Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/04/01

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Éditions Édouard Garand (p. 84-87).

I

LA COMPAGNE.

Dans un modeste quartier de la ville de Montréal, un homme se promenait. Il marchait lentement, car la chaleur était suffocante. De temps à autre, il s’arrêtait, regardait les numéros des maisons, consultait un calepin, puis continuait son chemin en soupirant. Cet homme était grand (il devait mesurer près de six pieds) ; il portait toute sa barbe, qui avait dû grisonner avant le temps. Dans un habit bleu-marin, acheté tout fait mais lui seyant bien, il paraissait… ce qu’il était incontestablement : un homme de la campagne, venu à la ville pour affaires.

— Pouf ! qu’il fait chaud ! s’écria-t-il soudain, en s’épongeant le front avec son mouchoir. Comment des êtres humains peuvent-ils… cuire, dans pareille fournaise et n’en pas mourir ? Allons ! reprit-il. Je devrais approcher du numéro que je cherche… 167… 169… 171… C’est plus loin beaucoup plus loin, puisque je veux le numéro 243… Pourquoi n’ai-je pas pris une voiture aussi ! Je n’y ai pas pensé, voilà ! Par chez-nous, les distances ne nous embarrassent guère… Mais ici… et par cette chaleur !

Il enleva son chapeau, comme pour exposer son front à la brise… absente… De la brise ? Pauvre homme ! Il s’était, pour un instant, fait l’illusion d’être « par chez lui », sans doute… On devinait qu’il était habitué aux larges horizons, aux brises rafraîchissantes passant à travers les paysages isolés.

— Non ! s’exclama-t-il tout-à-coup. Me voilà dans les 200 enfin ! Je commence à croire que je finirai par arriver à destination… 225… 227… Je brûle, comme ça se dit, par chez-nous, lorsqu’on joue à certains jeux de société… 239… 241… 243… C’est ici ! Mais non, je me trompe ! Celle que je cherche ne peut pas habiter une si belle maison ; c’est impossible ! Une maison en pierres de taille ! Bah ! Elle est trop pauvre pour se payer pareil luxe, bien sûr ! Pourtant… C’est assurément le numéro 243 qui est écrit sur mon calepin…

Il retira un calepin de la poche de son habit et le consulta de nouveau. 243… C’est bien cela ! Hormis que je ne sois plus sur la bonne rue ? Je vais aller voir, au coin ; le nom de la rue est sur un poteau.

Il s’achemina vers le poteau en question et s’assura qu’il était vraiment là où l’adresse l’indiquait.

— C’est curieux, tout de même ! reprit-il. Le numéro 243 est une maison de riches, tandis que celle que je cherche gagne péniblement sa vie à donner des leçons de musique, à cinquante sous le cachet… Que faire ? Dois-je sonner à cette porte et m’informer ? Je serai peut-être mal reçu…

Avec l’inexpérience d’un campagnard n’ayant que très rarement affaires à la ville, il ignorait que, parfois, les façades en pierres de taille cachent de grandes misères… Il ne savait pas que, plus souvent qu’autrement, ces riches façades recèlent des chambres pauvres et obscures dans lesquelles vivent misérablement des malheureux, des miséreux même.

Domptant un reste d’hésitation, l’homme dont nous nous occupons pour le moment, résolut de sonner au numéro 243. On prit beaucoup de temps à se décider à ouvrir ; mais enfin, il entendit des pas lents, un bruit de savates traînant sur le plancher, puis la porte fut ouverte par une femme en kimono, la concierge, évidemment, qui lui demanda d’une voix assez rude :

— Eh ! bien ? Qu’est-ce qu’il y a pour vous ?

— Pardon, Madame, dit l’homme de la campagne. Je vois bien que je me suis trompé de maison. Pardon ! Excusez ! répéta-t-il, en faisant un pas en arrière.

— Qui est-ce que vous cherchez ? demanda la femme, Si ce n’est pas trop indiscret de vous le demander…

— Je cherche une madame d’Artois.

Mme d’Artois ? La maîtresse de musique ?
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

— Oui Oui !

— C’est ici qu’elle demeure. Au troisième étage, la deuxième porte, à gauche…

— Merci, Madame ! Merci ! répondit l’homme en franchissant le seuil de la porte. J’espère que Mme d’Artois est chez elle, en ce moment ?

