Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/21

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Éditions Édouard Garand (p. 83-84).

XXI

MAGDALENA DE L’AIGLE

Les cloches de l’église du village de Saint-André tintent l’angelus du matin. Au même instant, on peut voir, franchissant le seuil de La Hutte, une radieuse jeune fille, accompagnée de trois hommes. La jeune fille, c’est Magdalena Carlin (dit Lassève), et ceux qui l’accompagnent sont Claude de L’Aigle, Zenon Lassève et Séverin Locques.

On est au 2 juin, date fixée pour le mariage de Magdalena et de Claude.

La jeune fiancée est belle à ravir dans un costume gris perle, un chapeau de la même nuance, des gants et des souliers dito. Elle ne porte aucun joyau, excepté à l’annulaire de sa main gauche, une petite bague surmontée d’un escarboucle, qui jette des feux éblouissants sous les rayons du soleil levant. Dans sa main droite cependant, elle tient un énorme bouquet de roses de nuance saumon ; dans ce bouquet, elle enfouit, à chaque instant, son joli visage, tandis que ses grands yeux bruns, doux et rêveurs, s’humectent de larmes ; larmes de joie, bien sûr, puisqu’elle sera bientôt l’épouse de celui qu’elle aime si éperdument et depuis si longtemps : son Claude ! Son tant aimé !  !

En face de La Hutte, L’Aiglon est mouillé. La chaloupe du yacht et La Mouette se balancent au bout de leurs amarres, au pied d’un rocher. Bientôt, les deux embarcations se détachent du rivage et se dirigent vers L’Aiglon ; l’une d’elles contient Magdalena et son père adoptif ; l’autre, Claude de L’Aigle et Séverin Rocques.

Arrivé sur L’Aiglon, Séverin dépose sur le pont deux petites valises, puis, ayant fait ses adieux à Magdalena, non sans pleurer un peu, le brave garçon saute dans La Mouette et retourne à la Pointe Saint-André.

L’Aiglon cingle vers la Rivière-du-Loup, emportant les futurs mariés et Zenon Lassève. À neuf heures, ils prennent le train pour Lévis. Arrivés à cette ville, ils traversent immédiatement à Québec et se font conduire au meilleur hôtel.

À quatre heures de l’après-midi, Magdalena et Zenon, Claude et son témoin, un avocat de la ville de Québec, se dirigent vers la basilique, où doit avoir lieu la cérémonie du mariage.

Le temps, qui avait été très beau, lorsqu’ils avaient quitté Saint-André, s’était renfrogné ; une pluie fine tombait et le tonnerre grondait au loin.

— Ah ! dit Magdalena, au moment de prendre place dans la voiture pour se rendre à l’église, j’avais espéré que le temps serait idéal aujourd’hui, Claude ! et ses yeux se remplirent de larmes.

— Ce n’est qu’un nuage qui passe, ma chérie, répondit Claude en souriant.

— C’est, dit-on, de mauvais augure de la pluie le jour de son mariage… murmura la jeune fille.

— Allons donc ! fit Claude. Seriez-vous superstitieuse, ma Magda ?

— J’espère que non, répondit-elle. Mais, oh ! combien je voudrais voir sourire le soleil, en ce jour !

— Il sourira bientôt, vous verrez !

On arriva à la basilique. Comme on mettait le pied dans le portique, il survint un éclair, accompagné d’un coup de tonnerre si terrible qu’on eut cru que l’église allait s’écrouler. Magdalena cria, puis elle devint pâle comme une morte.

— Claude ! Mon oncle !

— Voyons, Magdalena !

— J’ai peur ! fit-elle. Peut-être… peut-être vaudrait-il mieux remettre notre mariage à… à plus tard…

— Ma chérie ! s’écria Claude. Sûrement, vous m’aimez assez pour essayer de surmonter votre peur ?… Que peuvent les éléments contre notre bonheur, notre avenir ?

