Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/Texte entier

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Éditions Édouard Garand (p. 3-133).

Le
MYSTÉRIEUX
MONSIEUR
DE L’AIGLE
Par
Mme  A. B. LACERTE
Illustration
d’Albert Fournier

Première Partie

UNE ERREUR JUDICIAIRE

I

LA FILLE DU MARTYR

Dans une chambre pauvre, mais propre, sur un lit étroit, mais d’une blancheur immaculée, une malade est couchée. C’est une toute jeune fille ; elle n’a que seize, dix-sept ans à peine. Son visage tout défait, ses traits étirés, ses yeux cernés de bistre, ses lèvres pâles, disent clairement qu’elle est atteinte d’une maladie grave, peut-être mortelle.

Au chevet de ce lit de souffrance se tient le médecin, un homme aux cheveux gris, dont le visage, ordinairement jovial, a revêtu une expression de tristesse. Il frotte ses mains l’une contre l’autre et il hoche la tête d’un air fort significatif.

Non loin, est une femme fort corpulente, Mme St. Onge, une voisine, qui, dans la bonté de son cœur, est venue donner ses soins à la malade. Pour le moment, elle est à mettre un peu d’ordre sur une petite table couverte de fioles de toutes formes et de toutes grandeurs.

Trois autres femmes du voisinages se tiennent debout au pied du lit.

— Que pensez-vous de votre malade, ce soir, Docteur ? demanda soudain Mme St-Onge.

— Ce que j’en pense ?… Hélas ! je le crains, toute la science médicale au monde ne pourrait la sauver.

— Ainsi, elle n’en reviendra pas, vous pensez ?

— Oh ! non ! Elle est finie, la pauvre enfant, je le crains… Voyez plutôt ; elle est tout à fait inconsciente, depuis ce matin.

(Mais en cela, le médecin se trompait. La malade, quoiqu’elle n’eut pu donner signe de vie, avait parfaitement conscience de ce qui se faisait et de ce qui se disait autour d’elle).

— Pauvre Magdalena ! Pauvre fille ! fit une voisine, en essuyant une larme.

— Mais elle serait cent fois mieux morte la pauvre petite ! fit une autre.

— Bien sûr que oui ! amplifia la troisième voisine. Elle n’a ni parents ni amis… Personne ne tient à s’associer avec elle, dans le village…

— Aussi, ça se comprend ! Qui veut être vu en la compagnie de la fille d’Arcade Carlin… de la fille du pendu ?

« La fille du pendu »… Oui, c’était ainsi qu’on la désignait. Car, hélas ! son père était monté sur l’échafaud, pour un crime (un meurtre) qu’il n’avait pas commis.

Ah ! Cette exécution de son père ! Ce meurtre légal ! cette horrible erreur de la justice !… Magdalena en avait été témoin, oui, témoin !…

Lorsque son père avait été arrêté, puis conduit en prison, une femme de la ville, une infâme ménagère, avait pris Magdalena chez elle. Ce ne fut que plus tard que l’on découvrit la raison de cet acte charitable : la femme avait haï la mère de Magdalena, et elle avait juré de se venger… Mme Carlin était morte depuis six ans ; mais il restait sa fille, son unique enfant ; sur elle se vengerait la femme. Et quelle atroce vengeance !… Elle avait obligé la pauvre petite d’assister, de l’une des fenêtres de sa maison, à l’exécution de son père. Munie d’une courroie, la misérable frappait l’enfant à coups redoublés, criant :

— Regarde, petite vermine ! Regarde ! Cela te servira de leçon, plus tard. Tel père, telle fille… Regarde… et souviens-toi !

Sur les toits des maisons avoisinant la prison, les yeux hagards de l’enfant avaient vu une grande quantité de monde ; des curieux, des gens affligés d’une curiosité morbide, malsaine, dont ils auraient dû rougir. Mais la vraie délicatesse de sentiments est chose rare en ce monde, et les gens se dérangent ; que dis-je ? ils font des efforts inouïs pour aller « jouir » des spectacles les plus affreux, les plus hideux, les plus révoltants.

Magdalena avait vu s’ouvrir la porte de la prison… Elle avait vu son père, marchant entre deux hommes, dont l’un, le curé de la paroisse… Elle avait vu l’exécuteur attendant sa victime, au pied de l’échafaud… Elle avait vu le shérif, puis les policiers entourant la cour de la prison… Les lèvres de son père remuaient… il priait… Le prêtre priait avec lui, ou lui parlait du ciel, de l’éternité…

— Père ! Ô père ! avait crié l’enfant.

Il l’avait entendue… Il avait tendu ses bras vers elle… puis il avait fait, de sa main droite, le geste de la bénir… Oui, il l’avait bénie… lui… son père… lui qui allait monter sur l’échafaud dans quelques instants ! Et cette bénédiction du mourant serait toujours précieuse à sa fille…

Mais Dieu avait eu pitié de Magdalena, car au moment où l’on posait sur la tête de son père le capuchon noir, elle avait perdu connaissance…

La ménagère, ensuite, satisfaite de sa diabolique vengeance, avait jeté l’enfant dehors, immédiatement après l’exécution, ne l’ayant prise chez elle que pour la martyriser ; son but était maintenant atteint ; alors, elle la jetait dehors comme un chien.

Pauvre, pauvre petite !… Elle n’avait que douze ans… Il y avait de cela près de cinq ans maintenant, et elle s’en souvenait comme ci c’eut été hier…

Que serait devenue la pauvre petite, si elle n’eut rencontré sur son chemin un vieil ami de son père, un nommé Zénon Lassève ?…

Le « père Zénon », comme on l’appelait dans le village de G…, était un « homme à tout faire », devenant, à l’occasion, menuisier, jardinier plombier, maçon, briquetier. De cette manière il ne chômait guère.

Zénon Lassève était un homme de près de six pieds. Il portait toute sa barbe, qui avait grisonné, ainsi que ses cheveux, bien avant l’âge. Ses traits, assez irréguliers, portaient l’empreinte d’une excessive bonté.

Quel brave homme que le « père Zénon » ! Aussi, était-il estimé de tous, à cause de sa bonté, d’abord, puis pour son incontestable honnêteté.

Il possédait une maisonnette aux confins du village. Il vivait là seul, car il ne s’était jamais marié, et il était content aujourd’hui de posséder un chez lui, où il pouvait emmener la petite orpheline, que tous bafouaient et injuriaient, sans pitié. On ne peut changer le monde ; il est porté à rendre les enfants responsables pour les péchés de leurs parents.

— Magdalena, avait dit le « père Zénon », lorsque tous deux furent arrivés à sa maison, tu vas demeurer avec moi toujours, dorénavant, et je remplacerai auprès de toi, autant que faire se pourra, ton père, qui était mon meilleur ami…

— Mon père ! Oh ! mon pauvre père ! gémit la petite.

— Tu le sais, Magdalena ; je le sais, moi aussi, ton père n’a jamais commis le crime pour lequel il vient de mourir… Ton père est un martyr, petite ; oui, un martyr ; un innocent, qui est monté sur l’échafaud, pour expier le crime d’un autre… d’un inconnu. Je le répète, je sais qu’il n’était pas coupable… Un autre aussi le sait… mais il n’a rien dit ; il a même menti, par vengeance… Horrible vengeance qui, un jour, retombera sur le vengeur, en malédiction !

Magdalena devint la fille du « père Zénon », par acte d’adoption. Malgré tout, elle n’était pas malheureuse. Pourtant, elle aurait aimé aller à l’école, s’instruire un peu ; mais, en dépit de tous les efforts que fit son père adoptif, il ne parvint pas à la faire accepter, dans aucune des deux classes du village. Les parents n’allaient pas laisser leurs enfants traîner les mêmes bancs d’école, respirer le même air que « la fille du pendu » ! Ils avaient protesté en bloc, et le « père Zénon » avait dû se considérer battu.

— Écoute, petite, avait-il dit à Magdalena un jour, puisque tu sais lire et écrire, je t’achèterai des livres et des cahiers, et tu continueras à étudier. Hein ? Qu’en penses-tu ?

— Merci, père Zénon, merci ! avait-elle répondu. Et puisque vous voulez bien m’acheter des livres et des cahiers, je ne demande qu’à étudier, afin d’essayer de m’instruire. Seulement, je rencontrerai souvent des passages difficiles, que je ne parviendrai jamais à déchiffrer seule, je le crains ajouta-t-elle, en souriant.

Mais elle ne devait pas rencontrer autant de difficultés qu’elle le prévoyait, dans ses études, car, une maîtresses d’école, une veuve de trente-cinq ans à peu près, prit pitié de la pauvre enfant, et, furtivement, le soir, elle se rendait chez le « père Zénon », faire la classe à Magdalena.

Mme d’Artois, avait dit le « père Zenon » à la veuve, un soir, Dieu vous récompensera un jour de ce que vous faites pour ma pauvre petite !

— Je l’aime cette enfant, voyez-vous, M. Lassève ; je l’ai toujours aimée, avait répondu la veuve, et c’est mal, à mon sens, de la rendre responsable du crime de son père…

— Oui, je sais tout ce que vous avez fait pour la petite déjà, et je vous en suis excessivement reconnaissant, croyez-le !… Mais, Mme d’Artois, Arcade Carlin était innocent, répondit Zénon. Il est mort martyr ; voilà !

Mme d’Artois jeta sur son interlocuteur un coup d’œil étonné.

— Pourtant, M. Lassève, répliqua-t-elle, vous ne parviendrez jamais à faire virer de bord l’opinion publique, vous savez !

— Vous croyez donc que Carlin était coupable de l’affreux crime pour lequel il est monté sur l’échafaud, Mme d’Artois ?

— Comment en douter… quand les preuves… Mais, Magdalena, la pauvre petite ! Que je la plains !… On ne l’entend jamais nommer autrement que « la fille du pendu »… C’est triste, infiniment triste !

— « La fille du martyr » devrait-on dire plutôt, riposta Zénon Lassève. Moi, je sais que Carlin n’était pas coupable… De plus, je l’affirme, un autre aussi le sait… Le misérable, qui eût pu sauver un innocent, s’il eût voulu parler… ou plutôt, s’il n’avait lâchement menti !

Près de cinq ans s’étaient écoulés depuis le jour où Magdalena s’en était allée demeurer chez le « père Zénon ». Mme d’Artois était restée amie. Quelle bonne amie elle était pour l’enfant, devenue jeune fille !

Malheureusement, Mme d’Artois avait été nommée pour enseigner dans un autre village, l’année précédente. Magdalena avait beaucoup pleuré, lors du départ de l’excellente femme, car elle s’était attachée à elle ; n’avait-elle pas été une véritable mère pour la petite orpheline ?

Lorsque Magdalena était tombée malade, il y avait quelques semaines, elle avait, bien des fois, pensé à Mme d’Artois… Si elle eut été dans le village, elle serait certainement venue lui rendre visite souvent ; elle l’eut même soignée avec dévouement et tendresse.

Malgré les longs jours écoulés, on faisait encore assez souvent, à Magdalena, l’injure de l’appeler « la fille du pendu ». « Fille de martyr » se disait alors la pauvre enfant, afin de se consoler.

Mais ces épreuves qu’elle avait eues à subir, ces injures, ces affronts de chaque instant, avaient miné sa santé. Un rhume, contracté elle n’eut pu dire où ni comment, n’avait fait que s’aggraver, puis, un matin, elle s’était vue dans l’impossibilité de quitter son lit… « Une inflammation des poumons » ; tel avait été le verdict du médecin ; une maladie grave, si grave qu’elle n’en reviendrait pas ; c’était là aussi l’opinion de tous… Comment se faisait-il alors qu’elle ne s’en réjouissait pas ?… La vie, pour elle, ne serait qu’un tissu d’épreuves, un calvaire !… Elle n’avait pas d’amis, si on exceptait le « père Zénon » et Mme d’Artois cependant… Hors ces deux âmes dévouées et sincères, personne au monde ne se souciait d’elle, si ce n’était pour la blesser dans ses sentiments les plus chers : son culte pour la mémoire de son père…

Nous l’avons dit déjà, Magdalena allait atteindre ses dix-sept ans, et c’était bien jeune pour mourir… trop jeune… Il est vrai que l’avenir ne lui réservait guère de bonheur… mais le soleil de la jeunesse perçait quand même les nuages noirs accumulés à son horizon… Eh ! bien, elle vieillirait à côté du « père Zénon » ; plus tard, elle soignerait les rhumatismes de son père adoptif, mais elle vivrait toujours… L’avenir ne lui offrait aucune promesse, il est vrai ; tout de même, elle se cramponnait à la vie de toutes les forces de son être…

N’y aurait-il pas moyen de remédier à la situation si pénible où elle se trouvait ?.. Hélas, non !… À moins de quitter G… à jamais ; de s’en aller loin, bien loin ; là où personne ne la connaîtrait ; de changer d’identité et de nom.. Mais cela, c’était impossible, tout à fait impossible !… Elle ne pouvait pas, à moins d’être un monstre d’ingratitude, laisser celui qui l’avait accueillie chez lui, alors qu’elle était abandonnée de tous… non, elle ne le pouvait pas !

Et elle allait atteindre ses dix-sept ans !… À cet âge, on tient à vivre, et c’est pourquoi Magdalena se cramponnait à l’existence. Malgré le verdict du médecin, elle voulait vivre, vivre quand même !… Ses forces revenaient d’ailleurs, elle en était certaine… Elle pouvait remuer ses doigts et ses pieds… Ses bras seulement semblaient plutôt engourdis, comme s’ils eussent été comprimés dans un étau ; mais cela reviendrait peut-être… Ses paupières, cependant, étaient lourdes, lourdes comme du plomb, et Magdalena ne parvenait pas à les ouvrir… Elle essayait pourtant ; oh ! comme elle essayait, la pauvre enfant !… Si ses bras n’eussent été comme paralysés, elle eut pu se frotter les yeux, du revers de ses deux mains et cela eut aidé un peu, sans doute…

Enfin ! Ses yeux s’ouvrent… lentement… Mais ils se referment aussitôt… Elle ne se décourageait pas cependant… Encore un effort !… Ah !…

Ses yeux venaient de s’ouvrir bien grands… Un cri s’était échappé de la poitrine de la malade, car, quoique ses yeux eussent été grands ouverts, elle n’avait rien vu… rien !… Elle était aveugle… complètement aveugle !… N’était-ce pas la plus épouvantable des calamités, et ne valait pas mieux, cent fois, être morte ?… Des larmes brûlantes coulèrent sur ses joues.

Mais une pensée lui vint, tout à coup ; une pensée qui l’encouragea et la consola un peu : si ses yeux n’avaient rencontré que l’obscurité, tout à l’heure, c’était probablement parce qu’elle était recouverte d’une couverture… Oui, Magdalena se rappela avoir eu le frisson ; elle se rappela aussi s’être dit que ce terrible frisson ce devait être la mort… On avait probablement jeté sur elle, alors, tout ce qu’on avait trouvé, pouvant la réchauffer…

Eh ! bien, il ne s’agissait que de soulever ces couvertures !… Ses bras… Elle parvint, quoiqu’à grand’peine, à les remuer, puis à les lever un peu…

Par un suprême effort, elle souleva ce qui l’empêchait de voir… de respirer aussi…

Ce qui la recouvrait venait d’être soulevé ; mais les forces lui manquant, Magdalena laissa retomber la couverture qui, en tombant, produit un son mat.

Cependant, dans l’espace d’un éclair, elle avait pu voir un peu ce qui l’entourait… Sur une petite table, elle avait aperçu un Crucifix, de chaque côté duquel était un cierge allumé… et c’est tout…

Elle sentit qu’elle suffoquait… Il lui faudrait assez de force pour se débarrasser tout à fait de ce qui la recouvrait, et gênait, de plus en plus, sa respiration…

La malade réunit toutes ses forces, qu’elle employa ensuite à soulever l’obstacle qui l’empêchait de voir et de respirer à l’aise… Il est bien vrai de dire qu’avec de la patience et de la persévérance on vient à bout de tout ; Magdalena entendit un léger craquement, suivi du bruit d’un objet pesant tombant sur le plancher…

Elle voyait ! Elle respirait !

En un clin d’œil, elle fut assise… Mais, aussitôt, un cri d’indicible terreur s’échappa de sa poitrine, puis elle retomba, évanouie…

Horreur ! ! !… Elle était couchée dans un cercueil !

II

L’BOSCOT

Lorsque Martin Corbot obtint la charge de maître de poste du village de G…, tous avaient trouvé que ce n’était que juste ; même ceux qui avaient ambitionné la position, trouvaient bien le choix du Gouvernement.

— Il fallait toujours que quelqu’un eut cet emploi ! avait dit un homme de G…, un soir, alors que plusieurs habitants du village étaient réunis chez Jacques Lemil, propriétaire du plus grand magasin général de la place.

— Oui, avait répliqué un autre, car ce pauvre Corbot ! Il ne peut pas faire toutes sortes d’ouvrages.

— C’est vrai ! répliqua-t-on. Ça ne pourrait travailler fort des deux bras, comme nous, c’boscot.

— Mais ça travaille de la langue, par exemple ! avait répondu le « père Zénon », qui était présent.

Tous rirent.

— Quant à cela, c’est la vérité vraie ce que dit le « père Zénon ! fit Jacques Lemil. Pour avoir la langue mal pendue, l’boscot a mérité qu’on lui décerne la palme !

— Tu l’as dit, Lemil ! s’écria l’un des hommes présents. Ça ne lui prend pas de temps, au boscot, pour faire des choux et des raves, de la réputation des plus honnêtes gens du village et des environs. C’est méchant c’ga’s-là !

— C’est méchant et c’est bête ! s’écria quelqu’un.

— L’boscot est un homme dangereux, intervint gravement le « père Zénon ». On dirait qu’il s’en prend à l’univers entier de ce qu’il est difforme, ma foi !

— Cependant, peut-être que d’avoir obtenu la charge de maître de poste, cela lui donnera moins de temps pour s’occuper de ce qui bout dans les marmites de ses voisins, ajouta Jacques Lemil. Espérons-le !

— Oui, espérons-le ! s’écrièrent-ils tous.

Par la conversation ci-haut, on comprendra que Martin Corbot, dit l’boscot, n’était pas un homme très aimable et qu’il ne jouissait pas d’une grande popularité. Comme venait de le dire le « père Zénon », ce bossu semblait blâmer l’univers entier de ce qu’il était difforme et laid… laid, à faire peur.

Tout d’abord, Martin Corbot était très petit de taille ; c’était à peine s’il mesurait quatre pieds. Ses jambes grêles, terminées par des pieds énormes ; ses longs bras, aux mains de géant ; son corps frêle comme celui d’un enfant ; ses épaules très-hautes, surmontées d’une bosse ; sa tête, grosse trois fois comme une tête ordinaire ; ses cheveux noirs et huileux ; son visage, dans lequel étaient des yeux noirs, très noirs grands et perçants, (les uns disaient méchants) sa bouche, qui faisait penser à une caverne, et dont les lèvres, presque bleues, semblaient toujours prêtes à cracher l’injure, faisaient du boscot l’être le plus repoussant de la terre. Martin Corbot n’était pas seulement difforme ; il boitait de la jambe gauche.

Pauvre diable ! On eut pris pitié de lui, bien sûr, s’il n’eut été si méchant, car il n’est personne au monde qui ne soit porté à plaindre celui ou celle qui est infirme. Mais, l’boscot abusait de son infirmité ; éclaboussant d’injures, souvent, des hommes de taille à le pulvériser, en un tour de main ; maltraitant les enfants, surtout ceux qui osaient lui faire l’injure de l’appeler « l’boscot ». Martin Corbot insultait, aussi, les femmes les plus honnêtes, les plus respectables, par des insinuations bêtes sur leur compte, ou sur le compte de leurs maris. On prétendait que le bossu était responsable de bien des brouilles dans les ménages, de séparations même, entre les époux qui avaient paru les plus unis. Mais, que lui importait ?… Il en avait vu bien d’autres, l’boscot !

Personne ne savait, au juste, d’où venait l’boscot. Les vieux de l’endroit racontaient que, il y avait trente ans, la vieille Prudence, la diseuse d’horoscope de G…, que tous nommaient « la sorcière », était revenue au village, un soir, après en avoir été absente pendant plusieurs semaines, en tenant par la main un enfant de dix ans, un vrai monstre de laideur.

À ceux qui avaient demandé à « la sorcière » d’où venait cet enfant, elle avait répondu :

— C’est l’enfant d’une de mes amies, qui vient de mourir. Le petit se nomme Martin Corbot, et c’est tout… tout ce qui concerne les gens de G…, dans tous les cas, avait-elle ajouté.

Martin avait été mis à l’école, et Prudence avait fait comprendre à la maîtresse qu’elle entendait qu’il ne devint pas le patira des autres enfants… Le patira ?… Ce fut lui, le petit bossu, qui fit des patira des autres écoliers. Hypocrite, menteur, lâche, traître, méchant, il trouvait le moyen de faire punir ses compagnons, pour des choses qu’il avait faites lui-même, le plus souvent. N’osant se battre franchement, comme les autres garçonnets, il les frappait par derrière, au moment où ils s’y attendaient le moins, et déjà, à cet âge, il se fiait sur son infirmité, sachant bien qu’elle le protégeait, en quelque sorte. Si quelqu’écolier se vengeait, à la fin, ainsi qu’un chien battu, l’boscot allait geindre et se lamenter à la maîtresse d’école ; celle-ci punissait, alors, sévèrement le coupable, et le faisait rougir, devant toute la classe, d’avoir osé s’attaquer à un infirme, un enfant sans défense. Sans défense ?… À dix ans, Martin Corbot était déjà… favorisé de mains et de pieds énormes et il savait s’en servir. Plus d’un écolier portait, souvent, des marques de coups de poing et de coups de pied du bossu ; ces coups étaient administrés lâchement, alors qu’on ne s’y attendait nullement, je l’ai dit plus haut ; ils n’en portaient pas moins pour cela.

La maîtresse d’école avait essayé de protéger le petit monstre, en le faisant asseoir auprès d’elle ; alors, Martin Corbot s’était mis à jouer des tours à celle qui essayait de le protéger. Au moyen de braquettes, il avait, un jour, cloué le bas de la jupe de la maîtresse d’école (une toute jeune fille) à la tribune servant de piédestal à son pupitre, et lorsque celle-ci avait voulu se lever, à la hâte, avec l’intention de corriger un élève récalcitrant, elle avait été retenue à la tribune, ce qui avait fait rire toute la classe, le bossu le premier. Une autre fois, il avait, par malice, renversé, tout un encrier sur des cahiers que la maîtresse venait de corriger. Une autre fois encore, il avait enfermé une souris dans le pupitre de la maîtresse, ce qui avait effrayé la pauvre jeune fille au point qu’elle avait presque perdu connaissance.

Finalement, Martin Corbot avait été remis à la vieille Prudence ; on avait essayé de le garder, dans les deux écoles du village ; mais c’était chose tout à fait impossible.

Alors, le curé entreprit l’instruction et l’éducation du boscot ; (rude tâche, cette dernière, assurément) !

III

L’BOSCOT, AU PRESBYTÈRE

Le curé de G… était un homme du genre du Curé d’Ars ; tout dévouement, bonté, charité, et doué d’une foi extraordinaire. Martin Corbot aurait bientôt onze ans et il n’avait pas encore fait sa première communion ; le curé se dit qu’il y avait du bon chez tous, et il allait entreprendre d’essayer de découvrir les bons points du bossu.

Tous les matins donc, à dix heures, on eut pu voir Martin s’acheminer vers le presbytère, où le curé lui faisait la classe jusqu’à midi. L’boscot n’était pas dépourvu de talent et il possédait une mémoire vraiment prodigieuse. Le curé étant très patient, son élève fit de rapides progrès.

Martin Corbot n’osait pas faire trop de farces, au presbytère. Pourtant, il trouvait le moyen de jouer des tours au curé qui se dévouait tant pour lui ; il cachait son étui à lunettes ; il enlevait l’image sainte marquant la place du curé dans son bréviaire ; surtout, il se gorgeait de vin de messe, dont il n’avait pas tardé à découvrir une bouteille, dans l’armoire de la salle à manger.

Mais, quelqu’un veillait : c’était Espérance, la ménagère du curé ; une femme de près de six pieds, pesant, pour le moins 200 livres.

Espérance avait constaté que certaines choses disparaissaient mystérieusement, depuis quelque temps ; le vin de messe d’abord, puis le dessert du diner, qu’elle venait de mettre sur la table, souvent. Comme elle soupçonnait Martin Corbot (ça ne pouvait être que lui le voleur), elle se mit à l’observer, sans qu’il s’en doutât. Un jour, elle le vit enlever de la table de la salle à manger, qui était toute servie pour le diner, une orange et une grappe de raisin, le modeste dessert de ce jour-là. En un clin d’œil, elle saisit le bossu par le bras, et elle lui administra une volée, oh ! mais ! une volée, dont il devait garder longtemps le… cuisant souvenir.

— Ah ! s’écriait-elle, tout en frappant Martin de la paume de ses mains, durcies par le travail. C’est toi, hein, l’boscot, qui voles le vin de messe de dans l’armoire, et le dessert de sur la table de M. le Curé ! Tiens ! Tiens ! vilain bossu ! Voilà pour t’apprendre à voler !… Voler M. le Curé ! Lui ! Un saint, qui se prive de tout, afin de pouvoir faire plus large la part des pauvres ! Tiens ! Tiens ! Et tiens encore !

La bonne Espérance tapait comme… une sourde, et Martin criait, hurlait presque. Le curé, qui venait de rentrer au presbytère, après être allé sonner l’angelus du midi, s’empressa d’accourir vers la salle à manger.

— Espérance ! Espérance ! s’écria-t-il. Comment pouvez-vous maltraiter ainsi ce pauvre petit infirme ?

— Tenez, M. l’Curé, j’en ai assez de ça ! répondit la ménagère. Car, respect que j’vous dois, ce bossu, ça profite de son infirmité pour faire des mauvais coups ; il se dit qu’on le prendra en pitié, quand même il ferait des choses pendables. C’est méchant, c’est voleur, c’est…

— C’est assez, Espérance !

— C’est bon ! C’est bon ! Je me tais. Mais, respect que j’vous dois, M. l’Curé…

— Dites-moi d’abord, Espérance, ce qu’a fait Martin, pour que vous le maltraitiez ainsi ?

— C’est un voleur que Martin, M. l’Curé ; un vrai ! Il boit votre vin de messe ; il vole votre dessert du diner ; il…

— Pauvre enfant ! fit le curé, en posant sa main sur l’épaule du bossu. Sans doute, il est privé chez lui. La vieille Prudence…

— Ah ! Ne croyez pas ça, M. l’Curé ! Prudence, la « sorcière », a plus d’argent que vous et moi, interrompit la ménagère. Non, ça n’est pas privé chez lui, c’bossu ; ça vole, parce que c’est plein de mauvais instincts. C’est de la vraie vermine, c’boscot, et, respect que j’vous dois, M. l’Curé, je mettrais ça à la porte du presbytère, à votre place, et plus vite que ça !

Tout de même, le bon curé continua à donner des leçons à Martin Corbot, pendant trois ans encore, puis, la vieille Prudence étant morte, l’boscot jugea à propos d’interrompre ses études. Dans tous les cas, il cessa de se rendre au presbytère, au grand soulagement d’Espérance ; peut-être aussi au soulagement du curé. Mais ce dernier était trop charitable pour s’avouer, même à lui-même, qu’il avait trouvée très ardue, presqu’impossible, la tâche d’instruire, d’éduquer surtout l’boscot.

Plusieurs années s’écoulèrent. Martin Corbot, réfugié dans la maison de la vieille Prudence, vivait seul, sans amis.

Ça n’avait jamais pu garder même un chien, ce bossu ; il avait essayé d’en garder ; mais, comme il maltraitait les animaux, comme il maltraitait les enfants qui avaient le malheur de l’offenser, nul chien ne voulait rester avec lui ; aussitôt qu’il en avait la chance, il se sauvait et allait se réfugier ailleurs.

Un jour, un magnifique lévrier, que Martin Corbot s’était procuré… on ne savait trop comment ni où, avait trouvé le moyen de s’enfuir de chez son maître, et il était allé se réfugier chez Arcade Carlin.

— Tiens ! Vois donc, Diane ! s’était écrié Arcade, en s’adressant à sa femme. C’est le chien de Martin Corbot.

— La pauvre bête ! avait dit Diane, en caressant le lévrier. Sans doute, l’boscot a dû le maltraiter, et le chien a trouvé le moyen de se sauver. Qu’allons-nous en faire, Arcade ?

— Le garder, si possibilité il y a. Tiens ! Voilà l’boscot ! Il cherche son chien ; il a dû le voir entrer ici.

Le lévrier, en entendant le pas de son maître, se mit à trembler, puis il alla se coucher sous la table, aux pieds de Diane, comme s’il eût voulu demander à la jeune femme de le protéger.

— Mon chien est ici ? demanda l’boscot, entrant, sans cérémonie, dans la cuisine des Carlin.

Au son de cette voix, Magdalena, âgée de deux ans alors, se mit à pleurer, et le lévrier se mit à hurler lamentablement.

— Oui, votre chien est ici, Martin Corbot, répondit Arcade Carlin. Et puis, après ?

— Après ? répéta le bossu. Après, il me le faut mon chien, entendez-vous ! Viens ici, toi ! ajouta-t-il, en s’adressant au lévrier. Viens, que je t’administre la meilleure volée de ta vie, pour t’apprendre à te sauver !

— Écoutez, Corbot, fit Arcade, vous n’avez pas le droit de maltraiter les bêtes, comme vous le faites. Quant à ce chien, nous allons le garder ici et je vous défie bien de venir le chercher.

L’boscot injuria Arcade Carlin ; il blasphéma ; il se mit en colère ; mais enfin il abandonna le lévrier aux Carlin, moyennant la somme de deux dollars, somme dont ces gens pouvaient mal disposer, car ils n’étaient pas riches, certes.

Après cet incident, l’boscot n’essaya plus de garder de chiens ; c’était parfaitement inutile d’ailleurs. Martin Corbot était un de ces très rares individus : un monstre, auquel même un chien ne saurait s’attacher.

— C’est la plaie du village que l’boscot, avait dit quelqu’un, un jour. Ça ne fait pas autre chose, d’un jour de l’an à l’autre, que de se mêler des affaires d’autrui. Oui, Martin Corbot est la plaie de ce village !

Enfin, le bossu fut nommé maître de poste, et tous s’en réjouirent ; il aurait moins de temps à sa disposition pour s’occuper des affaires de son prochain maintenant. On croyait cela… Comme on se trompait !

IV

LES CARLIN

Jusqu’à l’âge de neuf ans, Arcade Carlin avait vécu à la campagne. Son père, Moïse Carlin était un cultivateur, possédant une belle ferme, à quatre milles seulement de G…, où il vivait heureux, avec sa femme et son fils.

Mais, à l’âge de neuf ans, Arcade avait été placé dans un séminaire. Selon Moïse Carlin et sa femme, l’école de G… eut été suffisante, pour commencer, puis plus tard, on eut envoyé Arcade à un collège agricole ; mais on avait compté sans le désir et l’aide pécunière de la marraine d’Arcade, Mme Richepin, veuve riche, demeurant à la Nouvelle Orléans.

Mme Richepin demeurait à la Nouvelle Orléans depuis trois ans seulement, depuis qu’elle avait épousé, en seconde noce, un riche planteur, mort deux ans après leur mariage. Son mari, en mourant, avait légué à sa femme tous ses biens.

Mme Richepin n’avait pas d’enfants ; elle ne possédait, de par le monde, disait-elle, qu’un filleul : Arcade Carlin, et elle voulait qu’il reçût une bonne et solide instruction. Plus que cela, lorsque son filleul sortirait du séminaire, elle désirait qu’il étudiât une profession quelconque, et elle s’engageait à payer ses cours, à l’université.

La riche marraine fournissait les fonds, et elle ne mesquinait en rien ; conséquemment, les Carlins se rendirent à ses désirs.

Arcade perdit sa mère, alors qu’il venait de terminer son cours classique au séminaire, puis, deux ans plus tard, son père mourut. Mais, sur son lit de mort, Moïse Carlin avait fait promettre à son fils d’abandonner l’étude du Droit, à laquelle il se livrait depuis deux ans ; de quitter l’université enfin ; de se livrer plutôt à la culture des terres dont il allait hériter.

Arcade promit… Imprudente promesse que celle-là, assurément !

Ce n’est ni au séminaire, ni à l’université qu’on enseigne à cultiver la terre. L’agriculture est un art qui s’apprend comme toute autre chose, et ce n’est pas un garçon instruit dans un tout autre but, qui peut devenir, d’un jour à l’autre, un bon cultivateur.

En ce qui concernait Arcade Carlin, il arriva ce qui devait arriver ; le jeune universitaire fit, de la culture de la terre, un fiasco, et en moins de quatre ans, les hypothèques mangèrent tous ses profits. On vendit ses terres, et il s’en alla demeurer à G…, emmenant avec lui Diane, sa femme, et leur petite Magdalena, un bébé de quinze mois.

À G…, il fallait vivre, n’est-ce pas ? Arcade acheta une épicerie et essaya de gâgner sa vie en vendant sucre, beurre, graisse, farine, etc. etc. Mais, n’est pas commerçant qui veut, le commerce, tout comme l’agriculture, est une chose qu’il faut avoir apprise. Au séminaire, le cours commercial n’est, en quelque sorte, qu’un supplément ; c’est le cours classique qui compte. L’épicerie, aussi, ce fut un fiasco, et au bout de deux ans, Arcade Carlin s’était trouvé ruiné, sans moyen de gagner son pain et celui de sa famille.

Alors, il alla s’offrir pour commis et teneur de livres chez Jacques Lemil, le marchand, et il fut accepté. Le salaire n’était pas fort ; on avait peine à joindre les deux bouts ; mais qu’importe ! on ne mourrait toujours pas de faim ! Pourtant, quand ils avaient payé le loyer et acheté la nourriture qu’il fallait, pour trois, il restait peu de chose pour se vêtir convenablement. Mais Diane était une femme extraordinaire ; courageuse, économe, travaillante, elle savait tirer partie de tout ; donc, à force d’économie, on venait à bout de vivre, quoique bien pauvrement.

Magdalena avait six ans quand mourut sa mère. Arcade Carlin fut terriblement découragé lorsqu’il perdit sa chère et fidèle compagne. Qu’allaient-ils devenir, lui et sa petite ?… Qui prendrait soin de Magdalena, tandis qu’il travaillerait au magasin ?…

La question fut vite réglée : Mme Lemil s’offrit pour prendre soin de l’enfant. Elle avait beaucoup aimé Mme Carlin et elle s’était attachée à sa petite. Magdalena s’amuserait avec Pierre et Lucile Lemil, durant les heures de travail de son père. La chose était bien simple, n’est-ce pas ? Mais cet acte si simple de charité rendait à Arcade Carlin un immense service.

Deux autres années s’écoulèrent, puis Mme Lemil mourut subitement, d’une maladie de cœur, dont elle souffrait depuis quelques années.

Arcade plaça alors Magdalena à l’école. Il l’emmenait avec lui, chaque matin, en se rendant au magasin, et la ramenait à la maison, après ses heures de travail. La maîtresse d’école, (Mme d’Artois, que nous connaissons), gardait la petite avec elle après la classe, c’est-à-dire, de quatre heures à six heures. On ne pouvait demander mieux, et Arcade se disait que, dans sa malchance, il était encore chanceux de rencontrer des personnes charitables et bonnes, telles que Mme Lemil et Mme d’Artois.

Cependant, l’argent faisait défaut, chez les Carlin. Diane n’était plus là pour conduire les choses, et Arcade ne venait pas très bien à bout de ses affaires. Il avait de petites dettes qui commençaient à s’accumuler et ces dettes le remplissaient de découragement. Et puis, il y avait Magdalena…

Pauvre petite ! Arcade soupirait profondément, lorsqu’il la regardait… Il le savait, elle n’était pas vêtue aussi bien que les autres enfants du village ; sa robe n’était plus qu’un chiffon, pièces sur pièces ; son chapeau n’était qu’une loque ; ses chaussures étaient éculées et elles prenaient eau, lorsqu’il pleuvait et que les trottoirs étaient trempes… Que faire ?… S’il pouvait donc lui acheter un manteau bien chaud, à Magdalena… L’automne s’en venait et la petite aurait froid… Pouvait-il s’endetter encore ?… S’endetter ! Ce mot lui faisait peur.

Cependant, ce serait la fête de Magdalena, le 3 octobre, c’est-à-dire dans un mois ; elle aurait onze ans, la chère petite. Si son père pouvait donc lui faire cadeau d’un manteau ! Il en avait vu de si beaux, en bon tweed écossais, garni de fourrures. Quel beau cadeau de fête un tel manteau serait ! Elle en avait tant besoin aussi !… Ah ! ces fêtes anniversaires ! Diane y tenait tant, de son vivant ! Malgré leur pauvreté, elle trouvait moyen de faire un petit cadeau à son mari, ou à son enfant, le jour anniversaire de leur naissance… Hélas ! Tout cela, c’était passé… Pauvre chère Diane ! Pauvre petite Magdalena !

Soudain, il lui vint une idée : celle d’écrire à sa riche marraine et lui demander du secours. Sans doute, sa lettre resterait sans réponse, car Mme Richepin avait été fort mécontente, lorsque son filleul avait abandonné l’étude du Droit, et elle lui avait écrit, lui disant qu’elle ne lui pardonnerait jamais la sottise qu’il faisait et elle lui défendait même de lui écrire, lui assurant que s’il passait outre, ses lettres resteraient sans réponse, vu qu’elle considérait qu’elle n’avait plus de filleul maintenant.

— Je peux toujours lui écrire, se disait Arcade. Si elle ne répond pas à ma lettre, je n’en serai pas plus mal situé que je suis, en ce moment. Si je ne lui écris pas, je suis certain qu’elle ne m’aidera pas, tandis que si je risque une lettre, je cours une chance de… l’attendrir peut-être… Elle est très âgée maintenant Mme Richepin, je crois… elle doit avoir près de quatre-vingts ans… À cet âge, on doit chercher à faire la charité, et y aurait-il acte plus charitable au monde que de nous aider, dans notre réelle pauvreté ?… Oui, je vais écrire à ma marraine ! Allons !