— Oh ! oui, elle est chez elle, répondit la femme. Elle me laisse toujours sa clef, lorsqu’elle sort… quoiqu’il n’y ait pas grand chose à voler dans sa chambre, je vous en passe mon billet ! Car, pour être pauvre, elle est pauvre cette dame ! Je disais à Armandine, (Armandine, c’est ma fille, Monsieur, et comment je viendrais à bout de mon affaire sans elle, je me le demande souvent, car il y en a de l’ouvrage dans cette maison ! Mais Armandine ! Ça n’a que dix-huit ans, Monsieur, et c’est déjà une femme de ménage comme il y en a peu) ! Je disais donc à Armandine, pas plus tard qu’hier, que j’étais certaine d’une chose ; c’était que Mme d’Artois ne mangeait pas toujours à sa faim.

— Mon Dieu ! fit l’auditeur de la concierge. N’exagérez-vous pas quelque peu les faits, Madame ?

— Non, Monsieur, je n’exagère nullement, je vous l’assure ! Bien des fois j’ai invité Mme d’Artois à prendre une tasse de thé avec nous, avec moi et Armandine je veux dire, sachant bien qu’elle (Mme d’Artois) n’avait pas dû manger plus qu’un repas, de toute la journée. Mais c’est fière, cette dame, trop fière pour accepter notre invitation, je ne vous dis que ça !

— Vous avez dis au troisième étage, n’est-ce pas ? demanda l’homme, voulant interrompre le verbiage de la concierge.

— Oui, Monsieur, au troisième, la deuxième porte, à gauche… Et j’espère que vous lui enverrez des élèves à Mme d’Artois ! Voyez-vous tous ses élèves sont partis pour la campagne et la bonne dame me doit un mois de loyer. Non que je craigne de perdre de l’argent avec elle, car, comme je le disais à Armandine l’autre jour, ce n’est pas Mme d’Artois qui partirait avec un mois de loyer, pour sûr ! Seulement ce n’est pas avant la fin de septembre qu’elle pourra me donner même un accompte. Si, au moins, jusque là…

— Au revoir, Madame, dit l’homme de la campagne, décidé, à tous prix, de mettre fin à ce flot de paroles.

Hâtivement, il franchit les deux escaliers conduisant au troisième étage, et bientôt, il frappait à la deuxième porte, à gauche. Épinglée sur l’un des panneaux de cette porte était une carte de visite, sur laquelle on pouvait lire : « Madame d’Artois, Leçons de piano, à domicile ».

Il entendit des pas se diriger vers la porte… Rien n’indique l’état d’âme d’une personne, ou son caractère, comme ses pas ; il y a des pas lents et mesurés, des pas alertes, hâtifs, des pas découragés, fatigués… Les pas de Mme d’Artois indiquaient soit le découragement soit une grande fatigue, physique et morale.

Mais la porte fut ouverte, et aussitôt, une exclamation de surprise et d’excessive joie jaillit des lèvres de Mme d’Artois (une de nos connaissances d’autrefois, on s’en souvient.)

M. Lassève ! Oh ! M. Lassève !

Mme d’Artois ! Chère Mme d’Artois ! fit notre ami de la Pointe Saint-André. Comment vous portez-vous ? Chère Madame ?

— Bien… Assez bien… Mais, entrez, je vous prie ! Vous êtes le bienvenu des milliers et des milliers de fois ! Oh ! Quel bonheur de vous revoir ! s’écria-t-elle, en se rangeant pour laisser passer son visiteur.

La chambre dans laquelle pénétra Zenon Lassève, meublée pauvrement, très pauvrement de meubles à moitié défoncés, la chambre dis-je, était étroite, obscure une sorte d’alcôve que n’éclairait qu’une étroite fenêtre. « Éclairait » n’est pas le mot approprié ; la fenêtre en question servait, tout au plus, à aérer la pièce, car, à moins de six pieds de cette fenêtre s’élevait le mur d’un bâtiment de cinq à six étages ce qui, nécessairement, obscurcissait la pièce davantage. Un bec de gaz était allumé, éclairant l’alcôve plus ou moins bien. Cette lumière artificielle augmentait la chaleur de la pièce ; de plus, elle jetait une « odeur de mort », qui frappait fort désagréablement l’odorat de qui venait du dehors. Pauvre Zenon Lassève ! Il avait espéré pouvoir se rafraichir un peu dans cette maison en pierres de taille ! C’était pire, bien pire que dehors !

