Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/16

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 72-74).

XVI

AMÈRES DÉCEPTIONS

Claude de L’Aigle était à lire, dans la bibliothèque, lorsqu’Eusèbe vint lui annoncer qu’il y avait, dans le corridor d’entrée, une demoiselle qui demandait à lui parler.

— Qui est-ce ? demanda Claude.

— C’est Mlle Cotonnier, M. Claude, répondit Eusèbe.

Mlle Cotonnier ?… Et que me veut-elle Mlle Cotonnier ?

— Elle dit qu’elle a été engagée comme secrétaire ici, dit le domestique.

— Ah ! oui ! fit Claude. Je l’avais complètement oubliée. Fais entrer Mlle Cotonnier, Eusèbe.

En apercevant Euphémie, Claude ne put s’empêcher de se dire : « Elle a passé loin de la beauté Mlle Euphémie ! De plus, elle doit être prétentieuse et affectée ».

Il ne se trompait pas. Quant à son apparence personnelle, Euphémie n’était peut-être pas de celles dont on dit : « Ciel ! Qu’elle est laide ! » ; mais elle n’était certainement pas jolie, avec ses cheveux très roux, ses yeux très pâles, son nez franchement retroussé, et sa bouche, dont la lèvre supérieure, trop courte, découvrait trois dents trop longues, trop larges, quoique saines et blanches. De plus, Euphémie était très grande (trop, pour être élégante, ou du moins gracieuse), très mince (trop mince, car on eut dit qu’elle allait casser, à la ligne de la taille). Ses épaules, légèrement courbées, donnait aussi un air assez gauche à la future secrétaire.

Que dire du caractère d’Euphémie Cotonnier ? Nous en jugerons, plus tard ; pour le moment, qu’il nous suffise de dire que Claude l’avait jugée correctement ; la nièce de la cuisinière de L’Aire était ridiculement prétentieuse et affectée.

Mlle Cotonnier ? fit Claude, en se levant pour la recevoir.

Il la salua, sans lui tendre la main ; chose qu’Euphémie remarqua, mais dont elle se consola vite en se disant que, sans doute, cette omission de la part de M. de L’Aigle était du meilleur goût, tout à fait dans le ton.

— Oui, M. de L’Aigle, je suis Mlle Cotonnier. J’aurais voulu arriver au commencement de cette semaine, mais je ne l’ai pu.

Ça ne fait aucune différence, répondit Claude. J’étais absent ; donc, rien ne pressait. Vous êtes venue pour rester ?

Un peu de rose était monté aux joues ordinairement pâles d’Euphémie, à cette question. Venue pour rester ?… Certes, oui ! Elle comprenait bien cependant dans quel sens M. de L’Aigle avait parlé, car elle ne manquait certainement pas d’intelligence ; elle ne manquait pas d’un certain instinct non plus, qui remplaçait, chez elle, le tact qui lui manquait, souvent.

— Oui, je suis venue pour rester, M. de L’Aigle, répondit-elle. Si vous désirez que je me mette à l’œuvre immédiatement…

— Pas du tout ! Il est déjà trois heures d’ailleurs. Votre travail commencera à dix heures, chaque matin, pour se terminer à cinq heures de l’après-midi. Mais, je m’explique mal ; je devrais dire, de dix heures à midi, puis de deux heures à cinq. Trouvez-vous ces heures trop longues ?

— Trop longues ? Elles sont très courtes, au contraire.

— Je vous en avertis, Mlle Cotonnier, ça ne sera pas une sinécure que votre position de secrétaire, fit Claude en souriant. Mes manuscrits sont difficiles à déchiffrer ; ce sont d’affreux brouillons, qu’il vous faudra débrouiller ; voilà.

— Je peux vous assurer d’avance, je crois, M. de L’Aigle, que j’en viendrai bien à bout… Puis-je vous demander sur quel sujet vous écrivez ?

— Sur l’astronomie. Sujet un peu aride, n’est-ce pas ?

— Aride ! Certes, non ! J’aime l’astronomie à la folie et je m’y entends quelque peu. Je ne demande qu’à me renseigner davantage en cette science, en recopiant vos manuscrits, M. de L’Aigle.