Immédiatement, Arcade écrivit à sa marraine une assez longue lettre. Il lui dit dans quel embarras il était, et il lui demandait de lui aider à sortir de ses difficultés.

À cette lettre, il joignit un portrait de Magdalena, se disant que Mme Richepin ne pourrait résister au charme de la petite.

Ayant terminé sa lettre, il alla la poster au village voisin. C’était un dimanche. Le temps était idéal ; une promenade de quatre milles ; deux pour aller, deux pour revenir, ça ne serait qu’agréable et ça leur ferait du bien, à lui et à Magdalena.

Arcade avait une raison pour préférer poster ses lettres ailleurs qu’au bureau de poste de G… : Martin Corbot avait l’enviableputation d’ouvrir les lettres ; celles qui arrivaient ou partaient de G… et qui pouvait l’intéresser. Il avait, prétendait-on, une manière connue de lui seul, d’ouvrir les enveloppes les mieux cachetées, de prendre connaissance des lettres qu’elles contenaient et de recacheter les enveloppes ensuite.

Chose certaine, c’est que les cartes postales étaient toutes lues par le bossu.

— Tiens, disait-il, une carte pour vous, Dupin. Votre belle-mère s’en vient passer un mois chez-vous ; voilà de quoi vous faire rigoler, hein ? Hé, hé hé !

Ou bien encore :

— Votre oncle Pierre a été bien malade, Chapu. Encore un peu, vous héritiez de lui enfin. Mais il vous écrit une carte, lui-même, pour vous annoncer qu’il se rétablit promptement. Quelle bonne nouvelle pour vous n’est-ce pas ? Vous qui attendez après l’argent de ce bonhomme pour payer votre dette sur votre maison ! Hé hé hé !

Si Martin Corbot ne parlait pas des nouvelles contenues dans les lettres qui lui passaient par les mains, ce n’était pas parcequ’il ne les connaissait pas ; mais il savait qu’il y allait de sa place, et bien sûr ; seulement, en se taisant, on ne pouvait amener aucune preuve contre lui.

Ceci étant dit, on comprendra qu’Arcade Carlin préféra marcher quatre milles, pour poster une lettre, plutôt que de la déposer au bureau de poste de G… Une missive adressée à la Nouvelle Orléans eut certainement suscité la curiosité du bossu et il ne se serait fait aucun scrupule de prendre connaissance de ce qu’elle contenait.

Martin savait très bien à quoi s’en tenir, à propos de la correspondance d’Arcade Carlin ; c’est-à-dire qu’il avait découvert que celui-ci allait poster ses lettres les plus importantes, au village voisin. Carlin se défiait du maître de poste de G…, hein ? En retour, le bossu détestait cordialement le père de Magdalena. Arcade eut ri d’un grand cœur du sentiment qu’il inspirait au boscot… Pourtant, ces êtres à moitié détraqués sont dangereux, excessivement dangereux ; ajoutez à cela l’envie que ressentait Martin Corbot pour ceux qui étaient favorisés d’une taille souple et droite, et vous comprendrez que le sort d’Arcade n’était peut-être pas de ces plus enviables. Si jamais l’boscot trouvait l’occasion de lui jouer un de ses mauvais tours, il le ferait sans scrupule.

La lettre adressée à Mme Richepin fut, bien et dûment déposée au bureau de poste du village voisin, ce dimanche après-midi, puis, Arcade Carlin en attendit patiemment la réponse, de laquelle dépendait tant de choses. Mais le temps s’écoula ; la fête de Magdalena arriva et passa, sans que son père eut même un accusé de réception de sa marraine.

V

ON NE CONNAÎT PAS L’AVENIR

S’il y avait un homme au monde que Martin Corbot détestait, c’était bien Arcade Carlin.

Il le détestait pour plusieurs raisons ; la première étant que le père de Magdalena ne riait jamais des farces du bossu, surtout lorsque celui-ci, de sa voix fêlée, essayait de faire de l’esprit aux dépens de son prochain. Arcade ne souriait même pas lorsque l’boscot insinuait des choses détestables sur le compte de quelque personne du village ou d’ailleurs, et ce visage sérieux, au milieu de tant d’autres, que contorsionnait le rire, cela déplaisait fort à Martin ; que dis-je ? cela le mettait en colère.

— Voyez-vous, mes amis, avait répondu Arcade, un jour, à ceux qui avaient l’air étonné de le voir rester sérieux, quand tous riaient des bons mots du bossu, je ne peux pas le trouver comique, parcequ’il est si méchant, et aussi parceque, je sais bien qu’aussitôt que nous avons le dos tourné, c’est à nos dépends qu’il essaie de faire de l’esprit, ou aux dépends de ceux que nous estimons ou respectons le plus.

— Tu dis vrai, Carlin, avait affirmé Jacques Lemil.

— Le bureau de poste, reprit Arcade, en souriant, c’est comme le pont d’Avignon : « tout le monde y passe ». Rien ne me déplaît comme d’entendre l’boscot insinuer les pires choses sur le compte de celui-ci ou de celui-là, de celle-ci ou celle-là. Que voulez-vous, mes amis ? Je suis ainsi fait.

L’boscot avait une autre raison aussi pour détester Arcade ; voici : un jour que Martin se promenait dans la rue principale du village, un gamin lui avait jeté une injure, en passant :

— Hé, l’boscot !

Martin Corbot, fou de colère, se mit à poursuivre le gamin qui venait de l’injurier ; mais ce dernier eut vite distancé le bossu.

En passant devant le magasin de Jacques Lemil, l’enfant s’arrêta, puis, s’étant assuré que l’boscot ne le poursuivait plus, il se mit à jouer aux marbres, sur le trottoir, avec un garçonnet de son âge. Tout à son jeu, il ne s’aperçut pas que Martin Corbot venait de tourner un coin de rue. Le bossu s’avançait à pas de loup, et arrivé auprès du gamin qui venait de l’insulter, il le saisit par le collet, le souleva de terre et lui administra des coups de pied.

— Je vais t’apprendre à m’injurier, mon garçon ! criait Martin. Voilà, pour t’inculquer des manières ! Et les coups de pied de se succéder rapidement.

L’enfant se mit à crier, ce qui finit par attirer plusieurs personnes. Ils voulurent arracher le gamin des mains du bossu ; mais celui-ci, rendu furieux par la colère, se mit à frapper la tête du garçonnet sur le trottoir. C’était horrible ! Les spectateurs entendaient la tête de l’enfant frapper le madrier et cela faisait pâlir les plus forts.

Jacques Lemil sortit de son magasin, précédé d’Arcade Carlin, et ce qu’ils virent les cloua sur place, tout d’abord : le bossu, son laid visage tout défait, l’écume aux lèvres était en frais d’assommer l’enfant, qui ne criait plus maintenant, mais qui saignait abondamment du nez et de la bouche.

En un clin d’œil, Arcade fut auprès du bossu, et bientôt, il se battait comme dix, pour lui arracher sa victime. Il fut victorieux, à la fin, mais non sans que l’boscot eut reçu, sur le coin du menton, un coup de poing qui eut pour effet de l’étourdir et de l’étendre sur le trottoir.

Un étrange silence accueillit la chute de Martin Corbot… Il venait, il est vrai, d’assommer, presque, un des enfants du village ; mais, Martin était difforme, infirme, et il présentait un tableau si grotesque, si repoussant, étendu ainsi sur le trottoir, que la foule, qui s’était assemblée, semblait se demander si le bossu méritait le blâme ou la pitié.

Jacques Lemil, aidé d’un des spectateurs de cette scène révoltante, aidèrent au bossu à se relever, et l’incident eut été clos peut-être, si, à ce moment, une femme n’eut fendu la foule : cette femme, c’était Laure Néry la mère du garçonnet que Martin Corbot venait de maltraiter.

— C’est toi qui a presque tué mon enfant, hein, sale bossu ? cria-t-elle, en s’avançant sur Martin Corbot, les deux mains ouvertes, les ongles des doigts prêts à égratigner le visage du boscot.

Mais Martin venait de prendre son élan et de sauter à la gorge de Laure Néry. Ses énormes mains, aux doigts d’une longueur démesurée et d’une force surprenante, incroyable presque, prétendait-on, s’étaient cramponnés à la gorge de la femme. Il l’eut vite étranglée, si Arcade Carlin n’eut encore une fois intervenu ; ce dernier tordit les poignets du bossu et l’obligea ainsi de lâcher prise.

— Arcade Carlin, s’écria l’boscot, en tendant vers le père de Magdalena ses deux poings crispés, je me vengerai de ce que vous m’avez fait aujourd’hui ! Oui, je me vengerai !

Écumant de rage, ce bon Martin était affreux à voir ; ses yeux lançaient des flammes, et sa bouche « allant d’une oreille à l’autre » comme disait le « père Zénon » vomissait des insultes, des menaces, des malédictions contre Arcade, qui subissait toute cette avalanche sans sourciller. Martin injuriait aussi tous les spectateurs présents, les femmes, les enfants ; bref, le village entier.

— Écoute, Corbot, dit soudain Jacques Lemil, en s’approchant du bossu, que ça ne t’arrive plus de maltraiter ainsi les enfants du village ! Si ça t’arrive encore, nous te ferons enfermer dans quelque maison de santé, car nous considérerions que…qu’il te manque des bardeaux ; voilà !

— Le gamin m’avait insulté ! cria l’boscot.

— Oui, je sais… Mais, une autre fois, tu ferais mieux de te plaindre aux parents des gamins qui oseront t’insulter. Les parents corrigeront leurs enfants… sans les assommer cependant… Encore une fois, que ça ne t’arrive plus d’agir comme tu viens de le faire ; entends-tu ?

— Depuis quand osez-vous me donner des ordres, M. Lemil ? demanda effrontément le bossu. Je vous assure que…

— Lemil a parlé au nom de tous ! s’écria un des assistants.

— Oui ! Oui !

— Lemil a raison, intervint le « père Zénon » ; si ça t’arrive encore de nous… régaler de pareilles scènes, nous te ferons enfermer dans un asile de fous, Corbot !

— Vous n’êtes qu’une brute, Corbot ! cria une voix de femme.

— Oui, c’est vrai ; Martin Corbot n’est qu’une brute ! s’écrièrent tous ceux qui étaient présents.

— Si G… était une ville, plutôt qu’un village, Corbot, dit Arcade Carlin, vous seriez arrêté et jeté en prison pour avoir à moitié assommé cet enfant, tout à l’heure, et en prison vous resteriez, jusqu’à ce que l’enfant soit mieux… ou mort.

— Où est-il l’boscot ? fit, tout à coup, une voix de tonnerre.

Un homme venait d’appraître ; un colosse. Instinctivement, tous entourèrent le bossu, pour le protéger.

— Ah ! Le voilà, le monstre ! vociféra le colosse, essayant de fendre la foule et d’approcher de Martin Corbot. Mon enfant se meurt, reprit-il ; se meurt… entends-tu, vil bossu ?

— Ô ciel ! s’exclamèrent-ils tous.

— Le médecin dit que, s’il ne peut lui faire reprendre connaissance, ou que s’il ne parvient pas à arrêter l’hémorragie, d’ici un quart d’heure, mon enfant va mourir.

— Est-ce bien vrai ce que vous nous dites-là, Néry ? demanda Jacques Lemil.

— Vrai ? Je voudrais bien avoir menti, Lemil ! répondit le pauvre père, avec un sanglot. Nous n’avons que cet enfant… S’il meurt, continua-t-il, en tendant le poing vers Martin Corbot, s’il meurt, notre unique enfant, tu seras pendu, sale bossu ; oui, pendu par le cou, jusqu’à ce que mort s’en suive. Et nous irons tous te voir pendre, tous ! Puis, lorsque ton corps mal charpenté tombera sous la trappe, nous entonnerons une chanson à boire. Car, Dieu sait si le village sera bien débarrassé d’une vermine comme toi, l’boscot !

Le colosse était fou de douleur. Tout en parlant, il essayait de rejoindre Martin Corbot ; s’il l’eut rejoint, une tragédie s’en fut suivie.

— Néry, intervint Arcade Carlin, en s’adressant au colosse et essayant de le calmer, vous feriez mieux de retourner auprès de votre enfant… mourant peut-être. Martin Corbot… nous ne l’avons pas ménagé, croyez-le… il a dû recevoir une leçon, dont il se souviendra longtemps.

— Mais, si mon enfant meurt !… sanglota le colosse.

— Martin Corbot sera pendu alors ! hurla la foule.

— Venez, Néry ! dit Jacques Lemil. Carlin et moi, nous allons vous reconduire chez-vous, et si nous pouvons vous rendre quelque service, nous le ferons de grand cœur. Venez !

Comme un enfant, le colosse se laissa emmener chez lui. Mais la foule, sympathique, put l’entendre sangloter, tout en marchant entre Arcade Carlin et Jacques Lemil.

Alors, tranquillement, silencieusement, chacun retourna chez lui ; l’boscot resta seul sur le trottoir. Cet abandon de tous eut affecté douloureusement tout autre que Martin Corbot.

Disons, tout de suite, que l’enfant des Néry ne mourut pas. Mais son expérience servit de leçon aux autres enfants du village. Ils n’injuriaient plus Martin Corbot ; au contraire, aussitôt qu’ils l’apercevaient, même de loin, ils fuyaient, à toutes jambes ; l’boscot était un homme dangereux ; les gamins n’allaient pas risquer de le croiser même, en chemin.

Si Martin eût eu, dans son anatomie, un organe du nom de cœur, il eut souffert de se voir craint ainsi ; mais il est probable que, dans ce corps difforme, le cœur n’était là que pour pomper le sang des veines… pas pour autre chose.

Quelque jours après les incidents que nous venons de raconter, Martin Corbot rencontra Arcade Carlin, dans la rue. Le bossu ne dit mot, mais le regard chargé de haine et de menace qu’il jeta sur le père de Magdalena en disait long ; l’occasion s’en présentant, l’boscot se vengerait. Mais Arcade, ayant dépassé le bossu, haussa les épaules et eut un sourire méprisant.

Arcade n’eut aucun pressentiment ni ce jour-là, ni les jours suivants, de la manière dont Martin Corbot se vengerait de lui un jour… un jour qui n’était pas très éloigné peut-être.

Hélas ! on ne connaît pas l’avenir !

VI

RÊVES D’OR

On était au 4 novembre. Il était six heures du soir.

Arcade Carlin revenait chez lui, ses heures de travail étant finies. Il s’en allait tout droit à la maison maintenant, en quittant le magasin, et Magdalena l’y précédait.

Magdalena venait d’atteindre ses onze ans. Elle était bien jeune encore, il est vrai ; mais l’enfant, élevée à l’école de l’adversité, de la pauvreté, savait déjà se rendre utile. À quatre heures, après la classe, elle revenait à la maison, et après avoir appris ses leçons pour le lendemain, elle allumait le poèle de la cuisine et préparait le souper.

La lettre qu’Acarde avait écrite à sa marraine était restée sans réponse. Il s’y était attendu, sans doute ; tout de même, l’espoir est si tenace au cœur de l’homme, qu’il avait espéré mieux… et plus. Pendant un mois, il était allé au bureau de poste chaque jour ; mais, chaque jour, la réponse de Martin Corbot était la même :

— Rien pour vous, M. Carlin.

Avec quelle joie l’boscot faisait cette réponse ! Il se doutait bien qu’Arcade attendait une lettre importante, et de le voir déçu ainsi, chaque jour, cela le remplissait d’une joie méchante. Cette lettre, si impatiemment attendue, si jamais elle arrivait à l’adresse d’Arcade Carlin, Martin Corbot se proposait bien d’en prendre connaissance !

En ce soir du 4 novembre donc, Arcade, en passant, devant le bureau de poste, entra, tout machinalement, demander s’il y avait quelque chose pour lui.

À son grand étonnement, l’boscot, qui était seul, pour le moment, répondit, de sa voix fêlée :

— Il y a une lettre pour vous, M. Carlin. Elle vient de loin, ajouta-t-il ; de la Nouvelle Orléans.

— Oui, je sais. Ma lettre, s’il vous plaît !

— La voici, fit Martin Corbot, en remettant à Arcade une enveloppe longue et étroite.

— Merci, dit Arcade, en recevant l’enveloppe.

— Hé hé hé ! rit le bossu. La riche marraine envoie de l’argent à son filleul, sans doute.

— Qu’en savez-vous Corbot ?… Est-ce que, par hasard, vous auriez pris connaissance du contenu de cette enveloppe ?

— Ah ! Bah ! répondit l’boscot en haussant les épaules et affectant un air de grand dédain. Vos lettres ne m’intéressent guère, mon cher M. Carlin. Ce que j’ai voulu dire, c’est que votre marraine étant très riche (ce n’est un secret pour personne dans le village), j’ai supposé que, si elle prenait la peine de vous écrire, c’était pour vous envoyer de l’argent. Eh ! bien, tant mieux pour vous, s’il en est ainsi !

— Merci, Corbot, répondit de nouveau Arcade.

— Un autre aussi qui est chanceux, dans notre village, c’est Baptiste Dubien. Vous le savez, je le présume ? Dubien a vendu à une compagnie américaine toutes ses terres, et elles lui ont été payées comptant, pas plus tard qu’hier… Dix mille dollars, Monsieur ! Dix billets de banque américains, de mille dollars chacun. Le chançard ! Ça me surprend fort que vous n’ayez pas encore appris cette nouvelle ; elle court le village.

— Je sors si peu ! répondit Arcade, en se dirigeant vers la porte de sortie, car il lui tardait beaucoup de prendre connaissance de la lettre de sa marraine.

— Baptiste Dubien m’a montré ces dix billets de banque, hier, alors que j’étais allé chez lui par affaires, reprit Martin. Je lui ai conseillé fortement de les déposer à la banque le plus tôt possible. Garder dix mille dollars chez soi, ce n’est guère prudent. Qu’en pensez-vous ?

— Ce n’est certainement pas prudent ; c’est même dangereux à mon sens.

— Dubien doit faire son dépot demain, m’a-t-il dit.

— Je suis content pour Dubien ; qu’il ait eu tant de chance, je veux dire, fit Arcade. Dubien est un brave et honnête homme. Au revoir, M. Corbot !

— Au revoir, M. Carlin !

Lorsqu’Arcade eut quitté le bureau de poste, le bossu se frotta les mains et se mit à rire.

— Hé hé hé ! Hé hé hé ! Ça ne pouvait pas mieux s’adonner ! En avant la grande scène maintenant, M. Arcade Carlin ! Tout vient à point à qui sait attendre. Hé hé hé !

Ayant prononcé ces paroles ambiguës, l’boscot, toujours frottant ses énormes mains l’une contre l’autre, s’empressa de prendre place en arrière du guichet, car des gens se présentaient pour réclamer leurs lettres et journaux.

Presque courant, Arcade Carlin arriva chez lui. Il avait infiniment hâte de prendre connaissance de la lettre de Mme Richepin. Il eut certes, préféré une lettre enrégistrée ; la perspective eut été plus belle, assurément !

À son arrivée, Magdalena accourut au-devant de lui et lui donna un baiser.

— Petit père ! Cher petit père ! s’écria-t-elle.

— Magdalena ! Ma toute chérie ! répondit-il, en pressant la petite dans ses bras.

— Le souper sera prêt dans un tout petit quart d’heure, père, dit Magdalena. Avez-vous bien bien faim ?

— Mais non ! Prends le temps qu’il faut, chère petite.

Tandis que sa fille continuait à préparer le repas du soir, Arcade, d’une main qui tremblait légèrement, ouvrit l’enveloppe contenant la lettre de sa marraine. Il vit un papier très épais, qu’il s’empressa de déplier. Aussitôt, une exclamation de surprise et de joie s’échappa de sa poitrine ; trois billets de banque américains, de mille dollars chacun, venaient de tomber sur ses genoux !

« Mon filleul, écrivait Mme Richepin,

Parce que tu es dans un grand embarras, je te viens en aide ; ci-joint, trois billets de banque américains, de mille dollars chacun. Mais, que ce soit entendu, c’est le dernier argent que tu reçois de moi. Si jamais tu t’es fait illusion ; si jamais tu t’es imaginé, même un instant, que je te léguerais quelque chose, à ma mort, détrompe-toi, mon filleul !

Si je suis riche aujourd’hui, c’est grâce à mon défunt mari, et il n’est que juste que les biens qu’il m’a laissés retournent à ses neveux et nièces, un jour,… qui n’est pas éloigné maintenant, car, tu le sais peut-être, j’ai quatre-vingts ans passés.

Tâche donc de tirer le plus grand profit possible des $3, 000.00 que je t’envoie ; car, je le répète, c’est le dernier argent que tu recevras de ta marraine,

ANGÈLE S. RICHEPIN

P. S. Je n’ai pas fait enregistrer ma lettre, parce qu’il y a trop de voleurs de lettres enregistrées, depuis quelque temps. Je suis fermement convaincue que l’argent ci-joint court moins de risque d’être volé, en te l’envoyant dans une lettre qui passera presqu’inaperçue.

S’il vous plait accuser réception des $3, 000.00 immédiatement.

A. S. R. »

Trois mille dollars !.. Ce n’était pas croyable !… Cette somme dépassait toutes les espérances, tous les rêves d’Arcade Carlin.

Cet argent serait déposé à la banque sans retard, après qu’il eut payé ses dettes, c’est-à-dire son compte chez Vaillant, l’épicier. Ce compte se montait à soixante dollars, et combien de nuits Arcade avait passées, sans sommeil, à se demander comment il parviendrait à acquitter cette dette.

Ensuite, il y avait différentes choses à acheter pour Magdalena, la pauvre petite. Samedi, c’est-à-dire le surlendemain, il emmènerait l’enfant avec lui, à la ville, et il lui achèterait un manteau bien chaud, garni de fourrure. Il lui achèterait deux robes, oui, deux : une pour la semaine, l’autre pour les dimanches. Il lui faudrait un chapeau aussi à Magdalena, deux peut-être. Non, un suffirait ; mais, par exemple, il lui achèterait deux paires de chaussures ; l’une, solide et forte, pour aller à l’école ; l’autre, plus fine, pour les dimanches.

À lui aussi, Arcade, il faudrait bien un pardessus, entendu que celui qu’il possédait était tellement usé que le vent passait à travers… Cependant il verrait ! Ses dettes d’abord ; du linge pour Magdalena ensuite. Quant à lui eh ! bien, cela dépendrait de ce que ça coûterait pour habiller convenablement la petite. Le reste des $3000.00 serait déposé à la banque, pas plus tard que samedi.

— Le souper est prêt, père.

C’était la voix de Magdalena.

S’étant approché de la table, Arcade jeta un coup d’œil sur sa fille, et il constata une chose ; c’était qu’elle venait de pleurer. Il prit l’enfant sur ses genoux et lui demanda :

— Tu viens de pleurer, Magdalena ? Qu’y a-t-il ?

— Rien, père, rien, répondit-elle en éclatant en sanglots.

— On ne pleure pas sans raison, chérie. Dis-moi pourquoi tu pleures ? Quelqu’un t’a-t-il fait de la peine, Magdalena ?

— C’est… C’est à l’école… Les élèves de ma classe… elles m’appellent… « Haillon »… parce que… parce que je suis si… si pauvrement habillée…

— Pauvre petite ! Pauvre chère Magdalena ! murmura Arcade, en pressant l’enfant contre son cœur. Mais écoute, chérie, reprit-il, bientôt, pas plus tard que dimanche, tu seras la mieux mise des enfants du village. Comprends-tu, Magdalena ? Samedi, c’est-à-dire après demain, nous irons à la ville, tous deux, et je t’acheterai un beau manteau garni de fourrure, deux jolis robes, de bonnes chaussures et un beau chapeau.

— Oh ! fit la petite, en battant des mains.

— Tu verras ! Tu verras, ma chérie ! reprit Arcade. On ne te lancera plus d’épithètes, après dimanche.

— Mais fit Magdalene, le visage assombri soudain, cela va coûter de l’argent, beaucoup d’argent, toutes ces belles choses, n’est-ce pas, père ?

— Sans doute, répondit Arcade, en souriant tristement. N’était-ce pas pathétique d’entendre une enfant de onze ans parler ainsi. Pauvre petite ! Elle avait été tellement habituée à l’économie aussi ! Oui, ça va coûter de l’argent toutes ces choses, mon enfant, reprit-il, mais nous en aurons à dépenser, à gogo, si nous le désirons ; ainsi, ne t’inquiète pas à ce sujet, petite.

Magdalena ouvrit de grands yeux étonnés.

— Et je serai aussi bien habillée que Lucille Lemil, petit père ? demanda-t-elle.

— Mieux, beaucoup mieux, assura Arcade. Et tiens, pendant que j’y pense, cours donc chez Vaillant, l’épicier, et achète un bocal de pêches confites, pour le souper ; cela nous fera un bon régal. Voici de l’argent pour payer les pêches.

— Des pêches ! Oh ! des pêches confites pour le souper ! s’écria l’enfant.

— Et dis à M. Vaillant que je lui donnerai les soixante dollars que je lui dois, au commencement de la semaine prochaine, Magdalena. Va, petite.

On soupa gaîment ; les pêches confites furent jugées excellentes.

Arcade Carlin était bien l’homme le plus heureux de la terre, ce soir-là. Cependant, il y avait une toute petite ombre à son bonheur : le « père Zénon » son meilleur ami, n’était pas là, pour partager sa joie. Le père « Zénon » travaillait dans un village voisin et il ne serait de retour que le lendemain soir ; mais Arcade savait d’avance la part qu’il prendrait à la joie de son ami.

Maintenant, cet argent qu’il venait de recevoir, où Arcade le mettrait-il, en attendant qu’il put le déposer en sûreté, à la banque ?… $3000.00, c’était une grosse somme d’argent à avoir dans la maison… Quel malheur qu’il n’y eut pas de banque, au village !… Il n’y aurait qu’une chose à faire ; déposer son argent dans le coffre-fort de Jacques Lemil, le seul de G. — et Lemil avait dit à Arcade, un jour, moitié riant :

— Si jamais tu as des valeurs à déposer quelque part, Carlin, je t’offre d’avance un compartiment dans mon coffre-fort.

Oui, le coffre-fort de Jacques Lemil serait un endroit sûr, en attendant que l’argent put être déposé à la banque… Lemil veillait chez lui, ce soir ; il avait dit à Arcade qu’il attendait Baptiste Dubien à veiller ; ce dernier étant l’ami intime du marchand. Eh ! bien, il irait chez le marchand sans retard ; il dormirait plus tranquille ensuite, de savoir ses $3000.00 en sûreté.

Arcade endossa son pardessus, et il allait partir, quand, ayant jeté les yeux sur l’horloge de la salle, il vit qu’il passait neuf heures.

Neuf heures, c’était déjà tard, pour les gens du village. Dubien avait dû retourner chez lui, depuis au moins une demi heure, et Lemil devait être couché ; il n’allait pas le faire lever, n’est-ce pas ?… Non. Il lui faudrait trouver une autre cachette pour ses $3000.00.

La première idée est toujours la meilleure, dit-on. Si Arcade Carlin s’était rendu chez Jacques Lemil, ce soir-là et y eut rencontré Baptiste Dubien, une tragédie eut été évitée. Mais il ne devait pas en être ainsi… Pauvre Arcade Carlin ! Pauvre Magdalena !

Arcade se dirigea vers sa chambre à coucher et ouvrant l’un des tiroirs de son bureau de toilette, il y prit une petite cassette, qu’il ouvrit au moyen d’une minuscule clef ; dans la cassette ensuite, il déposa les trois mille dollars, puis ayant placé le tout dans le fond du tiroir, il jeta dessus une pile de linge.

Avant de se mettre au lit, Arcade voulut relire la lettre de sa marraine, mais il ne la trouva pas ; elle était tombée dans la boîte à bois de la cuisine, au milieu de divers chiffons de papier, et il ne songea même pas à la chercher là. Il se dit qu’il avait probablement laissé la lettre dans sa chambre à coucher, lorsqu’il y était allé, tout à l’heure, dans le but de cacher l’argent dans la cassette ; il la retrouverait demain. Pour le moment, il allait se mettre au lit, car il avait sommeil. Magdalena dormait depuis longtemps déjà.

Cette nuit-là, Magdalena rêva de manteaux garnis de fourrure, de robes enjolivées de rubans et de dentelles, de chaussures en cuir vernis, de chapeaux ornés de fleurs ; voire même d’un petit manchon en lapin blanc, doublé de soie rose pâle…

Arcade Carlin, de son côté, fit des rêves d’or…

Souvent, il ment le proverbe qui dit que les événements proches s’annoncent en lançant en avant leur ombre.

VII

TROIS MILLE DOLLARS

Il était huit heures moins vingt minutes, lorsqu’Arcade s’éveilla, le lendemain matin.

D’un bond, il fut debout ; il lui faudrait se hâter, s’il ne voulait pas arriver en retard au magasin.

S’étant habillé, il se dirigea vers la cuisine. Emplissant le poêle de chiffons de papier, qu’il prit dans la boîte à bois, et les recouvrant de bois sec, il eut vite fait du café, dont il but une tasse, tout en grignotant un biscuit, puis, après s’être assuré que tout était à l’ordre, il parti pour le magasin, ayant soin de fermer la porte de sa maison à clef, précaution qu’il ne prenait pas souvent, à l’exemple des autres habitants de G…

Aussitôt qu’Arcade eut mis le pied sur le trottoir, il s’aperçut qu’il y avait quelque chose d’inusité dans le village ; les gens étaient rassemblés par petits groupes et causaient avec animation ; ils paraissaient discuter quelque chose, quelqu’évènement extraordinaire. Qu’était-ce donc ?

S’il n’eut été si pressé d’arriver au magasin, il se fut arrêté et eut demandé la cause de tant d’excitation ; mais il ne lui était jamais encore arrivé d’être en retard ; conséquemment, il résista à la curiosité, et passa droit son chemin.

Parvenu au bureau de poste, cependant, il vit une foule de villageois rassemblés sur le trottoir ; il vit aussi Martin Corbot, debout sur une caisse. Le bossu paraissait être en frais de discourir.

Arcade s’approcha. À son arrivée cependant, l’boscot se tut subitement, et alors, tout son auditoire se retourna et jeta sur Arcade Carlin un regard… étrange. Ce dernier aurait désiré demander ce qu’il y avait ; mais tous ces visages tournés vers lui ; ces visages antipathiques, cela lui fit un effet singulier, lui donna froid au cœur… et il passa, encore une fois, son chemin.

Au magasin, Jacques Lemil l’attendait ; il lui dit :

— Ah ! Te voilà enfin, Carlin !

— Suis-je en retard, Lemil ? demanda Arcade.

— Non ! Non ! Pas du tout ! Mais j’avais hâte de te voir arriver, car je ne pouvais laisser le magasin et il me tarde d’aller aux nouvelles. De nouveaux développements peut-être…

— De quelles nouvelles parles-tu, Lemil ? j’ai vu des gens rassemblés par groupes, un peu partout, et paraissant discuter quelqu’évènement ; mais, craignant être en retard…

— Comment ! s’écria le marchand. Est-ce que tu n’as pas appris la nouvelle, Carlin ? L’affreuse nouvelle qui…

— Je n’ai rien appris, Lemil, et je te le demande encore une fois, quelle est la nouvelle, dont tu parles ?

— Mais, mon pauvre ami, n’as-tu pas appris que Baptiste Dubien a été…

— Volé, acheva Arcade.

— Tu le savais, alors ?

— Non, je ne le savais pas. Mais, ayant appris que Baptiste Dubien avait vendu ses terres à une compagnie américaine, pour la somme de dix mille dollars, et qu’il avait, hier encore, cette somme d’argent chez lui, j’ai supposé que…

— Quelle grave imprudence aussi que celle qu’a commis Dubien ! Pauvre, pauvre Dubien ! Je lui ai reproché son imprudence, hier soir, lorsqu’il est venu passer la veillée avec moi ; je lui ai même conseillé d’aller chercher son argent immédiatement et de le déposer dans mon coffre-fort, pour la nuit, Hélas ! il n’en a rien fait ; il a même ri de ma suggestion… S’il avait suivi mon conseil pourtant ce pauvre Dubien, aujourd’hui…

— « Plaie d’argent n’est jamais mortelle », Lemil, fit Arcade en souriant. La nouvelle est triste, bien sûr ; cependant…

— « Triste » n’est pas le mot à employer, en ce cas, Carlin ; le mot juste ce serait « tragique ».

— Tragique, dis-tu ?.. Je ne comprends pas…

— C’est une tragédie, la plus épouvantable des tragédies, résultat de l’imprudence qu’a commise mon pauvre ami Dubien… Carlin, le vol, ce n’est rien… Baptiste Dubien n’a pas seulement été volé ; il a été assassiné.

— Assassiné !

— Étranglé, dans son lit. Sans doute, il a surpris le voleur, et celui-ci, se voyant découvert, a étranglé ce pauvre Dubien. J’ai vu, moi-même les traces qu’ont laissées les dix doigts de l’assassin, sur la gorge de mon ami.

— Que c’est épouvantable ce que tu m’apprends là, Lemil !

— Dubien était mon meilleur ami, tu sais, Carlin, et sa mort si tragique m’a horriblement affecté.

— Je n’ai pas de misère à te croire, Lemil, répondit Arcade. D’ailleurs, Baptiste Dubien était un brave homme, estimé de tous. Pauvre Dubien !

Ainsi, Baptiste Dubien avait été assassiné ! Arcade se sentit pâlir… Si l’assassin de Dubien se fut douté que lui, Arcade, avait $3000.00 chez lui, peut-être eut-il eu le même sort que Dubien… peut-être sa petite Magdalena eut-elle été assassinée, elle aussi… Arcade frissonna.

— Je vois que tu trouves cela terrible, toi aussi, cette mort tragique Arcade, fit Jacques Lemil, car te voilà blanc comme un drap, et tout défait.

— C’est terrible ! répondit Arcade, et encore une fois, il frissonna.

S’il pouvait aller chercher son argent immédiatement et le placer dans le coffre-fort du magasin ! Ces trois mille dollars… s’ils lui étaient volés, quel affreux malheur !

— Lemil, balbutia-t-il, me permets-tu de retourner chez moi, pour quelques instants seulement ? Je…

Mais il se tut. Il allait annoncer au marchand la nouvelle concernant l’argent qu’il avait reçu de sa marraine, la veille ; mais deux ou trois pratiques venaient d’entrer dans le magasin.

— Retourner chez toi, Carlin ! Impossible, mon cher ! Je te l’ai dit, il faut que je sorte. Je veux me rendre chez Dubien, car Sylvie, sa fille, est seule, et je veux la ramener chez moi, la pauvre enfant. Au revoir donc, ajouta-t-il, en se dirigeant vers la porte de sortie.

— Seras-tu longtemps absent, Lemil ?

— Je reviendrai le plus tôt possible, Carlin. En attendant, je te laisse le magasin en soin.

Arcade ne put s’empêcher de soupirer, tant sa déception était grande. Si Lemil avait voulu y mettre un peu de sien… en moins d’un quart d’heure, il eut eu le temps de se rendre chez lui, d’y prendre son argent et revenir au magasin.

Il s’approcha du comptoir, afin de servir les trois hommes qui venaient d’entrer et qui attendaient, sans doute, qu’on les servit.

— Bonjour, Messieurs, fit Arcade.

— Bonjour, Carlin, répondit l’un des trois hommes.

— Qu’y a-t-il pour vous, Messieurs ? demanda Arcade.

— Pas grand’chose, répondit l’un des hommes, en riant.

— Nous étions venus plutôt pour parler du meurtre de ce pauvre Dubien, avec Jacques Lemil, dit un autre.

— M. Lemil a été obligé de sortir…

— Oui, je sais, dit le troisième homme. Mais, n’est-ce pas que c’est épouvantable cette affaire, Carlin ?

— On ne saurait imaginer rien de plus affreux ! répondit Arcade.

— Je ne voudrais pas être dans les bottes de l’assassin ! dit le premier des trois hommes.

— Ni moi ! Ni moi ! s’écrièrent les autres.

— C’est une épouvantable tragédie ! s’exclama Arcade. Et cette pauvre petite Mlle Sylvie !… Que va-t-elle devenir ?… Son oncle mort, tout l’argent volé…

— Non ? Vraiment ?

— Dubien avait dix mille dollars en billets de banque américain, vous savez ? Le voleur n’a pas tout pris.

— Je ne savais pas… fit Arcade.

— Il reste de l’argent pour Mlle Sylvie, bien sûr ! Le voleur n’a pu mettre la main que sur trois mille dollars.

— Trois mille dollars ! cria presque Arcade.

— Oui, trois mille dollars seulement… Mais, qu’avez-vous, Carlin ?… Vous êtes blanc comme de la chaux…

— Qu’y a-t-il, Carlin ? s’écria l’un des trois hommes.

Tous trois, excessivement étonnés, regardaient Arcade, puis ils échangèrent un regard entr’eux.

Arcade savait bien qu’il devait être très pâle. Son sang se glaçait dans ses veines, et une sueur froide lui couvrait le visage et les mains. Allait-il s’évanouir ? Et pourquoi ?… Il n’eut pu vraiment expliquer l’espèce de panique dont il venait d’être saisi… Était-ce un pressentiment ?…

Cette somme de trois mille dollars, qui avait été volée à Baptiste Dubien… Trois mille dollars en billets de banque américains… N’était-ce pas une étrange coïncidence ?… Chez lui, Arcade avait, lui aussi, caché dans une petite cassette, trois mille dollars, en billets de banque américains… Heureusement qu’il y avait la lettre de Mme Richepin, expliquant la provenance de tout cet argent… La lettre de Mme Richepin ?… Où était-elle ?… Hier soir il avait voulu la relire, mais il ne l’avait pas trouvé… Ah ! S’il pouvait donc retourner chez lui, chercher la lettre de sa marraine, et la déposer, ainsi que les trois mille dollars, dans le coffre-fort de Jacques Lemil !…

Trois mille dollars avaient été volés à Baptiste Dubien, trois mille dollars !… La somme exacte qu’il avait reçue, lui, Arcade, de la Nouvelle Orléans… Oui, c’était une étrange coïncidence !… Ô ciel ! Si on allait le soupçonner ?… Impossible ! Voleur ! Assassin ! Lui, Arcade Carlin !… Pourquoi cette pensée lui était-elle venue seulement ?…

Mais, comme il se sentait effrayé, tout à coup ! Et pourquoi tout était-il devenu si noir, dans le magasin ? On se serait cru du milieu de la nuit…

Arcade frotta ses yeux du revers de ses mains… mais l’obscurité persistait ; que dis-je ? elle devenait à chaque instant plus grande, semblait-il…

Soudain, ses doigts, qu’il avait, instinctivement, cramponné au comptoir, s’ouvrirent et il sentit qu’il tombait…

— Trois mille dollars ! s’exclama-t-il, en tombant. Ils sont à moi !… À moi… et à Magdalena !