— Depuis quand êtes-vous à Montréal, M. Lassève ? demanda Mme d’Artois, lorsqu’ils eurent pris place, chacun, sur l’un des fauteuils à moitié démolis que contenait la chambre.

— Depuis hier soir seulement, répondit Zenon. Vous le voyez, ajouta-t-il en souriant, je n’ai pas retardé à venir vous rendre visite.

— Que je suis heureuse, heureuse de vous voir ! Jamais je ne pourrais vous le dire assez !

— J’ai des excuses à vous faire, Mme d’Artois. La lettre de… de condoléances que vous m’avez écrite, lors de… du… décès de Magdalena, est restée sans réponse. Je le regrette… Mais les circonstances… Dans tous les cas, j’avais gardé votre adresse, comme vous le voyez.

— Je suis retournée à G…, depuis que vous en êtes parti. J’y ai passé trois jours, dit Mme d’Artois. J’avais espéré y trouver des élèves pour le piano ; mais j’ai vite compris que je n’y ferais pas mon affaire. On m’a parlé de la dernière maladie de cette pauvre petite Magdalena, de son décès, de ses funérailles… Pauvre, pauvre Magdalena ! Vous le savez, M. Lassève, je l’aimais cette enfant comme si elle eut été ma fille !

— Elle vous aimait, elle aussi, et jamais elle n’a oublié les bontés que vous avez eues pour elle répondit Zenon. Qui avez-vous vu à G…, Mme d’Artois ? reprit-il.

— Je n’ai vu que les Lemil ; ils m’avaient invitée à passer une journée chez eux. Vous le savez sans doute, Jacque Lemil est remarié…

— Non, je ne le savais pas.

— Il a épousé une jeune fille de Montréal. Je suis aussi allée chez Pierre Lemil ; j’ai donc revu votre maison, M. Lassève ; rien n’y était changé. Inutile de vous dire que ce sont eux, les Lemil, qui m’ont appris que vous aviez quitté G…, le lendemain des funérailles de Magdalena et que vous étiez allé demeurer dans la province d’Ontario, près de la ville de Toronto…

— J’avais dit, en effet, que je m’en irais demeurer près de Toronto ; mais j’ai changé d’idée. J’ai pris une toute autre direction.

— Oui ? Vraiment ?

— Je demeure à la Pointe Saint-André, plus loin que la Rivière-du-Loup en bas… C’est un endroit sauvage, très sauvage. Je m’y suis construit une maison, que les gens du village Saint-André nomment La Hutte.

— Et vous demeurez là, seul ?

— Non. Pas seul, Mme d’Artois. Mon neveu, Théo est avec moi… ou plutôt, il était avec moi, jusqu’à il y a une douzaine de jours.

— Je ne savais pas que vous aviez un neveu, M. Lassève… Mais, vous dites qu’il est parti d’avec vous ? Vous êtes donc seul maintenant ?

— Un homme de Saint-André demeure avec moi ; un M. Rocques… Séverin Rocques… C’est un brave garçon que Séverin ; si bon, si dévoué ! Il demeure à La Hutte depuis l’automne dernier. Nous nous aimons comme des frères, lui et moi.

— Oh ! Alors, tant mieux !

— Lorsque vous êtes allée à G…, Mme d’Artois, que vous a dit Jacques Lemil ?… À propos de… des… funérailles de Magdalena, je veux dire ?

— Mais… Il m’a dit… Je sais qu’il était porteur, avec son fils Pierre, et M. Lemil m’a assuré que vous aviez fait très bien les choses ; que les funérailles de Magdalena étaient les plus belles, les plus imposantes qu’il y avait eues encore à G…

Mme d’Artois, fit gravement Zenon, j’ai quelque chose à vous dire… Quelque chose qui va vous surprendre énormément… Oui, attendez-vous à être surprise, car je vais vous raconter un fait… inouï, tout à fait inouï

— Qu’est-ce donc ? demanda Mme d’Artois, en ouvrant grands les yeux.

— C’est… C’est à propos de… de… Magdalena… de ses… ses… funérailles…

— Je suis tout oreilles, M. Lassève.