Cette bonne Euphémie mentait en assurant qu’elle s’intéressait à l’évolution des astres. Au pensionnat, à l’heure de la leçon d’astronomie, elle avait généralement trouvé le moyen de s’esquiver, tant cela l’ennuyait. Mais elle se dit qu’il valait mieux poser à la jeune fille savante, se faire passer pour une espèce de bas bleu auprès de M. de L’Aigle.

— Tant mieux alors ! fit Claude. Avez-vous vu votre tante ? demanda-t-il.

Le visage de la secrétaire se rembrunit. Pourquoi M. de L’Aigle lui rappelait-il sa parenté avec la cuisinière de L’Aire ? Voulait-il tracer, en quelque sorte, une ligne de démarcation entre eux, c’est-à-dire entre lui et son employée ?

— Non, M. de L’Aigle, je ne l’ai pas vue. Je ne faisais qu’arriver à L’Aire, lorsque votre domestique m’a introduite auprès de vous.

Claude tira sur le cordon d’une sonnette et Rosine se présenta.

— Rosine, demanda-t-il, savez-vous si la chambre de Mlle Cotonnier est prête ?

— Oui, M. de L’Aigle, elle est prête ; Candide s’en est occupée.

— Vous allez conduire Mlle Cotonnier à sa chambre, continua-t-il, en désignant Euphémie, (qui, certainement, « se prend des airs » pensait Rosine), puis vous avertirez Candide de l’arrivée de sa nièce.

— Venez, Mlle Cotonnier, dit Rosine.

— Au revoir, Mlle Cotonnier, dit Claude, en s’inclinant.

Comprenant que M. de L’Aigle lui signifiait son congé, pour le moment, Euphémie quitta la bibliothèque, précédée de la fille de chambre.

Toutes deux se dirigèrent vers le fond du corridor d’entrée, et Rosine ayant ouvert une porte, elles arrivèrent au pied d’un escalier dérobé conduisant au deuxième étage. Euphémie vit, en passant, des chambres à coucher splendides, avec boudoirs ou alcôves leur attenant. Elle crut, tout d’abord, que l’une de ces pièces lui était réservée, mais elle fut vite détrompée.

— Votre chambre est au troisième, lui dit Rosine.

Parvenues au troisième, la fille de chambre indiqua une pièce, à sa gauche.

— Est-ce cette chambre que je vais occuper ? demanda la secrétaire.

— Oui, Mlle Cotonnier, et Candide s’est donnée beaucoup de peine pour rendre cette pièce attrayante, je vous l’assure.

— Qui couche sur ce palier ?

— Mais… Candide et moi, puis, à l’autre extrémité de ce corridor, il y a les chambres de Xavier et de Pietro.

— Et qui sont Xavier et Pietro, s’il vous plaît ?

— Xavier est le jardinier ; Pietro, l’homme d’écurie.

— Ah ! fit Euphémie. Ah !

Elle allait donc être reléguée au rang des domestiques ! Qu’il paraissait loin, à ce moment, le rêve qu’elle avait caressé, de régner, un jour, à L’Aire !

— Le deuxième palier est réservé à M. de L’Aigle, sans doute ? demanda-t-elle ensuite.

— Oui, à M. de L’Aigle et à ses visiteurs… lorsqu’il y en a. Eusèbe, lui aussi, couche au second, car il est attaché au service personnel de M. de L’Aigle… Eh ! bien, au revoir, Mlle Cotonnier ; je vais dire à Candide que vous êtes arrivée. Elle va être contente ; car il y a plus de huit jours qu’elle vous attend.

— Ne la dérangez pas, je vous prie… commença Euphémie. Mais déjà Rosine descendait l’escalier dérobé ; elle allait à la recherche de Candide.

