Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/11

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Éditions Édouard Garand (p. 61-63).

XI

DE « LA HUTTE » À « L’AIRE »

C’était la veille du Jour de l’An, dans l’après-midi.

Magdalena était seule dans La Hutte. Zenon était allé au village, acheter des provisions ; il s’agissait de différentes choses, telles que raisins, épices, mélasse, etc., dont la jeune fille avait besoin pour un gâteau qu’elle voulait faire, pour le lendemain.

En attendant le retour de Zenon, qui ne pouvait tarder maintenant, elle se dit qu’elle ferait des beignes. Oui, elle avait tous les ingrédients qu’il fallait : lait, sucre, beurre, œufs, farine, etc.

Se recouvrant d’un long tablier, elle déposa sur la table ce qu’il lui fallait et elle se disposait à casser des œufs, lorsqu’elle entendit un bruit de grelots. Elle ne pouvait voir ce qui se passait dehors, les vitres étant gelées ; mais elle se dit :

— Voilà déjà mon oncle qui revient du village. Il m’avait dit, aussi, qu’il ne ferait qu’aller et revenir. C’est qu’il sait que j’attends après ce qu’il va m’apporter. Cher oncle Zenon ! Je vais le féliciter d’avoir été si prompt.

On frappait à la porte de La Hutte.

— Entrez, mon oncle ! cria Magdalena. Tiens ! se dit-elle ensuite, la porte est fermée à clef et mon oncle le sait bien, puisque c’est lui qui m’a recommandé de prendre cette précaution, lorsque je suis seule dans la maison.

Elle courut ouvrir, et elle se trouva en face de… Claude de L’Aigle.

M. de L’Aigle !… balbutia-t-elle.

— Théo, mon petit ami ! répondit Claude.

M. de L’Aigle !… répéta-t-elle. Puis, s’apercevant soudain qu’elle manquait à toutes les règles de l’hospitalité, elle ajouta : Entrez, je vous prie. Vous êtes le bienvenu !

Ça va bien ici ? demanda-t-il, lorsqu’il se fut assis sur le siège que la jeune fille lui avait offert et qu’elle eut pris place en face de lui.

— Merci, M. de L’Aigle, oui, ça va bien. Mon oncle est allé au village, mais il ne tardera pas à revenir. Oh ! excusez-moi, ajouta-t-elle, en rougissant et enlevant prestement son tablier. J’étais en frais de confectionner des desserts, pour demain.

— Comment avez-vous passé le jour de Noël, Théo ?

— Assez bien, répondit-elle. Nous étions seuls, mon oncle et moi ; Séverin est allé à Lévis y passer le temps des fêtes.

— Séverin ?…

M. Séverin Rocque, expliqua Magdalena. Il demeure avec nous maintenant et nous l’aimons beaucoup, mon oncle et moi ; il est si bon, si dévoué !

— Et faites-vous encore des croix et des couronnes de fleurs cirées, mon petit ami ?

— Oui, M. de L’Aigle. Je travaille pour l’entrepreneur de la Rivière-du-Loup presque continuellement, depuis quelque temps.

— Ah ! À propos de fleurs, je vous dis que les serres de L’Aire regorgent littéralement de fleurs, de ce temps-ci. Les roses surtout… on dirait qu’elles se sont donné le mot pour fleurir toutes, à l’occasion des fêtes.

— Que ça doit être beau ! soupira la jeune fille qui, les yeux grands, la bouche entr’ouverte, écoutait parler Claude.

— Si vous voyez les roses de nuance saumon ! Il y en a des masses !

Elle porta la main à son cœur. Que ce devait être splendide toutes ces roses, et que M. de L’Aigle était bon de les lui décrire ainsi !

— Ah ! Voilà mon oncle ! s’écria-t-elle, entendant un bruit de grelots. Il va être si surpris et si content de vous voir !

Zenon n’avait pas pris le temps de dételer Rex, bien sûr, car déjà il entrait dans la maison, les bras chargés de divers parquets.

M. de L’Aigle ! dit-il, puis, ayant déposé les paquets sur la table, il tendit la main à leur visiteur.

— Vous êtes en bonne santé, M. Lassève, me dit Théo ?

— Oui, merci. Je savais que vous étiez ici, car j’ai vu votre équipage, près de la maison. Vous êtes le bienvenu !

— À mon tour de vous dire merci, M. Lassève, fit Claude.