— Jacques Lemil vous a raconté tout ce qu’il savait, commença Zenon en hésitant un peu… Il est une chose cependant qu’il ne savait pas, qu’il ne sait pas, qu’il ne saura jamais ; une chose que je suis seul… avec une autre, à savoir…

— Vous m’intriguez fort, M. Lassève !

— Je le répète, attendez-vous à être surprise… peut-être même quelque peu scandalisée, Mme d’Artois… Mais, voici : le jour des funérailles de Magdalena, dans le cimetière de G…, on a enterré un… un… cercueil vide.

— Vide ! cria Mme d’Artois. Vide ! Que voulez-vous dire, M. Lassève ?

— Je veux dire que Magdalena, que le médecin avait déclarée morte, n’était qu’endormie d’un sommeil léthargique…

— Mon Dieu ! Ô mon Dieu !

— La pauvre enfant s’est éveillée… dans un cercueil, alors qu’elle était seule, la nuit, dans la maison… Elle aurait pu en mourir, ou en perdre la raison, la pauvre chère petite !

— Je n’en reviens pas ! exclama Mme d’Artois. Magdalena… Magdalena que j’ai tant pleurée pour morte…

— Oui, Magdalena vit… c’est elle qui, déguisée en garçonnet, a vécu avec moi, depuis, sur la Pointe Saint-André, faisant, comme moi, les métiers de pêcheur et de batelier.

— C’est extraordinaire, presqu’incroyable !

— Mais, que je vous raconte les faits tels qu’ils se sont passés.

Zenon raconta à Mme d’Artois ce que nous savons déjà. Il ajouta que Magdalena s’étant éveillée de son sommeil léthargique, avait résolu de disparaître, quitter G…, à jamais ; de passer pour morte enfin.

— Vous le pensez bien, acheva-t-il, je me suis opposé de toutes mes forces à cette idée de Magdalena, sachant bien que ce serait mal, très mal ; mais j’ai fini par céder aux instances de la pauvre enfant, de devenir son complice en un mot. Le surlendemain de ses supposées funérailles, durant la nuit, Magdalena, déguisée parfaitement dans un costume masculin, quittait G… pour toujours ; je l’accompagnais. Cachés dans un wagon de marchandises ensuite, nous nous rendîmes jusqu’à la Rivière-du-Loup, et déjà quelques jours plus tard, à la Pointe Saint-André, où nous avons toujours demeuré, depuis.

— Je le répète, c’est presqu’incroyable, ce que vous venez de me raconter, M. Lassève !… Magdalena, vivante !… Magdalena, à la Pointe Saint-André !… Mais, non, ne m’avez-vous pas dit, tout à l’heure, que votre neveu Théo était parti ?

— Oui, Théo, ou plutôt Magdalena, est partie pour l’Europe, le 2 de ce mois ; elle sera absente tout l’été.

— Partie pour l’Europe, avez-vous dit ?

— En voyage de noces, Mme d’Artois, répondit Zenon en souriant. Magdalena n’est plus Magdalena Carlin, ni Magdalena Lassève, comme elle se nommait parfois ; elle a nom maintenant Magdalena de L’Aigle. Elle a épousé, le 2 de ce mois, M. Claude de L’Aigle, un riche rentier, habitant un véritable château, aussi sur la Pointe Saint-André.

Et alors, Zenon raconta tout ce qui s’était passé, depuis qu’ils habitaient la Pointe Saint-André. Mme d’Artois n’en revenait pas ! Magdalena mariée et faisant, avec son mari, une tournée de quelques mois en Europe !

— Alors, M. de l’Aigle sait tout ce qui concerne Magdalena, sans doute, M. Lassève ? demanda-t-elle.

— Non, hélas ! répondit Zenon. Magdalena, malheureusement, a voulu garder le secret du passé. Dieu veuille qu’elle ne s’en repente pas un jour !

— C’est… C’est regrettable… qu’elle n’ait pas tout dit à M. de L’Aigle.

— J’ai même offert à Magdalena d’aller moi-même à L’Aire (ainsi nomme-t-on la propriété de M. de L’Aigle) et tout raconter à son fiancé ; Magdalena n’a jamais voulu y consentir. Elle aimait trop son Claude, disait-elle, pour risquer de le perdre.

— Ah ! c’est malheureux, infiniment malheureux ! Ce secret lui pèsera et l’empêchera d’être parfaitement heureuse peut-être. Pauvre Magdalena !