Euphémie, restée seule, versa des larmes de désappointement et de rage… Quelle déception ! La plus amère imaginable ! Reléguée parmi les domestiques ! À quoi pouvait bien penser M. de L’Aigle ? Il aurait dû donner à sa secrétaire une des chambres à coucher du deuxième étage… Au lieu de cela… Pourtant, jamais Euphémie n’avait possédé une chambre aussi belle, aussi vaste, aussi confortable que celle dans laquelle elle était, en ce moment. Ainsi que l’avait dit Rosine, Candide s’était donnée beaucoup de peine pour rendre la pièce attrayante, et elle y avait réussi. L’ameublement était coquet et joli ; un tapis, aux couleurs discrètes, couvrait le plancher ; des rideaux de mousseline blanche ornaient les portes et fenêtres, dont il y avait deux et qui ouvraient sur un balcon. Entre les deux portes-fenêtres était un pupitre, que la cuisinière avait fait descendre du grenier, et qui avait été repoli, frotté, vernis, au point d’avoir l’air d’arriver tout droit de chez le meublier. Un fauteuil confortable, un canapé et deux chaises, dont une berceuse, complétaient l’ameublement.

Nous le répétons, jamais Euphémie n’avait été si luxueusement logée : elle était née dans un pauvre chantier contenant deux pièces seulement ; au couvent, elle avait occupé une étroite couchette dans le dortoir rempli d’élèves ; à l’école qu’elle avait habitée avec sa mère, les chambres étaient toutes petites. Elle aurait dû se considérer chanceuse, dans sa position actuelle… Mais, voyez-vous, elle avait rêvé toute autre chose la pauvre fille… Il est vrai qu’elle était mise, en quelque sorte, au rang des domestiques ; c’est-à-dire qu’elle allait habiter les mêmes quartiers qu’eux. Le mieux, c’eut été pour elle de faire contre mauvaise fortune bon cœur et essayer de comprendre que si M. de L’Aigle avait consenti à l’engager comme secrétaire, ç’avait été pour faire plaisir à sa fidèle cuisinière ; que c’était aussi chose entendue qu’il n’aurait pas à s’occuper de sa secrétaire, hors ses heures de travail.

Pour une raison ou pour une autre (parce qu’elle était occupée à ses fourneaux sans doute), Candide ne vint pas frapper à la porte de chambre de sa nièce, ce dont cette dernière ne se plaignit pas.

Euphémie résolut de se reposer, en attendant l’heure du dîner, qui se prenait toujours à six heures et demie, à L’Aire, elle le savait. Elle s’étendit donc sur le canapé de sa chambre et s’endormit.

La première cloche annonçant le dîner l’éveilla. Aussitôt, elle se leva et regarda l’heure à sa montre. Ayant constaté qu’il était six heures, elle procéda à sa toilette. Avec ses dernières économies, elle s’était acheté une robe en dentelle noire, dans laquelle elle paraissait bien. Elle avait assez de notions des convenances et de l’étiquette pour savoir qu’on devait s’habiller pour le dîner, dans une maison comme L’Aire.

Elle achevait de se vêtir, lorsque sonna la deuxième cloche pour le dîner, et aussitôt, elle quitta sa chambre. Sans doute, elle rencontrerait un domestique, qui la conduirait dans la salle à manger.

Elle se disposait à descendre au premier étage, lorsqu’elle entendit des pas lourds montant l’escalier dérobé. Elle fronça légèrement les sourcils ; ces pas, elle les reconnaissait : c’étaient ceux de sa tante. Elle s’arrêta et attendit.

— Euphémie ! s’écria Candide, lorsqu’elle arriva, hors d’haleine, auprès de sa nièce et qu’elle lui eut donné un baiser — dont Euphémie se serait bien passée pourtant. — J’n’ai pu monter te voir plus tôt, étant trop occupée ; mais, me voilà ! Comment te portes-tu, ma petite ? Et comment était ta mère, lorsque tu l’as quittée ?

— Merci, ma tante, nous nous portons bien, toutes deux.

— Et ta chambre ? Comment l’as-tu aimée, hein ?

Euphémie fit une moue, que sa tante ne vit pas cependant.

— On ne saurait désirer mieux, répondit-elle, avec une sincérité… douteuse. Mais, ma tante, laissez-moi passer, s’il vous plait.

— Mais, où vas-tu donc, si pressée et si endimanchée, Euphémie ? demanda Candide. Te voilà mise comme… comme la reine d’Angleterre !