Ces paroles furent les dernières que prononça Arcade, avant de perdre connaissance tout à fait.

VIII

« AU NOM DE LA LOI… »

Lorsqu’Arcade Carlin revint de son évanouissement, il ne comprit pas, tout d’abord, ce qui lui était arrivé. Il se vit, couché sur le plancher, entre un comptoir et le mur ; voilà tout. Cependant, il revint, presqu’aussitôt, à la connaissance des choses qui l’entourait, et vite il se leva.

— Ah ! Je me souviens maintenant ! se dit-il. J’ai, stupidement, perdu connaissance… Mais, à propos de quoi ?… Oui ! Oui ! Nous parlions du meurtre de Baptiste Dubien et du vol des trois mille dollars… J’ai été comme saisi de panique, à l’énonciation de cette somme d’argent ; tout est devenu noir et j’ai cru que j’allais mourir… puis… je ne me souviens plus de rien après cela…

Il passa rapidement et à plusieurs reprises, sa main sur son front, où perlait encore une transpiration froide comme de la glace. Il regarda autour de lui et constata une chose qui l’étonna beaucoup ; il était seul, dans le magasin… Avait-il été longtemps évanoui ?… Jetant les yeux sur l’horloge, il vit qu’il passait à peine neuf heures.

Mais, où était les trois hommes avec qui il venait de causer ?… Ils l’avaient donc abandonné, alors qu’il était sans connaissance ?… Était-ce croyable ?… Laisser seul, quelqu’un qui s’est évanoui ?… Ne pas lui prodiguer des soins ?… Le laisser revenir comme il le pourrait de son évanouissement, ou n’en pas revenir du tout ?… Ce n’était pas humain cela ! Pourtant, ces hommes qu’il y avait, au magasin, tout à l’heure, Arcade les connaissait, tous trois ; ils avaient la réputation d’être de braves et honnêtes gens… Pourquoi l’avaient-ils abandonné ?… Il ne comprenait pas, et vraiment, il ne se sentait pas la force d’essayer à déchiffrer des énigmes, pour le moment. Sa faiblesse était si grande que ses jambes ployaient sous lui, et ses mains étaient agitées d’un tremblement qu’aucun effort de sa volonté n’eut pu arrêter.

Le souvenir de ce qui avait été cause de son évanouissement lui revint ; en même temps, lui revint la résolution de se rendre chez lui, sans retard, y chercher la lettre de Mme Richepin, ainsi que les trois mille dollars qu’elle lui avait envoyés, et de déposer le tout dans le coffre-fort du magasin.

Arcade se préparait donc à partir, lorsqu’entrèrent plusieurs pratiques, hommes et femmes. Et ce ne fut que le commencement ; tout l’avant-midi, presque tout le village défila dans le magasin, et ce qu’il y avait de plus fâchant, c’était que ces gens n’achetaient rien, ou presque rien. Ils semblaient n’être venus là que par simple curiosité ou passe-temps, et Arcade se demanda, plus d’une fois, ce qui pouvait attirer. Ils ne faisaient que chuchotter entr’eux ; mais, comme pour se donner une contenance, les hommes se faisaient montrer des cols, des mouchoirs ; les femmes, du fil, des aiguilles, du ruban ou de la dentelle… qu’elles se gardaient bien d’acheter par exemple. Et toujours ce chuchottement, qui finit par énerver Arcade, à un tel point, qu’il se surprit à répondre fort sèchement à ceux qui lui adressaient la parole.

Désapointé de ne pouvoir quitter le magasin, quand c’était si important pour lui de se rendre chez lui immédiatement, Arcade sentait devenir plus incontrôlable, à chaque instant, ce tremblement de mains, qui paraissait lui être resté, depuis son évanouissement. Il laissa choir sur le comptoir, ou sur le plancher, plusieurs pièces de marchandises, et le bruit que produisaient ces pièces, en tombant, lui faisait faire des sauts vraiment ridicules, tant son énervement était grand. Cet énervement, ce tremblement de ses mains, ses maladresses, suscitaient les commentaires des pratiques, c’était évident. Quand donc ce flot humain cesserait-il d’envahir le magasin ?… Quand donc serait-il libre de s’en aller chez lui ?…

Enfin, vers les onze heures et demie, le magasin se vida, et Arcade eut un soupir de soulagement. S’adressant alors au garçon qui livrait les marchandises, dans le village, et qui, parfois, servait les pratiques, il dit :

— François, je vais te laisser le magasin en soin. Je suis obligé d’aller chez moi.

— Vous êtes malade, M. Carlin ? demanda le garçon. Vous êtes certainement bien changé.

— Je… Je ne me sens pas très bien… balbutia Arcade. Mais je serai de retour dans une heure, à peu près.

— C’est bien, M. Carlin, répondit François. Ne vous inquiétez de rien ; j’aurai l’œil au magasin… et le bon !

— Merci, François… Si M. Lemil revient, avant mon retour, dis-lui… dis-lui… que j’ai été obligé de retourner chez moi. Au revoir, mon garçon !

— Au revoir, M. Carlin !

Arcade partit pour sa maison. Retrouverait-il tout à l’ordre, en arrivant l’argent était-il en sûreté, dans la petite cassette, cachée sous une pile de linge ?… Oh ! Si quelqu’un était entré chez lui, durant son absence et lui avait volé ses trois mille dollars ! Quelle catastrophe !

Cette pensée lui fit hâter le pas ; de fait, il se mit à marcher si vite que cela attira l’attention de plus d’un. D’ailleurs, si Arcade eut pris la peine d’observer ce qui se passait autour de lui, il se fut aperçu que tous ceux qui le regardaient passer, l’indiquaient du doigt et chuchottaient entr’eux.

En passant devant l’école, la pensée de Magdalena se présenta si clairement à l’esprit de son père qu’il se mit à courir, tant il lui tardait de constater qu’il n’était rien arrivé à sa petite fortune ; car, si l’argent lui avait été volé, adieu aux beaux rêves qu’il avait faits pour son enfant, et Magdalena en serait tellement peinée, qu’elle en ferait assurément une maladie.

S’apercevant soudain qu’il courait, et qu’on l’observait curieusement, Arcade se remit à marcher posément. Mais, tout, à coup, il eut une sensation désagréable et étrange : celle d’être suivi.

Voulant en avoir le cœur net, il s’arrêta, puis, faisant volte-face, il aperçut deux hommes, des étrangers au village, et habillés à la dernière mode, qui le suivaient… Mais, le suivaient-ils vraiment ?… Ce n’était qu’une supposition de sa part, en fin de compte, car les étrangers causaient ensemble et ne paraissaient pas s’occuper de lui.

Afin de s’assurer si ses suppositions étaient correctes, Arcade enfila une petite rue (une sorte de ruelle plutôt), puis, ayant marché pendant quelques instants, il se retourna et regarda ce qui se passait derrière lui : oui les hommes étaient là ; ils le suivaient… Pourquoi ?… C’étaient des voleurs peut-être ?… Les vols, au grand jour, étaient choses rares cependant !

— Il faut que je m’assure si ces hommes me suivent, se dit-il. Je vais me diriger vers la maison. Allons !

Ayant fait les détours, il se livra au même jeu que précédemment. Mais les deux hommes avaient disparu.

— Je me serai trompé, se dit Arcade. Je suis nerveux à un tel point, depuis que j’ai appris la nouvelle du meurtre de Baptiste Dubien et le vol de ces trois mille dollars !… Trois mille dollars !… reprit-il. Quelle singulière coïncidence !

Après s’être, encore une fois, assuré qu’il n’était pas suivi, Arcade pénétra dans sa maison. Tout paraissait à l’ordre.

Se dirigeant à la hâte vers sa chambre à coucher, qui ouvrait sur la salle d’entrée, près de la cuisine, il s’empressa d’ouvrir le tiroir de son bureau de toilette afin de s’assurer que la cassette était bien là où il l’avait laissée…

Oui, la cassette était bien là où il l’avait mise, Dieu merci ! L’ouvrant, à l’aide d’une petite clef, il vit qu’elle contenait encore les trois billets de banque américains de $1000.00 chacun.

Déposant la cassette et son contenu sur le bureau, Arcade se mit à chercher la lettre de sa marraine ; mais bientôt, il devint évident qu’elle n’était pas dans la chambre à coucher. Il se rendit donc dans la salle et là aussi, il fit de minutieuses mais vaines recherches.

Dans la cuisine maintenant ! Il se souvint, tout à coup, qu’il avait lu la lettre de Mme Richepin, dans la cuisine, alors que Magdalena était à préparer le souper… Mais, la lettre fut introuvable… et introuvée…

Soudain, les yeux d’Arcade Carlin tombèrent sur la boîte à bois ; la lettre était peut-être tombée dedans… Hélas ! La boîte était vide ! Il l’avait vidée lui-même, il s’en souvenait à présent, ce matin-là !… Craignant d’arriver en retard au magasin, il avait jeté tout le contenu de la boîte dans le poêle, puis y ayant ajouté du bois sec, il y avait mis le feu…

— Grand Dieu ! s’exclama-t-il. J’ai brûlé la lettre de Mme Richepin ; la seule preuve que je possédais que ces trois mille dollars me venaient d’elle, qu’elle me les avait envoyés, dans une lettre non-enrégistrée, de la Nouvelle Orléans !… Que faire ? Que devenir ?…

Une sueur d’angoisse pointa à son front. Il tomba assis sur une des chaises de la cuisine et, les deux coudes appuyés sur la table, il se mit à sangloter tout haut, tout d’abord, puis il se livra à d’amères réflexions… Dans quelle affreux embarras le mettait la disparition de la lettre de sa marraine ! Quelles preuves avait-il maintenant que ces trois mille dollars lui venait de Mme Richepin ?… Ah ! si cette dame avait donc, pour une fois, agi comme la généralité des gens ; si elle lui eut envoyé cet argent dans une lettre enrégistrée !… Une lettre enrégistrée laisse des traces, et aujourd’hui Arcade ne serait pas dans une situation aussi précaire… Car, il pouvait pas se le cacher à lui-même, il était dans un affreux pétrin ; un pétrin dont il sortirait très difficilement…

Il n’était plus question maintenant de déposer ces trois mille dollars dans le coffre-fort de Jacques Lemil… Au contraire ! Cet argent, il fallait le cacher… là où personne ne pourrait le trouver… et cet argent devrait rester dans sa cachette, tant que le voleur des trois mille dollars de Baptiste Dubien n’aurait pas été découvert…

Mais, où cacher l’argent ? Où ?

Ah !… Arcade venait de découvrir une cachette sûre : dans la cave, sous une des pierres. plates qui recouvraient le sol… Oui, il soulèverait une de ces pierres, au moyen d’un levier, puis il creuserait un trou de quatre ou cinq pieds dans la terre. Dans ce trou, il déposerait la cassette, qu’il recouvrirait de terre et sur laquelle il remettrait la pierre.

Courant dans sa chambre à coucher, Arcade se saisit de la cassette. Revenant dans la cuisine ensuite, il souleva une trappe, découvrant ainsi un escalier étroit et obscur.

À ce moment, il crut entendre un léger bruit dans la salle d’entrée, et soudain, il se rappela n’avoir pas fermé la porte à clef, en entrant dans sa maison, tout à l’heure.

Arcade s’avança, sur la pointe des pieds, et jeta un regard dans la salle, mais il ne vit rien. Hâtivement, alors, il ferma à clef la porte d’entrée et retourna à la cuisine.

Dans la cave, il trouverait, il le savait, une pelle, une pioche et un levier. Il descendit donc l’escalier étroit et obscur, et, comme il venait de se convaincre qu’il était bien seul dans sa maison, il ne prit pas la peine de fermer la trappe derrière lui.

Arcade se mit à l’œuvre, et bientôt, un trou de cinq pieds de profondeur était creusé. S’emparant ensuite de la cassette, il se disposait à la déposer dans le trou qu’il venait de creuser, lorsqu’il eut l’idée de s’assurer si elle contenait vraiment les trois mille dollars. Ce serait si bête d’enterrer la cassette, sans être absolument certain qu’elle contenait les trois billets de banque, de mille dollars chacun !

Oui, tout l’argent y était ! Arcade compta, deux fois de suite, les billets de banque, et il allait les remettre dans la cassette, quand ils lui furent arrachés des doigts…

Une main se posa, en même temps, sur son épaule… puis, une voix qui, aux oreilles d’Arcade Carlin, semblaient passer par mille trompettes, dit :

— Arcade Carlin, au nom de la loi, je vous arrête !

IX

TROUVÉ COUPABLE

Nous n’avons pas l’intention d’insister sur le procès d’Arcade Carlin. D’ailleurs, nous savons d’avance qu’il ne parvint pas à prouver son innocence.

Tout d’abord, on refusa de le croire, lorsqu’il affirma que les $3000.00 lui avait été envoyées de la Nouvelle-Orléans, dans une lettre non enrégistrée. Alors, Arcade raconta la conversation qu’il avait eue avec Martin Corbot, au bureau de poste, le jour où la lettre de Mme Richepin lui était arrivée.

On se souvient de cette conversation ?… Le bossu (qui, probablement, ne s’était guère gêné pour prendre connaissance de la lettre de Mme Richepin) avait félicité Arcade de sa chance.

Mais l’boscot, questionné et transquestionné à ce sujet, devint parjure ; il nia tout. Or, sur la déposition de Martin Corbot, l’avocat d’Arcade avait fondé de grandes espérances, et voilà que tout croulait, comme un château de cartes, à cause de l’horrible mensonge du bossu !

Hector Servant, tel était le nom de l’avocat qui avait entrepris la tâche de défendre l’accusé, avait été retenu, et il serait payé par le « père Zenon ».

Hector Servant fit des démarches auprès de la Compagnie américaine qui avait fait des transactions avec Baptiste Dubien. Cette Compagnie avait-elle gardé une liste des numéros des billets de banque remis à Dubien ? Non, hélas ! On n’avait pas pris cette précaution…

Et puis, Arcade n’avait pas d’alibi ; il avait passé la soirée et la nuit du meurtre chez lui, seul avec sa petite. Magdalena s’était couchée vers les huit heures et demie, ce soir-là, et lui, Arcade, s’était mis au lit vers les dix heures. Non, personne n’était venu passer la veillée avec lui, personne ! Zenon Lassève, qui veillait chez les Carlin tous les soirs, lorsqu’il était au village, avait été absent et n’était revenu à G… que le lendemain soir.

Certains propos tenus par Magdalena avaient été répétés, de bouche en bouche. Le lendemain du meurtre de Baptiste Dubien, la petite ayant été injuriée par une de ses compagnes de classe, à cause de ses presque haillons, avait répondu :

— Laisse faire ! Bientôt, je serai la mieux mise des enfants du village, papa l’a dit ! Papa va m’acheter un beau manteau garni de fourrures, des belles robes, de belles chaussures et un beau chapeau… aussi un manchon en lapin blanc, doublé en soie rose pâle.

— Ce n’est pas vrai ! s’était écriée la compagne de Magdalena. Vous êtes trop pauvres pour acheter de ces choses !

— Papa l’a dit ! répéta Magdalena. Il dit aussi que l’argent ne manquerait pas, à partir d’aujourd’hui.

Thomas Vaillant, l’épicier, avait répété ce que Magdalena avait dit, le soir où elle était allée acheter des confitures, chez lui : Arcade Carlin se proposait de payer, dans quelques jours, la somme de soixante dollars qu’il devait à l’épicier depuis longtemps. L’achat des confitures et cette promesse de payer un compte dont il avait désespéré, avaient grandement surpris Thomas Vaillant, entendu qu’il savait que le salaire d’Arcade suffisait à peine à les faire vivre, lui et sa petite.

Enfin, les trois hommes qui étaient entrés dans le magasin de Jacques Lemil, le lendemain du meurtre de Baptiste Dubien, répétèrent les paroles qu’Arcade avait prononcées, au moment de s’évanouir : « Trois mille dollars !… avait-il dit. Ils sont à moi !… À moi… et à Magdalena » !

Oui, tout condamnait Arcade Carlin ! Son irréprochable conduite, durant tant d’années, son indéniable honnêteté, s’effaçaient devant le crime horrible dont on le soupçonnait.

Inutile de le dire, Hector Servant avait télégraphié à Mme Richepin, demandant à cette dame si elle avait envoyé, tout dernièrement, dans une lettre non-enrégistrée, à son filleul, Arcade Carlin, la somme de $3000.00, en billets de banque américains, de mille dollars chacun. Ce télégramme était resté sans réponse, ce qui était quelque peu décourageant pour l’avocat, pour son client surtout.

Le télégramme étant resté sans réponse, l’avocat écrivit à Mme Richepin. Dans une lettre, c’était plus facile d’entrer dans les détails, d’expliquer les circonstances. Hector Servant dit à la marraine d’Arcade dans quelle affreuse position se trouvait son filleul, et il la priait de répondre à la présente lettre immédiatement, par dépêche télégraphique.

Cette lettre resta, elle aussi, sans réponse. Alors, Hector Servant partit pour la Nouvelle Orléans.

— Je rapporterai une déclaration de Mme Richepin, signée devant témoins, dit-il à Arcade. Ainsi, mon ami, patience et courage ! Encore quelques jours, et vos épreuves seront finies !

— Je ne comprends rien au silence de Mme Richepin, répondit Arcade. Elle doit être absente de chez elle, ou bien elle est malade…

— Patience, mon ami ! répéta l’avocat. Vous pensez bien que je ne m’attarderai pas en route ; le temps d’aller et de revenir seulement. À bientôt donc, et, encore une fois, patience et courage !

— Puissiez-vous réussir dans votre mission, M. Servant ! fit Arcade d’une voix tremblante. Mon Dieu ! Que vais-je devenir ?

— Essayez d’avoir confiance en moi, mon ami, répondit l’avocat.

— Confiance ?… Oui, j’ai confiance en vous, assurément, M. Servant ! Mais je ne puis me faire illusion, n’est-ce pas ; je suis dans une terrible position…

— Vous êtes innocent du crime dont on vous accuse ; je le prouverai et vous sauverai !

— Dieu vous entende !

Que le temps parut long au prisonnier, jusqu’au retour de son avocat ! Ah ! Combien il lui tardait de reprendre sa place parmi les honnêtes gens ! De revoir sa petite Magdalena ! De vivre, enfin ! Car, ce n’était pas vivre que d’être enfermé dans une cellule, en contact journalier avec le crime et le vice, dans toute son horreur !

Enfin, un soir, la porte de sa cellule s’ouvrit, pour livrer passage à Hector Servant.

— M. Servant ! cria Arcade, accourant au-devant de son visiteur.

— Mon pauvre Carlin ! répondit l’avocat. Pas de chance, hélas !

Arcade sentit qu’il allait s’évanouir.

— Pas de chance, dites-vous, M. Servant ? questionna-t-il. Qu’y a-t-il donc ?… N’avez-vous pas vu Mme Richepin ?… Ou bien, aurait-elle refusé de signer une déclaration ?… Elle est très-originale, ma marraine ; mais je ne crois pas qu’elle oserait pousser l’originalité jusque là ! En face de l’accusation qui pèse sur moi…

L’avocat leva la main, comme pour imposer silence au prisonnier.

— Écoutez, Carlin ! Je vous ai dit que nous n’avions pas de chance… Nous sommes aux prises avec un horrible guignon plutôt… et c’est… c’est tout simplement,.. tragique…

— Je… Je ne comprends pas… murmura Arcade. N’avez-vous pas vu Mme Richepin, M. Servant ?

— Non, mon ami, je ne l’ai pas vue, répondit tristement l’avocat. Le malheur a voulu que le jour même de mon arrivée à la Nouvelle-Orléans…

— Eh ! bien ?…

— Le jour de mon arrivée, dis-je, avaient eu lieu les funérailles de Mme Richepin…

— Morte ? cria Arcade. Morte ? Et sans avoir pu me justifier ! ! Ô mon Dieu ! sanglota-t-il, puis il tomba, presqu’évanoui, sur son grabat.

— Morte, oui, morte ! Elle est tombée malade, il y a à peu près trois semaines, au moment où elle se préparait à aller rendre visite à l’un des neveux de son mari ; une attaque de paralysie, paraît-il, et elle n’a pas, un seul instant, récouvré sa connaissance.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! sanglota Arcade.

— J’ai trouvé le télégramme que j’avais adressé à votre marraine, ainsi que ma lettre ; ni l’un ni l’autre n’avait été ouvert même. J’ai obtenu la permission de faire des recherches parmi les papiers de Mme Richepin ; j’espérais, voyez-vous, mon ami, trouver la lettre que vous aviez écrite à votre marraine, pour lui demander de l’argent, ainsi que le portrait de votre petite… Je n’ai rien trouvé.

— Mais… N’est-ce pas étrange que ma lettre et le portrait de Magdalena aient disparu ainsi ?

— Les domestiques, que j’ai questionnés, m’ont dit que Mme Richepin détruisait sa correspondance, aussitôt après en avoir pris connaissance, dit l’avocat.

— Le portrait cependant…

— Quant au portrait, la seule explication qui soit possible, c’est que Mme Richepin, craignant de se laisser attendrir par la vue de cette photographie, et d’être tentée, conséquemment, de léguer quelque chose à votre petite, à sa mort, a préféré détruire ce qui pouvait la rappeler à son souvenir… Hélas, Carlin, je sais que vous êtes innocent ; mais je crains fort ne pouvoir vous sauver, faute de preuves.

— Que Dieu ait pitié de moi… et de ma pauvre Magdalena ! s’écria Arcade, au comble du désespoir.

Pourtant, Hector Servant avait à cœur d’essayer de sauver son client ; conséquemment, quelques jours après son retour de la Nouvelle Orléans, il entra au bureau de poste de G…, accompagné d’un détective ; ce dernier, muni d’un mandat de perquisition. Il était dix heures du soir.

— Je viens faire une perquisition dans votre maison, M. Corbot, dit le détective au bossu.

— Une perquisition ! Chez moi ! Mais, pourquoi ? s’était écrié l’boscot, en pâlissant.

Nous cherchons ces trois mille dollars qui ont été volés à Baptiste Dubien, répondit Hector Servant.

— Chez moi ! s’exclama le bossu.

— Nous avons le droit de les chercher là où bon nous semble, fit l’avocat.

— Ces trois mille dollars… vous croyez les trouver dans ma maison ?…

— Je crois… Non, je suis certain d’une chose, M. Corbot, c’est que vous avez toujours haï M. Carlin, et que vous n’êtes pas un type pour hésiter à faire… quoi que ce soit, pour assouvir votre haine, dit l’avocat.

— Et ainsi, sur de simples soupçons… commença l’boscot.

— Rangez-vous, et laissez-nous entrer, M. Corbot ! dit le détective d’une voix rude. Je n’ai pas de temps à perdre en pourparlers, si je veux prendre le train de minuit dans dix, pour la ville, ce soir.

— Entrez, Messieurs ! répondit le bossu, et… grand bien vous fasse ! ajouta-t-il, avec un ricanement, qui sonnait faux pourtant.

La perquisition eut lieu ; mais on ne trouva rien.

— Eh ! bien ? demanda Martin, d’un ton gouailleur, au moment où les deux hommes se disposaient à partir.

— Nous n’avons rien trouvé, répondit le détective, qui partit aussitôt, se dirigeant vers la gare.

— Non, nous n’avons rien trouvé, M. Corbot, répéta Hector Servant. Tout de même, je vous soupçonne d’avoir fait quelque… farce… et je vous soupçonnerai toujours.

— Ah ! Bah ! fit l’boscot.

— Je le répète, je vous soupçonnerai toujours et quoiqu’il arrive à mon client, j’aurai l’œil sur vous, dit l’avocat. Vous comprenez ce que je veux dire, hein ?… Vous aurez soin de marcher droit, dorénavant, car, au premier faux pas que vous ferez, que vous ébaucherez seulement, quand ça ne serait que dans cinq, dix, quinze ans d’ici, je… je vous rejoindrai bien, Martin Corbot, et alors, gare à vous !

— Vous me menacez, je crois, Monsieur ? demanda Martin.

— Je vous avertis, M. Martin Corbot, répondit Hector Servant. Eh ! bien, ajouta-t-il, adieu ! Au revoir peut-être ! À bientôt, je n’en doute pas ! acheva-t-il, gouailleur à son tour.

Le procès d’Arcade Carlin ne traîna pas. Malgré toute la peine qu’il se donna, tous les efforts qu’il fit, Hector Servant ne parvint pas à prouver l’innocence de son client.

Arcade Carlin fut condamné à mort, et il expira sur l’échafaud le crime d’un autre…

Ce fut la plus tragique des erreurs judiciaires !

Fin de la première partie


Deuxième Partie

THÉO

I

HORREURS

Nous avons laissé Magdalena, au moment où elle venait de s’évanouir, après avoir constaté qu’elle était couchée dans un cercueil !

Son évanouissement ne fut pas de longue durée. Bientôt, elle ouvrit les yeux, et aussitôt, lui revint la connaissance de ce qui l’entourait… Allait-elle s’évanouir de nouveau ? Elle se sentait faible, faible comme un enfant ; incapable, conséquemment, de réagir contre l’excessive frayeur qui l’envahissait… Elle savait si bien ce que rencontreraient ses yeux, lorsqu’elle les ouvrirait : ces décors funèbres, le cercueil, le crucifix, entre deux cierges allumés… Non, elle ne pourrait pas supporter cela !…

Pourtant, elle n’allait pas risquer de se rendormir… Elle venait de se réveiller d’un sommeil léthargique, qui avait trompé les plus connaissants… Ne devait-elle pas une grande reconnaissance envers Dieu ?… Encore quelques heures probablement de ce sommeil qui ressemblait tant à la mort, et on l’eut enterrée vivante !…

Une sueur d’angoisse mouilla ses tempes à cette pensée… Elle sentit qu’elle allait s’évanouir de nouveau, si elle n’essayait pas de réagir contre l’horreur qu’elle ressentait… et si elle s’évanouissait, en reviendrait-elle encore cette fois ?

Allons ! Du courage ! Enfin de compte, il ne s’agissait que de se raisonner un peu ! Elle était vivante, vivante ! Par un simple effort de sa volonté, elle pouvait, si elle le désirait, quitter immédiatement sa couche funèbre ; devait-elle hésiter, même un instant ?…

Magdalena ouvrit grands les yeux et elle essaya de s’habituer à son entourage… Ce fut affreux, et le cœur lui manqua plus d’une fois. Mais enfin, elle se leva debout dans son cercueil, puis, en un élan, elle sauta par terre… Ses jambes pourraient-elles la supporter ?… Elle avait été si malade, et elle venait de passer par de si épouvantables trances !

Oui, ses jambes la supportaient… Elle essaya quelques pas et fut toute étonnée de constater que sa démarche était assurée.

Tout de même, ce fut d’un pas quelque peu hésitant qu’elle se dirigea vers la table sur laquelle était le crucifix, et les cierges allumés.

S’étant agenouillée, elle fit un acte sincère de remerciment ; n’avait-elle pas été sauvée de la plus horrible des morts ?… Si elle se fut éveillée quelques heures plus tard, alors qu’elle eut été enterrée !… Six pieds de terre sur son cercueil !… L’épouvantable désespoir qu’elle aurait éprouvé !… Puis, la mort par la suffocation !…

— Ô mon Dieu, combien je vous remercie ! s’écria-t-elle, en éclatant en sanglots.

S’étant relevée, elle se trouva en face d’un petit miroir, dont le « père Zenon » se servait lorsqu’il se faisait la barbe. Un cri s’échappa de sa poitrine, puis elle se retourna, croyant qu’il y avait une autre personne qu’elle dans la salle… Car… non !… Ça ne pouvait être Magdalena Carlin, cette jeune fille dont le visage se reflétait dans la glace !… Ces joues creusées et blanches comme… comme la mort, ces lèvres, blanches aussi ; ces yeux cernés de bistre, ces grands yeux bruns, qui lui mangeaient littéralement la figure !…

De nouveau, Magdalena se retourna et regarda derrière elle… Elle était seule, bien seule dans la pièce… Ce visage si effrayant à voir, c’était le sien !… N’était-ce pas épouvantable, et redeviendrait-elle jamais comme elle l’était auparavant ?…

Il y avait quelque chose de fort étrange aussi dans son apparence, hors ce qu’elle venait de constater… Qu’était-ce donc ?… Ah !…

Elle passa ses deux mains en arrière de sa tête et aussitôt, elle eut une exclamation douloureuse : sa chevelure avait été coupée !…

Elle avait été fière, à bon droit, de ses cheveux ; longs, abondants, fins comme de la soie en écheveaux, noirs comme l’aile du corbeau et ondulant légèrement… Des larmes perlèrent à ses longs cils, puis, des frissons la secouèrent ; elle venait de comprendre ! Le « père Zenon » avait dû lui-même couper les cheveux de sa fille adoptive, au moment où on allait la déposer dans son cercueil ; ces cheveux il avait voulu les garder en souvenir d’elle…

Magdalena se détourna ; elle ne voulait plus regarder dans le miroir puisque cela lui causait de si pénibles impressions. Mais, tout à coup, ses yeux tombèrent sur la robe dont elle était habillée. C’était une de ces robes en grosse mousseline blanche, aux garnitures découpées au fer… Un suaire ! Ô ciel !

Fébrilement, elle se dévêtit, déchirant, plus d’une fois, la robe, dans sa hâte de s’en débarasser, après quoi elle courut à une grande garde-robe qu’il y avait à l’une des extrémités de la salle près de la porte d’entrée, et saisissant un long manteau bleu marin qui y était accroché, elle s’en recouvrit.

Retournant se placer devant le miroir, elle eut la satisfaction de voir qu’un changement s’était opéré dans son apparence. Sans doute, ses joues étaient encore creuses et pâles ; ses yeux étaient encore ridiculement grands, et cernés de bistre ; mais un peu de rose lui était venu aux lèvres, et son regard était moins terne.

Quel bonheur que celui de vivre ; de sentir ses forces lui revenir et de savoir que son sang coulait, plus chaud, dans ses veines !

Soudain, Magdalena sourit. Quelle sensation dans le village, lorsqu’on apprendrait la… résurrection de Magdalena Carlin ! Elle deviendrait un objet de curiosité… Chacun voudrait connaître les impressions qu’elle avait ressenties, lorsqu’elle s’était vue couchée dans un cercueil… Et le « père Zenon » ? il serait fou de joie de retrouver vivante, sa fille adoptive. Et elle, Magdalena…

Mais, à quoi songeait-elle ? Allait-elle reprendre la routine ordinaire ? Redevenir la « fille du pendu », avec qui nul n’osait s’associer ?… Ce serait folie, quand elle pouvait si facilement disparaître… Magdalena Carlin serait morte pour tous… Dans quelques heures, si elle réussissait dans le projet qui venait de germer dans son esprit, on enterrerait un cercueil… vide, et celle qu’il était supposé contenir serait loin, tandis qu’on chanterait son libera

Se dirigeant vers une chambre à coucher voisine de la salle, et essayant de ne pas voir le cercueil, en passant, Magdalena alla directement vers le lit et en enleva le traversin.

Retournant dans la salle ensuite, elle s’approcha, en tremblant, du cercueil, dans lequel elle plaça le traversin, qu’elle recouvrit du linceul dont on l’avait enveloppée, puis, malgré qu’elle frissonnât d’horreur, elle souleva un bout du cercueil afin d’en constater le poids… Mais, non ; ça ne ferait pas… il ne pesait pas assez.

Deux morceaux de bois, enveloppés dans le traversin, donnèrent plus de pesanteur au cercueil… Oui, c’était à peu près le poids que pesait Magdalena ; c’était très bien ainsi !

Bientôt, le couvercle du cercueil avait été vissé en place. Il ne restait plus à Magdalena qu’à partir. Personne ne songerait à dévisser le couvercle, car, qui, à part du « père Zenon » tiendrait à la revoir ? Elle ne courait donc pas grand risque.

Mais, le « père Zenon » où était-il ?… N’était-ce pas étrange qu’il fut absent ?… Il reviendrait sous peu, sans doute, car ça ne pouvait être que lui qui avait allumé les cierges qui achevaient de se consumer, de chaque côté du crucifix. Il serait inquiet, à cause de ces cierges et il reviendrait bientôt… Et, quand il reviendrait, essayerait-il de dévisser le couvercle du cercueil, pour revoir, une dernière fois, sa fille adoptive qu’il avait tant aimée ?

Comme pour répondre aux questions qu’elle venait de se poser, des pas retentirent au dehors… Ces pas s’approchaient de la maison… Une clef fut insérée dans la porte, et Magdalena n’eut que juste le temps de courir se cacher dans la garde-robe, quand le « père Zenon » pénétra dans la salle.

II

LE COMPLICE

En pénétrant dans la maison, le « père Zenon » jeta immédiatement les yeux sur le cercueil, et aussitôt, il enleva son chapeau, puis, s’étant agenouillé, il fit le signe de la croix et ses lèvres murmurèrent une prière.

Magdalena, de la garde-robe où elle s’était réfugiée et dont elle avait laissé la porte entr’ouverte d’un pouce ou deux, pouvait suivre tous les mouvements de son père adoptif.

Après avoir prié quelques instants, le « père Zenon » s’approcha de la table sur laquelle était le crucifix. Les cierges achevaient de se consumer ; il les remplaça donc par d’autres.

S’avançant ensuite auprès du cercueil, il croisa ses bras sur sa poitrine et sembla se livrer à de tristes et sombres pensées, car des larmes coulaient lentement sur ses joues. Il se demandait ce que serait sa vie, maintenant que Magdalena était morte… Chose certaine, c’est qu’il s’en irait de G…,… D’ailleurs, la chose avait été décidée entre lui et Magdalena, avant qu’elle tombât malade… Sa maison, au « père Zenon » était vendue à Jacques Lemil. Le marchand l’avait achetée pour son fils Pierre, qui venait de se marier avec Sylvie Dubien. La maison avait été vendue toute meublée et l’acquéreur en avait payé d’avance la moitié de la somme convenue entre eux : c’est-à-dire $500.00 ; la balance serait payée en dedans d’un an.

Tous, dans le village, savaient que le « père Zenon » devait partir, et maintenant que Magdalena n’était plus, on s’attendait à ce qu’il partît bientôt ; dans trois ou quatre jours, probablement. Il ne s’en était pas caché ; il s’en irait bien loin ; dans la province d’Ontario, chez son frère, qui demeurait près de la ville de Toronto…

Pauvre Magdalena ! dit-il, entre haut et bas. Pauvre chère petite ! Combien elle avait hâte de quitter le village, pour n’y jamais revenir ! Elle ne parlait que de cela, la chère enfant… Le fait est qu’elle n’était pas heureuse ici. Quoiqu’elle affectât toujours une grande gaité, en ma présence, je l’ai surprise, plus d’une fois, à pleurer en cachette… Il n’est rien de pire qu’un villageois, aussi, pour garder la mémoire des événements… Dans une ville, il y a longtemps que l’exécution de ce pauvre Arcade serait oubliée ; ici, c’est comme si ça s’était passé hier, et Magdalena en a toujours souffert. Oh ! La pauvre petite !

Le « père Zenon » alla vers une tablette, sur laquelle il prit une boîte d’allumettes, puis se dirigeant du côté de la cuisine, il s’assit auprès d’une table et se mit à fumer, le visage tourné vers la salle. Mais il n’aspira que quelques bouffées de tabac ; on eut dit que quelque chose d’indéfinissable, d’irrésistible, l’attirait dans la salle.

Magdalena, de sa cachette, vit son père adoptif s’approcher, encore une fois, du cercueil… Elle l’entendit soupirer profondément… Soudain, il se pencha et fit mine de soulever le couvercle du cercueil. N’y parvenant pas il se mit à l’examiner de près, et un grand étonnement parut dans ses yeux.

— C’est étrange ! murmura-t-il. Je ne me souviens pas d’avoir vissé le couvercle du cercueil ; il me semble que je n’avais fait que le poser dessus… Qu’est-ce que ça veut dire ?…

De nouveau, il essaya d’enlever le couvercle. De nouveau, il se pencha, examina les visses, puis il commença à les dévisser.

— Personne n’a pu entrer ici durant mon absence, bien sûr ! se dit-il. Mais, comment se fait-il que le couvercle du cercueil soit vissé ?… L’aurai-je vissé moi-même, par distraction ?… C’est presqu’impossible ! Je me souviens que je m’étais dit que je laisserais le cercueil ouvert, jusqu’au matin, car je savais que je voudrais revoir Magdalena une dernière fois… C’est étrange, très très étrange !

Les visses ayant été enlevées, le « père Zenon » souleva, assez brusquement le couvercle. Aussitôt, un cri s’échappa de sa poitrine… À travers la vitre, que voyait-il ? Quelque chose d’informe, recouvert d’un suaire, du suaire dont Magdalena avait été enveloppée !… Ô ciel ! Ô ciel ! Quelqu’un avait donc pénétré dans la maison durant son absence et volé le cadavre de sa fille adoptive ?… Ces sortes de profanations n’étaient pas très rares, il le savait… Mais, qu’on eut enlevé le cadavre de Magdalena !…

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! sanglota-t-il. Quel crime ! Quel sacrilège ! Magdalena ! Magdalena !

— « Père Zenon », fit une voix alors.

— Hein ? cria-t-il presque.

— « Père Zenon » ! Ne craignez rien ; je…

— C’est… C’est la voix de Magdalena ! balbutia le « père Zenon ».

— C’est Magdalena qui vous parle… Écoutez…

— Magdalena !… Où es-tu donc ?… Je…

— Je suis ici… Encore une fois, ne craignez rien, répéta la jeune fille, en s’avançant dans la salle.

— Magdalena ! balbutia le « père Zenon » en faisant un mouvement de recul. C’est… C’est l’ombre de…

— C’est Magdalena, bien vivante, cher « père Zenon »… Je me suis…

— Magdalena ! Vivante ! s’exclama-t-il. Est-ce que… Est-ce que je rêve ?