— Vous ai-je dit, Mme d’Artois, qu’il existe une grande différence d’âge entre Magdalena et son mari ?

— Quelques années sans doute ?

M. de L’Aigle a, pour le moins, quarante ans.

— Vraiment ! Ah !… Mais, comment lui a-t-elle expliqué le costume masculin qu’elle portait, M. Lassève ?

— Elle ne lui a rien expliqué du tout. M. de L’Aigle a feint (feint, comprenez-vous) de croire que Magdalena se vêtait ainsi pour se protéger, au milieu du pays sauvage où elle était obligée de vivre… Et maintenant, Mme d’Artois, je cherche une personne qui accepterait la position de compagne de Magdalena, à L’Aire, s’entend…

— Compagne, dites-vous ?… Son mari…

— Oui, je sais. Mais, voici : Magdalena, à son retour de voyage, va se trouver, tout à coup, à avoir de grandes responsabilités. La conduite d’une maison comme L’Aire et tout son personnel, ce n’est pas une petite affaire vous le pensez bien ! Or, la pauvre enfant n’a que peu d’expérience, comme vous le savez. De plus, M. de L’Aigle a souvent affaire à s’absenter ; Magdalena aurait donc besoin d’une surveillante pour les domestiques, qui serait en même temps sa dame de compagnie. La dame de compagnie, surveillante en même temps, sera traitée sur un pied d’égalité par les maîtres de la maison, inutile de vous le dire…

— Ô ciel ! fit Mme d’Artois, en posant sa main sur son cœur. Une telle chance ce serait…

— Ce serait une bonne et belle position, je crois, répondit Zenon en souriant, que celle de compagne de Mme de L’Aigle, de L’Aire ; connaissez-vous quelque dame qui aimerait à l’accepter ?

M. Lassève ! M. Lassève ! s’exclama Mme d’Artois. Est-ce que vraiment vous auriez pensé à moi ? Est-ce que vous m’offrez cette position ? À moi ! À moi, qui, plus souvent qu’autrement, ne sais si je pourrai manger à ma faim, d’un jour à l’autre ? À moi, qui me meurs, dans ce misérable alcôve, faute d’air et de lumière ?

Elle éclata en sanglots ; sa joie était trop grande, semblait-il.

— Nous avons discuté la chose, plus d’une fois, Magdalena, M. de L’Aigle et moi, Mme d’Artois, répondit Zenon, très ému, assurément, de la joie de la pauvre femme. C’est votre nom qui a été suggéré. Magdalena n’oublie pas… pas plus que moi d’ailleurs, vos bontés d’autrefois. Donc, puisque vous seriez disposée à venir demeurer sur la Pointe Saint-André…

— Disposée à y aller ? Certes !… Et quand sera-ce ? Au retour des mariés ?

— Ah ! Mais, non ! Magdalena et son mari aimeraient que vous vous installiez à L’Aire le plus tôt possible. Mais, j’oubliais, voici une lettre qui va tout vous expliquer, dit Zenon, en remettant une enveloppe cachetée à Mme d’Artois.

— L’écriture de Magdalena… murmura-t-elle.

Elle lut la lettre, d’un bout à l’autre, non sans pleurer un peu.

— Quand seriez-vous prête à partir ? demanda Zenon, lorsque Mme d’Artois eut pris connaissance de sa lettre. Demain ?…

— Oui, demain, dit la pauvre femme. Grâce à l’argent contenu dans la lettre de Magdalena, je pourrai payer mes petites dettes, dès aujourd’hui, et être prête à partir demain, si vous le désirez, M. Lassève.

— C’est bien ! répondit Zenon, en se levant pour partir. Demain soir, vous coucherez à la Rivière-du-Loup, dans une chambre bien fraîche. Après demain, nous serons à La Hutte, où vous passerez quelques jours, avec Séverin et moi, je l’espère, quitte à vous rendre à L’Aire, seulement quand il vous plaira.

— Est-ce que je rêve ?… fit Mme d’Artois, en souriant un peu tristement.

— À demain donc, Mme d’Artois ! reprit Zenon. Je serai à la porte, avec une voiture, à huit heures précises.

— À demain, M. Lassève ! Et merci, merci du plus profond du cœur ! Que Dieu vous bénisse, vous, Magdalena et M. de L’Aigle, pour votre exquise bonté envers moi !