— Je me rends à la salle à manger, tante Candide. La deuxième cloche du dîner est sonnée et…

— À la salle à manger, dis-tu ! cria presque Candide. Dans la salle à manger ! Mais…

— Ma tante, j’arriverai en retard, pour sûr, si vous me retenez plus longtemps et M. de L’Aigle…

— Comment ! Tu crois que tu vas prendre tes repas dans la salle à manger, avec M. de L’Aigle !

— Sans doute… Ne me retenez pas, ma tante.

— Ma pauvre Euphémie ! Je te conseille fortement de ne pas essayer cela, si tu ne veux pas perdre ta position de secrétaire avant même de l’occuper. Ne cherche pas à imposer ta présence à M. de L’Aigle, ma fille. Crois-moi, c’est dans ton intérêt que j’parle. D’ailleurs, j’lui ai promis…

— Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire, tante Candide ! répondit Euphémie, avec un frisson intérieur, car, hélas ! elle ne comprenait que trop.

— Tu dois prendre tes repas avec moi, et Rosine et Eusèbe, et Xavier dans notre salle à manger, à nous. Ce n’est pas la grandiose salle du maître de la maison, mais c’est une jolie petite pièce tout de même que celle dans laquelle nous prenons nos repas. Nous dînons à sept heures. Rosine viendra te chercher quand le temps sera venu. Au revoir, ma fille !

Euphémie retourna dans sa chambre et… elle attendit… Sa tante se trompait, bien sûr, et dans quelques instants, on viendrait l’avertir que M. de L’Aigle l’attendait pour dîner.

Mais la troisième cloche sonna, à six heures et demie… Cinq, dix, quinze minutes s’écoulèrent, puis quinze autres… et Rosine vint chercher Euphémie pour dîner dans les quartiers des domestiques.

Cependant, l’espoir est tenace aux cœurs des humains ; Euphémie se dit que M. de L’Aigle ne manquerait pas de lui demander, le lendemain, pourquoi elle n’était pas descendue dîner avec lui, la veille. Hélas ! Hélas ! Pauvre fille ! Elle était restée insensible aux larmes et aux supplications de sa mère ; elle était partie pour L’Aire quand même ; elle était punie pour son manque de cœur ; Claude s’informa de la manière dont sa tante l’avait installée ; il lui demanda si elle était satisfaite et confortable dans sa chambre… et c’est tout.

Claude de L’Aigle constata vite que Mlle Cotonnier était le modèle des secrétaires ; elle déchiffrait les manuscrits les plus illisibles très facilement ; elle écrivait très lisiblement et très correctement ; on n’aurait pu désirer mieux. Elle avait bien ses petites particularités, il est vrai ; mais qui n’en a pas ? La curiosité paraissait être son défaut dominant : Claude l’avait surprise, plus d’une fois, examinant les adresses des lettres qu’il recevait, et il avait dû recommander à Eusèbe de lui remettre son courrier personnellement, plutôt que de le déposer sur sa table à écrire, comme il avait toujours eu l’habitude de le faire.

Claude était toujours très courtois envers sa secrétaire, comme il l’était envers toutes les dames d’ailleurs, et cette courtoisie, si naturelle chez lui, nourrissait les illusions d’Euphémie. Elle ne désespérait pas de se faire aimer un jour du propriétaire de L’Aire. Il devait beaucoup s’ennuyer cet homme, seul dans son domaine comme il l’était. Car, jamais personne ne venait lui rendre visite. Depuis près de trois mois qu’elle demeurait avec lui, jamais elle n’avait eu connaissance de l’arrivée de qui que ce fut, ni homme, ni femme… en ce qui concernait ces dernières, il y avait de quoi se réjouir, lui semblait-il.

Mais voilà que, le 1er  janvier, alors qu’elle faisait sa correspondance personnelle dans l’étude, elle avait vu la porte s’ouvrir pour livrer passage à M. de L’Aigle, accompagné de deux étrangers. Elle avait jeté sur eux un coup d’œil perçant et rapide, mais aussitôt, elle avait été complètement rassurée. Il n’y avait rien d’inquiétant non plus pour ses ambitieux projets d’avenir dans l’apparence des compagnons de Claude de L’Aigle : un tranquille vieillard et un timide garçonnet !