— C’est bien aimable à vous de venir nous voir, en ce temps des « fêtes », M. de L’Aigle, dit Zenon. On a beau se dire que c’est une époque comme une autre, il me semble qu’on se sent plus isolé, quand on songe à ces réunions de familles et d’amis, un peu partout ; ne trouvez-vous pas ?

— Je suis exactement de votre opinion, M. Lassève, répondit Claude, et c’est pourquoi, en vue de demain, j’ai pensé que ce serait ridicule pour nous, isolés sur cette pointe, de passer le jour de l’an chacun chez soi. Qu’en pensez-vous vous-même ? Qu’en pense Théo ?

— Vous avez, sans doute, raison, M. de L’Aigle, et si vous aimez à accepter notre très humble hospitalité, nous vous l’offrons de grand cœur. La Hutte est… commença Zenon.

— Vous n’avez pas saisi mon idée, interrompit Claude. Je suis venu vous chercher, tous deux.

— Nous chercher ! s’écrièrent, en même temps Zenon et Magdalena.

— Mais, oui ! J’avais espéré que vous viendriez célébrer le jour de l’an, avec moi, à L’Aire, M. Lassève.

— Impossible ! fit Zenon. Merci, tout de même, pour votre invitation ; nous ne pouvons pas l’accepter cependant.

— Ô mon oncle ! s’exclama Magdalena, avec des larmes dans la voix.

— Eh ! bien, mon garçon ?

— Pourquoi refuser l’invitation de M. de L’Aigle, oncle Zenon ? Ce serait si charmant de passer le jour de l’an tous ensemble à L’Aire ! Les serres… La serre des roses… M. de L’Aigle vient de m’en parler. Ô mon oncle ! Dites oui, mon oncle !

— Mon cher enfant, répondit Zenon, qui prendrait soin de Rex, si nous partions ? Un cheval souffrirait à rester pendant toute une journée, sans boire ni manger.

— Rex ? dit Claude. Votre cheval, sans doute ? La question serait vite réglée, en ce qui le concerne. Retournons à L’Aire avec deux voitures. Il y a amplement place dans mes écuries pour votre cheval, et dans mes remises pour votre cariole. Allons ! Qu’en dites-vous, M. Lassève ?

Si Zenon eut eu le choix, il eut de beaucoup préféré passer le lendemain tranquillement chez lui, avec Magdalena ; mais il ne pouvait refuser l’invitation de Claude sans faire de la peine à la jeune fille, il le savait bien.

— Nous acceptons votre aimable invitation, avec grand plaisir, répondit-il. Nous sommes prêts à partir, quand vous le désirerez, M. de L’Aigle.

— Alors, puisque vous le voulez bien, M. Lassève, nous partirons le plus tôt possible, proposa Claude. Le chemin, d’ici à L’Aire, n’est pas entretenu par le gouvernement, comme vous le savez, ajouta-t-il en riant. Il faut aller lentement, si nous voulons cheminer sûrement. Il est déjà trois heures et demie d’ailleurs, et l’obscurité tombe vite et de bonne heure à cette saison. Vous n’avez pas dételé votre cheval, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Zenon.

— Mais vous allez prendre une tasse de café avant de partir, M. de L’Aigle ? demanda Magdalena.

Une tasse de café !… Il se rappela, en frissonnant, les tasses épaisses, les cuillères en plomb et il eut presqu’un haut-le-cœur le fastidieux M. de L’Aigle.

— Non, merci, mon petit ami, dit-il. Cela nous retarderait trop. Il vaut mieux que nous partions immédiatement.

— Vous avez oublié d’inclure Froufrou dans votre invitation, M. de L’Aigle, fit-elle en souriant et en désignant le chien qui, entendant prononcer son nom, se mit à aboyer et tourner sur lui-même. Froufrou est un chien bien élevé, vous savez, et puis, nous ne pouvons pas le laisser ici.

— Froufrou est le bienvenu, du moment qu’il fera bon ménage avec Diavolo, notre chat… ou plutôt le chat de Candide, notre cuisinière, répondit Claude, en riant.

— Diavolo ? C’est là le nom de votre chat ? Il est donc mauvais ? S’il allait arracher les yeux à mon chien !

— Diavolo porte ce nom parce qu’il est noir comme du charbon et que ses yeux ressemblent à des boules de feu, dans l’obscurité ; à part cela, Diavolo est le chat le plus paisible de l’univers, Théo, et je sais qu’il sera très poli pour Froufrou.

— Oh ! alors, tant mieux !

— Allons ! Partons ! Il est grand temps, je crois.