— Vous êtes bien éveillé et vous ne rêvez pas, répondit-elle. Je… Je me suis éveillée… J’étais couchée dans… dans un cercueil… Ô mon Dieu ! sanglota-t-elle.

— Ciel ! Ô ciel ! Magdalena !… Et tu dis t’être éveillée dans… dans ton cercueil ! Oh ! Que c’est épouvantable ! Et tu étais seule !… J’étais allé prendre l’air un peu… Si j’eusse été ici, au moins !… Ô Magdalena ! Viens, viens, que je te presse dans mes bras, afin de m’assurer que c’est bien toi ; que tu n’es pas une ombre ; que tu es bien vivante…

Il tendit ses bras vers la jeune fille, qui, s’étant approchée, se suspendit au cou de son père adoptif et éclata en sanglots convulsifs.

Ç’a été si épouvantable ! ne cessait-elle de dire et de redire. Quand j’ai eu constaté que j’étais couchée dans un cercueil… Oh !… ajouta-t-elle en frissonnant.

Devant ses yeux repassa toute l’horrible scène et elle se sentit faible tout à coup.

— Viens t’asseoir dans la cuisine avec moi, Magdalena, fit le « père Zenon » voulant éloigner sa fille adoptive des décors funèbres qui les entouraient. Raconte-moi tout maintenant, si tu le peux, ma Magdalena, reprit-il, lorsqu’elle fut installée auprès de lui. Ô ma pauvre, pauvre petite !

Elle lui raconta tout ce qui s’était passé : son réveil, dans le cercueil ; l’horreur qu’elle en avait ressenti ; son évanouissement, etc., etc.

— Ô ma pauvre enfant ! s’écria le « père Zenon » lorsqu’elle lui eut tout raconté. Et dire que tu étais seule, pour supporter toutes ces horreurs !… Longtemps, je me reprocherai d’être sorti… Si j’avais été ici… à nous deux, c’eut été moins épouvantable… Mais, Dieu soit béni ; te voilà vivante, ma Magdalena !

— Quel sort affreux aurait été le mien, si je ne m’étais éveillée que quelques heures plus tard ! Ô mon Dieu ! ajouta-t-elle, en pleurant.

— Essayons de ne plus penser à ces choses, ma chérie… Tu es vivante ; pour cela, remercions la divine Providence !

— Est-ce le jour ? Est-ce la nuit, « père Zenon » ? demanda Magdalena soudain. Est-ce la lune ou bien le soleil levant qu’on aperçoit, à travers les stores baissées ?

— Il est cinq heures et demie du matin, répondit le « père Zenon », après avoir regardé l’heure à sa montre. Cinq heures et demie, répéta-t-il ; aussitôt que l’angelus sera sonné, dans une demi-heure maintenant, j’irai au presbytère, avertir M. le Curé de ce qui vient de se passer, car, à sept heures devaient avoir lieu…

— Mes funérailles, acheva Magdalena, en frissonnant.

— … Oui, pauvre chère enfant… Mais, il y a quelque chose que je ne comprends pas, Magdalena…

— Qu’est-ce donc, petit père ?

— Ce traversin… dans le cercueil… Pourquoi est-il là ? Non, vraiment, je n’y comprends rien !

— Je vais vous expliquer la chose, alors… Mais, d’abord, dites-moi, cher, cher « père Zenon » ; vous m’aimez bien, n’est-ce pas ? demanda la jeune fille, câline.

— Si je t’aime ! Ô Magdalena ! Je n’aurais pu aimer une enfant à moi plus que je t’aime, je le sais !

— Alors… vous seriez disposé à faire beaucoup pour moi, pour mon bonheur à venir ?…

— Je me demande s’il y a quelque chose au monde que je ne serais prêt à faire pour toi… Pourrais-je te refuser quelque chose, ma chérie, à toi qui viens de… ressusciter, en quelque sorte, de la mort ?

— Eh ! bien ; écoutez ce que je vais vous proposer, « père Zenon »… Je vous l’ai dit tout à l’heure, il y va de mon bonheur… Voici : il faut que les funérailles de Magdalena Carlin aient réellement lieu, ce matin. Vous comprenez bien ce que je veux dire, n’est-ce pas ?

— Mais, non, ma fille, je ne comprends pas…

— Je veux disparaître, « père Zenon »… Je veux que Magdalena Carlin soit morte, pour tous… qu’elle soit enterrée, ce matin même, dans le cimetière de ce village… Moi, je m’en irai… loin, loin ; si loin, qu’on n’entendra plus jamais parler de moi… Je changerai de nom… Je…

— Impossible, Magdalena, impossible ! Sais-tu, ma pauvre enfant, ce que tu médites de faire, et dont tu veux me rendre complice ?… Ô ma petite, ce serait mal, si mal ! Et, de plus, une telle chose serait punissable par la loi, je crois, si jamais nous étions découverts.

— Découverts ? Mais, nous ne le serons jamais ! Je m’en irai…

— Tu t’en iras, dis-tu ? Seule, Magdalena ? Certes, non ! Jamais je ne consentirai à cela ! Si tu pars, je t’accompagne… Mais, inutile de…

— Écoutez, « père Zenon », écoutez, je vous en prie ! Si vous saviez tout ce que j’ai enduré d’insultes, dans ce village…

— Je sais ! Hélas, je le sais ! Cependant, renonce au projet que tu as formé, ma fille, car…

Magdalena leva soudain la main, comme pour imposer silence à son compagnon. Des pas s’approchaient de la maison…

— Quelqu’un vient ! murmura-t-elle. Il est trop tard maintenant ! Il n’y a plus à hésiter, petit père… Vite ! ajouta-t-elle. Remettons les visses au cercueil… Magdalena Carlin est morte… Qu’on enterre un cercueil vide ! Moi, je disparaîtrai, et vous m’y aiderez, je le sais ; même, vous m’accompagnerez là où j’irai, si vous le désirez. Vite, « père Zenon » ! Vite !

Magdalena courut vers le cercueil, et comme un automate, son père adoptif la suivit. En sa présence, elle remit les visses au couvercle, et il la laissait faire, sans proférer un mot ; mais son visage était blanc comme un mort.

— Courage, petit père ! fit-elle, en lui donnant un baiser.

— Nous avons tort, Magdalena ! balbutia le « père Zenon », bien tort !

— Ne quittez pas les abords du cercueil, lui recommanda-t-elle, et tout se passera bien, je le prédis… Moi, je monte dans ma chambre à coucher, dont je fermerai la porte à clef… Plus tard, dans le courant de la journée, nous ferons des projets, et, dans deux ou trois jours, Dieu aidant, nous aurons quitté G… pour toujours.

— Je t’avouerai, Magdalena, que j’ai presque peur, balbutia le « père Zenon ». Le risque affreux que nous courons…

— Ah ! fit Magdalena, en pleurant, j’ai tant souffert, dans ce village, tant ! Morte ; elle est morte, la « fille du pendu », à partir de ce moment… Mais, voilà le village qui s’éveille, reprit-elle ; on entend marcher, dehors et bientôt, les curieux voudront entrer ici… Je cours m’enfermer dans ma chambre… vous m’y retrouverez, après les… funérailles… Au revoir, cher bon « père Zenon » ! Au revoir, et… courage !

— Au revoir, ma fille, répondit-il, presque machinalement, Dieu te garde… et nous pardonne !

III

CI-GIT MAGDALENA CARLIN

Il y avait à peu près dix minutes que Magdalena était rendue dans sa chambre à coucher, dont elle avait eu la précaution de fermer la porte à clef, quand elle entendit des piétinements et des murmures de voix, dans la salle, en bas. Des gens curieux, peut-être sympathiques, étaient arrivés, dans l’espoir de revoir, une dernière fois, dans son cercueil, la « fille du pendu ». Mais, celle-ci savait que son père adoptif ferait bonne garde et qu’il inventerait une raison quelconque, pour refuser d’ouvrir le cercueil.

— Pauvre « père Zenon » ! se disait Magdalena. Que je le plains ! Oui, je le plains de tout mon cœur ! Par quelles transes, par quelles angoisses il va passer, d’ici à ce que le cercueil soit bien et dument enterré !… Mais, il le fallait ! Dieu veuille que tout se passe, sans accident ! Oh ! Combien il me tarde de voir revenir le « père Zenon » de l’église, du cimetière ! Alors seulement, je serai retirée d’inquiétude…

Il devait y avoir une assez grande quantité de gens, en bas, car les piétinements augmentaient, et les voix parvenaient jusqu’à la chambre où Magdalena s’était retirée.

Bientôt, les piétinements devinrent plus distincts… puis, des pas lents et pesants s’acheminèrent vers la porte d’entrée : on allait partir pour l’église.

Bien cachée, derrière des rideaux de mousseline épaisse, la jeune fille se hasarda à regarder par la fenêtre. Elle vit les gens se former en procession. Soudain, toutes les têtes se découvrirent, car venaient d’apparaître Jacques Lemil et son fils Pierre, portant le cercueil. L’église n’étant pas loin de la maison, le « père Zenon » n’avait pas jugé à propos de louer le corbillard, pour les funérailles de Magdalena.

Ah ! Le voilà le « père Zenon » ! Il sort le dernier, car il a dû prendre la précaution de fermer à clef la porte de la maison, après s’être assuré que tout le monde en était parti.

Magdalena vit défiler ses propres funérailles… Elle vit le cortège pénétrer dans l’église… Elle entendit la cloche tinter lentement le glas…

Elle n’était pas sans comprendre, certes, la gravité de ce qu’ils avaient fait, elle et son père adoptif… Elle savait bien qu’ils péchaient, tous deux, contre la loi humaine… et la loi divine… Ce service qui se chanterait, dans quelques instants, sur un cercueil vide… Quelle moquerie, et combien cette moquerie devait déplaire à Dieu !

— Mon Dieu, pria-t-elle, puissent les chants et les prières qui se disent sur un cercueil vide, en ce moment, s’élever vers vous en supplications, pour le repos de l’âme de mon bien-aimé père !

Cette courte prière la consola un peu.

Quittant sa fenêtre ensuite, elle s’agenouilla et récita le rosaire, après quoi, s’étant assise, elle attendit…

Tout à coup, la cloche de l’église tinta ; c’était le libera.

Magdalena se leva et s’approcha, de nouveau, de la fenêtre. Bientôt, elle vit le convoi se dirigeant vers le cimetière, qui était en arrière de l’église et qu’elle ne pouvait conséquemment pas apercevoir, de sa chambre… Le dernier acte du plus émouvant des drames allait se dérouler dans le cimetière : le cercueil, sensé contenir les restes mortels de Magdalena Carlin, serait, dans quelques instants, descendu dans une fosse et recouvert de six pieds de terre…

Des larmes coulaient, pressées, sur les joues de la jeune fille… Elle songeait aux terribles émotions par lesquelles devait passer son père adoptif, en ce moment… S’il survenait quelqu’accident !… Si, en maniant le cercueil, quelque chose arrivait… Ces deux morceaux de bois, par exemple, qui avaient été enroulés dans le traversin… s’il fallait, par quelqu’horrible malchance, qu’ils se fussent déplacés, dans le transport, de la maison à l’église, et qu’ils se missent à rouler dans le cercueil ! À cette pensée, Magdalena sentit ses cheveux se dresser sur sa tête et son sang se glacer dans ses veines.

— Ô Dieu tout-puissant, s’écria-t-elle, en joignant les mains, ne permettez pas cela, ne le permettez pas ! Ça serait si, si épouvantable, mon Dieu ! Ne le permettez pas ! Ne le permettez pas ! Je n’ai pas voulu vous offenser, mon Dieu, reprit-elle ; je désirais seulement me protéger moi-même. N’appesantissez pas votre main sur moi, je vous en supplie, Seigneur !

N’étaient-ils pas longtemps, bien longtemps, dans le cimetière ? Ne devraient-ils pas en être revenus maintenant ? Qu’y avait-il ? Bien sûr, quelque chose était arrivé… N’aurait-on pas eu le temps d’enterrer deux, trois cercueils ?… Oui, il devait être arrivé quelque chose… Et le « père Zenon », qu’adviendrait-il de lui, si quelque catastrophe était survenue ? Ce pauvre « père Zenon », qui avait tant essayé pourtant de combattre l’idée de sa fille adoptive ; celle de se faire passer pour morte… Ciel ! Pourquoi n’avait-elle pas eu la pensée de lier les morceaux de bois au traversin, au moyen de fortes cordes ? S’il fallait ! S’il fallait ! Car, elle ne pouvait plus en douter, lui semblait-il, il était arrivé quelque chose… Pas une âme ne paraissait, aux abords du cimetière… ils étaient tous auprès de la fosse… à regarder le cercueil… vide… et bientôt, une foule hurlante se dirigerait vers la maison ; on viendrait demander à la « fille du pendu » compte de sa conduite…

Elle crut qu’elle allait s’évanouir… Ses jambes se dérobaient sous elle… elle allait tomber…

Mais voilà qu’on quittait le cimetière, enfin ! Non, il n’était rien arrivé, car tous causaient entr’eux, puis se séparaient par petits groupes ; chacun retournait chez soi.

— Ô mon Dieu, soyez béni, mille fois béni ! s’écria Magdalena.

Voici le « père Zenon » ! Il s’en revient à la maison, mais il n’est pas seul ; Jacques Lemil et son fils l’accompagnent. Magdalena ne put s’empêcher de sourire tristement, car elle devinait bien que son père adoptif eut de beaucoup préféré n’être pas accompagné. Mais peut-être ces deux hommes n’entreraient-ils pas dans la maison ? C’était à espérer.

Dans tous les cas, comme d’autres personnes se dirigeaient du même côté que le « père Zenon » et les Lemil, et que, probablement, ils ne manqueraient pas de jeter les yeux sur la maison, de laquelle venait de sortir un cercueil, la jeune fille se retira de la fenêtre. Il ne fallait pas risquer qu’on l’entrevit, et quoique les rideaux fussent très épais et que le risque d’être vue n’était pas grand, on sait qu’un excès de prudence n’a jamais nui.

Jacques Lemil et son fils furent à peu près dix minutes dans la maison. Le « père Zenon » parlait, très fort, et Magdalena comprit pourquoi ; c’était pour l’avertir qu’il n’était pas seul.

Ces dix minutes que le marchand et son fils passèrent dans la maison, parurent longues comme dix heures à la jeune fille. Elle s’était assise sur son lit et elle n’osait pas bouger. Le moindre bruit, le moindre craquement du plancher la trahirait.

Soudain, elle porta la main à son cœur et elle sentit qu’elle pâlissait : il lui était resté une sorte de rhume, de sa dernière maladie et à chaque instant, une petite toux sèche lui venait. Elle sentit qu’elle allait tousser ! Ce serait terrible ! Que faire ?

Vite elle cacha son visage dans ses oreillers, ce qui étouffa le bruit qu’elle dut faire en toussant. Mais, n’avait-elle pas été entendue, d’en bas ?…

Craintivement, elle leva la tête et écouta… Mais, voilà qu’elle entendit le bruit de chaises remuées ; les Lemil se préparaient à partir… Quel soulagement pour le « père Zenon » ! Et pour elle, Magdalena ! Qu’ils avaient été longtemps ces deux hommes, et quel martyr avait dû endurer son père adoptif ; de quelle frayeur il avait dû être envahi !

— Tu as l’air épuisé, Lassève, totalement épuisé ! fit la voix de Jacques Lemil.

— Je n’ai pas dormi, depuis plusieurs nuits, vois-tu, répondit l’interpellé.

— Alors, tu ferais bien de déjeuner d’abord, puis de te mettre au lit et essayer de dormir. Tu finirais par tomber malade ; il n’est rien de pire que le manque de sommeil.

— Je suivrai probablement ton conseil, Lemil…

— Si j’étais toi, continua le marchand, je fermerais à clef les portes de la maison, afin de n’être dérangé par personne et je me coucherais le plus tôt possible.

— Merci, répondit le « père Zenon ». Ton conseil est sage, mon ami, et je vais le suivre.

— Au revoir, donc, Lassève !

— Au revoir, Lemil ! Merci de tes sympathies ! Au revoir, Pierre, mon garçon !

Enfin ! Enfin ! Ils étaient partis ! La porte de la maison venait d’être fermée… à clef ; de cela, Magdalena était bien sûre. Tout de même, elle ne bougea pas ; elle attendrait que son père adoptif montât la trouver.

Cela ne tarda guère. Elle l’entendit monter l’escalier, puis se diriger vers sa chambre.

— Magdalena ! fit-il, après avoir frappé à la porte.

— Oui, « père Zenon », répondit-elle, courant ouvrir.

— Il entra en chancelant. Son visage était blanc comme la mort.

— Ô mon Dieu, que ça été épouvantable ! s’écria-t-il, en se laissant tomber sur un siège et s’épongeant le front de son mouchoir.

— Pauvre petit père ! Pauvre, pauvre petit père fit Magdalena, entourant de ses bras le cou de son père adoptif et lui donnant un baiser.

— J’ai… J’ai failli trahir notre secret… je ne sais combien de fois, Magdalena, reprit-il. Il me semblait qu’on me soupçonnait… que sais-je ?… Je le répète, ma fille, ça été épouvantable !

— Mais tout s’est bien passé, n’est-ce pas ?

— Oui, tout s’est bien passé… et pour cela, que Dieu soit béni !… Mais, ma fille, aussitôt que faire se pourra, nous quitterons G….

— Je ne demande qu’à partir alors ? Ce soir ?

— Demain soir… Attendons à demain soir, voulez-vous ? J’ai quelques préparatifs à faire… vous aussi, petit père… Oui, nous partirons demain soir, aussitôt que tombera l’obscurité.

— Demain soir ; c’est entendu ! Vers les onze heures, nous partirons. À cette heure-là, le village est endormi depuis longtemps… En attendant, Magdalena, tu devras rester dans ta chambre à coucher… Je monterai tes repas ici… Ça ne sera pas gai pour toi ; mais, que veux-tu ?

— Ne craignez rien, je ne commettrai aucune imprudence. Et, quant à trouver le temps long, j’en doute, car je vais être fort occupée.

— Je descends préparer le déjeuner, dit le « père Zenon » en se levant. Au revoir, Magdalena. J’entends Froufrou qui demande qu’on lui ouvre la porte ; vais-je le laisser monter ici ?

— Oui ! Oui ! répondit, en souriant, la jeune fille. Froufrou me tiendra compagnie.

Le « père Zenon » descendit dans la salle, puis s’étant dirigé vers la cuisine, il ouvrit la porte à un petit chien épagneul, tout noir, tout frisé ; c’est Froufrou. En quelques bonds, il monta l’escalier et vint demander admission dans la chambre de Magdalena.

— Froufrou ! Cher beau Froufrou ! s’écria-t-elle. Viens me tenir compagnie… Mais, qu’allons nous faire de toi ?… Nous ne pouvons t’emmener avec nous… et nous partons demain… Demain… reprit-elle. Demain, nous quitterons pour toujours ce village !… Oh ! combien il me tarde de partir… de m’en aller loin, bien loin d’ici… à la grâce de Dieu !

IV

À LA GRÂCE DE DIEU

On était au lendemain des funérailles. Il était six heures du soir.

Dans sa cuisine, le « père Zenon » était occupé à préparer le souper. Sur une table, près du poêle, était un plateau, contenant une assiette, une tasse, une soucoupe et un petit service à thé ; ce plateau, on l’a deviné, était destiné à Magdalena qui, ainsi qu’il avait été convenu entre elle et son père adoptif, ne quittait pas, même un instant, sa chambre à coucher.

Malgré qu’elle fut, en quelque sorte, prisonnière dans sa chambre, ces deux jours n’avaient pas paru trop longs à la jeune fille, car elle avait été très occupée à tailler, faufiler, coudre, ajuster ; bref, à faire ses derniers préparatifs de voyage.

Cette nuit-là, on devait partir. Ce serait une nuit sans lune ; de fait, le temps était à la pluie ; même, il était tombé de petites ondées, depuis midi. Certes, ce n’était pas un temps idéal, pour eux qui allaient parcourir, à pied, une longue distance, avant de se risquer de prendre un train. Ils iraient… ils ne savaient trop où encore… là où les conduiraient le destin… Comme l’avait dit Magdalena, la veille ; ils iraient… à la grâce de Dieu…

Pendant que sa fille adoptive était occupée dans sa chambre à coucher, dont elle tenait continuellement la porte fermée à clef, le « père Zenon » trouvait quelques raisons pour s’occuper autour de la maison, afin de donner le change à qui prendrait la peine de l’observer. Car, il vit bien qu’on l’observait. Non pas qu’on eut aucun soupçon à son égard, bien sûr ; mais par simple curiosité. Oui, le « père Zenon » savait que les villageois étaient curieux, et qu’ils devaient se demander souvent « comment le vieux s’arrangeait, tout seul, dans sa maison maintenant ». Ne pouvant voir ce qui se passait, par les châssis de la salle, dont les stores étaient baissées, en signe de deuil, on inventait mille prétextes pour venir frapper à la porte de la cuisine.

Durant la veillée, le soir des funérailles, la salle avait été éclairée, et elle le serait encore ce soir. Le « père Zenon », la veille, s’y était installé, pour y lire son journal, bien en vue de l’une des fenêtres de la cuisine, afin de donner aux curieux la chance de le voir et de parler ensuite, entr’eux, de ce qu’ils avaient vu.

Quant à Magdalena, ce n’est que lorsque les lumières s’éteignaient, en bas, qu’elle voyait son père adoptif et causait avec lui ; alors que ce dernier était sensé être allé se coucher, il veillait avec la jeune fille, et tous deux faisaient des projets de voyage, d’avenir. Inutile de le dire, ces veillées devaient se passer dans l’obscurité, car aucune lumière ne devait être vue, dans la chambre de Magdalena.

Pour revenir au lendemain des funérailles, le « père Zenon » ayant déposé sur le plateau le souper de Magdalena, alla le lui porter, dans sa chambre.

Lorsqu’il eut frappé à la porte, il entendit d’abord un joyeux aboiement de Froufrou, puis la voix de la jeune fille lui disant :

— Un instant, « père Zenon », s’il vous plaît.

— Prends ton temps, ma fille ; je ne suis nullement pressé.

Après quelques piétinements, Magdalena ouvrit la porte de sa chambre, et le « père Zenon » entra. Mais en apercevant la jeune fille, il eut une exclamation de surprise et il faillit laisser choir sur le plancher le plateau qu’il tenait à la main. Car, Magdalena portait un costume complet de garçon, et ce costume la changeait totalement.

— Magdalena… balbutia le « père Zenon ». Mais…

— Que pensez-vous de mon nouvel accoutrement, petit père ? demanda-t-elle. N’est-ce pas que c’est un bon déguisement ?

— Tu as l’air d’un garçonnet de quinze ans au plus, répondit le « père Zenon », et vraiment, ce déguisement est le meilleur que l’on puisse imaginer.

— J’ai taillé et cousu, sans relâche, pour finir ce costume à temps, dit-elle. Cette serge grise… vous vous souvenez peut-être que nous l’avions achetée, à la ville, pour que je m’en confectionne une robe ?

— Oui, je m’en souviens.

— Nous en avions acheté de la grise et de la brune. La serge brune, je l’emporte ; je m’en ferai un autre costume, plus tard.

— Tu es extraordinaire, Magdalena, extraordinaire ! Je te savais adroite à l’aiguille, mais…

— Aussitôt que vous le pourrez, « père Zenon », montez me tenir compagnie, n’est-ce pas ? Nous avons des projets à faire pour notre départ et notre voyage.

— C’est entendu, ma fille ! À tout à l’heure ! J’éteindrai les lumières de bonne heure, ce soir, et je viendrai te rejoindre ici.

Neuf heures et demie venaient de sonner, lorsque le « père Zenon » retourna rejoindre Magdalena. Elle portait encore son costume masculin, et quoique son père adoptif s’y fut attendu, il ne put réprimer un mouvement d’étonnement en l’apercevant.

— Quel gentil garçonnet tu fais, Magdalena ! s’écria-t-il.

— Vous trouvez, petit père ? répondit-elle en riant.

— Certes !

— Du moment que c’est un bon déguisement, je me déclare satisfaite.

— Nous allons être obligés de marcher toute la nuit, afin de nous éloigner de ce village le plus possible, dit le « père Zenon ». Au lever du soleil, nous devrions être déjà loin. Et, Magdalena… Mais, reprit-il aussitôt, je ne dois plus te nommer par ton nom : Magdalena… il va falloir que tu en choisisses un autre.

— Oui. J’y ai bien pensé et je…

— Écoute. J’avais, autrefois, un petit frère jumeau, que j’aimais de tout mon cœur… Il est mort à l’âge de quinze ans… Si tu voulais me faire un grand plaisir, ma fille, tu prendrais son nom…

— Mais, sans doute ! Comment se nommait-il votre petit frère jumeau, « père Zenon » ?

— Il se nommait Théodule.

Dans l’ombre, Magdalena fit une petite moue. « Théodule » ; ce nom lui paraissait trop ancien, trop long ; elle eut préféré s’appeler Jean, Paul, ou quelqu’autre nom de ce genre.

— Tu n’aimes pas ce nom, Magdalena ? demanda le « père Zenon » Alors, choisis-en un autre, ma fille.

— Pas du tout ! répondit la jeune fille. Théodule, ce sera très bien. Je n’y ai qu’une objection ; c’est que c’est trop long. Abrègeons-le ; dorénavant, je me nommerai Théo… Théo Lassève, pour vous servir ! ajouta-t-elle, en souriant et soulevant sa casquette.

— Théo… Oui, ce sera joli, répondit le « père Zenon », et je te remercie Magdalena, d’avoir…

Mais elle l’interrompit :

— « Théo », s’il vous plait, et non « Magdalena ». Il va falloir commencer dès maintenant, sans quoi nous risquerions de nous tromper un jour, ce qui pourrait entraîner de désagréables résultats. Je me nomme Théo Lassève, continua-t-elle ; je suis votre neveu. Vous êtes mon oncle ; mon oncle Zenon, à partir de ce moment. Qu’en dites-vous ?

— Je dis que c’est très bien… Théo, mon neveu.

— C’est entendu alors, mon oncle ! répondit Magdalena.

— Et maintenant, où irons-nous, en partant d’ici ?

— Dirigeons-nous vers l’est. Prenons le chemin qui conduit à Levis… Nous marcherons toute la nuit. Demain, nous nous installerons dans quelque bois, puis nous reprendrons notre route, aussitôt qu’il fera noir. Après demain, peut-être pourrons-nous nous risquer à prendre le train.

— Ce sera absolument comme tu le désireras, ma fille… Théo, je veux dire. J’ai préparé tout un panier de provisions de bouche, et j’apporte un petit bidon, dans lequel nous ferons du thé, lorsque nous le désirerons. Qu’apportes-tu, toi, Théo ?

— Je n’apporte qu’une petite valise, mon oncle, et tout est prêt pour quand sonnera l’heure de partir, de quitter, pour toujours, Dieu merci, ce village, où j’ai tant souffert.

Tous deux continuèrent à causer, à faire des projets, et l’heure passa assez vite. À un moment donné, Magdalena s’approcha de la fenêtre et regarda dehors. Pas une lumière ne se voyait dans le village ; tous étaient couchés dormaient, depuis longtemps, sur leurs deux oreilles.

— Descendons ! fit-elle. Il doit être tard ; ce sera bientôt l’heure de partir, je crois.

Ils descendirent dans la salle. Froufrou, comme s’il eut compris qu’on allait l’abandonner, se jetait littéralement dans le chemin de Magdalena et il haletait, comme s’il venait de faire une longue course.

— Pauvre Froufrou ! Pauvre petite bête ! dit Magdalena, en caressant le chien. Tu vas beaucoup t’ennuyer de nous, je sais !… Ne pourrions-nous pas l’emmener avec nous, mon oncle ? demanda-t-elle.

— Impossible… Théo, impossible ! Froufrou ne serait qu’un embarras, tu le penses bien.

— Que va-t-il devenir ?

— Ne sois pas inquiète à son sujet. Demain matin, par le premier courrier, Jacques Lemil recevra, en même temps que la clef de la maison, une lettre de moi, lui disant que nous lui avons laissé le chien en soin.

— Tout de même, fit Magdalena, avec un serrement de cœur, ça semble triste, presqu’inhumain d’abandonner Froufrou ainsi. Voilà deux ans que nous l’avons, et il nous aime tant ! ajouta-t-elle d’une voix remplie de larmes.

— Allons ! Allons ! Sois raisonnable, je te prie ! répondit Zenon. Et vois, il est onze heures moins le quart ; c’est le temps de partir !

Ils avaient résolu de quitter la maison par la porte de la cuisine, entendu que, en arrière de leur demeure, à quelques pas seulement, était un petit bois, dans lequel ils pourraient cheminer jusqu’au prochain village.

Froufrou, voyant ses maîtres en frais de l’abandonner, se mit à se plaindre, puis il s’approcha de Magdalena, et lui lécha le visage et les mains, essayant, par tous les moyens possibles, de se faire emmener. Sa jeune maîtresse pleurait franchement ; ça lui semblait vraiment inhumain d’abandonner la pauvre petite bête. Cependant, elle n’osait rien dire, afin de ne pas mécontenter son père adoptif.

On partit. Quelques pas seulement à faire et on atteignit le petit bois. Mais soudain, Magdalena s’arrêta.

— Qui a-t-il ? demanda Zenon Lassève, en s’adressant à la jeune fille.

— Froufrou… balbutia-t-elle. Écoutez-le donc pleurer !

En effet, le chien pleurait ; on eût dit la voix d’un être humain.

— Viens, Théo ! insista Zenon.

— Je ne puis pas abandonner Froufrou ainsi ! pleura-t-elle. Oh ! Mon oncle ! Mon oncle ! Je veux l’emmener avec nous !

— C’est de l’enfantillage, dit Zenon. Mais enfin, puisqu’il le faut !…

Tous deux retournèrent à la maison, et bientôt, Magdalena emportait Froufrou dans ses bras, afin qu’il n’aboyât pas, puis ils se dirigèrent, de nouveau vers le petit bois.

Zenon Lassève et Magdalena Carlin avaient quitté G…, pour n’y plus jamais revenir… Ils s’en allaient… à la grâce de Dieu.

V

PREMIÈRES ÉTAPES

Ils marchaient d’un bon pas, car ils voulaient, à tout prix, être loin de G…, au lever du soleil. Froufrou les précédait ou les suivait, tout joyeux, mais n’aboyant pas, comme s’il eut compris que ce n’était pas le temps de faire du bruit.

Deux heures durant, ils marchèrent ; mais bientôt, Zenon Lassève s’aperçut que son « neveu » ralentissait le pas. Pauvre Magdalena ! Elle relevait d’une grave maladie et ses forces n’étaient pas encore tout à fait revenues, inutile de le dire.

Vers une heure et demie du matin, ils parvinrent à proximité d’un village. Ils résolurent de s’arrêter et se reposer un peu ; ce serait folie d’essayer de procéder plus loin, pour le moment, Magdalena étant presque totalement épuisée.

Ils s’assirent sur le bord du chemin, puis, après s’être restaurés un peu, Zenon alla à la découverte. Il ne fut pas longtemps absent ; bientôt il revint et dit à Magdalena :

— Théo, j’ai découvert que nous sommes tout près d’une gare. Si tu ne crains pas de rester seul, j’aimerais aller faire une petite promenade dans la direction de cette gare.

— C’est bien, allez mon oncle, répondit-elle. Je n’ai pas peur ; Froufrou veillera sur moi, tout en me tenant compagnie.

— D’ailleurs, ce n’est qu’à quelques pas d’ici. Un appel de toi, et je reviens illico.

— C’est fort bien ! Allez, mon oncle !

Il fut absent un quart d’heure à peu près. Lorsqu’il revint, il dit, s’asseyant auprès de la jeune fille :

— Comment aimerais-tu faire le reste du trajet en wagon, Théo ?

— Le reste du trajet, mon oncle ? demanda-t-elle, en riant. Mais, d’abord, où allons-nous ?

— Ma foi, je n’en sais rien, répondit Zenon, riant à son tour.

— Et puis, en wagon, nous serions vus et reconnus, je le sais. Non, c’est impraticable, selon moi.

— Écoute, dit Zenon. Il ne s’agit pas de prendre un train de passagers, mais un train de marchandises.

— Un train de marchandises ? Je ne comprends pas votre idée, mon oncle. Nous ne serions pas admis et…

— Admis ! Bien sûr que non !

— Alors ?…

— Nous prendrons passage à bord, sans en demander permission ; voilà ! Il y a, à cette gare dont je viens, un train de marchandises, arrêté, pour réparations. Par une conversation que j’ai surprise entre les hommes de section, je sais que le train repartira dans moins d’une heure. Il se dirige vers la Rivière-du-Loup…

— La Rivière-du-Loup ! Si loin que cela ! Oh ! Quel bonheur de s’en aller si loin de G… ! Si, seulement, c’était possible ! s’écria Magdalena.

— C’est possible, Théo. Si tu veux avoir confiance en moi, suivre toutes mes instructions, sans hésiter, dans deux jours, trois au plus, nous serons à la Rivière-du-Loup, ou, du moins, dans ses environs.

— Je suivrai fidèlement vos instructions, promit-elle.

— Je suis parvenu à briser les scellées de l’un des wagons, reprit Zenon Lassève ; c’est un wagon fermé et j’ai vu qu’il contenait trois boîtes à piano seulement. En usant de précautions, nous pourrons prendre place dans ce wagon, sans qu’on s’en doute. Mais, je t’en avertis, Théo, ça ne sera pas précisément gai ce voyage que nous allons faire… dans ce wagon fermé il fera noir comme sous terre.

— Qu’importe, mon oncle ! Je suis prête à tout risquer, si vous le désirez.

— Alors, partons immédiatement ! Nous avons des provisions de bouche pour trois ou quatre jours et, en passant, j’ai rempli d’eau le bidon qui devait nous servir à faire du thé. Prends le chien dans tes bras, afin qu’il n’aboie pas, et apporte ta petite valise ; moi, je me charge de mes propres bagages et du bidon.

— Je suis prête à vous suivre, répondit Magdalena.

— Lorsque nous serons arrivés au wagon, continua Zenon, j’y monterai, d’abord. Ensuite, tu me tendras mes bagages, les tiens, et le chien, puis tu monteras dans le train ; je t’y aiderai. Allons ! Et marchons à pas de loup.

— Il y a certainement quelques risques à courir ; cela, je l’avoue. Mais, si nous étions découverts, il ne me resterait qu’à payer notre passage. Tu sais que je porte sur moi plus de trois cents dollars. Allons !

Nous l’avons dit déjà, la nuit était très noire. Depuis près d’une heure, il tombait une petite pluie fine, bien désagréable, et Magdalena se réjouissait à la pensée d’être bientôt à l’abri.

Un seul fanal éclairait la plate-forme de la gare. Le wagon fermé dont Zenon Lassève avait parlé, était assez éloigné de ce fanal pour qu’il n’y eût pas de danger, pour eux, d’être aperçus ; de plus, c’était du côté opposé de la porte du wagon en question que travaillaient les hommes de section.

Tout se passa ainsi qu’il avait été convenu, entre Zenon et Magdalena. Mais, lorsque la porte du wagon eut été refermée et qu’il fit noir comme sous terre, la jeune fille ne put s’empêcher de crier.

— Ô ciel ! Quelle obscurité ! s’écria-t-elle. Je ne pourrai jamais endurer cela, jamais !

— Chut ! fit Zenon. Suis-moi, ajouta-t-il, en s’emparant de la main de sa compagne.

Il l’entraîna à l’extrémité opposée à la porte du wagon, dont le plancher était recouvert de paille, et quand il l’eut fait asseoir auprès de lui, il lui dit tout bas :

— Sois brave, Théo, je te prie ! Nous ne serons pas condamnés à l’obscurité complète, d’ailleurs, car, j’ai vu deux fanaux accrochés au mur de ce wagon, et je ne doute pas qu’ils soient remplis d’huile. Aussitôt que le train se remettra en mouvement, j’allumerai l’un de ces fanaux. Pour le moment, gardons-nous de faire du bruit… et vois à ce que Froufrou n’aboie pas.

Le temps leur parut long ; mais enfin, le train se remit en marche. Aussitôt, Zenon se dirigea vers l’autre extrémité du wagon, s’éclairant au moyen d’allumettes et bientôt, il atteignit les fanaux. Oui, ainsi qu’il l’avait espéré, tous deux contenaient de l’huile ! Quelle chance !

En un clin d’œil, l’un des fanaux fut allumé, ce qui suscita une exclamation de joie, de la part de Magdalena.

— De la lumière, enfin ! dit-elle, en souriant, quand Zenon fut parvenu auprès d’elle. Quel bienfait que la lumière, n’est-ce pas, mon oncle ?

— C’est certainement moins lugubre, plus gai ainsi, Théo.

— Je me sentais toute triste, reprit-elle ; mais voilà que je me remets à envisager l’avenir avec plus de confiance… grâce à ce fanal allumé.

— L’important pour toi maintenant, je crois, fit Zenon Lassève, c’est de dormir. Heureusement, le plancher de ce wagon est couvert de paille, dont je vais te faire un bon lit, bien propre, bien moelleux. Tiens, ajouta-t-il, au bout de quelques instants, tu seras couchée, là-dessus, comme une reine.

Magdalena fut bientôt endormie, tandis que son père adoptif, tout en fumant sa pipe, se livrait à ses pensées et essayait d’ébaucher des projets d’avenir… Le train se dirigeait vers la Rivière du Loup… dans les environs de cette ville, il y aurait sûrement moyen de gagner sa vie… Il y avait cela de commode, pour un « homme à tout faire » ; c’était que ses moyens de subsistance l’accompagnaient toujours et partout où il allait… Il ne regrettait pas d’avoir quitté G… et chose certaine, Magdalena ne le regretterait jamais, elle non plus… Si seulement ils savaient, tous deux, où le sort les entraînait…

— Il est une chose certaine cependant, se disait-il, c’est que nous devrons avoir quitté ce wagon, avant que le train arrive à la Rivière du Loup. Tout ce que je demande, c’est que nous soyons favorisés par l’obscurité ; en plein jour, ce serait presqu’impossible pour nous de descendre du train sans être vus… Quelle heure peut-il bien être ? se demanda-t-il tout à coup. Ah ! Il est déjà neuf heures ! Neuf heures du matin… ajouta-t-il ; nous devons être bien loin de G…

Une heure plus tard, Magdalena s’éveillait en sursaut.

