Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/05/11

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 129-131).

XI

CE QU’ÉTAIT MONSIEUR DE L’AIGLE

Ce printemps-là passa comme un rêve, pour nos amis de la Pointe Saint-André.

Le 2 juin, on célébra le cinquième anniversaire du mariage des de L’Aigle. Zenon Lassève, le docteur Thyrol et sa femme étaient venus à L’Aire pour la circonstance. On avait attendu, un peu, Mme de St-Georges ; mais celle-ci s’était vue dans l’impossibilité de partir, au dernier moment.

« Ma chère Magdalena, avait-elle écrit, à ce propos, je ne saurais vous dire combien grande est ma déception de ne pouvoir assister à la fête anniversaire de votre mariage ! Mais, attendez-moi pour le 3 octobre ; j’y serai. Puisque vous devez, en ce jour de votre fête à vous, célébrer aussi celle de Claudette, (dire qu’elle aura quatre ans la mignonne ! Que le temps passe vite et que ça nous fait vieillir ces petits) ! je disais donc que rien ne m’empêcherait d’être avec vous le 3 octobre ; j’arriverai même dans les derniers jours de septembre. Il me tarde infiniment de vous revoir, tous ; depuis près d’un an que nous ne nous sommes pas vus.

« Quand venez-vous prendre possession du splendide domaine que vous avez acheté, dans ces parages ? J’espère que vous n’avez pas changé d’idée et que vous serez mes presque voisins, l’hiver prochain ».

Par cet extrait de la lettre de Thaïs, on comprendra que les de L’Aigle avaient bien des projets de former ; d’abord, pour le 3 octobre, puis pour l’hiver suivant.

La fête de Claudette tombant à la fin d’octobre, Claude et Magdalena avaient décidé d’en avancer la date, afin de pouvoir organiser une fête champêtre pour l’occasion. On célébrerait donc, en même temps, l’anniversaire de la mère et de l’enfant et on ferait quelque chose de bien.

Lorsque nous retrouvons nos amis, au milieu du mois de septembre, les préparatifs pour la fête en vue allaient bon train. Il y aurait beaucoup d’invités ; des enfants surtout ; le docteur Thyrol et sa femme se chargeraient de réunir tout un groupe de petits et de les faire transporter à L’Aire. Il y aurait grand festin, puis jeux et danses sur la terrasse et, si le temps était exceptionnellement beau, une excursion serait organisée à bord de L’Aiglon, jusqu’au Brandy Pot, avec arrêt à l’Île aux Lièvres, soit à l’aller, soit au retour.

Un gracieux kiosque était déjà en construction, pour la circonstance. Ce kiosque, dont le plan avait été dessiné par Séverin Rocques, servirait à abriter un petit orchestre, qu’on ferait venir de la Rivière-du-Loup.

Il était trois heures de l’après-midi. Dans la maison, tout était tranquille : Claudette dormait, dans sa chambre, en haut, sous la garde de Rosine ; Mme d’Artois, retirée à la bibliothèque, était à écrire une lettre, et Magdalena, debout près de la porte du corridor d’entrée, regardait travailler Claude, Zenon et Eusèbe ; tous trois étaient à ériger le fameux kiosque. Le bruit sonore des coups de marteau, le chant monotone de la scie, les gémissements du rabot, arrivaient distinctement à la jeune femme.

Elle souriait, l’heureuse mère, en regardant travailler les trois hommes ; ils y mettaient tant d’ardeur aussi ! On eut dit que leur vie — ou leur réputation — dépendait de leur succès…

Zenon, juché sur un échafaudage, tenait à la main l’extrémité d’un cable. Ce cable servait à hisser jusqu’en haut les poteaux en bois tournés, véritables charpentes du kiosque. Ces poteaux étant numérotés, Eusèbe les disposaient par numéro d’ordre, tandis que Claude, au pied de l’échafaudage, attendait qu’on lui apportât les poteaux, auxquels il devait glisser un nœud coulant, tout préparé à l’autre extrémité du câble.

— Voici le numéro 1, M. Claude, fit tout à coup la voix du domestique.