Aussitôt que les deux hommes furent sortis, Magdalena se hâta de placer dans une petite valise son costume brun, qu’elle n’avait mis que deux fois, et l’habit bleu marin de Zenon, dans lequel il paraissait si bien, puis, s’étant assurée que tout était à l’ordre, que le feu était éteint, ou à peu près, dans le poêle de la salle, elle sortit à son tour, Froufrou sur ses talons. Claude l’attendait à la porte de la maison.

— Venez, Théo, lui dit-il, en lui tendant la main.

Il la conduisit à sa propre voiture et lui dit d’y prendre place.

— Je ne puis pas accepter votre voiture, M. de L’Aigle, dit Magdalena ; je vais m’en aller avec mon oncle.

— Pardon, mon petit ami, mais c’est moi qui vais m’en aller avec M. Lassève. Nous avons mille choses à discuter ensemble, votre oncle et moi, d’ailleurs, vous savez.

— Faut-il que j’obéisse, encore cette fois ? demanda-t-elle en souriant.

— S’il vous plaît, Théo !

— Vous n’aimerez pas cela… notre cariole, je veux dire ; elle n’est pas aussi confortable que la vôtre, je vous en avertis ! fit-elle en riant.

Mais les chevaux s’impatientaient, et Claude dût quitter hâtivement Magdalena et aller rejoindre Zenon dans sa cariole. L’équipage de L’Aire venait le premier, suivi de la cariole des Lassève.

On partit. Inutile de dire que Froufrou occupait, lui aussi, une place dans la voiture de M. de L’Aigle. On allait lentement, très lentement. Ainsi que l’avait dit Claude, le chemin, de La Hutte à L’Aire n’était certes pas entretenu par le gouvernement, et quoique ce chemin fut tracé et indiqué au moyen de balises, la moindre déviation eut entraîné une catastrophe ; on pourrait arriver entre deux rochers, dans quelque précipice. Heureusement, les chevaux de Claude étaient bien dressés, et quoiqu’ils rongeassent leurs mords de bride parfois, leur instinct était infaillible ; ils savaient qu’un faux pas pourrait leur coûter peut-être la vie, à tous.

Quant à Rex, il suivait tranquillement l’équipage qui le précédait ; on pouvait se fier à lui ; lui aussi était bien dressé, et il comprenait… autant qu’un cheval peut comprendre, du moins.

Le Roc de L’Ancien Testament fut dépassé. Au loin, très au loin encore, on apercevait le Roc du Nouveau Testament qui servait de mur principal à la résidence de Claude de L’Aigle. Comme il tardait à Magdalena d’être arrivée à L’Aire ! Combien de fois elle avait rêvé d’être reçue là ! Mais aussi, combien peu elle avait cru y pénétrer un jour !

— Et dire que mon oncle allait refuser l’invitation de M. de L’Aigle ! se dit-elle. Jamais je ne m’en serais consolée, jamais ! Il est vrai que ses raisons étaient bonnes, à mon oncle, et que, malgré le désir que j’avais d’aller passer le Jour de l’An à L’Aire, je n’aurais pas consenti, moi non plus, à laisser Rex, sans nourriture et sans eau, pendant toute une journée. Heureusement, il y a place dans les écuries de L’Aire pour notre cheval !

On approchait du Roc du Nouveau Testament.

— Que c’est donc gentil, de la part de M. de L’Aigle, d’être venu nous chercher ! pensait encore Magdalena. Est-il aimable et bon !… Et est-ce surprenant que je… je… l’aime ? Claude… murmura-t-elle ensuite ; c’est un nom si doux ; oui, c’est un nom qui signifie bonté, ce me semble… Sûrement, Dieu le bénira pour sa gentillesse envers « Théo, le pauvre petit pêcheur et batelier », ajoute-t-elle, tandis qu’un sourire entr’ouvrait ses lèvres. Oui, que Dieu vous bénisse, Claude ! Moi, je ne puis que vous être reconnaissante et… et… vous aimer !

Elle sentit qu’elle allait pleurer ; mais elle parvint à refouler ses larmes. On arriverait bientôt à destination.

En effet, la cariole venait de tourner à gauche, et de pénétrer sous une énorme porte-cochère. Les chevaux décrivirent une courbe savante devant de larges marches en pierre. De chaque côté de ces marches, Magdalena vit de hautes colonnes, chacune d’elles supportant un immense aigle, en pierre aussi ; on était arrivé à L’Aire, le « château » de Claude de L’Aigle.