— Oh ! fit-elle, en se frottant les yeux. Je ne savais plus où j’étais… J’ai rêvé… J’ai fait le rêve le plus épouvantable, mon oncle !…. J’ai rêvé qu’on m’enterrait vivante… J’entendais tomber les pelletées de terre sur mon cercueil… Ô ciel ! Quel bonheur que de vivre !

Un train de marchandises n’est pas aussi régulier qu’un train de passagers ; à tout propos, celui sur lequel Magdalena et son père adoptif avaient pris passage s’arrêtait, ou bien était mis sur une voie d’évitement.

À neuf heures du soir, le train fit un assez long arrêt. Zenon Lassève, au moyen d’un tourne-vis, qu’il prit dans sa valise, qui contenait plus d’outils que d’articles de toilette, ouvrit, d’un cran, la porte du wagon et regarda dehors.

— Nous sommes arrêtés à Lévis, dit-il, en retournant auprès de Magdalena.

— À Lévis ? Déjà !

— Oui, déjà. Et, Théo, si le train continue son chemin, nous devrions être à la Rivière du Loup vers les deux heures du matin.

Pourrait-on demander mieux ? En se guidant sur sa montre, Zenon calculerait facilement le temps, et au dernier arrêt que ferait le train, non loin de la Rivière du Loup, lui et Magdalena en descendraient, et ils ne risqueraient pas trop d’être vus.

En fin de compte, on ne fut que dix minutes à Lévis. Le train s’étant remis en marche, Zenon, les yeux sur le cadran de sa montre, comptait les heures.

Enfin, vers une heure et demie du matin, le train s’arrêta de nouveau ; on approchait de la Rivière du Loup.

Debout près de la porte du wagon, les bras chargés de leurs bagages et de Froufrou, nos amis attendirent leur chance. Soudain, Zenon se pencha et dit à sa compagne :

— Viens, Théo ! C’est le temps !

VI

AU PIED DU ROCHER MALIN

Le train s’était arrêté à rase campagne, et si ce n’eut été de l’obscurité qu’il faisait, ils n’auraient pu s’esquiver facilement.

Au moyen de son fidèle tourne-vis, Zenon Lassève ouvrit de nouveau la porte du wagon et observa les alentours.

— Je vais descendre du train le premier, dit-il à la jeune fille. Descends immédiatement après moi ; mais garde-toi bien de faire du bruit.

— Ne craignez rien, mon oncle.

Aussitôt dit, aussitôt fait ; Zenon sauta sur le sol, et aussitôt, Magdalena suivit son exemple.

— Heureusement, il fait bien noir, murmura Zenon, à l’oreille de son « neveu », car, il n’y a pas même un arbuste, sous lequel nous pourrions nous cacher.

— Là-bas… fit Magdalena, en désignant la droite. Ne dirait-on pas une forêt ?

Au loin, en effet, on distinguait, malgré l’obscurité, une masse confuse bornant l’horizon : des arbres, probablement.

— Je sais ce que c’est ! fit Zenon ; ce sont les Monts Notre-Dame. Mais nous en sommes loin. Pourtant, nous allons nous diriger par là. Viens, Théo, et marchons sans bruit.

Il y avait à peu près cinq minutes qu’ils marchaient, lorsqu’ils entendirent le bruit du train de marchandises, qui se remettait en mouvement. Ils respirèrent, soulagés.

Magdalena donna à Froufrou sa liberté, et il en profita aussitôt pour courir et aboyer joyeusement.

— Nous approchons des montagnes, mon oncle, fit soudain la jeune fille. Peut-être y trouverons-nous quelque grotte naturelle, dans laquelle nous pourrons passer la nuit.

— Je l’espère, répondit Zenon, car, j’ai vraiment sommeil. Et puis, la nuit porte conseil, comme tu sais, Théo ; lorsqu’il fera jour, nous ferons des projets définitifs d’avenir. Ah ! ajouta-t-il, voici les montagnes !

— Ciel. Qu’il fait noir ! s’écria Magdalena. Mais à peine se fut-elle exclamée, qu’elle aperçut la lueur d’une allumette et bientôt, Zenon Lassève eut allumé un des fanaux du wagon, qu’il s’était approprié.

— Oh ! Vous avez apporté l’un des fanaux ! s’écria la jeune fille. Quelle bonne idée vous avez eue là, mon oncle !

— Je me suis approprié ce fanal, sans scrupule aucun ; à sa place, vois-tu, j’ai laissé un billet de banque, qu’on ne manquera pas de trouver.

— Maintenant, cherchons une grotte ! J’espère qu’il y en a !

— En voici une, justement, fit Zenon. Il y en a même deux qui se touchent ; nous aurons, ainsi, chacun notre chambre à coucher, où nous ne manquerons pas de dormir comme des loirs…

— Tandis que Froufrou fera bonne garde, supplémenta Magdalena, en souriant. Bonne nuit, mon oncle Zenon !

— Bonne nuit, Théo, mon neveu !

Le soleil brillait, radieux, lorsqu’ils s’éveillèrent ; ce serait une journée idéale. Il soufflait une petite brise rafraîchissante, qui aiderait à supporter la chaleur.

Zenon eut vite fait un feu clair, sur lequel le bidon fut déposé ; une bonne tasse de thé les réconforterait bientôt, tous deux.

— Cet endroit est magnifique, n’est-ce pas ? demanda Magdalena, tout en déjeûnant. J’aimerais y passer au moins un jour ou deux.

— Ce serait agréable, je n’en doute pas, répondit Zenon ; mais, c’est tout à fait impossible. Nos provisions sont presqu’épuisées ; il nous faut les renouveler le plus tôt possible.

— Nous allons donc quitter cet endroit enchanté, aujourd’hui même ?

— Nous nous mettrons en route dans le courant de l’avant-midi, Théo. Il le faut, vois-tu !

— C’est bien. Je serai prêt… Mais, quelle route prendrons-nous ?

— Je connais peu cette partie du pays, je l’avoue… Seulement, je sais que nous nous dirigerons vers la Rivière du Loup, tout d’abord ; c’est là que nous renouvellerons nos provisions. De plus, je veux acheter deux bonnes couvertures de voyage ; une pour toi et une pour moi, car nous en avons bien besoin.

— En quittant la Rivière du Loup, où irons-nous ?

— En quittant la Rivière du Loup, nous tomberons presqu’immédiatement, je crois, dans le Old Mountain Road, qui nous conduira… Dieu sait où.

— Allons pour la Rivière du Loup d’abord, pour le Old Mountain Road ensuite ! s’écria Magdalena. Y trouverons-nous des habitants … sur le Old Mountain Road, je veux dire ?

— Oui… Du moins, je le crois… Des fermes isolées, probablement, où nous pourrons, si nous le désirons, passer quelques jours, à nous reposer ; où nous pourrons aussi prendre des renseignements sur la topographie de ce pays, ce qui nous sera très utile.

Vers les dix heures de l’avant-midi, nos voyageurs se remirent en route, et le soir, ils couchaient à la Rivière du Loup, dans un hôtel de troisième ordre, il est vrai, mais d’une extrême propreté. Ils apprécièrent si bien l’idée de manger à une table bien servie, de coucher dans des lits confortables, qu’ils y passèrent trois jours.

Quand, enfin, bien approvisionnés, ils quittèrent la Rivière du Loup, ils savaient à quoi s’en tenir sur les environs ; ils savaient aussi (à peu près du moins) où ils iraient demeurer. Car, le lendemain de leur arrivée, ils allèrent faire une petite promenade à la pointe, et voici ce qu’ils virent : au loin, un groupe d’îles ; plus loin encore, une pointe, s’avançant dans le fleuve St-Laurent. Ayant demandé les noms de ces îles et de cette pointe, on leur répondit :

— Ces îles, ce sont les Pèlerins.

— Sont-elles habitées ?

— Non, pas encore ; mais on y érigera bientôt un phare, paraît-il.

— Et cette pointe, qu’on aperçoit d’ici ?

— C’est la Pointe Saint-André.

— Personne n’habite là, non plus ?

— Personne. Ce n’est qu’un amoncellement de rochers… fort pittoresques, il est vrai ; mais…

— Y a-t-il un village du nom de Saint-André, non loin de cette pointe ?

— Oui, il y a un village, mais, faut l’dire vite ; quelques maisons seulement, groupées autour de l’église.

— Pour revenir à la Pointe Saint André, demanda Zenon Lassève, est-ce une île ou une presqu’île ?

— C’est une île, à marée haute : une presqu’île, à marée basse, Monsieur.

— Ah ! oui ! Je comprends. Merci de vos renseignements, mon ami !

— Il n’y a pas d’quoi, Monsieur !

S’étant reposés, trois jours durant, à la Rivière-du-Loup, nos amis se mirent en route pour le village de Saint André. Ils n’avaient aucun plan préconçu ; tout ce qu’ils, désiraient, pour le moment, c’était d’arriver à destination ; là, ils aviseraient.

Le cheminement sur le Old Mountain Road fut pénible. Ce n’était que montées et descentes ; de plus, la chaleur était grande, et Zenon ne fut pas lent à s’apercevoir que Magdalena était à bout de forces.

Heureusement, ils s’arrêtèrent à une ferme isolée où l’on consentit à les garder deux jours, moyennant finances. Puis, un soir, le fermier chez qui ils s’étaient retirés, leur annonça qu’il avait affaire à Notre-Dame du Portage, le lendemain. Zenon s’arrangea avec lui pour qu’il les emmenât, lui et Magdalena ; de cette manière, ils parcourraient en voiture et sans fatigue, la plus grande partie du chemin qu’il leur restait encore à faire.

Ils partirent donc, après avoir remercié sincèrement et payé généreusement la fermière.

Vers les quatre heures de l’après-midi, le fermier dit à Zenon :

— Nous voici rendus au Rocher Malin, et vous allez être obligés de descendre ici, mes amis, si vous vous rendez à Saint André. Moi, voyez-vous, je prends par la gauche.

— Je vous remercie de votre bonté, jeune homme, répondit Zenon. Vous nous avez rendu un très grand service et nous avez exempté beaucoup de chemin, que nous aurions été obligés de parcourir à pied.

— Tant mieux ! Tant mieux, si j’ai pu vous rendre service. Au revoir, M. Lassève ! Au revoir, Théo, mon garçon !

— Au revoir ! Et encore merci !

Quand la voiture du fermier eut disparu à l’un des tournants de la route, Zenon demanda à Magdalena :

— Désires-tu que nous continuons notre chemin, ce soir, Théo ?

— Pourquoi ne pas attendre à demain, mon oncle ?

— Comme tu voudras, cher enfant ! Es-tu toujours décidé d’aller vivre sur la Pointe Saint André ?

— Sans doute…

— J’ai dans l’idée que ça ne sera pas folichon, sur cette pointe ; mais enfin, puisque tu y tiens…

— Nous serons… ou, du moins, je serai si en sûreté là, mon oncle ! soupira Magdalena. Et puis…

— Nous ferons absolument ce que tu voudras, Théo, assura Zenon.

— En attendant, et puisque nous ne sommes pas pressés, pourquoi ne passons-nous pas la nuit ici ? Bien abrités, par cet énorme rocher, nous serons frais et dispos pour continuer notre route.

— C’est bien, répondit Zenon. Soupons d’abord ; ensuite, nous irons faire une petite promenade aux alentours, puis nous dormirons.

Bientôt, l’obscurité enveloppait de ses voiles opaques le Rocher Malin, au pied duquel dormaient Zenon Lassève et Théo, son « neveu », sous la garde de Froufrou.

VII

PÊCHEURS ET BATELIERS

— Mon père a fait bâtir maison,
Frigon don, dessus l’aviron !
L’a fait bâtir à trois pignons,
Tortille, morfille,
Arrangeur de faucilles,
Effileur de couteaux,
Rac’modeur de ciseaux,
Bonjour, Lutin !
Fringue fringue
Su’ l’aviringue,
Fringon don
Dessus l’aviron !

L’a fait bâtir à trois pignons,
Fringon don, dessus l’aviron !
Sont trois charpentiers qui la font,
Tortille, morfille,
Arrangeur de faucilles,
Effileur de couteaux,
Rac’modeur de ciseaux,
Bonjour, Lutin !
Fringue fringue
Su’ l’aviringue,
Fringon don
Dessus l’aviron !

— Vous avez le cœur gai, ce matin, mon oncle !

— Théo ! D’où viens-tu donc ?

— De par là…

— De par là, dis-tu, Théo ? Mais, où cela ?

J’ai trouvé l’eau si belle
Que je m’y suis baigné, chanta Magdalena.

— Ah ! Je vois… Mais, tu fais bien attention, n’est-ce pas ? demanda Zenon Lassève. Tu ne sais pas nager, ne l’oublie pas ; si tu arrivais dans quelque trou… Il y a le trou aux marsouins, non loin d’ici…

— Ne craignez rien, mon oncle. Je connais les bons endroits pour me baigner… Mais, je disais, tout à l’heure, que vous paraissiez avoir le cœur gai, ce matin. Je vous entendais chanter, de l’endroit où je me baignais.

— Sans doute que j’ai le cœur gai ! répondit Zenon, en souriant. Pourquoi pas ?… N’es-tu pas heureux, toi aussi, Théo ?

— Heureux ? Certes, je le suis ! Il n’est pas d’endroit au monde de plus beau, de plus pittoresque que la Pointe Saint André !

— Beau… pittoresque… Plus que pratique, je crois, fit Zenon en riant. Ces rochers …

— Puisque nous trouvons à gagner notre vie ici, mon oncle, pourquoi nous plaindrions-nous, je vous le demande ?

— Tu as raison, mon garçon ! Nous sommes devenus pêcheurs à la ligne, toi et moi ; de plus, grâce à notre chaloupe La Mouette, nous gagnons aussi beaucoup d’argent à conduire les excursionnistes aux îles Pèlerins, de temps à autre.

— Que pourrait-on désirer de plus… ou de mieux, oncle Zenon ? Et puis, depuis un mois seulement que nous sommes ici, nous possédons une bonne maison à nous…

— Une hutte, tout au plus…

— Mais, oui ! Notre propriété est connue sous le nom de La Hutte ; même les habitants de Saint André la nomment ainsi.

— Dans tous les cas, nous sommes propriétaires, et tant que durera l’été, nous n’aurons aucune raison de nous plaindre, bien sûr. L’hiver, par exemple, ce sera toute autre chose, je le crains fort.

— L’hiver, mon oncle ? Je ne redoute pas l’hiver.

— Non, sans doute ; mais c’est parce que tu es jeune et que tu es, naturellement, porté à voir tout en rose. Pourtant, l’hiver, ici, ça ne manquera pas d’être rude… pour ne pas dire ennuyant… À moins que…

— À moins que… quoi, oncle Zenon ?

— À moins que nous nous achetions un cheval, à l’automne.

— Un cheval ? Mais, mon oncle…

— Écoute, Théo ! Lorsque le fleuve St-Laurent ne charriera plus que des glaces, que nous ne pourrons plus nous livrer à la pêche, ni nous distraire par des promenades en chaloupe, un cheval et une voiture…

— Mais, il n’y a pas de chemin de voiture, même de piéton sur cette pointe !

— L’hiver, il y en aura un, car la neige nivelle tout, et l’été prochain j’en ferai un chemin, à coups de pique. Oui, un cheval, ça va nous devenir presqu’indispensable, l’hiver, et aussitôt que j’en trouverai un à acheter à un prix raisonnable, je le ferai. Je crois que nous allons faire joliment d’argent, cet été, tu sais, Théo, avec la pêche et ces traversées aux Pèlerins… D’ailleurs, il ne faut pas risquer d’être pris par l’ennui durant le long hiver.

— L’ennui ?… Pour ma part, oncle Zenon, je sais bien ce que je ferai durant nos longues soirées d’hiver ; je vais me livrer à l’étude de la botanique. Peut-être même ferez-vous ces études avec moi ?

— Moi, Théo ? répondit Zenon en riant.

— Pourquoi pas ? demanda Magdalena. Et puis, pour chasser l’ennui, mon oncle, j’ai ma mandoline, que vous m’avez achetée, à la Rivière-du-Loup, pour remplacer celle que j’ai dû laisser à G. …

— Ah ! s’écria Zenon, si j’avais pu t’acheter aussi un piano, pour remplacer celui que tu as laissé, au village, là-bas ! Je suis sûr que tu t’ennuies souvent de ton piano, hein, Théo ?

Une ombre légère parut, un instant, sur le visage de Magdalena ; mais, presqu’aussitôt, elle sourit, afin de ne pas peiner son père adoptif.

— Ma mandoline me suffit, dit-elle. Et voyez comme elle m’est utile, non seulement à me distraire, mais pour satisfaire le caprice de ceux que nous traversons aux Pèlerins. Vous le savez, plus d’un excursionniste m’a demandé déjà d’apporter ma mandoline, afin d’en jouer et de chanter, durant la traversée ; cela leur donne, disent-ils, l’illusion d’être en gondole et de se promener à Venise. Et Magdalena rit d’un grand cœur.

— Oui, c’est vrai, répondit Zenon, en riant, lui aussi.

— Théo ! Théo ! Aie ! Théo !

C’est un appel, venant du côté opposé à l’endroit où se tenaient Magdalena et Zenon ; c’est-à-dire, du côté du village de Saint-André.

— Des excursionnistes aux Pèlerins, sans doute, fit Zenon.

— Oui, je viens ! répondit la jeune fille.

Escaladant sans peine les rochers, elle arriva bientôt à l’endroit d’où lui était parvenu l’appel.

— Tiens ! Bonjour, Séverin ! fit-elle, en portant la main à sa casquette. Qu’y a-t-il pour votre service ?

Séverin Rocques était un homme du village de Saint-André ; en plus d’une occasion déjà, il avait donné aux habitants de la pointe des preuves d’intérêt et d’amitié, et même, un jour que Zenon et Magdalena étaient allés au village, par affaire, il avait insisté à les garder à souper chez lui. Séverin était célibataire ; il vivait seul, dans une maisonnette proprette, avec sa vieille mère.

— Ce sont ces dames qui désirent aller aux Pèlerins, répondit-il, en désignant deux maigres et sèches Anglaises, qui venaient de franchir le rocher sur lequel se tenait Magdalena.

— C’est vous être Théo, le batelier ? demanda l’une de ces dames.

— Oui, Madame, répondit Magdalena, tout en échangeant un regard avec Séverin, qui riait dans ses barbes.

— Au revoir, Théo, mon garçon ! Et bonne chance ! dit Séverin, qui, aussitôt, se dirigea vers le village de Saint-André.

— Au revoir, Séverin ! Et merci ! fit la jeune fille.

— Vous conduire nous à les îles Pèlerins ? demanda l’une des Anglaises. Mon amie, Miss Grant, et moi, nous vouloir y aller à ces îles ; nous le vouloir, oh !

— C’est bien, Madame, nous vous y conduirons, mon oncle et moi, répondit Magdalena. Veuillez me suivre, vous et Miss Grant.

— Vous apporter le mandoline à vous, Théo ?

— Oui, certainement, si vous le désirez.

— Et vous en jouer, du mandoline, et chanter aussi pour nous ?

— Certainement, si ça peut vous faire plaisir.

— Oh !… Cela rappeler à nous Venise, où nous être allées l’année dernière. Eh, Miss Grant ?

— Yes ! Yes !

On le sait, ce n’était pas la première fois que Zenon Lassève conduisait des excursionnistes aux Pèlerins ; lui et son « neveu » étaient devenus bateliers, aussi bien que pêcheurs à la ligne.

La traversée, aller et retour, se fît agréablement. Le soleil était radieux ; il n’y avait pas un souffle de brise, et La Mouette glissait doucement sur les eaux bleues du fleuve St-Laurent. Magdalena, assise à l’arrière Froufrou à ses pieds, amusait Miss Grant et sa compagne en chantant et s’accompagnant sur sa mandoline.

Il était sept heures du soir, lorsqu’on revint à la Pointe Saint-André. Un billet de banque d’assez haute dénomination paya amplement les bateliers pour leur peine.

— Tu dois être fatigué, Théo ? demanda Zenon Lassève, alors qu’ils étaient à table, ce soir-là.

— Pas trop, mon oncle ; un peu seulement. Mais je suis si heureux ici, que je ne ressens presque jamais de fatigue.

— Tu te reposeras demain, car il est assez rare que nous ayons des excursionnistes aux Pèlerins deux jours de suite. Vers les quatre heures de l’après-midi seulement, nous irons à la pêche. Après demain matin, jeudi, je dois livrer trois douzaines de poissons à l’hôtel du Portage, comme tu le sais.

— C’est bien, nous essayerons de persuader le poisson de se laisser prendre, répondit, en riant, Magdalena. Mais, demain avant-midi, j’ai une petite excursion, de projetée… Si vous désirez m’accompagner, mon oncle…

— Une excursion, dis-tu ? Où cela, mon garçon ?

— Je veux escalader ce rocher, dit-elle, en désignant une sorte de cap qu’on pouvait apercevoir de fort loin.

— Théo, dit Zenon, je suis toujours si inquiet lorsque tu t’aventures trop loin…

— Il n’y a pas d’inquiétude à y avoir à mon sujet, oncle Zenon.

— Ces rochers, pourtant… ils sont glissants comme des miroirs, à certains endroits. Or, une chute…

— Ne craignez rien, mon oncle ! J’ai le pied solide comme… comme un chevreuil. Je veux tant voir ce qu’il y a par delà cet immense rocher !

— Ce qu’il y a ?… Je puis te le dire, moi, et t’épargner une difficile ascension, fit Zenon en souriant. Par delà cet immense rocher, il y a… des rochers, et encore des rochers ; voilà tout.

— Qui sait ?… murmura Magdalena.

Le lendemain matin, vers les neuf heures, après avoir fait le petit ménage de La Hutte, Magdalena se prépara à partir pour son excursion.

Elle était bien modeste La Hutte, construite par Zenon Lassève, à l’extrémité de la pointe Saint-André. Elle n’était que d’une seule pièce, grande, il est vrai et toujours d’une extrême propreté, avec son plancher peinturé en jaune, sur lequel étaient tendus deux chemins de catalognes. Une table solide et stationnaire ; deux bancs, de chaque côté de cette table ; deux armoires, dont l’une pour la vaisselle et l’autre pour le linge ; deux lits, dont un, à l’avant de la pièce et l’autre à l’arrière ; ce dernier caché par des portières durant la nuit, car c’était là la chambre à coucher de Magdalena.

Comme on le voit, très rudimentaire était aussi l’ameublement de La Hutte que Zenon avait confectionnée lui-même. Il y avait, cependant, deux meubles très-confortables : un fauteuil et une chaise berceuse ; dans le fauteuil, Zenon Lassève passait bien des veillées, à écouter Magdalena lui faire la lecture à haute voix, ou bien à jouer de la mandoline, tout en se berçant doucement dans sa chaise berceuse.

La Hutte « tournait le dos » au village Saint-André. La porte d’entrée avait donc vue sur le fleuve St-Laurent. Cette porte, vitrée du haut au bas, et trois longues et larges fenêtres, laissaient libre accès au soleil, à la lumière, et permettait le regard de s’étendre dans toutes les directions.

Il était neuf heures et demie, lorsque Magdalena, accompagnée de Froufrou, partit pour son excursion. Inutile de dire si Zenon lui avait fait des recommandations, avant son départ, et s’il la suivit des yeux aussi longtemps qu’il le put, lorsqu’elle fut partie.

Malgré son amour des aventures, Magdalena dut s’avouer à elle-même que le chemin était difficile, très difficile, par endroits. Plus d’une fois aussi, elle se vit obligée de revenir sur ses pas, de redescendre un rocher difficilement escaladé, pour aller au secours de Froufrou.

— Ô Froufrou ! s’écria-t-elle, à un moment donné, et s’adressant à son chien, comme si elle eut senti le besoin d’entendre sa propre voix, au milieu du silence qui l’entourait. Ô Froufrou ! Si j’avais su que tu serais si maladroit, si malcommode, que tu ne pourrais pas escalader les rochers, sans mon aide, je t’aurais laissé à la maison !

Mais le chien fit une mine si déconfite, aux reproches de sa jeune maîtresse, que celle-ci ne put s’empêcher de le prendre dans ses bras et de lui donner un baiser, sur le front, entre les deux yeux ; la paix était faite.

Enfin, elle atteignit le sommet du rocher, et aussitôt, ses yeux se portèrent vers La Hutte, qu’elle distinguait bien, de l’endroit où elle se trouvait. Zenon, occupé, en arrière de sa maison, leva soudain la tête et aperçut Magdalena. Il lui fit des signaux avec son chapeau et la jeune fille se hâta de lui rendre.

Zenon vit ensuite sa fille adoptive se tourner du côté du fleuve ; longtemps, elle contempla les flots, les Pélerins, la pointe de la Rivière-du-Loup…

Tournant le dos au fleuve, tout à coup, elle regarda le village de Saint-André, après quoi, tournant le dos à La Hutte, elle regarda longtemps, longtemps du côté opposé. Zenon la vit s’avancer sur l’extrême bord du rocher, se pencher, comme si elle eut observé attentivement quelque chose, puis, faire un geste de profond étonnement.

Aussitôt, elle quitta hâtivement son point d’observation et revint, presque courant, vers La Hutte.

VIII

LA MYSTÉRIEUSE RÉSIDENCE

— Mon oncle, dit Magdalena, aussitôt qu’elle arriva, toute essoufflée, auprès de son père adoptif, j’ai fait une découverte, une grande découverte !

— Oui ? Qu’as-tu donc découvert, cher enfant ?

— Ce n’est pas pour rien que j’ai entrepris d’escalader ce rocher, ce matin, je vous l’assure ! J’étais presque certaine de découvrir autre chose que des rochers, de l’autre côté… Je ne m’étais pas trompé.

— Eh ! bien, Théo ?

— Vous vous souvenez peut-être, mon oncle, d’un jour où nous étions en chaloupe, en route pour le Portage, et que nous avions remarqué la forme particulière des rochers ? À un certain endroit surtout, ces rochers affectaient les contours d’un véritable château…

— Oui, je me souviens, répondit Zenon. Mais je me souviens aussi t’avoir conseillé de te défier de ton imagination, ajouta-t-il en riant, car je te sais porté à avoir certaines illusions d’optiques qui…

— Cette fois, cependant, je ne m’étais pas trompée, annonça Magdalena. Ce que nous avions pris pour un simple entassement de rochers, c’était une résidence, un vrai château !

— Allons donc !

— Ne m’avez-vous pas dit que nous étions les seuls habitants de la Pointe Saint-André, oncle Zenon ?

— Bien sûr que je te l’ai dit !

— Alors, vous vous êtes trompé, car, par delà cet immense rocher que je viens d’escalader, il y en a un autre, beaucoup plus haut, plus imposant… et il sert, ce rocher, de mur principal à un véritable château…

— Illusion d’optique… murmura Zenon, en haussant légèrement les épaules.

— Illusion d’optique, dites-vous, mon oncle ?… Non, je vous le certifie ! Le château en question est habité…

— Par des hiboux probablement…

— Vous êtes dans l’erreur, cher oncle, assura Magdalena. J’ai vu quelqu’un, un homme, un jardinier sans doute, travailler la terre, autour de ce château… Nous avons des voisins ; voilà !

— Mais, mon pauvre enfant, s’il y avait là une résidence, nous l’apercevrions, tu le penses bien, quand nous passons en chaloupe.

— Je ne le crois pas… Devant la maison, qui doit être immense et construite toute en pierre, ce qui fait qu’elle peut être confondue facilement avec les rochers qui l’entourent, devant la maison, dis-je, est une vraie forêt de sapins, à travers laquelle il est impossible, je crois, d’apercevoir la maison, à moins d’y faire bien attention. Je vous assure, mon oncle, qu’il y a une sorte de château, de l’autre côté du rocher que je viens d’escalader ; un château habité, car j’ai vu de la fumée s’échapper de l’une de ses énormes cheminées de pierre.

— Ainsi, comme tu le disais tout à l’heure, Théo, nous avons des voisins ?

— Oui, nous avons des voisins… J’ai cru aussi apercevoir une petite baie, dans laquelle était un yacht à vapeur.

— Il est étrange que des gens de Saint-André ne nous aient pas dit qu’il y avait d’autres personnes que nous installées en cet endroit, ne trouves-tu pas ? demanda Zenon. Tu dois te souvenir qu’ils m’ont affirmé que nous étions les seuls habitants de la pointe.

— Peut-être que les gens de Saint-André ne savent seulement pas qu’il y a une résidence, répondit Magdalena. Le rocher si imposant qui sert de mur principal à ce… château, tourne le dos au village et il cache complètement le reste de la construction. Si les gens qui habitent cette mystérieuse demeure, ce château mystérieux…

— Mystérieux ?…

— Mais, sans doute ! rit Magdalena. Il est évident que ce ne sont pas des gens ordinaires qui demeurent là ! Encore une fois, l’énorme rocher cache complètement cette résidence qui, je le répète, tourne le dos au village de Saint-André et qui, tout comme La Hutte, a vue sur le fleuve.

— Sans vouloir nous mêler de ce qui ne nous concerne pas, Théo, fit Zenon nous essayerons de discerner ton château, lorsque nous irons au Portage, demain avant-midi. Ce que je vais rire, si tu t’es trompé ! ajouta-t-il, riant d’avance.

— C’est bon, mon oncle, je vous donne la permission de rire… si je me suis trompée, répondit Magdalena en souriant.

— Dans tous les cas, si tu ne t’es pas trompée ; si véritablement quelqu’un a élu domicile au pied de ce rocher que tu dis être énorme, c’est qu’ils désirent vivre dans un complet isolement et… ce n’est pas nous qui allons les déranger ou nous mêler de leurs affaires !

— Bien sûr que non, oncle Zenon ! Tout de même, je serais curieuse de savoir qui habite là… Peut-être y a-t-il toute une famille… des jeunes filles, avec qui je pourrais sympathiser…

— Ou quelque jeune garçon de ton âge, Théo, rappela Zenon, en accentuant ses paroles.

— C’est vrai… J’oubliais… fit-elle, en riant. Les jeunes filles du « château mystérieux » ne sauraient fraterniser avec Théo, pêcheur et batelier. Ha ha ha !

— Mon enfant, dit Zenon, tu ne regrettes pas, parfois, d’avoir revêtu le costume masculin ?

— Je ne l’ai pas encore regretté, croyez-le. C’est infiniment commode ce costume à cause de la vie mi-sauvage que nous menons ici.

— J’espère que tu ne le regretteras jamais, Théo !

— Jamais ! Pourquoi le regretterais-je ?

— Ah ! Qui sait ? murmura Zenon.

Le lendemain matin, à sept heures, ils partaient, tous deux, en chaloupe, pour le Portage ; ils allaient livrer à l’hôtel le poisson promis. Le temps était admirable.

Ils passèrent devant le rocher que Magdalena avait escaladé la veille, puis ils arrivèrent à proximité du second rocher ; celui qui, d’après la jeune fille, servait de mur principal au « château mystérieux ».

— Voici le rocher dont je vous ai parlé, mon oncle !

— Oui… Mais je ne vois rien… rien… que des rochers et des sapins.

— Ces sapins cachent la plus belle résidence qu’on puisse imaginer, j’en suis certaine, répondit-elle.

— Et ils la cachent si bien, Théo, qu’on ne la voit pas du tout, rit Zenon.

— C’est singulier… balbutia Magdalena.

C’est en vain qu’ils essayèrent de distinguer autre chose que du roc et des sapins ; s’il y avait là une résidence, peu de gens devaient s’en douter.

Ayant dépassé le rocher, Magdalena et son compagnon se retournèrent, d’un commun accord, puis Zenon approcha sa chaloupe du rivage et examina les alentours avec attention. Aussitôt, une exclamation de surprise lui échappa.

De l’endroit où ils se trouvaient maintenant, ils apercevaient distinctement le « château mystérieux », avec ses larges cheminées, ses deux grosses tours, sa porte-cochère, puis son terrain, à fond de pierre, soigneusement entretenu.

Du côté ouest de la maison était une petite baie, dont les eaux tranquilles miroitaient au soleil matinal ; dans cette baie naturelle était ancré un coquet yacht à vapeur, dont on apercevait la charpente blanche, les cuivres polis, les banquettes recouvertes de velours bleu. De grands sapins cachaient entièrement la baie.

N’accusons pas nos amis d’indiscrétion ; ils étaient seulement curieux de constater, par eux mêmes, si vraiment d’autres qu’eux habitaient la Pointe Saint-André dont, à venir jusqu’à la veille, ils s’étaient cru les seuls habitants.

Dans le « château mystérieux » pour parler comme Magdalena, tous devaient dormir encore. Mais, qui demeurait là ?… Quelqu’hermite, sans doute… D’ailleurs, à quoi bon le savoir ? De La Hutte au « château mystérieux », la distance était grande, si grande que ni Zenon Lassève ni son « neveu » ne frayeraient jamais avec ces gens ; les châtelains ne s’associent pas aux pêcheurs et bateliers généralement, n’est-ce pas ?

Zenon donna quelques coups d’avirons et La Mouette quitta les environs de l’intrigante demeure.

Lorsqu’ils revinrent du Portage, et qu’ils passèrent, de nouveau à proximité du rocher, ils ne purent s’empêcher de s’approcher encore une fois du rivage et de jeter un coup d’œil sur la mystérieuse résidence. Une blanche fumée s’échappait de l’une de ses cheminées. Ils virent aussi une femme ou jeune fille portant le costume de domestique ; elle arrosait des fleurs contenues dans de larges vases en pierre qui étaient placés de chaque côté des marches en pierre, aussi conduisant à la maison.

Mais craignant d’être vus, Zenon s’éloigna vite du rivage, et bientôt, lui et sa compagne étaient de retour à leur modeste hutte.

IX

IL NE FAUT JURER DE RIEN

D’avoir découvert qu’ils n’étaient pas les seuls habitants de la Pointe Saint-André, cela ne changea en rien la manière de vivre, les habitudes et occupations de Zenon Lassève et son « neveu ». Ils continuaient à se livrer à la pêche, à traverser les excursionnistes aux Pèlerins et à aller, une fois la semaine, porter du poisson à l’hôtel du Portage.

Seulement, ils ne s’approchaient plus de la grève, lorsqu’ils passaient à proximité du deuxième rocher, que Magdalena nommait le Roc du Nouveau Testament.

— Ces deux rochers, mon oncle, dit-elle à Zenon, un jour, je les ai nommés Les Testaments. Notre rocher, à nous, c’est le Roc de L’Ancien Testament ; l’autre, c’est le Roc du Nouveau Testament.

— Je n’oublierai pas, Théo.

Quoiqu’ils ne longeassent plus la grève maintenant, en se rendant au Portage, ils regardaient toujours, assez curieusement, l’emplacement du « château mystérieux », et ils ne furent pas lents à constater une chose ; c’était que à moins de savoir qu’il y avait là une demeure, il était impossible de la distinguer à travers les sapins, vraiment altiers, à cet endroit. Ceux qui habitaient là étaient bien cachés ; si c’était leur intention de se dérober aux regards, ils n’auraient pu choisir un lieu plus discret, plus sûr. Même la petite baie où était ancré le yacht, était, à cause des sapins qui la bordaient, invisible excepté d’un certain angle.

— Savez-vous, oncle Zenon, dit Magdalena, lorsqu’ils furent de retour chez eux, même les gens de Saint-André ignorent qu’il y a sur cette pointe une autre maison que la nôtre ? Je les ai questionnés adroitement et j’ai facilement constaté la chose.

Eh ! bien, Théo, mon garçon, puisque les gens du « château mystérieux » recherchent la solitude et le… mystère, laissons-les faire. Ce ne sont pas de nos affaires d’ailleurs, et il ne peut y avoir rien de commun entre nous et eux, tu le penses bien.

— Mais… qui peut demeurer là ?

— Quelque type excentrique et sa non moins excentrique famille, sans doute.

— Comme vous le dites, mon oncle, ça ne nous concerne pas les excentricités de ces gens, fit Magdalena… D’ailleurs, ajouta-t-elle, en souriant, en fait d’excentricité, peut-être pourrait-on nous taxer d’en donner la preuve nous aussi, en choisissant la Pointe Saint-André pour y vivre, comme nous l’avons fait, et quoique nous soyons si heureux ici, plus d’un serait porté peut-être à hausser les épaules et à s’étonner de notre choix.

Tout de même, d’avoir appris, par hazard, qu’ils avaient des voisins, qu’il y avait, non loin d’eux des êtres humains, alors qu’ils s’étaient cru seuls, sur la pointe, cela ne manquait pas d’intéresser grandement la jeune fille. Sans compagnes ou compagnons de son âge avec qui on peut échanger ses idées parfois, c’est quelque peu déprimant, lorsqu’on a dix-sept ans. Il est vrai qu’elle n’avait jamais eu beaucoup d’amis, pauvre Magdalena ! Mais, au moins, à G…, quand elle faisait quelques courses, soit dans des magasins ou ailleurs, elle avait l’occasion d’échanger quelques paroles avec des personnes de ses connaissances.

À la Pointe Saint-André, ce n’était pas la même chose, on le pense bien. Pas de magasins là, où l’on pouvait aller passer un quart d’heure ou une demi-heure, si on le désirait ; seulement des rochers, des rochers sans fin… et c’est pourquoi Magdalena se sentait un peu excitée à la pensée d’avoir des voisins ; c’est pourquoi aussi elle aurait si vivement désiré faire leur connaissance.

Pourtant, elle ne s’ennuyait jamais. Le fleuve, le magnifique fleuve St-Laurent, coulait devant la porte d’entrée de La Hutte et la jeune fille lui trouvait toujours des charmes nouveaux. Ensuite, elle était constamment occupée ; elle devait tenir leur maison bien propre, réparer son linge et celui de son père adoptif, faire la cuisine, etc., etc. Dans l’après-midi, lors qu’on n’allait pas à la pêche, et tandis que Zenon sciait ou fendait du bois, en vue de l’hiver, qui était loin encore il est vrai, mais qui finirait par arriver, Magdalena partait, accompagnée de Froufrou et elle allait à la recherche de fleurs et de plants. Ces fleurs, ces plants, elle les pressait ensuite avec soin, puis elle les collait dans son herbier. Durant les longues soirées de l’automne et de l’hiver, elle classifierait ces fleurs et ces plants tout en se livrant sérieusement à l’étude de la botanique. Zenon lui avait promis (et une promesse de Zenon ça valait de l’or) de faire venir de Québec ou de Montréal le meilleur traité de botanique qu’il pourrait se procurer ; un volume illustré en couleurs et enrichi de belles et grandes planchettes.