— Vous avez raison, Claude ! Pardon de m’être laissée aller à de pareils enfantillages ! Je vous promets que je ne recommencerai plus, ajouta-t-elle en souriant.

— Venez, alors, mon aimée ; le prêtre nous attend.

L’église était brillamment illuminée. Claude n’avait rien épargné pour que le saint lieu eut une apparence de grande fête.

La cérémonie de mariage commença, et tout alla bien, jusqu’à ce que vint le moment où Claude devait remettre au prêtre l’anneau de mariage. Cet anneau, il le retira de la poche de son veston, mais au moment de s’en dessaisir, il lui échappa des doigts et roula par terre. On le chercha. Ceux qui, par curiosité, étaient entrés dans l’église (et ils étaient assez nombreux) se mirent de la partie ; mais l’anneau resta introuvable. Peut-être avait-il été ramassé par quelque personne peu scrupuleuse, qui se l’était approprié… toujours est-il que l’anneau avait disparu.

Hâtivement, Claude enleva de son petit doigt un anneau qu’il portait toujours (c’était l’anneau de mariage de sa mère) et il le remit au prêtre ; celui-ci procéda alors à la cérémonie.

Magdalena n’aurait pu devenir plus pâle qu’elle l’était. En voyant l’anneau rouler par terre, tout à l’heure, elle avait, tout d’abord, souri de la maladresse de Claude. Mais lorsque l’anneau devint introuvable, son visage s’était rembruni. On a beau n’être pas superstitieux, on peut être impressionnable ; tout conspirait, semblait-il à la jeune fille, pour jeter une ombre sur ce jour, qui aurait dû être le plus beau, le plus brillant, le plus heureux de sa vie !

Mais lorsqu’elle vit son fiancé remettre au prêtre l’anneau de mariage de sa mère, elle crut qu’elle allait s’évanouir… Comment ! L’anneau d’une morte ! Cela ne lui porterait-il pas malheur ? Elle devint si pâle, que Zenon, qui lisait Magdalena comme un livre, comprit bien ce qu’elle venait de ressentir, et il lui saisit le bras, craignant qu’elle ne s’évanouît.

Enfin, le prêtre prononça les derniers mots liant les époux l’un à l’autre. Le registre fut signé ensuite ; Magdalena Carlin n’existait plus tout de bon, cette fois ; elle était devenue Magdalena de L’Aigle.

À dix heures, ce soir-là, Zenon disait adieu aux nouveaux époux, à bord du navire qui allait les transporter en Europe. Le lendemain, il retournait à Saint-André.

— Ciel ! que va être ma vie, maintenant que Magdalena m’a quitté ? se demandait-il, au moment où il quittait le train, à la Rivière-du-Loup, le lendemain soir. Oh ! La chère petite ! ajouta-t-il, parlant haut cette fois, sans même s’en apercevoir. Puisse-t-elle être heureuse cette pauvre Magdalena !

— Amen ! fit une voix près de lui.

— Séverin ! s’écria Zenon. Vous êtes venu me chercher ?

— J’ai pensé que vous préféreriez coucher à La Hutte ce soir, plutôt qu’à la Rivière-du-Loup, M. Lassève, répondit Séverin.

— Certes ! Quoique ça ne sera pas gai La Hutte, sans Magdalena, n’est-ce, pas Séverin ?

— Il va falloir essayer de nous faire une raison, voyez-vous, M. Lassève.

— C’est vrai… Mais, Séverin, combien triste eût été mon retour à La Hutte ce soir, si j’eusse été seul ! Dieu vous bénisse, mon ami, d’avoir eu l’idée de venir avec nous !

Les deux hommes parlèrent de Magdalena tout le long du chemin, de la Rivière-du-Loup à la Pointe Saint-André.

— La chère enfant ! fit Séverin, comme on approchait de La Hutte. Dieu fasse qu’elle soit heureuse toujours !

Et ce fut au tour de Zenon de répondre :

— Amen !

Fin de la troisième partie.