jours, lorsque vous irez à la Rivière-du-Loup, Séverin, voudriez-vous m’emmener avec vous ?… Ou bien, je demanderai de me faire certaines commissions, si vous voulez bien vous en charger ?

— Je m’en chargerai avec plaisir, tu le penses bien, mon garçon, ou bien, je t’emmènerai avec moi, ce qui sera de beaucoup préférable.

Ce soir-là, lorsque Séverin retourna au village, il apportait, avec grand soin, la croix mortuaire, pour Benjamin Duval, et celui-ci ne manqua pas d’admirer le travail fait par « le petit pêcheur », et de la faire admirer par ses amis.

Quelques jours plus tard, Séverin revenait à La Hutte, portant un paquet sous chaque bras.

— Théo, dit-il, en déposant l’un des paquets sur la table, je t’ai apporté du carton ; je sais que tu en as toujours besoin. Ce sont des boîtes qui appartenaient à ma mère. J’espère que le carton te sera utile ?

— Utile ? Certes, oui ! Et merci, mon bon Séverin ! répondit Magdalena. Vous pensez à tout, vraiment !

— Et puis, reprit le brave garçon, en hésitant un peu, comme s’il n’eut pas été tout à fait certain de la réception qui serait faite à l’autre paquet, j’ai eu affaire à la Rivière-du-Loup, hier, et j’en ai profité pour t’acheter quelques petites choses, dont tu as souvent besoin aussi.

— Ce disant, il présenta à la jeune fille le second paquet, qu’elle se hâta d’ouvrir.

— Oh ! Oh ! s’exclama-t-elle. Le beau, beau velours !

— C’est bien cela, n’est-ce pas ? je veux dire, c’est bien la nuance que tu désirais avoir ? Vert-mousse, tu m’avais dit…

— Oui, c’est bien cela, Séverin, et il y en a… Mais, il y en a…

— Cinq verges.

— Cinq verges ! Ça dû coûter gros d’argent, cinq verges de velours ?

— Ça n’a rien coûté du tout, mon garçon, car voici : je suis allé à un magasin où l’on me devait un joli denier, depuis assez longtemps. J’avais réparé des meubles pour eux et négligé ensuite de leur présenter mon compte. Hier, je me suis fait payer en marchandises. Tu trouveras aussi, dans le paquet, de la ouate, du fil, et de la broche, la plus fine que j’aie pu trouver ; j’espère qu’elle fera ton affaire ?

— Comment vous remercier, Séverin ! s’écria Magdalena. Mon oncle va vous rembourser tout cela immédiatement.

— Me rembourser ? Pas la miette ! Si je veux te faire un petit cadeau, Théo, j’en ai bien le droit, hein ?

— Mais… Cinq verges de velours, à… À combien, Séverin ?…

— N’en parlons plus ou bien, je vais me fâcher ! menaça Séverin. Si tu me voyais quand je suis dans une de mes colères, mon garçon, tu tremblerais par anticipation !

— Je n’aurais pas peur, fit Magdalena en riant.

— J’ai aussi autre chose à te dire, Théo, continua Séverin. J’ai apporté à la Rivière-du-Loup, hier la belle croix que tu avais faite pour ma mère, et je me suis rendu chez l’entrepreneur des pompes funèbres, afin de la lui montrer. « — Qui a fait cela » ? m’a-t-il demandé, et moi de répondre, effronté comme un page :

« — Cette croix vient de chez « Théo, le fleuriste ».

— « Théo, le fleuriste » ? répéta Magdalena.

— Eh ! oui ! Et je ne riais pas du tout, je te prie de le croire ; au contraire, j’étais sérieux comme un juge. « — Où demeure « Théo, le fleuriste » ? me demanda l’entrepreneur. « — Il demeure à Saint-André, ai-je répondu, et laissez-moi vous dire que je suis fort étonné que vous ne le connaissiez pas, de réputation, au moins ».

— Ha ha ha ! rit Magdalena.

— Le court et le long de l’histoire, c’est que l’entrepreneur m’a donné une commande pour toi : trois croix et trois couronnes, pour lesquelles il consent à te payer vingt dollars.

— Vingt dollars ! Vingt ?

— Ce n’est pas un prix exorbitant, tu sais, Théo, puisqu’il les revendra à cinq ou six dollars chacune, assura Séverin. Tiens, ajouta-t-il, voici la commande ; je lui ai promis le tout pour le 15 octobre. Et, mon garçon, n’oublie pas de coller, en arrière de chaque croix, de chaque couronne, et aussi sur les boîtes les contenant, une étiquette portant les mots : « Théo, le fleuriste », cela a son importance.

Ce brave Séverin venait d’ouvrir une nouvelle carrière à Magdalena. Nous l’avons dit déjà, elle aimait passionnément les fleurs ; sa nouvelle occupation promettait donc d’être, en même temps que lucrative, des plus agréables.

Elle se mit à l’œuvre, dès le lendemain, travaillant consciencieusement et bien, afin de mériter la réputation qui lui avait été faite par Séverin, auprès de l’entrepreneur de la Rivière-du-Loup.

Malgré le désir qu’elle avait de voir arriver la fin du mois de septembre, le temps ne lui parut pas trop long, grâce à ses nouvelles occupations.

Mais un jour, elle dut effacer du calendrier la date du 30 septembre, et cette nuit-là, elle s’endormit en pleurant : M. de L’Aigle n’avait pas tenu sa promesse ; sans doute, elle ne le reverrait plus jamais !