Mais, ces fleurs et plants que Magdalena cueillit elle ne les pressait pas tous ; les plus belles, les plus beaux étaient cirés. Elle avait déjà, dans des boîtes en carton, une grande quantité de fleurs et de feuilles cirées. Elle réussissait très bien, et cela lui procurait une agréable distraction. Car, quoiqu’elle fût dans la presqu’obligation de porter le costume masculin, pour quelque temps encore du moins, et qu’elle s’appelât Théo, notre jeune héroïne était femme, dans l’âme ; elle aimait les fleurs, la musique, les enfants, les occupations féminines. D’un autre côté, elle aimait aussi la vie en plein air, comme toute autre jeune personne jouissant d’une excellente santé et étant bien équilibrée.

N’oublions pas que Magdalena avait aussi, pour se distraire et s’amuser, sa chère mandoline. Ah ! si seulement elle n’avait pas été obligée de se défaire de son piano ! Non pas qu’elle fut une musicienne extraordinaire peut-être ; mais elle jouait de cet instrument avec goût, et souvent, bien bien souvent, depuis qu’elle et son père adoptif habitaient la Pointe Saint-André ses doigts lui démangeaient, littéralement, tant ils sentaient le besoin de se poser sur un clavier.

Un jour, qu’elle et Zenon étaient allés à l’hôtel du Portage y porter du poisson, elle, s’était avancée dans l’un des corridors de l’hôtel et, par une porte entr’ouverte, avait aperçu le salon. Or, au fond de la pièce, était un piano carré. L’instrument était ouvert. Malgré elle, Magdalena avait senti ses doigts remuer, comme pour exécuter quelque mélodie, puis, sans qu’elle s’en aperçut, des larmes lui étaient venues aux yeux, tant la vue de l’instrument lui rappelait les heures heureuses qu’elle avait passés, à G…, en face de son piano.

— Eh ! bien, Théo ! avait dit, soudain, la voix de l’hotelier. Trouves-tu cela beau ce salon ?

— C’est… C’est le piano, avait-elle balbutié.

— Le piano, hein ? Ah ! oui, le piano… C’est un magnifique instrument n’est-ce pas ? Je ne l’ai acheté que le mois dernier. C’est un piano de la meilleure manufacture aussi, tu sais !

Cela, Magdalena l’avait remarqué.

L’hôtelier vit les yeux du petit pêcheur et batelier dévorer l’instrument et cela l’intrigua fort. Il se mit à rire. Mais comme il était bon, au fond quoique très rude d’apparence, il demanda :

— Sais-tu jouer du piano, par hazard, mon petit ?

— Oui… Un peu… répondit-elle.

— Tiens ! Tiens ! Voyez-vous cela ? Ce petit pêcheur à la ligne qui sait taper du piano ! fit l’hôtelier, en riant.

— Me permettez-vous d’essayer ? demanda Magdalena, dont la voix tremblait de désir.

— Hein ? L’essayer ?… Bien… Je ne sais pas…

— Oh ! Ne me refusez pas, M. l’hôtelier !

— Il n’y a pas de danger que tu le brises, au moins ? Un piano, tu sais Théo, mon garçon, ça coûte de l’argent, beaucoup d’argent et…

— Je ne le briserai pas, soyez-en assuré, répondit Magdalena en souriant.

Elle courut presque, vers l’instrument, puis elle se mit à jouer.

Elle ne joua rien de bien extraordinaire ; seulement une petite sonate, simple, mais jolie. L’hôtelier était vraiment épaté.

— Encore, Théo ! Encore ! s’écria-t-il, en applaudissant.

Et elle joua encore. Magdalena exécuta plusieurs morceaux, ses doigts agiles et souples se posant amoureusement sur chaque note.

Bravo ! Bravo !

La jeune musicienne se retourna, et elle fut étonnée de voir plusieurs personnes debout, dans l’encadrement de la porte du salon ; c’était des pensionnaires de l’hôtel.

— Dis donc, fit l’un d’eux, en s’adressant à Magdalena, tu m’as l’air de posséder un vrai talent musical, petit ! Je t’ai entendu jouer de la mandoline déjà, et tu en joues en artiste !

— Où donc as-tu appris la musique, Théo ? demanda l’hôtelier.

Mais Magdalena ne fut pas dans l’embarras de répondre, car Zenon l’appelait, de dehors ; elle s’excusa donc et se hâta d’aller rejoindre son père adoptif.

Après cet incident, elle fut obligée de se surveiller, afin que Zenon ne s’aperçut pas combien son piano lui manquait.

— Sais-tu, Théo, dit, un jour Zenon Lassève, sais-tu que nous voilà déjà rendus aux derniers jours de juillet ? Le temps passe vite, très vite, n’est-ce pas ?

— Certes, mon oncle ! répondit Magdalena.

— Le mois d’août, c’est le mois précurseur de l’automne, selon moi, reprit Zenon. Les jours sont déjà plus courts, les nuits plus fraîches… Que les beaux jours sont courts ! c’est le cas de le dire, ajouta-t-il, en riant.

Cet après-midi-là, ils allèrent à la pêche. Or, tandis qu’ils essayaient à persuader le poisson de se laisser prendre, ils entendirent le bruit d’un engin à vapeur. S’étant retournés, ils virent un yacht, peinturé en blanc, aux cuivres polis, aux coussins de velours gros bleu se détachant du rivage.

— C’est le yacht du propriétaire du « château mystérieux », dit Magdalena.

— Oui. Je le reconnais répondit son compagnon. Il passe trop loin et trop rapidement cependant, pour qu’on puisse lire son non, à l’arrière.

Le yacht ne contenait qu’une seule personne, (à part de celui qui était à l’engin) : un homme, assis à l’arrière et qui paraissait lire. Impossible de voir son visage, qu’ombrageait la palette de sa casquette ; impossible, conséquemment, de deviner s’il était jeune ou vieux.

Un instant pourtant, il leva la tête de sur son livre et regarda la barque des pêcheurs, mais aussitôt, il se replongea dans sa lecture. Bientôt le yacht dépassait La Mouette, ne laissant sur son passage qu’un léger sillage.

— Il aurait bien pu nous saluer, ce monsieur, comme ça se fait par ici, entre navigateurs ! fit Magdalena, d’un ton quelque peu dépité. Il est bien désagréable le propriétaire du « château mystérieux », n’est-ce pas, mon oncle ?

— S’il est venu s’installer sur cette pointe avec l’intention de vivre dans la solitude et incognito, Théo… commença Zenon.

— Qu’importe ! Il aurait pu nous saluer, ou nous faire un signe de la main comme c’est l’habitude ici ! C’est un désagréable personnage !

Cette rencontre fit comprendre, plus que jamais, à Magdalena et à son père adoptif, la distance qui existait et qui existerait toujours probablement, entre La Hutte et le « château mystérieux ». Si la jeune fille avait caressé l’illusion de pouvoir s’associer, un jour, avec les jeunes filles ou garçons de l’intrigante demeure, elle dut être grandement désillusionnée.

— Il est bien désagréable ce monsieur qui habite le « château mystérieux » se dit-elle, ce soir-là, au moment de s’endormir. Oui, il est bien désagréable… Je le déteste presque ce type ! ajouta-t-elle. Oui, je le déteste… et je le détesterai toujours !

Théo, le petit pêcheur et batelier, ne savait pas ; il n’avait pas appris encore qu’il ne faut jurer de rien.

X

LE RÉSULTAT D’UNE IMPRUDENCE

Près de deux semaines se sont écoulées, depuis les événements racontés dans le précédent chapitre.

Quoique nos amis fussent allés à la pêche presque chaque jour, qu’ils eussent, plus d’une fois, traversé des excursionnistes aux Pèlerins et qu’ils fussent allés deux fois au Portage, ils ne revirent qu’une fois et de loin, le yacht qui les avait tant intéressés… ou, du moins, qui avait tant intéressé Magdalena.

La jeune fille essayait d’oublier qu’ils avaient des voisins ; d’ailleurs, à quoi bon penser à ces gens qui ne s’occupaient pas d’eux, qui paraissaient vouloir les ignorer complètement même ?

Un matin, Magdalena étant sortie de La Hutte de bonne heure et ayant jeté un regard autour d’elle, eut une exclamation de profond étonnement. Elle appela Zenon immédiatement :

— Mon oncle ! Ô mon oncle !

— Oui, Théo ! Je viens !

— Vite, mon oncle ! Vite !

— Qu’y a-t-il ? demanda Zenon, lorsqu’il fut arrivé auprès de sa fille adoptive.

— Voyez donc ! s’écria-t-elle. Les Pèlerins… Où sont-ils ?… On dirait qu’ils se sont engloutis sous les flots, durant la nuit !

— C’est la brume, mon enfant, répondit Zenon, la terrible brume. L’automne n’est pas bien loin maintenant ; il s’en vient vite, hélas !

— Mais… C’est… c’est lugubre cette brume, mon oncle ! Quand se lèvera-t-elle ? Sera-ce ainsi toute la journée ?

— Non, oh ! non. Vers les neuf heures probablement, lorsque le soleil aura pris de la force, la brume se dissipera. Mais, Théo, finies sont les excursions aux Pèlerins maintenant !

— Pourquoi donc ?

— Parce que la brume est la chose la plus dangereuse qu’on puisse imaginer, mon garçon. Sans avertissement aucun, elle se lève soudain et nous enveloppe de sa mante ouatée… Alors, si nous sommes sur l’eau, nous pouvons nous considérer perdus.

— Ô ciel ! C’est épouvantable ce que vous me dites là ! s’écria Magdalena.

— Épouvantable, tu l’as dit, Théo. Impossible de se diriger, dans la brume, et on pourrait s’en aller, à la dérive jusque… jusqu’au golfe, sans même s’en apercevoir, excepté quand il serait trop tard. Ou bien encore notre chaloupe se briserait contre quelque rocher, contre les Pèlerins même, ou contre cette pointe où nous sommes en ce moment, puis nous coulerions à fond, en quelques instants. Ainsi, comme tu le vois, j’avais raison de dire tout à l’heure : « finies nos excursions aux Pèlerins » ! pour cet été du moins.

— Alors, plus de promenades sur l’eau ? Plus de pêche à la ligne ? Plus de voyages au Portage ?

— Je ne veux pas dire exactement cela, répondit Zenon ; seulement, nous devrons, dorénavant, choisir nos heures. Entre dix heures de l’avant-midi et quatre heures de l’après-midi, il n’y a pas trop de risques à courir.

— Tant mieux ! s’écria la jeune fille. Ainsi, demain, nous irons au Portage, comme d’habitude ?

— Bien sûr ! Nous serons prudents, et tout se passera bien, tu verras. Vers les dix heures, cet avant-midi, nous irons à la pêche.

Ainsi que Zenon Lassève l’avait prédit, la brume se dispersa entre les neuf et dix heures de l’avant-midi, et Magdalena trouva admirable de voir le blanc rideau se lever et dévoiler, petit à petit, les Pèlerins et leurs environs, puis la pointe de la Rivière-du-Loup.

— On dirait une draperie, se levant lentement sur un splendide décor de théâtre, n’est-ce pas, oncle Zenon ? s’exclama-t-elle.

Fort impressionnée et enthousiasmée de ce qu’elle venait de voir, Magdalena, se retirant à l’écart, composa ce qui suit :

LE PÉLERIN

Quand je le vis, certain matin,
Dans une attitude mystique,
Vêtu de sa grise tunique,
Je l’admirai, le Pèlerin.

Qu’il me paraissait imposant !…
Il me sembla qu’une atmosphère
L’enveloppait étrangement.
L’enveloppait étrangement.

Voyez : le Pèlerin dévot,
Pour accomplir un vœu peut-être,
Comme le fit, jadis, le Maître,
Marche, sans crainte, sur le flot.

Où va-t-il le bon Pèlerin ?…
Qui dira vers quel sanctuaire
Il ira porter sa prière,
Ou chanter son pieux refrain ?…


Midi… Le soleil radieux
De ses rayons dorés éclaire
Du Pèlerin la route austère…
Je n’en puis détacher mes yeux.

J’aperçois des milliers d’oiseaux
Voltigeant autour de sa tête,
Chantant, comme en un jour de fête,
Un cantique étrange et sans mots.

Bientôt, il se mêle à ces chants
Une voix grondante, sonore…
Écoutez !… On l’entend encore…
D’où nous arrivent ces accents ?…

On ne le sait… Plus d’un prétend
Que, cette chanson monotonne,
C’est le Pèlerin qui l’entonne…
D’autres en accusent le vent.


C’est le soir… Le soleil couchant
De son rayon oblique irise
Du Pélerin la robe grise ;
Mais il y reste indifférent.

Les chers oiseaux, à pleine voix,
Chantent l’hymne du crépuscule
Tout près du Pélerin… Mais nulle
Est son émotion… Pourquoi ?

Je vous le dirai franchement :
Le Pélerin… il est en pierre ;
Ce n’est qu’un rocher solitaire,
Au beau milieu du Saint-Laurent.

Mais, quand je le vis, un matin,
Dans une attitude mystique,
Vêtu de sa grise tunique,
Que je l’aimai, le Pélerin !

Cependant vers les quatre heures de l’après-midi, il fut évident qu’on allait avoir encore de la brume. Lentement mais sûrement, elle se leva, et vers les cinq heures, tout le paysage environnant était caché sous ses denses replis. Une impression d’infinie tristesse s’empara de Magdalena ; mais elle réagit contre ce sentiment, car, elle le savait bien, si on voulait que l’isolement ne devînt pas intolérable, il fallait essayer de voir les choses toujours de leur bon côté, ou du moins, espérer de meilleurs jours.

Le lendemain matin, la brume persista jusqu’à vers les dix heures. Lorsqu’elle se dissipa enfin elle découvrit un firmament gris, estompé de nuages plus gris encore, presque noirs.

— Mauvaise journée pour aller au Portage, Théo ! dit Zenon, en observant l’horizon. Je crois que j’irai sans toi, si tu n’as pas peur de rester seul.

— Y aller sans moi ! Oh ! non, mon oncle ! Je n’ai pas peur de la brume assez pour me priver de vous accompagner au Portage. Je vous l’assure, et nous emmènerons Froufrou, comme d’habitude. N’est-ce pas, Froufrou que tu viendras avec nous ?

Le chien se mit à aboyer joyeusement et à tourner sur lui-même, comme s’il eut compris qu’il s’agissait d’une promenade et qu’on allait l’emmener.

— Comme tu voudras, Théo, répondit Zenon. Dans tous les cas, nous partirons immédiatement après le diner ; tiens-toi prêt. D’ici là, le temps va peut-être se décider à se remettre un peu.

Zenon eut bien envie de renoncer complètement à son excursion au Portage quand il vit comment le temps, ou plutôt le firmament se comportait. Mais il avait promis à l’hôtelier de lui apporter du poisson pour le lendemain, un vendredi, et il n’aimait pas à le désappointer. Quoiqu’il eut de beaucoup préféré ne pas emmener Magdalena avec lui ; d’un autre côté, il n’aimait pas la laisser seule à La Hutte.

Vers midi pourtant, le soleil se montra et une brise légère dispersa les nuages. On commençait même à entrevoir le fond bleu du firmament.

— Tiens ! Voilà le firmament qui se « décrasse » ! pour parler comme Séverin Rocques dit Zenon, en riant et s’adressant à Magdalena. Nous allons profiter du beau temps et partir immédiatement pour le Portage. Nous ne nous amuserons pas là, et nous reviendrons le plus tôt possible. Qu’en dis-tu, Théo ?

— Je suis de votre avis, oncle Zenon. Partons ! Ils partirent. Mais bientôt, il fut évident que le soleil n’avait voulu faire qu’une très très courte apparition, car il y avait à peine une demi-heure que Zenon et sa compagne naviguaient, quand le ciel se chargea de nuages, de gros nuages noirs et courroucés.

— Nous aurions infiniment mieux fait de ne pas partir, se dit Zenon.

Enfin, on arriva au Portage. Le poisson fut remis à l’hôtelier, puis nos amis se disposèrent à s’en retourner chez eux.

— Temps incertain, Lassève ! fit l’hôtelier, lorsqu’il eut remis à Zenon le prix demandé pour le poisson.

— Très incertain, répondit Zenon. Si ce n’eût été que je vous avais promis de vous apporter du poisson aujourd’hui, je ne me serais pas risqué sur l’eau.

— Vous feriez peut-être mieux de ne pas risquer de retourner chez-vous maintenant, conseilla l’hôtelier.

— Il le faut, répondit Zenon.

— Je vous garderai bien jusqu’à demain, tous deux, et pour rien encore, si vous préférez rester, Lassève, reprit l’hôtelier. Croyez-moi, vous faites mieux d’attendre à demain pour partir.

— Impossible ! D’ailleurs, je n’accepterais pas votre hospitalité gratuitement, dit Zenon, non sans fierté. Tout de même, je vous remercie de l’offre généreuse…

— Gratuitement, dites-vous ? Pas la miette ! Théo me dédommagerait en nous faisant un peu de musique, ce soir. Nous allons avoir de la danse et…

— Une autre fois, une autre fois, répondit Zenon. Encore merci, cependant ; mais, je le répète, nous préférons retourner chez-nous. Ce fut dit d’un ton final. Viens, Théo !

— Vous avez tort de partir, grandement tort ! leur dit l’hôtelier, au moment où La Mouette quittait le rivage, puis il rentra dans son hôtel en haussant les épaules.

Mais précisément au moment où la chaloupe quittait les abords de l’hôtel, le soleil parut, brillant et chaud (trop brillant, trop chaud, auraient pu dire à Zenon Lassève des personnes d’expérience). Cependant, ce soleil semblait rire et se moquer des craintes exprimées par l’hôtelier, et ses rayons mirent un peu de confiance au cœur de Zenon. Tout en maniant les avirons avec courage, il se dit qu’ils seraient vite de retour à la Pointe Saint-André et en parfaite sûreté à La Hutte.

— Mon oncle ! Ô mon oncle ! Voyez donc… Le gros poisson !

Magdalena indiqua, à sa droite, un point où l’eau était agitée.

— Où cela, Théo ?

— Là ! À votre gauche à vous, à ma droite à moi ! Oh ! Si vous vouliez diriger La Mouette de ce côté ! Nous ferions une excellente pêche. Nous avons nos lignes…

— Tu n’y penses pas, pauvre enfant ! L’important, pour nous, en ce moment, c’est de nous en aller tout droit chez-nous. Or…

— Le poisson ! Il vient encore de sauter ! cria Magdalena. C’est un gros, un énorme poisson ! Oh ! s’il vous plaît, mon oncle !

Zenon regarda dans la direction indiquée… et ce fut sa perte. Il vit en effet, que l’eau était très agitée, et même il aperçut distinctement deux poissons sortir, un instant, des flots. Cela lui parut irrésistible !

En un clin d’œil, Zenon eut préparé les deux lignes de pêche, et bientôt, leur chaloupe arrivait à l’endroit enchanté… ou plutôt, poissonneux.

Si Zenon Lassève eut eu plus d’expérience, il se serait bien gardé de se laisser tenter ainsi ; il eut su que, en cette saison, nul ne doit s’attarder, sans raison grave, sur le fleuve St-Laurent. La brume… Il avait essayé d’expliquer à Magdalena ce que c’était que la brume ; il lui avait parlé de ses multiples dangers ; cependant, jamais il n’avait expérimenté la chose, et il est bien vrai de dire qu’expérience passe science.

Ce fut une pêche extraordinaire qu’ils firent ; chacun d’eux prit cinq gros poissons. Il est vrai qu’il y mirent beaucoup de temps, beaucoup plus de temps qu’ils ne se l’imaginaient.

Un hurlement lamentable de Froufrou fit soudain lever la tête à Magdalena et aussitôt, une exclamation de surprise et de frayeur jaillit de sa poitrine.

— Qu’y a-t-il, Théo ? demanda Zenon. Elle ne répondit pas en paroles ; mais, d’un geste expressif, elle désigna l’alentour.

— La brume ! s’écria Zenon. Elle nous entoure de toutes parts !

— Ciel ! Ô ciel ! Qu’allons-nous devenir ? fit Magdalena.

— Hélas ! Hélas ! répondit Zenon. Nous sommes égarés dans la brume et, je le crains fort, c’en est fait de nous !

— Mon Dieu, ayez pitié de nous ! sanglota Magdalena, tandis que Froufrou à l’avant de la chaloupe, continuait à hurler lamentablement.

XI

LE SAUVETEUR

Nous l’avons dit plus d’une fois déjà, Zenon Lassève était « homme à tout faire » ; nous aurions dû préciser cependant, qu’il était homme à tout faire, sur terre, car il n’était pas marin ; loin, bien loin de là ! En face de la terrible extrémité où lui et Magdalena se trouvaient, il ne savait trop qu’imaginer.

La brume les entourait ; une brume si dense, qu’on n’apercevait aucun objet, à plus de six pieds de soi. Oui, ils étaient perdus sur le fleuve et ils ne savaient plus par où se diriger.

Ah ! La brume est une terrible chose ; silencieuse, sinistre, elle rampe vers vous, sans avertissement aucun. On le sait d’avance, lorsqu’un orage se prépare : le tonnerre gronde au loin ; de rapides éclairs sillonnent les nues. Même une tempête de vent a ses avertissements : la brise soupire et pleure, puis, si vous êtes sur l’eau, sa surface se ride soudain, de petites vagues se forment ; votre embarcation se met à danser sur les flots. Alors, vous savez que la tempête n’est pas loin et vous prenez des précautions en conséquence.

Mais la brume !… Elle vient de l’on ne sait où ; elle s’avance lentement, mais sûrement et sans bruit ; elle rampe vers vous, sans que vous vous en doutiez même, et tout à coup, vous êtes enveloppé dans ses replis blancs et humides.

Zenon Lassève savait ces choses et c’est pourquoi il se sentait, en ce moment, envahi par le plus profond des découragements.

— Mon Dieu ! Que faire ? balbutia-t-il.

— Mon oncle, dit Magdalena, il faut nous diriger tout droit sur le Portage. Il n’y a qu’à traverser le fleuve, en fin de compte, et nous ne pouvons pas manquer d’atterrir.

— Tu crois ? fit Zenon d’un ton où perçait le doute.

— J’en suis sûre !

— Eh ! bien, voilà !

Il fit virer la chaloupe de bord, dans l’intention de piquer droit sur le Portage.

Un choc. Le bruit de quelque chose qui se déchire, et La Mouette fut rejetée en arrière avec force, à une distance d’une douzaine de pieds peut-être.

— Ciel ! Nous venons de frapper un rocher quelconque ! s’écria Zenon, et notre chaloupe…

— Un rocher, mon oncle ? Alors, s’il y a là un rocher, il faut essayer de l’atteindre et y débarquer, ne pensez-vous pas ?

— Si nous le pouvons…

— Nous le pouvons, je crois, et il est préférable d’avoir un rocher sous ses pieds plutôt que je ne sais combien de brasses d’eau.

— Tu as raison, Théo. Je vais essayer de retrouver ce rocher.

Zenon donna quelques coups d’avirons dans la direction opposée à celle qu’il allait prendre, tout d’abord ; il essaya, à l’aide de l’un des avirons, de localiser le rocher contre lequel La Mouette venait de se heurter… Inutilement… D’ailleurs, rien de plus facile que de se tromper de direction au milieu de la brume.

Tout à coup, Magdalena s’écria :

— Mon oncle ! Mon oncle ! Il y a de l’eau dans la chaloupe !

— De l’eau ? Alors, que Dieu ait pitié de nous, car nous sommes bien perdus, cette fois !

La Mouette, c’était évident, avait reçu une blessure, plus ou moins grave, en se heurtant contre le rocher, tout à l’heure, et, sans doute, elle allait couler à fond, entraînant avec elle ceux qu’elle contenait.

L’eau envahissait la chaloupe… lentement peut-être, mais sûrement…

— Vidons cette eau ! cria Zenon. Le bidon… il doit être près de toi, Théo. Vite ! Vite !

— Le voici le bidon, mon oncle !

Magdalena se mit à vider l’eau qui commençait à envahir la chaloupe ; mais l’eau gagnait sur elle. Bientôt, ils en auraient jusqu’à mi-jambes.

Zenon jeta par-dessus bord les poissons qu’ils avaient pris, et pour lesquels lui et la jeune fille avaient, pour ainsi dire, risqué leur vie ; cela allégea leur embarcation quelque peu. Mais ce ne fut que pour quelques instants.

L’eau montait toujours… Elle atteindrait leurs genoux, puis La Mouette coulerait à fond !

— Au secours ! cria Magdalena.

Hélas ! La brume met, en quelque sorte, une sourdine à la voix et rien ne répondit à son appel.

— Attends. Théo, fit Zénon.

D’un petit coffre il retira un porte-voix dans lequel il se mit à souffler à plusieurs reprises.

Ô joie ! Un autre porte-voix venait de répondre !

— Au secours ! Au secours ! cria Zenon, à travers le porte-voix.

— Où êtes-vous ? demanda l’autre porte-voix.

— Ici, tout près !… Nous sommes perdus dans la brume !… Notre chaloupe est crevée ! … Et nous coulons !

— Courage ! fit l’autre porte-voix. Nous allons aller à votre secours !

— Venez vite alors !

— Continuez à crier dans votre porte-voix ! J’y vais !

Ils avaient de l’eau jusqu’aux genoux maintenant. La Mouette donnait une forte bande par tribord.

— C’est fini ! sanglottait Magdalena. Nous coulons, « père Zenon » !

— Courage, Magdalena, courage ! Dieu est bon ; Il nous enverra du secours avant qu’il soit trop tard.

— Ô petit père, que c’est épouvantable !

— Magdalena, ma pauvre petite, si tu étais donc restée à La Hutte, ainsi que je t’avais demandé de le faire !

— Si, plutôt, je ne vous avais pas entraînée hors de notre route, petit père, répondit Magdalena, dans le but de pêcher du poisson ! C’est de ma faute, de ma faute !

— Vite ! Vite ! Nous coulons ! cria Zenon, dans son porte-voix.

— Jamais ils n’arriveront à temps ! pleura la jeune fille. D’ailleurs, écoutez donc Froufrou hurler la mort !

— Magdalena, ma petite, fit Zenon, nous allons être obligés d’abandonner la chaloupe…

— C’est la chaloupe qui nous abandonne plutôt, petit père !

— Oui ! Oui ! Je sais, pauvre enfant !… Mais, Magdalena, je te sauverai sois-en assurée. Je nage comme un poisson ; je te prendrai donc sur mon dos et je te maintiendrai au-dessus de l’eau jusqu’à ce que le secours nous arrive.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Ô petit père que j’ai peur ! Je ne sais si…

— Aie confiance en moi, ma chérie, reprit Zenon ; je le répète, je te sauverai. Allons, petite. c’est le temps de sauter à l’eau, si nous ne voulons pas que notre chaloupe nous entraîne avec elle. Suspends-toi à mon cou Magdalena, et ne crains rien !

— Où êtes-vous ? fit une voix soudain.

— Ici ! Ici ! Au secours !

Une chaloupe, conduite par un homme recouvert d’un imperméable et coiffé d’un large chapeau en toile cirée, venait d’apparaître ; elle touchait bientôt à La Mouette ; celle-ci venait de faire quelques soubresauts d’agonie ; elle allait s’enfoncer sous les flots.

— Sautez ! fit l’homme ! Hâtez-vous !

Ils ne se firent pas prier.

— Saute, Théo ! cria Zenon.

En un bond, Magdalena fut rendue à bord de la chaloupe de sauvetage.

— Sautez, mon oncle ! cria-t-elle ensuite.

Bientôt, tous deux, même Froufrou, qui avait cessé de hurler, était en sûreté dans la chaloupe.

Quand à La Mouette, après avoir roulé sur elle-même deux ou trois fois, elle s’enfonça dans l’eau…

— Notre pauvre chaloupe, ne put s’empêcher de dire Zenon.

— Elle nous a rendu bien des services, mon oncle !

— Eusèbe, cria leur sauveteur, dans son porte-voix.

— Oui ! Oui ! Monsieur, répondit un autre porte-voix.

— Hale ! Et dépêche-toi !

Alors Zenon s’aperçut que la chaloupe était liée, à quelque rivage probablement au moyen d’un câble. Le sauveteur ramait vite, tandis que le câble halait de son mieux. Sage précaution que ce câble, sans lequel leur sauveteur aurait pu, lui-même, s’égarer, avec eux, dans la brume.

Enfin, nos amis purent distinguer la charpente d’un yacht, auquel ils accostèrent bientôt. Les yachts n’étaient pas rares, en ces régions, l’été, vu que les touristes se rendaient assez nombreux passer la belle saison à Notre-Dame du Portage.

Leur sauveteur monta dans le yacht, puis il tendit la main à Magdalena d’abord, à Zenon ensuite. Froufrou n’attendit pas d’invitation ; aussitôt que ses maîtres eussent été rendus à bord, il y sauta, à son tour.

C’était un véritable bijou que le yacht dans lequel Zenon Lassève et Magdalena venaient de monter. Ses cuivres polis et brillants comme de l’or ; ses banquettes, couvertes de coussins en velours gros bleu ; ses boiseries émaillées de blanc, puis une table servie, couverte de porcelaines, de verre taillé et d’argenteries de grande valeur ; tout dénotait le luxe et disait hautement que le propriétaire du yacht était l’un des favorisés de ce monde.

Zenon avait remarqué, à l’avant du yacht, un aigle doré, aux ailes largement tendues, puis, le nom du yacht à l’arrière, peint en grosses lettres bleues : L’Aiglon.

— Vous le voyez, dit, en souriant, le propriétaire du yacht, en s’adressant aux naufragés et en désignant la table mise, je vous attendais pour souper.

Ce disant, il enleva son chapeau et son imperméable, qu’il remit à Eusèbe, et Magdalena fut fort étonnée de se trouver en face d’un jeune homme de haute stature, aux cheveux blonds, aux yeux bleus foncés et à la moustache couleur d’épis murs.

— Monsieur, dit Zenon, en tendant la main à leur sauveteur, vous nous avez sauvé la vie. Sans vous… Comment vous remercier ? ajouta-t-il.

— Je suis heureux que nous nous soyons trouvé là, à point, Eusèbe, mon domestique, et moi, croyez-le ! répondit le jeune homme.

— Vous aussi, peut-être, vous vous êtes égaré dans la brume ? demanda Zenon.

— Pas tout à fait, répondit, en souriant, le propriétaire du yacht. Nous avons aperçu la brume à temps et nous avons pu accoster ici.

— Où sommes-nous donc, à ce moment ?

— Nous sommes à l’Île aux Lièvres, vis-à-vis le Portage.

— L’Île aux Lièvres ? s’écria Zenon Oh ! heureusement que nous ne nous sommes pas adonnés à passer de l’autre côté de cette île, qui paraît être si étroite ; si cela était arrivé, nous étions perdus.

— Tout est bien qui finit bien, répliqua, en riant, le jeune homme. Il me fait plaisir de vous offrir l’hospitalité sur L’Aiglon. Demain, aussitôt que la brume sera dissipée, nous verrons ce que nous pourrons faire pour renflouer votre chaloupe.

— Sera-ce possible, pensez-vous ? demanda Zenon.

— Je l’espère.

— Je vous avouerai que c’est une grande perte pour nous que celle de notre chaloupe. Monsieur, et…

— Nous ferons de notre mieux, dans tous les cas. En attendant, veuillez me suivre, Monsieur…

— Je vais me présenter moi-même, Monsieur, dit Zenon, en souriant : je suis pêcheur et batelier, et je me nomme Zenon Lassève. Voici mon neveu Théo, ajouta-t-il, en désignant Magdalena ; lui aussi est pêcheur et batelier.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, M. Lassève ainsi que celle de Théo, votre neveu, répondit le jeune homme, en tendant la main à nos deux amis.

— Nous demeurons à la Pointe Saint-André, reprit Zenon.

— Moi aussi, je demeure à la pointe Saint-André, dit le propriétaire de L’Aiglon.

— À la pointe ? Vraiment ?

Magdalena et son père adoptif échangèrent un regard ; ce jeune home était à n’en pas douter « l’hermite » du « château mystérieux ».

— Puisque nous habitons le même endroit, M. Lassève, reprit le jeune homme, nous sommes voisins.

— Je suis bien aise de l’apprendre, répondit Zenon.

— Je possède, à la Pointe Saint André, un petit domaine, que j’ai nommé L’Aire

L’Aire ?… répétèrent Zenon et Magdalena.

— Quel nom singulier, pour un domaine ! fit la jeune fille.

Le jeune homme sourit.

L’Aire… vous trouvez ce nom singulier, mon petit ami ? demanda-t-il ?

— Certes ! s’exclama Magdalena. Pourquoi ce nom ?… L’aire, c’est…

— C’est le nid de l’aigle, acheva le jeune homme, et c’est pourquoi j’ai nommé mon domaine ainsi… C’est le nom qui lui convient, voyez-vous, car moi, je me nomme Claude de L’Aigle.

Fin de la deuxième partie.


Troisième Partie

LES ISOLÉS

I

À PROPOS DE MONSIEUR DE L’AIGLE

Magdalena était seule dans La Hutte. Elle cousait. Dans une pièce de serge brune, elle se confectionnait un nouveau costume masculin. Son costume gris du printemps dernier avait vu de meilleurs jours, et il était temps qu’elle renouvelât sa garde-robe, ou plutôt son trousseau.

Le silence régnait dans La Hutte, silence qu’interrompait, de temps en temps, le bruit de coups de marteau, venant du dehors ; Zenon Lassève était en frais de construire un assez grand bâtiment, du côté ouest de sa maison, car il était résolu, plus que jamais, de s’acheter un cheval et une cariole pour l’hiver, et il prenait ses mesures en conséquence.

— Sais-tu, Théo, avait-il dit à Magdalena, la veille, que nous avons accumulé près de quatre cents dollars, cet été, à faire la pêche et à conduire les excursionnistes aux Pélerins ?

— Quatre cents dollars ! C’est beaucoup, n’est-ce pas, mon oncle ?

— C’est plus que je n’avais espéré, je t’assure ! Nous pourrons garder un cheval, l’hiver prochain, avec cet argent, je crois.

— Tant mieux ! fit la jeune fille. Ce sera une agréable distraction que des promenades sur la belle neige blanche.

Mais, tout en piquant l’aiguille dans l’étoffe, cet après-midi où nous la retrouvons, Magdalena se livrait à ses pensées. Elle songeait à des événements tout récents : leur voyage au Portage, alors qu’ils s’étaient égarés dans la brume, son père adoptif et elle : l’accident arrivé à leur chaloupe ; puis leur sauvetage…

Et puis encore, leur… sauveteur… Elle voyait la haute taille de Claude de L’Aigle ; ses cheveux blonds, ses yeux bleus très foncés, sa moustache dorée… Elle ne l’avait pas revu, depuis… et peut-être… peut-être que cela l’attristait un peu, plus qu’on serait porté à le croire… plus qu’elle le croyait elle-même…

Quelle réception princière leur avait été faite, sur L’Aiglon ! M. de L’Aigle les avait reçus comme s’ils eussent été de vieilles connaissances. Il s’était montré plein d’égards pour eux… surtout pour Magdalena, qu’il appelait : « Théo, mon petit ami ».

Après le souper, il les avait conduits dans un minuscule salon, contenant un piano, et quelle belle veillée ils avaient passée tous trois, Magdalena, Zenon et M. de L’Aigle. M. de L’Aigle était bon pianiste ; de plus, il possédait une belle voix, et puis, il avait, à bord de L’Aiglon tout un répertoire d’opéra. Lui et la jeune fille chantèrent ensemble des extraits de Mignon, de Faust, des Cloches de Corneville, de Carmen, etc., etc. Minuit avait sonné depuis longtemps, lorsqu’ils songèrent à aller se reposer.

Claude de L’Aigle avait conduit Magdalena à la porte d’un vrai bijou de cabine et dit :

— Je vous cède ma cabine, Théo.

— Oh ! non ! avait répondu Magdalena. Je ne peux pas m’emparer de votre cabine ainsi, M. de L’Aigle ! Les banquettes…

— Les banquettes sont bonnes pour des hommes forts et vigoureux comme M. Lassève et moi, avait répondu le propriétaire du yacht en souriant.

— Mais… Moi, je…

— Pardon, mon petit ami, mais, je vous ai entendu tousser, plus d’une fois, depuis que vous êtes à mon bord, et…

— Ce n’est rien cette toux, je vous l’assure ! s’était écriée la jeune fille ; ce n’est qu’une sorte d’enrouement passager qui m’est resté, depuis que j’ai eu une inflammation des poumons, le printemps dernier.

— Raison de plus, pour que vous ne passiez pas la nuit au grand air ! répondit Claude. D’ailleurs, reprit-il en souriant, sur L’Aiglon, je suis le maître, après Dieu, et il faut m’obéir mon petit ami.

— Puisque je suis obligée d’obéir, avait dit Magdalena, souriant à son tour, je n’ai qu’à me résigner, après tout. Bonsoir donc, M. de L’Aigle ! Bonne nuit ! Bons rêves, et… merci !

Quelle nuit paisible elle avait passée, dans le lit confortable et moelleux, occupant presque tout l’espace du bijou de cabine, ne s’éveillant qu’assez tard, le lendemain matin.

Lorsqu’elle sortit de la cabine, elle vit que, sur le pont, la table était mise pour le déjeuner, et Eusèbe était là, l’attendant pour la servir.

— Vous avez bien dormi, je l’espère, M. Théo ? demanda le domestique.

— Merci, Eusèbe, j’ai dormi, sans m’éveiller, même une fois. Où est… où sont… les autres ; je veux dire, M. de L’Aigle et mon oncle ?

— Ils sont débarqués sur l’île, M. Théo. Nous allons essayer de renflouer votre chaloupe, vous savez.

— Ah ! oui ! fit la jeune fille. Notre pauvre Mouette ! Sans doute, ils ont besoin de vous, Eusèbe ?

— Oui, M. Théo, ils ont besoin de moi ; mais M. de L’Aigle…

— Allez leur aider alors, commanda-t-elle, en souriant. Moi, je n’ai pas besoin de vous, Eusèbe ; je m’arrangerai bien tout seul.