S’approchant de son maître, Eusèbe plaça le poteau debout, près de lui… puis…

Mme d’Artois, occupée à adresser la lettre qu’elle venait d’écrire, leva soudain la tête… Des pas s’approchaient de la bibliothèque… des pas inconnus… singuliers ; on eut dit quelqu’un qui eut zigzagué en marchant. Puis, à travers les portes vitrées, la dame de compagnie aperçut Magdalena… Mais, était-ce bien Magdalena qui s’avançait ainsi ? Était-ce la jeune femme de Claude de L’Aigle, cette personne, qui avait l’air d’avoir vieilli, tout à coup, de vingt ans ? Magdalena ? Impossible ! Ces joues, ces tempes creusées, ces lèvres blanches, ces yeux effrayés, hagards, désespérés même, qu’entouraient de larges cercles, noirs comme du charbon ! Non ! Ça ne pouvait être Magdalena !

Pourtant, c’était bien elle, la femme tant enviée de Claude de L’Aigle ! Toujours zigzaguant, elle entra dans la bibliothèque et tomba sur la tête de Mme d’Artois. En un clin d’œil, celle-ci fut auprès de la jeune femme.

— Magdalena ! s’écria-t-elle. Qu’y a-t-il, ma pauvre enfant ?

Mme d’Artois… parvint-elle à balbutier, tandis que ses yeux désespérés se fixaient sur sa fidèle amie. Je suis… je suis… maudite, maudite… Claudette aussi !

Des sanglots, d’horribles sanglots la secouèrent, puis elle s’évanouit.

Le premier mouvement de Mme d’Artois ce fut d’appeler Claude ; mais un je ne sais quoi, un instinct quelconque lui fit changer d’idée. Elle courut plutôt vers un petit cabinet, où elle savait trouver du cognac, et bientôt, elle frottait de cette boisson les lèvres et les tempes de la jeune femme, et celle-ci ne tarda pas à ouvrir les yeux. Aussitôt, le souvenir de ce qui l’angoissait tant lui revint et elle s’écria, en cachant dans ses mains tremblantes son pauvre visage si altéré :

— Oh ! L’horrible chose que je viens de découvrir !!

Mme d’Artois n’eut pu proférer une seule parole, quand même elle l’eut voulu… Qu’avait découvert Magdalena ? Était-ce… était-ce le secret de Claude de L’Aigle ; ce secret qu’on avait tant essayé de lui cacher ; ce secret qui avait, pour ainsi dire, coûté la vie à Euphémie Cotonnier ? Impossible ! Cependant…

Mme d’Artois, reprit Magdalena, parlant avec beaucoup de difficulté, car ses lèvres tremblaient et ses dents claquaient affreusement, je vais m’en aller d’ici… et emmener Claudette.

— Vous en aller ? Mais, ma pauvre enfant.

— Je vous l’ai dit ; je suis maudite, maudite !

— Vous êtes malade… ou bien, quelque chose vous a beaucoup effrayée, chère petite, répondit Mme d’Artois. Laissez-moi aller chercher votre mari.

— Non ! Non ! cria la jeune femme.

À ce moment, Claude entra dans la bibliothèque en sifflotant ; il venait chercher un tourne-vis. Soudain, il aperçut Magdalena. Il fit un pas en arrière, tout d’abord, tant il fut surpris de son apparence, puis, il voulut s’approcher du fauteuil où elle était assise.

— Magdalena ! s’exclama-t-il. Magdalena ! Tu es malade ? Tu…

— Va-t-en ! Oh ! Va-t-en ! cria-t-elle.

— Mais… commença Claude.

— Va-t-en ! répéta-t-elle. Ne m’approche pas !

Claude jeta les yeux sur Mme d’Artois, comme pour lui demander l’explication de l’attitude de sa femme envers lui ; mais la dame de compagnie lui fit un signe presqu’imperceptible et il quitta immédiatement la bibliothèque.

— Cet homme… Vous voyez cet homme… dit Magdalena en désignant son mari qui, hâtivement, quittait la maison ; eh ! bien, je le méprise et je le hais… autant que je l’ai respecté et aimé jusqu’ici. Il est méprisable aussi ! Ah ! si vous saviez ! acheva-t-elle en éclatant, de nouveau, en sanglots.