— Si vraiment vous pouvez vous passer de mes services… commença le domestique.

— Je m’en passerai très bien.

— Alors, j’y vais. Vous trouverez tout sur la table, M. Théo, et…

— Est-ce vous qui avez fait ce café, Eusèbe ? avait demandé la jeune fille.

— Mais, oui, M. Théo ! Est-ce que…

— Il est exquis, exquis ! Jamais je n’en ai bu de pareil. Vous me donnerez votre recette, n’est-ce pas ?

— Avec plaisir, M. Théo ! avait répondu Eusèbe, assurément très-flatté.

— Allez maintenant ! J’espère que vous réussirez à renflouer La Mouette.

— Nous y réussirons, j’en suis convaincu.

Et ils avaient réussi. À ce moment, La Mouette, bien réparée et peinturée de frais, se balançait au bout de son amarre, non loin de la maison. Mais ça n’avait pas été une petite affaire que le renflouage de la chaloupe, et ce ne fut que vers les deux heures de l’après-midi que L’Aiglon avait pu débarquer ses passagers en face de La Hutte.

Près de trois semaines s’étaient écoulées, depuis ces événements… On n’avait plus revu M. de L’Aigle, ni son yacht, même de loin…

Deux larmes s’échappèrent des yeux de Magdalena et tombèrent sur l’étoffe sombre qu’elle cousait ; on eut dit deux grosses perles. M. de L’Aigle avait été si bon, si bon pour le petit pêcheur Théo, et hélas ! pauvre Magdalena ! À part de Zenon Lassève et Mme d’Artois, personne ne l’avait aimée, personne même chez les plus charitables, les mieux intentionnés, une sorte de défiance, de mépris envers la « fille du pendu »…

En revanche, le propriétaire de L’Aiglon avait été parfait pour elle, oui, parfait. Il n’était donc pas surprenant qu’elle pensât à lui souvent et qu’elle aimât à revivre les heures passées à bord de son yacht… Sans cesse, elle revoyait son sourire aimable et bon… quoiqu’un peu énigmatique peut-être, lorsqu’il adressait la parole à son « petit ami »…

Une chose avait grandement étonné Magdalena pourtant. Lorsqu’elle et son père adoptif étaient revenus chez eux, après leur séjour sur L’Aiglon, Zenon avait dit à la jeune fille :

— Nous n’avons pas à nous plaindre de la réception que nous a faite M. de L’Aigle, hein, Théo ?

— Certes, mon oncle ! avait-elle répondu. Il nous a reçus princièrement !

— Comme devait le faire, il est vrai, tout parfait gentilhomme, avait achevé Zenon. Les naufragés recueillis à son bord, avaient, en quelque sorte, droit à ses attentions. Tout de même, M. de L’Aigle nous a reçus comme si, nous aussi, nous habitions un château, ajouta-t-il en souriant.

— Mon oncle, fit Magdalena, toute songeuse, il doit bien s’ennuyer en son domaine L’Aire, M. de L’Aigle. Il demeure là seul, avec des domestiques, nous a-t-il dit.

— Je présume cependant qu’il trouve le moyen de se distraire, tout comme nous le faisons, nous. Il possède, nous a-t-il dit aussi, une splendide bibliothèque, des serres superbes ; et puis, il est musicien. Avec tout cela il n’a aucune raison de s’ennuyer, ce me semble.

— Tout de même, c’est une vie joliment monotone, pour un jeune homme, ne trouvez-vous pas, oncle Zenon ?

— Je n’appellerais pas M. de L’Aigle « un jeune homme » Théo, dit Zenon en souriant.

— Comment ? Que voulez-vous dire ? M. de L’Aigle n’est pas jeune ?

M. de L’Aigle ne verra plus ses trente-cinq ans, je crois, cher enfant.

— Allons donc !

— Il a l’air beaucoup plus jeune que son âge, tu sais, Théo, M. de L’Aigle est grisonné aux tempes et…

— Vous me surprenez, oncle Zenon ! Vraiment, je n’en reviens pas ! Ne vous trompez-vous pas ?

— Non, je ne me trompe pas. Si M. de L’Aigle était brun, on verrait immédiatement ses cheveux gris ; mais une chevelure blonde cache, souvent, une multitude de cheveux gris ou blancs.

— Je le répète, je n’en reviens pas ! s’écria Magdalena.

— Crois-le, Théo, notre voisin n’est pas loin de la quarantaine… s’il l’a pas dépassée déjà.

Toute à l’étonnement qu’elle venait de ressentir, Magdalena fut longtemps silencieuse, puis elle demanda :

— Mon oncle, aviez-vous déjà vu M. de L’Aigle quelque part… avant que nous l’apercevions sur L’Aiglon, hier, je veux dire ?

— Si je l’avais déjà vu ? Mais non ! Pourquoi me demandes-tu cela, Théo ?

— Parce que, lorsque je l’ai aperçu, moi j’ai eu l’impression de ne pas le voir pour la première fois…

— Vraiment ? fit Zenon. Eh bien, tu l’auras peut-être vu soit au Portage, soit à la Rivière du Loup… Il a souvent affaire au Portage, nous a-t-il dit.

— Ça se peut que je l’aie vu au Portage, répondit-elle. Mais, chose certaine, c’est qu’hier, ce n’était pas la première fois que je voyais M. de L’Aigle, je l’affirme… Je ne sais si nous le reverrons… ajouta-t-elle, songeuse.

— Ce n’est guère probable… et il serait préférable, je crois, que nous nous disions que nos relations avec le propriétaire de L’Aire sont finies pour toujours, Théo.

— J’espère que non pourtant… murmura Magdalena, d’une voix légèrement tremblante.

Zenon Lassève jeta sur la jeune fille un regard perçant, puis, ayant secoué la tête d’un air assez triste, il sortit de La Hutte en soupirant.

II

LA FAMILLE ROCQUES

Le seul ami, le seul visiteur qu’avaient les Lassève, c’était Séverin Rocques. Séverin arrivait à La Hutte « sans tambour ni trompette », à propos de tout et de rien, et toujours il était le très bien accueilli. Quand il le pouvait, il restait à diner ou à souper. Mais cela ne lui arrivait pas souvent, car il n’aimait pas à laisser seule sa mère, qu’il adorait, et dont il était continuellement inquiet.

Il y avait eu une tragédie dans la vie des Rocques et Mme Rocques n’en revenait pas. Il est vrai que cette tragédie avait eu lieu seulement à la fin de l’hiver précédent. Mme Rocques était totalement changée, depuis ; de forte et bien portant qu’elle avait toujours été, elle était devenue faible comme une enfant et sa santé laissait beaucoup à désirer.

Mme Rocques était devenue veuve, il y avait quinze ans, alors que ses deux fils, Séverin et Pierre étaient âgés respectivement de dix-huit et de seize ans. À sa mort, Sixtin Rocques avait légué à sa femme ses biens, consistant en deux terres, dont l’une cultivable et cultivée, et l’autre en bois debout. Malgré leur jeune âge, Séverin et Pierre s’étaient livrés à la culture de leur terre, et quoiqu’ils rejoignissent à peine les deux bouts, ils parvenaient à vivre et à donner à leur mère tout le confort désirable.

Mais, il y avait cinq ans, Pierre, pris de la fièvre des aventures, était parti pour le Nord-Ouest. Mme Rocques n’avait pas vu, sans une secrète peine, son benjamin la quitter. Il partit quand même, plein d’enthousiasme et d’ardeur, et abandonnant à son frère aîné la part des terres qui lui reviendrait, de droit, après le décès de leur mère.

Pierre réussit assez bien, dans le Nord-Ouest. Il s’était établi dans l’Alberta. Ses lettres arrivaient régulièrement et étaient littéralement dévorées, par Mme Rocques, et aussi par Séverin, qui chérissait profondément son frère.

D’après ses lettres, Pierre demeurait dans un petit chantier, à plus d’un mille de tout voisinage. Ses terres s’étendaient presqu’à perte de vue, et il possédait déjà un ranch, à près d’un quart de mille de sa maison.

Un de ces jours, avait-il écrit, dans sa dernière lettre, il enverrait à sa mère l’argent nécessaire et elle irait le voir. Cette nouvelle, ce projet de son fils, avait comblé de joie le cœur de cette pauvre Mme Rocques. Puis, une semaine, deux, trois avaient passé, sans qu’elle reçût d’autres nouvelles. La dernière lettre de Pierre avait été datée du 13 février… Depuis…

Une nouvelle affreuse parvint à Mme Rocques, un jour : son fils Pierre avait été lâchement assassiné, dans son chantier. Les journaux en parlèrent, dans le temps, et voici les détails qu’on eut pu en lire : Deux hommes, qui passaient en voiture devant le chantier de Pierre Rocques, avaient entendu la détonation d’un revolver. Vite, ils avaient couru vers la maison, à la porte de laquelle ils arrivèrent au moment où le meurtrier en sortait, portant à la main une arme à feu, dont le canon fumait encore. Inutile de le dire, l’assassin fut arrêté, jugé, puis condamné à mort. Le vol avait été le mobile du crime, car on avait trouvé sur la personne du meurtrier, la somme de deux cents dollars, les modestes économies de la victime.

Séverin avait redoublé d’affection et de bons soins pour sa mère, après cette tragédie ; il avait essayé aussi, par tous les moyens à sa disposition, de lui procurer des distractions. Ce fut inutile cependant ; bien souvent, il la surprenait à pleurer, et bien vite, il constata que ses forces diminuaient, de jour en jour.

Lorsque Pierre les avait quittés, Séverin avait proposé à sa mère de louer leur maison, sur la terre, et de s’en aller demeurer au village, et aujourd’hui, il était content d’avoir eu cette inspiration, car, à Saint André, Mme Rocques était entourée de ses amies. Leur terre serait, désormais, cultivée « de moitié » ; c’est-à-dire que le fermier voisin s’en occuperait, ferait les semences, les récoltes, et qu’il garderait la moitié des profits pour lui, Séverin se contentant de l’autre moitié.

Séverin était « aux oiseaux » maintenant qu’il demeurait au village. Il n’avait jamais aimé à cultiver la terre ; il préférait, de beaucoup se livrer à la sculpture du bois, pour laquelle il avait de grandes aptitudes et dont il ne tarda pas à faire un grand succès.

Un jour, Séverin arriva à La Hutte. Magdalena accourut au-devant de lui, et Zenon, du toit du bâtiment qu’il était à couvrir en bardeaux, lui cria un gai bonjour.

— Bonjour, M. Lassève ! répondit Séverin. Bonjour, Théo ! Comment va ?

— Attendez, je descends, annonça Zenon.

— Au contraire, c’est moi qui monte, répliqua Séverin, en riant.

— Non ! Non !

— Oui ! Oui ! N’y a-t-il pas de l’ouvrage pour moi, là-haut, M. Lassève ?

— Il y en a assurément ! Venez m’aider à poser du bardeau !

— J’y vais ! fit Séverin.

— Théo, dit Zenon en riant donne l’autre marteau et des clous à Séverin.

— Vraiment, mon oncle, dit Magdalena, d’un ton presque scandalisé, vous recevez vos amis bien sans cérémonie !

— C’est ainsi que j’aime à être reçu, fit leur visiteur ; de plus, tu sais, Théo, je ne cherche qu’à me rendre utile.

— Comment se porte Mme Rocques ? demanda la jeune fille, lorsqu’elle eut remis à Séverin les clous et le marteau.

— Ça ne va pas trop mal, de ce temps-ci, mon garçon, merci. Elle n’est pas forte cependant la pauvre mère ; mais…

— Je me propose d’aller lui rendre visite, un de ces jours ; la prochaine fois que mon oncle aura affaire au village, je l’accompagnerai. Peut-être sera-ce cette semaine.

— Je vais lui dire cela alors et elle va être fort contente. Ma mère t’aime beaucoup, tu sais, Théo.

— Chère bonne Mme Rocques ! J’irai, sans faute, la voir.

Lorsque Séverin fut rendu sur le toit du bâtiment, il demanda à Zenon :

— Qu’est-ce que c’est que cette construction que vous êtes à faire ?

— C’est une grange, une remise et une étable combinées. Je vous l’ai dit déjà, mon ami, je vais garder un cheval l’hiver prochain.

— C’est une excellente idée et je vous en félicite ! fit Séverin. Je vous souhaite de mettre la main sur un cheval comme le mien, M. Lassève.

— Oh ! Je n’ai pas cette ambition, croyez-le, Séverin ! répondit Zenon en souriant. Je sais que « Rex » est considéré le meilleur cheval de Saint-André, du Portage, et même de la Rivière-du-Loup.

— Et ça n’a pas encore cinq ans, Monsieur ! s’écria Séverin, qui ne manquait jamais de s’enthousiasmer, lorsqu’il parlait de son cheval.

— Moi, voyez-vous, reprit Zenon, ce que je veux c’est un cheval bien ordinaire, mais doux, facile à mener, que je pourrais laisser entre les mains de Théo, si nécessité il y avait.

— Aimeriez-vous que je m’occupe de vous trouver un cheval, M. Lassève ? demanda Séverin.

— Je vous en serais, certes, fort obligé ! Je ne pourrais pas payer cher…

— C’est bien ; je m’en occuperai. Vous le voulez, pour quand ?

— Pas avant le mois de novembre, pas avant les neiges, quoique j’aie déjà commencé à faire un chemin, au pic, un chemin d’été, s’entend.

— Je m’en suis aperçu, répondit Séverin en souriant. Si vous construisiez des petits ponts en madriers, aux pires endroits…

— C’est ce que j’ai l’intention de faire, aussitôt que j’aurai fini ces bâtiments, répondit Zenon.

— Je vous y aiderai. Même, nous pourrions construire un grand pont, en forts madriers, de la pointe au village… On peut toujours essayer.

On garda Séverin à diner. Vers les trois heures de l’après-midi, il partit, promettant de revenir le lendemain, donner un coup de main à Zenon.

Mais le lendemain, il ne vint pas, le surlendemain non plus.

— Il doit y avoir quelque chose d’extraordinaire chez les Rocques ! fit Zenon, après le diner, ce jour-là. Je dois aller au village acheter des clous ; je me rendrai chez eux. Désires-tu m’accompagner, Théo ?

— Non, pas aujourd’hui, mon oncle.

— Peut-être que Mme Rocques est malade…

— Je le crains fort.

— Dans tous les cas, je le saurai bientôt, dit Zenon. Tiens ! reprit-il, voici Benjamin Duval, le voisin des Rocques, qui s’en vient ici !

— Bonjour, M. Lassève ! Bonjour, Théo ! fit Benjamin Duval.

— Bonjour, M. Duval ! répondit Zenon. Vous êtes le bienvenu ! Entrez, et prenez un siège.

— Avez-vous diné, M. Duval ? demanda Magdalena.

— Merci, mon garçon, mais j’ai diné avant de partir de chez-nous… ou plutôt de chez Séverin, répondit Benjamin.

— De chez Séverin, dites-vous, M. Duval ?

— Oui. Je suis porteur de mauvaises nouvelles. dit-il. Mme Rocques… C’est Séverin qui m’envoie…

— Qu’est-ce donc ? demanda Magdalena. Mme Rocques est malade, n’est-ce pas ? Je m’en suis douté.

Mme Rocques est… morte, Théo.

— Morte !

— Morte subitement, ce matin, annonça Benjamin. Elle avait lu, avant-hier, dans un journal, que la date de l’exécution du meurtrier de son fils Pierre avait été fixée aux premiers jours de septembre, c’est-à-dire dans quelques jours maintenant… Cela lui a rappelé de trop pénibles souvenirs à cette pauvre Mme Rocques… Elle est devenue inconsolable… Ce matin, Séverin l’a trouvée morte dans son lit.

— Pauvre Mme Rocques ! Pauvre Séverin ! pleura Magdalena.

— Ça doit être un rude coup pour Séverin, qui avait un vrai culte pour sa mère ! fit Zenon.

— Séverin a pensé que vous reviendriez avec moi, au village, peut-être, reprit Benjamin. Les funérailles de Mme Rocques auront lieu après demain.

— Nous ne pourrions pas facilement vous accompagner aujourd’hui, je le crains, répondit Zenon ; mais demain, nous irons chez Séverin et y resterons jusqu’après les funérailles.

— Je répéterai cela à Séverin alors, dit Benjamin Duval en se levant. Au revoir, M. Lassève ! Au revoir, Théo !

Après le départ de Benjamin, et lorsqu’ils eurent parlé longuement ensemble du décès de Mme Rocques, Zenon retourna à sa construction et Magdalena se mit à travailler, sans perdre un instant ; elle voulait confectionner une croix en fleurs cirées, qu’elle déposerait, le lendemain, sur le cercueil de la pauvre défunte. Dans un morceau de carton, elle découpa une croix de douze pouces à peu près. Ce carton, elle le recouvrit ensuite d’un papier vert, matelassant la face de la croix de ouate, au préalable. Dans ce coussin elle planta des fleurs et feuilles cirées. Au centre, elle mit une splendide rose. Cette rose avait fait partie d’un bouquet qui lui avait été donné, un jour, alors qu’elle et Zenon avaient traversé une dame aux Pélerins. Dans le bouquet, Magdalena avait trouvé six roses (ses fleurs préférées) et vite, avant qu’elles eussent perdu de leur fraîcheur, elle les avait cirées. C’est avec joie qu’elle sacrifiait l’un de ses trésors, pour la croix mortuaire qu’elle était à faire en ce moment.

Zenon ne ménagea pas ses exclamations de surprise et d’admiration lorsque la jeune fille lui montra, durant la veillée, la croix qu’elle venait de terminer.

— Quels doigts de fée tu as, Théo ! fit-il, et de quel goût exquis tu es doué ! Quel plaisir tu vas faire à ce bon Séverin, lorsque tu déposeras cette magnifique croix sur le cercueil de sa mère, demain !

Zenon avait dit vrai ; lorsque Magdalena déposa, devant Séverin, la croix qu’elle s’était donnée tant de peine à faire, le pauvre garçon éclata en sanglots.

— Et c’est toi qui as fait cela, Théo ! s’écria-t-il.

— Oui, Séverin, et chaque fleur que j’ai posée sur cette croix a été accompagné d’un Ave pour le repos de l’âme de cette pauvre Mme Rocques.

— Tu es un ange, je crois, Théo !

— Ainsi, vous êtes content, Séverin ?

— Content ? s’exclama-t-il. Ma mère, elle aussi, est contente, je crois car il me semble qu’elle nous sourit, à tous deux, à ce moment.

— Chose certaine, dans tous les cas, répondit Magdalena, avec quelque chose de mystique dans le regard, c’est que votre mère ne connait plus que le sourire maintenant… car elle est au ciel… avec son fils Pierre.

— Comme tu dis cela, mon petit ! Tu crois vraiment que ma mère a rencontré Pierre, là-haut, et qu’ils se sont reconnus ?

— Si je le crois ? j’en suis fermement convaincu, Séverin, répondit gravement Magdalena.

Le lendemain après-midi, les Lassève retournèrent chez eux.

— Merci, mes bons amis ! Merci d’être venus s’écria Séverin, au moment où Zenon et sa fille adoptive se préparaient à partir.

— Venez nous voir quand vous le pourrez, Séverin, et venez souvent. Vous êtes, vous le savez, toujours le très bienvenu, et il vaut mieux, pour vous ne pas rester seul ici.

— J’irai, oui, bien sûr, j’irai… peut-être avant la fin de la semaine, promit-il.

En arrivant à La Hutte, Magdalena aperçut, au loin, quelqu’un assis sur un rocher et qui paraissait les attendre. C’était un homme de haute stature, habillé de gris… M. de L’Aigle ? … Elle le crut, tout d’abord ; mais Zenon l’eut vite détrompée.

— Tiens ! Vois donc, Théo, fit-il. Ce monsieur… Je l’ai vu déjà, à l’hôtel du Portage… Il a nom M. Mance, je crois. Il n’est pas seul non plus, continua Zenon ; deux dames l’accompagnent… Sans doute, ils ont affaire à nous. Que peuvent-ils bien nous vouloir ?

— Nous le saurons bientôt, car ils s’en viennent par ici, répondit Magdalena.

En effet, M. Mance et les dames qui l’accompagnaient se dirigeaient vers La Hutte.

— Et j’ai cru, pour un instant, que cet homme était M. de L’Aigle ! se disait tristement la jeune fille. Pourquoi l’ai-je cru, et pourquoi viendrait-il nous rendre visite ? Il nous a secourus, alors que nous étions perdus dans la brume ; mais cela ne veut pas dire qu’il se souvient même de nous !

Elle soupira profondément, puis deux larmes brûlantes et amères coulèrent sur ses joues.

Pauvre Magdalena !

III

COMMÉRAGES

— Bonjour, M. Lassève ! Bonjour, Théo ! dit M. Mance, lorsqu’il fut arrivé auprès de nos amis.

— Bonjour, Monsieur ! répondit Zenon, tandis que, dans ses yeux on eut pu lire un grand point d’interrogation. Que voulaient ces gens ?

Mme Mance, ma femme ; Mlle Hélène Guérin, ma nièce, reprit M. Mance, présentant ainsi les deux dames qui l’accompagnaient.

— Nous sommes venus ici vous présenter une requête, M. Lassève, fit Mme Mance, en souriant… ou plutôt, c’est à votre neveu que nous avons véritablement affaire.

— Qu’est-ce donc ? demanda Magdalena.

— Voici : vous le savez, sans doute, l’hôtel du Portage va fermer ses portes dans quelques jours, car lundi, nous retournons tous dans nos villes respectives ; la saison des villégiatures est finie, hélas !

— Oui, je sais, répondit Zenon. L’été, c’est si court !

— Eh ! bien, ce soir, nous avons un bal, à l’hôtel, un grand bal, continua Mme Mance ; des gens viendront jusque de la Rivière-du-Loup pour y assister.

— Oui ? interrogea poliment Zenon, que le bal projeté n’intéressait guère.

— Ce sera quelque chose de chic, d’extra-chic, M. Lassève ! fit Hélène Guérin. Jamais il n’y aura eu rien d’approchant, au Portage.

— Je n’en doute pas, répondit Zenon, qui avait peine à dissimuler complètement l’ennui qu’il ressentait ; que pouvait bien leur faire, à Magdalena et à lui, ce bal ?

— Et le bal sera suivi d’un réveillon à tout casser ! ajouta M. Mance.

— La requête que nous voulons faire, c’est celle-ci, dit Hélène ; que Théo vienne jouer du piano, ce soir, pour nous faire danser. Ne refusez pas, M. Lassève, je vous prie !

— Ce n’est pas à moi de refuser ou d’accepter, Mademoiselle Guérin, répondit Zenon ; c’est à Théo de décider la chose.

— Ne refusez pas, Théo ! fit Mme Mance. Nous ne demandons pas vos services gratuitement, croyez-le ; vous serez grassement payé, je vous l’assure !

— Pour moi… pour mon oncle non plus, ce n’est pas une question d’argent répondit Magdalena, et j’accepte votre offre avec plaisir… du moment que mon oncle m’accompagnera au Portage.

— Eh ! bien, M. Lassève, qu’en dites-vous ?

— Si Théo est résolu d’accepter, je ne le laisserai certainement pas partir seul, dit Zenon. C’est entendu alors, nous irons.

— Hourah ! s’exclama M. Mance.

— Vous apporterez votre mandoline, n’est-ce pas, Théo ? demanda Hélène ?

— Certainement, si vous le désirez.

— Que diriez-vous de l’idée de partir immédiatement ? demanda Mme Mance. Notre chaloupe est amarrée ici, tout près, et notre voiture nous attend au village de Saint-André.

— Ah ! Pourquoi partir si tôt ? s’écria Hélène Guérin. C’est si beau ici, si pittoresque, si sauvage, si…

— Vous ne partirez pas sans prendre une tasse de café, je l’espère, dit Magdalena. Ce sera prêt dans quelques instants.

— Et ça ne sera pas de refus, mon garçon, répondit M. Mance.

— C’est bien gentil à vous d’y avoir pensé, Théo ! s’écria Mme Mance.

— Oui, bien sûr ! amplifia Hélène.

— Tiens ! Un yacht ! fit alors Mme Mance.

— Mais, oui ! Un yacht ! Un yacht qui ressemble à celui de M. de L’Aigle… de loin, du moins, fit Hélène.

Magdalena, qui se disposait à se rendre à la maison, préparer le café, s’arrêta et jeta un regard sur le fleuve. Oui, L’Aiglon venait de sortir de sa petite baie et il se dirigeait vers le Portage, ou vers la Rivière-du-Loup.

— Que ferait, dans ces environs, le yacht de M. de L’Aigle, je te le demande, Hélène ? dit Mme Mance.

— Je n’en sais rien, chère tante… D’ailleurs, je n’ai pas dit que ce yacht était L’Aiglon ; je trouve seulement qu’il lui ressemble…

— Tout comme un yacht ressemble à un autre yacht, hein, Hélène ? fit M. Mance. Quant à M. de L’Aigle…

— Il est… Dieu sait où, dans le moment, acheva Hélène, non sans quelque dépit dans la voix.

— Et au grand désespoir de bien des jeunes filles de mes connaissances, rit M. Mance, taquin.

— J’espère, mon oncle, que quand vous parlez de « certaines jeunes filles » vous ne faites pas allusion à moi ! dit Hélène, rougissant malgré elle.

— Si la coiffure te fait, ma bonne… commença M. Mance, M. de L’Aigle est très populaire parmi les dames, je sais.

— Mon cher, fit Mme Mance, laisse donc Hélène tranquille ! On n’est pas toujours disposé à entendre à rire, tu sais. Dans tous les cas, reprit-elle M. de L’Aigle n’est toujours pas à l’hôtel de la Rivière-du-Loup, puisque nous avons essayé de le voir, afin de l’inviter au bal de ce soir.

Il serait difficile, pour ne pas dire impossible, de suivre les agissements du mystérieux M. de L’Aigle, je crois, rit Hélène.

— « Le mystérieux M. de L’Aigle » dis-tu, Hélène ? demanda Mme Mance. Je t’en prie, ma chère ! Où as-tu pris cela ? Je ne vois rien de mystérieux dans les agissements de ce monsieur, moi.

— Je disais cela pour badiner, chère tante, fit la repentante Hélène. Voyez-vous, reprit-elle, personne ne sait au juste, où demeure M. de L’Aigle, quelles sont ses occupations, etc. etc.

— Ce ne sont pas les affaires de qui que ce soit, non plus, que je sache, réprimanda Mme Mance. Tout le monde sait que M. de L’Aigle demeure, de préférence, à la Rivière-du-Loup… Quant à ses occupations, je crois qu’elles sont nulles ; M. de L’Aigle est un rentier, un riche rentier, tout simplement.

— Tout de même, je le trouve… étrange, parfois, moi, M. de L’Aigle, ma tante !

— Ma chère Hélène, répondit la bonne dame, légèrement scandalisée, j’espère que tu ne te mettras pas à répéter les commérages de Miss Grant et de ses compagnes anglaises, à propos de M. de L’Aigle… ou à propos de qui que ce soit ? Ce monsieur que nous nous permettons de discuter, dans le moment, est aimable, charmant, parfait de manières et…

— Je ne vous contredirai pas, chère tante, répondit Hélène. Pour ma part, tout ce que j’ai à reprocher à M. de L’Aigle, c’est d’aimer trop à se faire désirer… S’il acceptait plus souvent les invitations qui lui sont faites, ou s’il prenait la peine de nous rendre visite, de temps à autre, comme font les autres messieurs de nos connaissances, je serais porté à dire, tout comme vous, que M. de L’Aigle est parfait.

Magdalena n’en écouta pas davantage. Elle se dirigea vers La Hutte, et bientôt elle préparait du café pour leurs visiteurs.

— « Le mystérieux M. de L’Aigle »… se disait-elle, tout en versant le café dans les tasses. Que c’est ridicule ces commérages qui se font parmi les oisifs de ce monde ! Mystérieux ?… Pas du tout ! Il est aimable, bon, charmant, d’une courtoisie exquise… Mystérieux ? Non ! Non ! Certes, non !

Mais ces paroles d’Hélène Guérin lui reviendraient à la mémoire un jour… un jour où elle serait en proie à des angoisses telles que l’imagination la plus extravagante n’en pourrait inventer de pires.

IV

LE BAL ET SES INCIDENTS

Il était quatre heures de l’après-midi, lorsqu’on partit pour le Portage. Le temps étant idéal, la promenade en voiture, ce fut un véritable rêve pour Magdalena et Zenon.

À l’hôtel, deux chambres confortables furent mises à la disposition de nos amis. L’hôtelier pouvait disposer facilement de ces pièces, vu que, déjà, plusieurs de ses pensionnaires de l’été étaient retournés dans leurs quartiers d’hiver.

À huit heures, le bal commença. C’était au temps des danses simples, peu compliquées, très-correctes, telles que le lancier, le quadrille ; voire même, parfois, le menuet-valse.

C’est un lancier qui ouvrit le bal, ce soir-là, à l’hôtel du Portage, et il fut suivi de bien d’autres. En face du piano était un grand miroir, et la jeune musicienne pouvait ainsi suivre les évolutions des danseurs, ce qui l’intéressait et l’empêchait, en quelque sorte, de sentir sa fatigue. Car quoiqu’elle aimât la musique à la folie, elle avait les doigts bien fatigués, lorsque, vers les neuf heures et demie, on résolut de se reposer. Un petit programme vocal et instrumental fut alors exécuté, programme auquel Magdalena dut contribuer sa part en jouant deux morceaux de mandoline, avec Hélène Guérin au piano, comme accompagnatrice. Elle dut chanter aussi, tout en s’accompagnant sur son instrument. Si le succès, les applaudissements font oublier les fatigues, reposent, en un mot, elle dut se considérer tout à fait reposée, car elle fut très-applaudie.

Le programme vocal et instrumental ayant prie fin, un quadrille se forma et la danse reprit de plus belle.

Soudain, Magdalena sentit ses doigts se raidir sur les notes du piano, et elle constata qu’elle venait de manquer à la mesure… C’est que, grâce au miroir qui lui faisait face, elle venait d’apercevoir, dans l’encadrement de la porte du salon, une figure qu’elle connaissait… ou, du moins, qu’elle n’avait pas oubliée… qu’elle n’oublierait probablement jamais… Cette taille bien découpée ; cette chevelure blonde ; ces yeux bleus très foncés ; cette moustache dorée… C’était Claude de L’Aigle ! Avait-il reconnu le petit musicien ? Elle le crut, tout d’abord ; mais elle n’en était pas certaine.

Une certaine excitation régna aussitôt, dans le salon, à l’apparition de M. de L’Aigle. Puis il y eut des exclamations de surprise et de bienvenue, des chuchotements, et le quadrille commencé resta inachevé.

M. de L’Aigle ! Quelle surprise ! fit une voix de femme.

— Que c’est aimable à vous de vous être rendu à notre invitation ! s’écria Hélène Guérin.

— J’ai trouvé votre invitation, à mon hôtel, cet après-midi, Mlle Guérin, répondit la voix de Claude, et rien que le son de cette voix donna à Magdalena une grande envie de pleurer, sans qu’elle comprît pourquoi.

— Et vous avez été tenté de l’accepter, notre invitation, n’est-ce pas, M. de L’Aigle ? demanda Hélène.

— Je n’ai pu résister à la tentation, comme vous voyez, répliqua Claude en s’inclinant devant la jeune fille.

Magdalena ne se retourna pas sur son siège ; elle regardait fixement dans le miroir, voilà tout. M. de L’Aigle, se disait-elle, avait dû reconnaître le petit pêcheur Théo, celui dont il avait sauvé la vie, il n’y avait pas si longtemps, celui qu’il avait recueilli, avec son oncle, à bord de son yacht L’Aiglon. Cependant… Deux fois, leurs yeux, à tous deux, s’étaient rencontrés, dans la glace ; malgré elle, quoiqu’elle essayât de s’en empêcher, elle avait rougi timidement, chaque fois.

Mais un autre quadrille se formait et Claude de L’Aigle allait le danser avec Hélène Guérin.

Ce quadrille parut interminable à Magdalena. Dans le miroir, elle voyait Claude causer et rire avec sa compagne. Souvent même, il se penchait sur Hélène, comme pour entendre mieux ce qu’elle lui disait, et alors, ô ciel ! comme Magdalena se sentait triste tout à coup ! Que la vie lui paraissait terne, inutile, vide ! Pour la première fois, depuis qu’elle était à la Pointe Saint-André, notre héroïne envia le sort des jeunes fille plus fortunées qu’elle ; de celles qui n’étaient pas dans l’obligation de se déguiser sous des vêtements masculins. Elle se disait que, si elle eut été vêtue comme c’était son droit… son devoir peut-être de l’être, M. de L’Aigle se serait cru obligé, en quelque sorte, par simple courtoisie, de venir la saluer, de lui adresser la parole, s’informer de sa santé et lui dire quelqu’aimable chose… Mais au petit pêcheur à la ligne, au simple batelier, au musicien, payé pour faire danser, qu’aurait bien pu dire l’aristocratique M. de L’Aigle ?… Zenon Lassève avait-il eu le pressentiment de ce qui se passerait, ce soir, dans le salon de l’hôtel, lorsqu’il avait demandé à « Théo », un jour, s’il ne regretterait jamais d’avoir endossé l’habit masculin ?…

Le cœur lui faisait bien mal à ce moment, la pauvre enfant… Allait-elle pleurer, là, dans ce salon, devant M. de L’Aigle, devant tout ce monde ?… Non ! Non ! Il ne fallait pas !

Mais, ce fut incontrôlable ; bientôt, des larmes s’échappèrent de ses yeux et vinrent tomber sur le clavier du piano… Heureusement, personne ne faisait attention à elle… Personne ne prenait la peine de l’observer… Personne ?… Ses yeux venaient de rencontrer ceux de Claude… Avait-elle réellement vu de la sympathie dans son regard ?… Un moment, elle le crut ; mais il se penchait de nouveau sur Hélène, dont la conversation paraissait l’intéresser au plus haut point.

Enfin, le quadrille prit fin. Ce serait bientôt l’heure du goûter ; en attendant, on se mit à causer. Magdalena, tout en feuilletant de la musique, prêtait l’oreille à ce qui se disait.

— Ainsi, Mme Mance, disait Claude de L’Aigle, en s’adressant à la tante d’Hélène, vous vous proposez de quitter ces parages lundi ?

— Il le faut, hélas ! répondit l’interpellée.

— Le Portage se dépeuple, lentement, mais sûrement, reprit Claude. Déjà, presque tous les fournils sont fermés…

— Savez-vous, M. de L’Aigle, dit Hélène, en riant, je ne comprends pas très bien pourquoi on appelle ces petites cabanes à côté des maisons de ce village ; des fournils ? Si l’on consulte son Larousse, on y lit que fournil est « un lieu où est le four et où l’on pétrit la pâte ». Or……

— Il serait difficile, je crois, de trouver la véritable signification du mot, en ce qui concerne ces petites cabanes à côté des grandes maisons ; probablement que jadis, elles servaient véritablement de lieu où l’on pétrissait et faisait cuire la pâte… Aujourd’hui, les fournils servent de demeure aux habitants du Portage, durant l’été. Ils louent, à un joli prix, leur demeure, durant la belle saison, et se retirent dans leurs fournils. L’automne venu, ils ont un bon magot mis de côté, pour leurs dépenses de l’hiver, expliqua Claude à la jeune fille.

— Si vous saviez comme il m’en coûte de retourner à la ville, M. de L’Aigle ! fit Mme Mance. Depuis que je suis ici, je me suis débarrassée complètement de ces maux de tête qui me font tant souffrir.

— C’est un lieu de santé que le Portage et ses environs, dit une autre dame. Il y a rarement de funérailles par ici, dit-on.

— Il y en a eu, des funérailles, ce matin même, à Saint-André, non loin d’ici cependant, répliqua, en souriant, Mme Mance.

— Ah ! oui ! Cette Mme Rocques ! dit une autre personne présente. Elle est décédée subitement, paraît-il, et c’est assez tragique.

— Tragique ? Pourquoi ? demandèrent plusieurs personnes.

— N’est-ce pas toujours tragique une mort subite ? fit Mme Mance. Et puis cette pauvre femme est morte d’avoir appris soudainement que le meurtrier de son fils allait expier son crime sur l’échafaud, dans quelques jours.

— Ah ! Bah ! s’écria l’un des hommes présents. Il me semble que Mme Rocques aurait dû se réjouir plutôt, à cette nouvelle.

— Oh ! Shocking ! Shocking ! s’exclama l’une de nos connaissances, Miss Grant. Vous parlez étrange, very étrange, Monsieur ! Moi, you know, je faire circuler un pétition, for abolir le peine de mort.

— Vraiment ? fit l’interpellé. Eh ! bien, Miss Grant, chacun de nous a droit à ses idées ; moi, je trouve que celui qui a assassiné son prochain a mérité la mort ; voilà !

— Oh ! Shocking ! Shocking ! répéta la vieille demoiselle en se couvrant le visage de ses deux mains.

— Je la signerai votre pétition, moi, Miss Grant ! fit Mme Mance. S’il y a une chose horrible, atroce, c’est la pendaison !

— Mieux vaut l’échafaud que la guillotine cependant, dit Hélène Guérin. J’ai vu une gravure, il y a quelque temps…

— Vous ne signeriez pas la pétition de Miss Grant, Mlle Guérin ? demanda l’une des dames présentes.

— Au contraire, je la signerais… Vous n’aurez qu’à me présenter votre pétition, Miss Grant, ajouta-t-elle ; je vous donnerai ma signature.

— Merci, Helen, my dear ! répondit Miss Grant.

— Mon oncle n’est pas pour cela, lui… pour l’abolition de la peine de mort, je veux dire, reprit Hélène, en souriant à M. Mance.

— Non Hélène, je ne suis pas pour l’abolition de la peine de mort, tu l’as deviné, et moi aussi, je trouve que celui qui a tué mérite de mourir.

— Qu’en pense M. de L’Aigle ? questionna Hélène, en s’adressant à Claude, que cette conversation paraissait beaucoup ennuyer, ou déplaire.

— Ma foi, je n’en pense trop rien…

— Oh ! Sûrement, M. de L’Aigle, s’écria l’impulsive Hélène, vous êtes contre la peine de mort, j’en suis certaine !