— Je ne comprends pas…

— Non, hein ? Écoutez, Mme d’Artois, je vais vous dire ce que je viens de découvrir… Mais d’abord, parlons du drame qui, alors que j’étais encore enfant, a fait de moi une orpheline ; je veux parler de la mort ignominieuse de mon pauvre père… L’ombre de l’échafaud a toujours, depuis, assombri mon existence… Combien de fois je revois, par la pensée, par le souvenir, l’exécution de mon père ; exécution à laquelle m’a obligée d’assister, vous le savez, une femme indigne, sans entrailles et sans cœur…

— Pourquoi rappeler de tels souvenirs, ma chérie ? fit Mme d’Artois.

— Pourquoi ? répondit-elle en riant d’un rire qui avait quelque chose d’effrayant. Parce qu’il faut un… un prologue à ce qui va suivre… Je disais donc que je revis souvent le drame de jadis… Au pied de l’échafaud, je les revois tous… tous… Mon père… le prêtre… je pourrais peindre leurs traits, de mémoire… Un seul visage resta toujours confus dans mes souvenirs : celui de l’exécuteur… du bourreau…

Mme d’Artois faillit crier. Les mains cramponnées au fauteuil sur lequel était Magdalena, elle devint soudain aussi pâle, aussi défaite que la jeune femme et elle tremblait tellement qu’elle craignit de tomber.

— Le bourreau, comprenez-vous, mon amie, reprit Magdalena, très excitée. J’essayais, mais en vain, de me remémorer ses traits… Maintenant, je sais ! L’exécuteur de mon père, le bourreau ; un de ces êtres que tous fuient et méprisent, dont les mains pataugent continuellement dans le sang humain ; ce meurtrier légal, c’est Claude de L’Aigle !

Mme d’Artois crut qu’elle allait s’évanouir… Ainsi, malgré toutes les précautions qu’on avait prises, Magdalena avait tout découvert ?… Comment cela se faisait-il ? Qui avait parlé ?… Pas Eusèbe, bien sûr, et Zenon Lassève ne savait rien.

— Magdalena… parvint-elle à articuler.

— Vous ne comprenez donc pas ? s’écria la jeune femme. Lorsque, j’ai aperçu M. de L’Aigle sur son yacht L’Aiglon, alors qu’il venait de nous sauver la vie à mon oncle Zenon et à moi, je me suis dit que je ne le voyais pas pour la première fois. Mais de là à le soupçonner d’être l’exécuteur de mon père il y avait loin, et quoique, devant moi, souvent, on l’appelait « le mystérieux Monsieur de L’Aigle », je trouvais cela ridicule tout simplement… Tout à l’heure… Ô mon Dieu ! Je l’ai reconnu ; c’était lui, lui ! Horreur ! Horreur !

Elle fut secouée d’un terrible frisson.

— Ma pauvre petite…

— Ah ! Je sais, voyez-vous, je sais ! Je les regardais travailler, tout à l’heure, mon oncle Zenon, Eusèbe et lui… À un moment donné, Eusèbe plaça à côté de mon mari un poteau, afin qu’il y attachât un câble

— Ô ciel ! Ô ciel ! s’écria Mme d’Artois, qui venait d’avoir le mot de l’énigme. Personne n’avait commis d’indiscrétion alors ; c’est le hasard qui…

— Vous avez donc compris, Mme d’Artois ? demanda Magdalena, d’une voix méconnaissable. Au mouvement que fit mon mari en jetant le nœud coulant pardessus le poteau, je l’ai reconnu ! C’est bien lui l’exécuteur de mon père, le méprisable bourreau… et moi… et moi… je suis maudite !

— Voulez-vous me permettre de dire…

— Non ! Non ! Taisez-vous ! Qu’auriez-vous à dire, d’ailleurs ? Je le répète, je sais… Le mystérieux M. de L’Aigle ; celui qui en impose à tous par son attitude si froide, si hautaine, n’est que l’exécuteur public, un méprisable bourreau… Ô Dieu tout-puissant ! Et cet homme est mon mari, le père de ma fille ! J’en mourrai de honte et de désespoir ; oui, j’espère que j’en mourrai, car je ne saurais vivre, avec une si horrible certitude !

Mme d’Artois se demandait ce qu’elle allait faire, quelle attitude elle allait prendre… Essayer de parler raison à Magdalena ? Elle le savait d’avance, ce serait inutile… Lui dicter son devoir ; c’est-à-dire lui faire comprendre qu’elle devait pardonner à son mari et oublier, si possible, ce que le hasard lui avait appris ; lui dire qu’elle était obligée de tolérer tout, quand ce ne serait qu’à cause de Claudette ?

Non. Cela amènerait des résultats plutôt funestes peut-être… Il ne restait qu’une chose à faire et elle le ferait, quand même cela lui répugnait et qu’elle trouvait cela horrible. (Elle devint tout simplement une héroïne la bonne amie de Magdalena, en cette tragique circonstance). Et c’est pourquoi lorsque la jeune femme leva ses yeux désespérés, cherchant, dans le regard de sa compagne la sympathie à laquelle elle aspirait, à laquelle elle avait certes droit, elle la vit qui… riait silencieusement.

— Comment ! Vous riez ? s’écria-t-elle. Avez-vous perdu la raison, Mme d’Artois ?

— Je vous prie bien de me pardonner, Magdalena, répondit la dame de compagnie, feignant d’être prise d’un incontrôlable fou-rire ; mais, votre récit voyez-vous… M. de L’Aigle l’exécuteur public… le bourreau ! C’est du plus grand comique, selon moi !

— Mais… balbutia Magdalena, car déjà, l’impression ressentie si vivement tout à l’heure s’effaçait rapidement et sûrement. Dieu le voulait ainsi. Ils étaient mari et femme, ces deux-là, Claude et Magdalena, puis, ils avaient un enfant.

— Vous n’êtes pas la seule cependant qui se soit trompée sur l’identité d’une personne, ainsi, reprit Mme d’Artois, décidée à faire l’impossible pour convaincre la jeune femme qu’elle avait fait erreur. Je me souviens, moi, ajouta-t-elle, improvisant avec un remarquable brio, qu’un jour, à la gare de Montréal, je me suis jetée dans les bras d’un inconnu et je l’ai embrassé, le prenant pour mon frère. Ha ha ha !

Magdalena sourit.

— Tous, tant que nous sommes, nous avons notre « double » en ce monde, vous savez, Magdalena…

— Vous croyez, vraiment ?

— Non seulement, je crois, mais je sais ! Il y a, quelque part sur le globe terrestre, quelqu’un qui vous ressemble, quelqu’un qui me ressemble à moi aussi ; donc…

— Ainsi… j’aurais pu me tromper… en ce qui concerne Claude ?

— Mais, certainement ! M. de L’Aigle serait fort étonné… et mécontent, (à moins qu’il ne prit la chose sur son côté comique), s’il savait pour qui… ou quoi vous l’avez pris, ma pauvre enfant, fit l’héroïque femme, feignant toujours d’être très amusée.

— Je l’ai repoussé, tout à l’heure Claude… murmura Magdalena ; je lui ai dit de s’en aller…

— Il ne vous en gardera pas rancune, j’en suis sûre.

— Il me fera d’amers reproches…

— Je ne le crois pas, ma chérie… Laissez-moi arranger cela, voulez-vous, avec M. de L’Aigle, puis je vous l’enverrai ici, dans quelques instants.

— Vous… vous ne lui direz pas…

— Certes, non !

Elle sortit de la bibliothèque et alla à la recherche de Claude. Elle mit celui-ci brièvement au courant de ce qui venait de se passer.

— Ainsi, Mme d’Artois, elle sait ? s’écria-t-il en pâlissant affreusement.

— Elle est certaine de s’être trompée maintenant, répondit la dame de compagnie. Allez la trouver ; elle vous attend dans la bibliothèque.

Lorsqu’ils se rencontrèrent, tous trois, à l’heure du dîner, Mme d’Artois eut la satisfaction de constater que son plan, si héroïque, avait pleinement réussi et que la paix et la confiance étaient revenues pour toujours, elle l’espérait, dans le cœur de Magdalena.