Claude haussa les épaules, puis il répondit :

— Je le répète, je ne sais trop… Mais, Mlle Guérin, je crois fermement que si la peine de mort était abolie, il ne ferait pas bon pour aucun de nous de nous promener, après le soleil couché, sans être armé jusqu’aux dents. Les gens aux instincts meurtriers (et ils sont moins rares qu’on serait porté à le croire, parait-il) auraient beau jeu de nous assommer, et ils ne se gêneraient plus, s’ils n’avaient la crainte d’expier leur crime sur l’échafaud.

— Vous pensez cela, M. de L’Aigle ?

— Vous m’avez demandé mon opinion sur le sujet, Mlle Guérin ; je viens de vous la donner, répondit-il en s’inclinant.

— Hein ! Vous voyez, Miss Grant, ce qui pourrait vous arriver, à vous comme à nous, si vous parveniez à faire adopter votre pétition, dit M. Mance moitié riant, car il aimait, pardessus tout, à taquiner les gens.

— Cela ne pas changer les idées à moi, pas du tout ! assura Miss Grant.

— D’après M. de L’Aigle, pourtant…

— Oh ! Je vous prie, M. Mance, n’attachez pas trop d’importance à ce que je viens de dire ! fit Claude. J’ai dit ce que j’en pense ; voilà tout. Je crois réellement que, vous et moi, M. Mance ; que nous ici ce soir ; que les habitants de ce pays ; que tous, nous sommes en quelque sorte protégés par l’ombre sinistre de l’échafaud.

— Brrrrr ! fit Hélène, en frissonnant. Quelle conversation, pour un soir de bal !

— Parlons d’autre chose, de grâce ! s’écria Mme Mance.

— Je me demande comment il se fait que nous ayons abordé un sujet aussi lugubre ? dit quelqu’un.

— C’était à propos de cette Mme Rocques… commença Hélène.

Mais voilà que l’hôtelier entrait dans le salon, suivi de ses domestiques les bras chargés de plateaux ; on allait servir des rafraîchissements.

V

LE BAISER

Il serait difficile de définir les impressions ressenties par Magdalena, durant la conversation ci-haut.

« L’ombre de l’échafaud » avait dit M. de L’Aigle ! Elle, Magdalena Carlin, n’avait-elle pas été élevée, n’avait-elle pas grandi à l’ombre de l’échafaud ?… Et, puisqu’il en était ainsi ; puisqu’en réalité elle était la fille d’un pendu (quoiqu’innocent) qu’aurait-elle jamais de commun avec le fier, l’orgueilleux, l’aristocratique M. de L’Aigle… qu’elle aimait éperdument, depuis le jour où elle l’avait aperçu, sur L’Aiglon !

Oui, elle ne pouvait plus se le cacher à elle-même ; elle l’aimait ! Elle l’aimait follement ! Qu’importait la différence d’âge qui existait entr’eux ?… Elle l’aimait !… Elle avait été, elle n’en pouvait douter, réellement malheureuse, de ne l’avoir pas revu…

Sans doute, M. de L’Aigle la prenait pour un garçonnet : « Théo, mon petit ami »… Mais ne s’était-elle pas demandée, tout à l’heure, si elle ne ferait pas bien de se défaire de son déguisement ; se faire connaître sous son véritable nom (sous le nom de Magdalena Lassève, nous voulons dire, puisqu’elle était la fille de Zenon Lassève, par acte d’adoption). Elle s’était dit, aussi, qu’elle trouverait le moyen d’expliquer, d’une manière ou d’une autre, la raison de ses vêtements masculins, puis… puis…

Hélas ! La conversation qui venait d’avoir lieu lui faisait comprendre qu’il ne pouvait y avoir rien, non rien, pas même de l’amitié, entre la fille du pendu et le propriétaire de L’Aire. « L’ombre de l’échafaud » avait-il dit ; si elle protégeait quelques uns, cette ombre, elle assombrissait sa vie, à elle, elle l’avait toujours assombrie… Jamais elle ne devait rêver le bonheur ; l’ombre de l’échafaud l’en interdirait toujours.

— Vous ne partez pas, sûrement, M. de L’Aigle !

— Il le faut, Mlle Guérin. Je retourne à la Rivière-du-Loup, car j’ai quelques préparatifs à faire, en vue d’un voyage de quelques semaines ; je dois prendre le train demain matin.

— Ne partez pas sans prendre quelques rafraîchissements, au moins ! insista Mme Mance.

— Impossible, Mme Mance ! Cela me retarderait trop.

Il partait !… Pourtant, ce serait mieux ainsi, se dit Magdalena. De le savoir leur voisin et ne jamais le voir… N’était-ce pas préférable qu’elle se dit qu’il était absent de chez lui, et pour longtemps ?… Mais il allait partir !… Pauvre Magdalena ! Pauvre petite !… Cette fois, elle ne put retenir ses larmes ; elle sentit qu’elle allait sangloter.

Elle quitta précipitamment le salon, sans que personne… ou presque personne, ne fit attention à elle.

Elle arriva dans un corridor désert, à l’extrémité duquel était une porte ouvrant sur une véranda, ayant vue sur le fleuve. C’est là qu’elle résolut de se retirer, pour le moment du moins, jusqu’à ce que sa peine fut calmée.

Il n’y avait personne sur la véranda ; tous étaient dans le salon. Magdalena s’assit sur un banc et se livra à une véritable crise de découragement et de larmes. Elle avait le cœur brisé, lui semblait-il… Bientôt, de longs sanglots s’échappèrent de sa poitrine…

— Théo, mon petit ami !

M. de L’Aigle ! Oh ! M. de L’Aigle !

— Théo, mon petit ami, dites-moi, pourquoi ces pleurs ? demanda Claude de L’Aigle, en s’asseyant auprès de la jeune fille. Allons ! Nous sommes amis n’est-ce pas, vous et moi ? Il faut me confier vos peines.

— Je… Je… ne sais pas… Je… Je suis fatigué, je crois, répondit-elle, éclatant, encore une fois en sanglots.

— Fatigué ?… Bien sûr que vous l’êtes ! Depuis huit heures, me dit-on, que vous jouez du piano, pour faire danser un tas d’imbéciles !… Que leur fait, à eux, que le petit musicien ait les doigts presque paralysés de fatigue, je vous le demande !

— Voyez-vous, M. de L’Aigle, dit-elle, ils vont me payer pour jouer du piano et…

— Ah ! oui, et ils sont gens à exiger qu’on leur en donne pour leur argent. Pauvre Théo ! Mais il ne faut pas pleurer, mon petit ami. Est-ce qu’on vous a servi des rafraîchissements ?

— Non. Mais je n’en veux pas… Je ne pourrais pas avaler une seule bouchée… Je… De nouveau elle fondit en larmes.

— Vous me faites beaucoup de peine quand vous pleurez ainsi, Théo ! Allons ! Attendez-moi ici ; je reviens dans quelques instants.

Il revint, au bout d’un certain temps, et Magdalena eut une exclamation de surprise en l’apercevant, car il portait, avec précautions, un plateau contenant tasses, soucoupes, assiettes, un petit service à thé en argent et divers plats couverts de serviettes bien blanches.

— Nous allons prendre le goûter ensemble, dit Claude, en déposant le plateau sur le banc à côté de la jeune fille.

— Je ne peux pas manger… Je ne peux pas, M. de L’Aigle !

— Même pour me tenir compagnie, mon petit ami ?… Voyez-vous, moi, je dois partir, tout à l’heure, et comme j’ai plusieurs milles à faire en voiture, puisque je me rends à la Rivière-du-Loup, j’aimerais à me réconforter un peu auparavant. Si vous refusez de manger cependant, Théo, je partirai sans manger, moi aussi.

— Mais, pourquoi, M. de L’Aigle ?

— Nous allons manger ensemble, ou bien… N’est-ce pas que ce sera agréable, seulement vous et moi, mon petit ami ?

— Nous ne serons pas seuls longtemps, je crois, M. de L’Aigle, répondit Magdalena en souriant à travers ses larmes. L’hôtelier leur dira, dans le salon, que vous êtes ici et on ne manquera pas de venir vous… enlever.

— Oh ! Non ! fit Claude, en riant d’un rire que Magdalena trouva très jeune. Un billet de banque, glissé adroitement dans la main du digne hôtelier, au moment où je lui enlevais ce plateau, lui fermera la bouche, soyez-en assuré.

Et voilà M. de L’Aigle, celui qui, sans s’en douter peut-être, en imposait tant au petit pêcheur et batelier, en frais de verser du café dans des tasses, d’étendre une serviette sur les genoux de son compagnon (?) ; de lui présenter tartines et gâteaux.

En un clin d’œil, les impressions de découragement et de tristesse qui avaient envahi l’âme de la jeune fille s’envolèrent à tire d’ailes, et bientôt, on eut pu l’entendre rire d’un bon cœur d’une saillie de Claude.

— Bon ! C’est mieux ainsi ! s’écria Claude, en entendant ce rire si frais. La vie est plutôt belle, en fin de compte, vous savez, Théo, et il vaut toujours mieux essayer de voir le bon côté des choses… S’il fallait se laisser abattre à la première épreuve, au premier chagrin…

— Des épreuves… du chagrin… Vous n’avez jamais dû en avoir, vous, M. de L’Aigle, fit Magdalena en souriant.

— Non ? Vous pensez ? répondit Claude, dont le visage se rembrunit soudain. Quelles visions passèrent devant ses yeux ?… Qui eut pu le dire ?… Chose certaine, c’est que, dans l’ombre, il se mordait les lèvres, et on eut pu le voir pâlir.

— Mais, non ! Quelles épreuves auriez-vous pu avoir, je vous le demande ?… Dans votre magnifique domaine L’Aire.

— Pauvre enfant, répondit-il, on ne parvient pas à mon âge, sans avoir souffert, vous devez le comprendre… D’abord, la vie solitaire que je mène…

— Mais ! C’est parce que vous le voulez ainsi ! s’écria-t-elle. Pourquoi menez-vous une vie solitaire, M. de L’Aigle ? reprit-elle. Tout le monde parait tant vous estimer, vous apprécier, vous aimer, et…

— Hein ? Tout le monde m’aime, dites-vous, Théo ? Ah ! En voilà une bonne ! Qu’est-ce qui vous fait dire cela, mon petit ami ?

— Lorsque vous êtes arrivé, dans le salon, ce soir, les dames et jeunes filles étaient si contentes de vous voir ! Même, on a interrompu le quadrille, pour vous souhaiter la bienvenue… Moi, je pense que si on ne vous aimait pas, on n’agirait pas ainsi, fit naïvement Magdalena.

Un sourire sceptique erra, un moment, sur les lèvres de Claude. Ce sourire, la jeune fille ne le vit pas ; sans doute, l’eut-elle vu, qu’elle n’en aurait pas compris la signification.

— Théo, mon petit ami, dit soudain Claude, désirant changer le sujet de la conversation, savez-vous, j’aurais un service à vous demander.

— Un service à me demander ? Vous, M. de L’Aigle ? À moi ?

— Oui… Seriez-vous disposé à me le rendre ?

— Bien sûr ! Si je le puis… Mais je ne vois pas ce que…

— Théo, voulez-vous répéter après moi : « Je promets de vous rendre le service demandé, si c’est possible ».

Magdalena répéta les paroles de Claude.

— Il s’agit du piano de L’Aiglon, dit-il. Tous les automnes, dès les premiers jours d’octobre, mon yacht est emballé, pour l’hiver, et le piano est transporté à L’Aire… Or, j’ai pensé que, cette année, vous me permettriez de le faire transporter chez-vous plutôt…

Magdalena sourit finement.

— Ce service que vous désirez que je vous rende, cache, très imparfaitement, un acte de bonté de votre part, M. de L’Aigle, fit-elle. Vous savez parce que je vous l’ai dit, que nous n’avons pas de piano à La Hutte

— Eh ! bien, disons que nous nous rendons mutuellement service, dans cette affaire, mon petit ami, acquiesça Claude. Le piano de L’Aiglon ne m’est d’aucune utilité, à L’Aire, puisque je possède un piano de concert et que celui du yacht reste fermé. Ne serait-il pas préférable qu’il servit à quelqu’un ?… Si vous consentez, Théo, nous transporterons le piano chez-vous, dans les derniers jours de septembre.

« Nous transporterons », avait-il… Ainsi, il viendrait lui-même à La Hutte ?… Il surveillerait, en personne, le transport du piano ? Magdalena ne se sentit pas de force à rejeter une telle chance de le revoir. Elle accepta.

— Votre oncle ?… Il n’aura pas d’objections, n’est-ce pas ?

— Mon oncle fait tout ce que je lui demande de faire, M. de L’Aigle, répondit-elle ; il ne me contrarie jamais en rien.

M. Lassève est le modèle des oncles alors ! rit Claude. Maintenant, mon petit ami, il faut que je vous quitte.

— Déjà ! s’écria Magdalena.

— Je suis même un peu en retard. Mais, avant de partir, nous allons boire un verre de vin, à la santé l’un de l’autre, n’est-ce pas ?

Il versa du vin dans deux verres et en tendit un à la jeune fille.

— Au succès de toutes vos entreprises, Théo ! fit Claude, en levant son verre. À votre bonheur !

— Au succès de votre voyage et de vos entreprises, M. de L’Aigle ! répondit Magdalena, en imitant le geste de Claude.

Alors, il arriva une chose assez curieuse : Claude de L’Aigle devint blanc comme la mort, et le verre, qu’il allait porter à ses lèvres, s’échappa de ses doigts et tomba sur le plancher.

— Qu’y a-t-il ? s’écria la jeune fille, grandement effrayée et s’élançant vers son compagnon. M. de L’Aigle ! Vous êtes malade ?

Instinctivement, elle entourait de ses deux mains le bras de Claude, tandis que ses yeux, démesurément agrandis, se fixaient sur son visage.

— Ce… Ce n’est… rien, mon petit ami, parvint à articuler Claude, essayant de sourire. Une petite douleur au cœur… J’y suis sujet… Ce n’est rien, rien…

Sans proférer un mot, elle lui présenta son propre verre de vin.

— Buvez, je vous prie ! dit-elle.

Docile comme un enfant, il obéit, en souriant.

— Merci, Théo ! dit-il, en lui remettant le verre. Et maintenant, adieu !

— Vous vous sentez mieux ?

— Je me porte à merveille, grâce à vos bons soins… Au revoir ! À la fin de septembre, mon petit ami ! dit Claude, en tendant la main à la jeune fille.

— Oui… À la fin de septembre…

Il fit quelques pas dans la direction du corridor, puis il revint.

— Théo, dit-il, vous le savez, quoique nous soyons devenus amis jurés, vous et moi, il existe une grande différence d’âge entre nous ?

— Oui, je sais… Mais ça ne fait rien, répondit la naïve enfant.

Dans l’ombre, Claude sourit de sa naïveté ; mais il eut été difficile de définir la nature de ce sourire.

— Si je m’étais marié, à l’âge où d’autres se marient généralement, reprit Claude, j’aurais, probablement, aujourd’hui, un fils de votre âge, Théo, et si j’étais au moment de le quitter pour quelques semaines, je déposerais un baiser sur son front… Théo, laissez-moi vous donner, avant de partir, un baiser d’adieu !

Sans hésiter, et pleurant d’émotion, Magdalena leva sur Claude son pur visage ; et lui, révérencieusement, posa ses lèvres brûlantes sur le front de la jeune fille, puis il partit hâtivement, sans se retourner, même une seule fois…

Bientôt, Magdalena entendit le bruit d’une voiture quittant les abords de l’hôtel ; c’était Claude de L’Aigle qui partait… À celle qui l’aimait si éperdument, il ne restait que le souvenir du baiser qu’il lui avait donné.

VI

« THÉO, LE FLEURISTE »

Magdalena venait d’effacer d’un calendrier, que Séverin lui avait donné, la date du 11 septembre.

— Que les jours sont lents à passer ! murmura-t-elle. Encore dix-neuf jours, avant la fin de septembre ! Dix-neuf jours, avant de le revoir ! Viendra-t-il, ainsi qu’il l’a promis ?… Accompagnera-t-il ses domestiques, lorsqu’ils transporteront le piano de L’Aiglon ici ?… Ô ciel ! Que le temps va me paraître interminable, d’ici la fin du mois !

Elle était encore à l’âge heureux où le temps ne passe jamais assez vite. Il est vrai que, depuis le soir du bal, elle ne vivait que pour le moment où elle reverrait Claude de L’Aigle.

Il avait été question de Claude une fois, entre Magdalena et Zenon, le lendemain de leur retour du Portage.

— J’ai oublié de vous dire, mon oncle, que M. de L’Aigle était au bal, avant-hier soir.

— Oui ? Vraiment ? avait répondu Zenon. Alors, c’est Mlle Guérin qui a dû être contente !

— Pourquoi dites-vous cela, mon oncle ?

— Ne l’as-tu pas entendu dire, lorsqu’ils sont venus nous chercher ici, que M. de L’Aigle serait parfait, s’il se rendait plus souvent aux invitations qui lui étaient faites ?

— Ah ! oui, je me souviens… ils ont dansé ensemble, lui et elle…

— As-tu eu l’occasion de causer avec M. de L’Aigle, Théo ?

— Oui. Nous avons causé ensemble quelques instants.

Sans qu’elle en eût l’intention, elle induisait Zenon dans deux erreurs, par cette réponse qu’elle venait de lui faire ; la première, il crut que la conversation entre Claude et Magdalena avait eu lieu dans le salon, en la présence de tous ; la seconde, qu’ils n’avaient échangé que quelques paroles.

— Imaginez-vous, oncle Zenon, reprit la jeune fille, que M. de L’Aigle m’a demandé si nous lui rendrions un service…

— Un service ? Nous ! À M. de L’Aigle !

— Voilà précisément ce que je lui ai répondu, rit-elle.

— Eh ! bien, cher enfant, dit Zenon, si réellement nous pouvons lui rendre service, nous n’hésiterons certainement pas ; il nous en a rendu un fameux, lui, la fois qu’il nous a secourus !… Ce service, quel est-il ?

— Il m’a demandé si nous lui permettrions de faire transporter ici le piano de L’Aiglon, pour la saison d’hiver.

— Ah ! Bah ! s’exclama Zenon. Il ne s’agit pas…

— Je sais, mon oncle ! J’ai dit à M. de L’Aigle que ce service qu’il demandait de nous ne voilait qu’imparfaitement un acte de bonté de sa part…

— Et qu’a-t-il répondu à cela ?

— Il a ri, puis il a avoué franchement que c’était vrai ; mais il a ajouté que ce serait nous rendre mutuellement service que de lui permettre de faire transporter son piano ici.

— Et tu as accepté, n’est-ce pas ?

— Oui, j’ai accepté, en mon nom et au vôtre. Ai-je eu tort, mon oncle ?

— Mais non, Théo… Seulement, l’automne prochain, si l’été est aussi productif qu’il a été cette année, je t’achèterai un piano, et un beau ! En attendant, celui de L’Aiglon te distraira.

Si Magdalena n’eut été continuellement occupée, elle se fut ennuyée ferme ; elle se fut livrée à la tristesse et cela eut produit une catastrophe. Lorsqu’elle se sentait envahie par le spleen, elle ne manquait jamais de se dire que si elle et son père adoptif vivaient dans l’isolement, sur la Pointe Saint-André, c’était parcequ’elle l’avait voulu. Prise d’un irrésistible besoin de se dérober aux yeux de ceux qui l’avaient connue jadis, après sa… résurrection, elle avait jeté son dévolu sur cette masse de rochers, sur cette pointe où peu de gens venaient. Et aujourd’hui, elle serait triste, maussade ?… Ce serait prouver sa reconnaissance envers celui qui l’aimait comme un père, d’une singulière façon vraiment !

D’ailleurs, elle devait avoir bientôt un surcroit d’occupations, d’occupations agréables aussi, et cela, grâce à ce bon Séverin Rocques.

Un matin, il arriva à La Hutte ; c’était sa première visite, depuis le décès de sa mère.

— Ah ! Séverin ! s’écria Zenon Lassève, qui selon son habitude était à travailler à la construction de ses bâtiments.

— Je reviens, M. Lassève ! répondit Séverin, en se dirigeant vers la maison. J’ai affaire à Théo d’abord.

— Théo est là. Entrez tout droit, Séverin.

— Ô Séverin ! fit Magdalena, accourant au-devant de son visiteur. Quel plaisir de vous voir !

— Je suis venu de bonne heure, n’est-ce pas, Théo ? Et, plus que cela, j’ai l’intention de passer la journée ici et de ne retourner que tard cet après-midi… si vous voulez me garder, j’entends.

— Plus vous serez de temps avec nous, plus nous serons contents ; de cela vous ne sauriez douter, Séverin, répondit la jeune fille.

— Je te dirai bien, mon garçon, reprit Séverin, que j’ai spécialement affaire à toi. Voici : tu sais, la belle, belle croix de fleurs cirées que tu avais faite, lors du décès de ma mère ?… Eh ! bien, je l’ai mise sous un globe, que j’ai fait venir de la ville de Québec, car je veux la garder précieusement en ne pas l’exposer à la poussière. Maintenant, il faut que je t’apprenne que ce pauvre Benjamin Duval a perdu sa femme ; elle est morte hier, d’une congestion des poumons. Elle n’a été que six jours malade.

— Ah ! La pauvre femme !

— Duval m’a donc demandé, ce matin, si tu lui ferais une croix de fleurs cirées pour déposer sur le cercueil de sa femme.

— Bien sûr que j’en ferai une, Séverin ! Ce bon M. Duval.

— Je la lui apporterai ce soir. Et voici pour te payer, dit Séverin, en déposant trois dollars sur la table.

— Non ! Non, Séverin ! Je ferai la croix, avec plaisir et pour rien.

— Écoute, Théo, Duval est capable de payer. Je lui ai demandé trois dollars et il a trouvé que ce n’était pas trop cher.

Magdalena hésita quelques instants, puis elle dit :

— Si j’accepte cet argent, c’est parce que j’aimerais à acheter différentes choses dont j’aurais bien besoin pour ce travail des croix de fleurs. D’abord, il me faudrait du velours vert-mousse, comme j’en ai vu dans une vitrine, à la Rivière-du-Loup. Il me faudrait aussi de la broche très fine et de la ouate. Un de ces jours, lorsque vous irez à la Rivière-du-Loup, Séverin, voudriez-vous m’emmener avec vous ?… Ou bien, je demanderai de me faire certaines commissions, si vous voulez bien vous en charger ?

— Je m’en chargerai avec plaisir, tu le penses bien, mon garçon, ou bien, je t’emmènerai avec moi, ce qui sera de beaucoup préférable.

Ce soir-là, lorsque Séverin retourna au village, il apportait, avec grand soin, la croix mortuaire, pour Benjamin Duval, et celui-ci ne manqua pas d’admirer le travail fait par « le petit pêcheur », et de la faire admirer par ses amis.

Quelques jours plus tard, Séverin revenait à La Hutte, portant un paquet sous chaque bras.

— Théo, dit-il, en déposant l’un des paquets sur la table, je t’ai apporté du carton ; je sais que tu en as toujours besoin. Ce sont des boîtes qui appartenaient à ma mère. J’espère que le carton te sera utile ?

— Utile ? Certes, oui ! Et merci, mon bon Séverin ! répondit Magdalena. Vous pensez à tout, vraiment !

— Et puis, reprit le brave garçon, en hésitant un peu, comme s’il n’eut pas été tout à fait certain de la réception qui serait faite à l’autre paquet, j’ai eu affaire à la Rivière-du-Loup, hier, et j’en ai profité pour t’acheter quelques petites choses, dont tu as souvent besoin aussi.

— Ce disant, il présenta à la jeune fille le second paquet, qu’elle se hâta d’ouvrir.

— Oh ! Oh ! s’exclama-t-elle. Le beau, beau velours !

— C’est bien cela, n’est-ce pas ? je veux dire, c’est bien la nuance que tu désirais avoir ? Vert-mousse, tu m’avais dit…

— Oui, c’est bien cela, Séverin, et il y en a… Mais, il y en a…

— Cinq verges.

— Cinq verges ! Ça dû coûter gros d’argent, cinq verges de velours ?

— Ça n’a rien coûté du tout, mon garçon, car voici : je suis allé à un magasin où l’on me devait un joli denier, depuis assez longtemps. J’avais réparé des meubles pour eux et négligé ensuite de leur présenter mon compte. Hier, je me suis fait payer en marchandises. Tu trouveras aussi, dans le paquet, de la ouate, du fil, et de la broche, la plus fine que j’aie pu trouver ; j’espère qu’elle fera ton affaire ?

— Comment vous remercier, Séverin ! s’écria Magdalena. Mon oncle va vous rembourser tout cela immédiatement.

— Me rembourser ? Pas la miette ! Si je veux te faire un petit cadeau, Théo, j’en ai bien le droit, hein ?

— Mais… Cinq verges de velours, à… À combien, Séverin ?…

— N’en parlons plus ou bien, je vais me fâcher ! menaça Séverin. Si tu me voyais quand je suis dans une de mes colères, mon garçon, tu tremblerais par anticipation !

— Je n’aurais pas peur, fit Magdalena en riant.

— J’ai aussi autre chose à te dire, Théo, continua Séverin. J’ai apporté à la Rivière-du-Loup, hier la belle croix que tu avais faite pour ma mère, et je me suis rendu chez l’entrepreneur des pompes funèbres, afin de la lui montrer. « — Qui a fait cela » ? m’a-t-il demandé, et moi de répondre, effronté comme un page :

« — Cette croix vient de chez « Théo, le fleuriste ».

— « Théo, le fleuriste » ? répéta Magdalena.

— Eh ! oui ! Et je ne riais pas du tout, je te prie de le croire ; au contraire, j’étais sérieux comme un juge. « — Où demeure « Théo, le fleuriste » ? me demanda l’entrepreneur. « — Il demeure à Saint-André, ai-je répondu, et laissez-moi vous dire que je suis fort étonné que vous ne le connaissiez pas, de réputation, au moins ».

— Ha ha ha ! rit Magdalena.

— Le court et le long de l’histoire, c’est que l’entrepreneur m’a donné une commande pour toi : trois croix et trois couronnes, pour lesquelles il consent à te payer vingt dollars.

— Vingt dollars ! Vingt ?

— Ce n’est pas un prix exorbitant, tu sais, Théo, puisqu’il les revendra à cinq ou six dollars chacune, assura Séverin. Tiens, ajouta-t-il, voici la commande ; je lui ai promis le tout pour le 15 octobre. Et, mon garçon, n’oublie pas de coller, en arrière de chaque croix, de chaque couronne, et aussi sur les boîtes les contenant, une étiquette portant les mots : « Théo, le fleuriste », cela a son importance.

Ce brave Séverin venait d’ouvrir une nouvelle carrière à Magdalena. Nous l’avons dit déjà, elle aimait passionnément les fleurs ; sa nouvelle occupation promettait donc d’être, en même temps que lucrative, des plus agréables.

Elle se mit à l’œuvre, dès le lendemain, travaillant consciencieusement et bien, afin de mériter la réputation qui lui avait été faite par Séverin, auprès de l’entrepreneur de la Rivière-du-Loup.

Malgré le désir qu’elle avait de voir arriver la fin du mois de septembre, le temps ne lui parut pas trop long, grâce à ses nouvelles occupations.

Mais un jour, elle dut effacer du calendrier la date du 30 septembre, et cette nuit-là, elle s’endormit en pleurant : M. de L’Aigle n’avait pas tenu sa promesse ; sans doute, elle ne le reverrait plus jamais !

VII

PERPLEXITÉS DE ZENON

On était au 3 octobre. La veille, Zenon avait dit à Magdalena :

— Sais-tu, Théo, j’ai envie de construire une aile à notre maison.

— Oui, mon oncle ? fit-elle, en souriant, car elle savait, depuis longtemps que son père adoptif avait la toquade des constructions.

— Tu ne me demandes pas à quoi servira cette aile, Théo ?

— Je me le demande à moi-même cependant, mon oncle ! Pourquoi une aile à La Hutte, qui me parait assez grande, telle qu’elle est ?

— C’est un atelier que je veux construire, en arrière, du côté est ; cet atelier me serait d’une grande utilité, vois-tu.

— Alors, oncle Zenon, construisez-vous en un ! Vous n’avez pas besoin de mon consentement pour ce faire, assurément ! dit Magdalena en riant.

— Sans doute que j’ai besoin de ton consentement, mon garçon ! Ça va t’ennuyer peut-être, d’entendre des coups de marteau, à la journée ?

— Oh ! Ça ne me fera rien du tout, répondit la jeune fille ; j’y suis habituée. Ne vous gênez aucunement pour moi, je vous prie, et construisez votre atelier.

— Séverin viendra demain et nous nous consulterons ensemble, lui et moi. Il a promis de m’aider, afin que tout soit fini pour la fin du mois.

Magdalena ne put s’empêcher de sourire, après que Zenon l’eut quitté ; avec sa manie pour les constructions, son « oncle » eut construit tout un village sur la Pointe Saint-André s’il l’avait pu, probablement.

Le lendemain fut consacré par les deux hommes, Zenon et Séverin nous voulons dire, à se consulter, à prendre des mesures, etc. etc. La porte conduisant à l’atelier serait percé, faite, puis posée tout de suite, et tandis que Zenon ferait cette porte, Séverin s’occuperait à se procurer le bois de construction nécessaire à la nouvelle aile.

— Séverin va me donner un maître coup de main, pour mon atelier, Théo, dit Zenon, ce soir-là.

— Tant mieux, mon oncle… Séverin est un bon ami pour nous.

— Tu l’as dit ! Séverin a le meilleur cœur qu’on puisse imaginer, et il nous est tout dévoué ; je trouve que nous sommes chanceux d’avoir un tel ami.

— Moi aussi, je trouve cela. Quand reviendra-t-il maintenant ?

— Demain peut-être… après demain, certain, et nous nous mettrons à l’ouvrage tout de bon.

Le lendemain, dans l’après-midi, alors que Magdalena était à terminer une croix en fleurs cirées, la dernière de la commande de l’entrepreneur de la Rivière-du-Loup, elle entendit parler Zenon, dehors. Séverin était arrivé et l’atelier serait probablement en marche bientôt.

La porte de La Hutte s’ouvrit. La jeune fille entendit, de nouveau, la voix de Zenon ; il disait :

— Il va falloir deux ou trois forts madriers. Je vais aller les chercher, si vous voulez bien m’attendre.

Elle entendit les pas de son père adoptif se diriger vers les bâtiments ; puis d’autres pas entrer dans la maison. Froufrou se mit à aboyer joyeusement.

— Bonjour, Séverin ! dit Magdalena, sans se retourner, ni même lever les yeux de sur son ouvrage. Excusez-moi si je vous reçois avec un tel sans cérémonie ; mais je suis si occupée et si pressée !

— Théo, mon petit ami, répondit une voix, tandis qu’une main se posait sur l’épaule de la jeune fille.

M. de L’Aigle ! s’écria-t-elle, rougissant et pâlissant, tour à tour. Oh ! M. de l’Aigle !

— Vous ne m’attendiez pas, mon petit ami ?

— Vous… vous aviez dit… la fin de septembre… balbutia Magdalena, avec, dans la voix, un tremblement qu’elle ne put maîtriser.

— C’est vrai, Théo, j’avais dit la fin de septembre, et nous n’en sommes pas bien loin, vous l’avouerez, n’est-ce pas ? dit Claude en souriant. Mais j’ai été plus longtemps absent que je m’y attendais… Si je suis en retard de quelques jours, il faut me le pardonner. Vous ne m’en voulez pas, je l’espère, mon petit ami ?

— Vous en vouloir !

— Non ; je vois bien que vous ne me garderez pas rancune… et nous sommes toujours amis, de bons amis, vous et moi, n’est-ce pas ? fit Claude en tendant la main à la jeune fille.

— Certes ! répondit-elle, en posant sa main dans celle de celui qu’elle aimait en secret.

— Je vois que vous êtes à confectionner d’admirables choses, dit-il, en désignant la croix de fleurs cirées, que Magdalena avait laissé choir sur la table, à l’arrivée de son visiteur. « Théo le fleuriste », c’est vous ?

— Oui, répondit-elle, en riant. Mais, comment savez-vous ?…

— J’ai vu de votre ouvrage, à la Rivière-du-Loup ; cependant, je n’étais pas absolument certain que ce fut vous « Théo, le fleuriste ».

— C’est Séverin qui a eu l’idée de me désigner sous ce nom, dit Magdalena en souriant ; il a cru que…

— Séverin ?… Un ami à vous et à votre oncle, sans doute ?

— Oh ! oui, l’un de nos amis. Il est le fils de cette pauvre Mme Rocques qui est décédée si subitement, tout dernièrement… vous vous en souvenez ? On a parlé de ce décès, au bal du Portage… son fils ayant été assassiné…

— Oui ! Oui ! Je me souviens !

— Séverin et mon oncle s’occupent, ensemble, de constructions. Nous sommes toujours contents de le voir, étant si isolés ici !

— L’isolement ne vous pèse pas trop, Théo ?

— Non… Je suis continuellement occupée, voyez-vous.

— Précisément. Il faut être très-occupé, ou bien avoir une toquade quelconque, pour trouver la vie tolérable, ici. Votre toquade, à vous, mon petit ami, je le devine, c’est… les fleurs. Est-ce que je me trompe ? Vous devez beaucoup aimer les fleurs, Théo ?

— Si j’aime les fleurs ! s’écria-t-elle. Je les aime toutes… les roses je les adore !

— Vraiment ?… Alors, nos goûts sont les mêmes ; moi aussi, j’aime les fleurs. Et les roses !… Quand je vous dirai qu’il y a deux grandes serres, à L’Aire, et que l’une d’elle ne contient que des roses…

— Seulement que des roses ?… Oh ! Ça doit être splendide !

— Il y a là des roses de toutes les nuances… J’ai, surtout, un spécimen de roses couleur saumon, qui sont… incomparables. Xavier, mon jardinier, est une perle, aussi !

En écoutant parler Claude, les yeux de Magdalena rayonnaient comme des étoiles… Que ça devait être beau L’Aire, quand ça ne serait que pour ses serres, surtout celle des roses !… Une serre entière remplie de roses !!

— Je vais étudier la botanique, cet hiver, confia-t-elle à Claude. J’attends, d’un jour à l’autre, un traité que mon oncle fait venir de Québec. Donc, la botanique va devenir ma toquade… Et vous, M. de L’Aigle, quelle est votre toquade… si vous en avez une ?

— Ma toquade, à moi, c’est l’astronomie. J’ai, à L’Aire, un observatoire, dans lequel je passe bien des heures de la nuit, souvent. Aimez-vous à étudier les astres, Théo ?

— Je ne les comprends pas, je l’avoue humblement. Mais, ça doit être une étude fort intéressante, l’astronomie ?

— Moi, je la trouve intéressante, bien sûr, répondit Claude en souriant. Il m’arrive souvent de partir pour des régions assez lointaines dans le but de faire quelques observations astronomiques, ou bien pour assister à quelque conférence sur ce sujet. Et puis, lorsqu’on annonce un phénomène atmosphérique, je vais l’étudier du plus près possible.

— L’astronomie, c’est la science dont l’origine se perd dans la nuit des temps, je sais, dit Magdalena, et c’est trop profond pour moi.

— Contentez-vous de la botanique, mon petit ami, conseilla Claude. La jeunesse et les fleurs… l’un ne va pas sans l’autre, ce me semble. Que je voudrais…

Ce qu’il eut voulu devait demeurer un secret, car, à ce moment, il se fit du bruit, dehors, puis la porte de La Hutte s’ouvrit assez brusquement.

— Qu’est-ce ? demanda Magdalena.

— C’est le piano qu’on est en frais de transporter ici, répondit Claude.

— Le piano ?… Ah ! oui, le piano !

Dieu sait pourtant si elle l’avait désiré ce piano ; mais, pour le moment, elle l’avait complètement oublié. Dans sa joie de revoir Claude, la question du piano était bien secondaire… Nous le répétons ; nous ne saurions trop le répéter : pauvre Magdalena !

Eusèbe et Xavier maniaient, tous deux l’instrument, qui, en somme, ne pesait pas excessivement. Zenon suivait les deux domestiques, apportant le banc du piano.

En entrant dans la maison, Zenon jeta sur Magdalena et Claude un regard quelque peu perplexe : de quoi avaient-ils bien pu causer, durant tout ce temps, ces deux-là ?… Il commençait à avoir certains soupçons concernant les sentiments de Magdalena envers Claude de L’Aigle… Il avait vu la jeune fille rêveuse parfois, triste, sans cause, souvent… Est-ce que la pauvre enfant entretiendrait des idées sentimentales à l’égard du propriétaire de L’Aire ?… Quelle sottise !… D’abord, il existait une grande différence d’âge entr’eux, et puis, comment Magdalena expliquerait-elle jamais à Claude la raison de son déguisement ?… Il lui faudrait lui expliquer pourquoi elle avait endossé le costume masculin… et cela l’obligerait à d’autres explications, presqu’impossibles à donner, à moins qu’elle fut résolue à dire qu’elle était la fille d’un mort sur l’échafaud…

Chose certaine, c’est que Magdalena avait l’air très émue, un peu énervée, dans le moment ; Zenon la vit, à plusieurs reprises, se mordiller les lèvres, et il connaissait la signification de cela… Instinctivement, ses yeux se portèrent sur Claude ; il le vit souriant, mais froid. Sans doute ! À quoi donc s’était-il attendu ?… Évidemment, M. de L’Aigle en imposait légèrement au petit pêcheur et batelier, et il n’était probablement pas sans s’en apercevoir… Eh ! bien, le propriétaire de L’Aire retournerait chez lui, tout à l’heure, et on ne le verrait qu’au printemps, lorsqu’il viendrait chercher son piano…

De ces diverses réflexions de Zenon, il ne faudrait pas conclure qu’il n’estimait pas Claude, ou qu’il oubliait le service rendu. Certes, non ! Seulement, sa première pensée était toujours pour Magdalena, la fille de son ami martyr, et par-dessus tout au monde, il la voulait heureuse.

— C’est un grand service que nous vous rendons, M. de L’Aigle, dit Zenon à Claude, en riant et désignant le piano.

— Disons plutôt que c’est un service que nous nous rendons mutuellement, M. Lassève ; c’est ce qui avait été entendu entre Théo et moi, vous savez.

— Dans tous les cas, ce sera une grande distraction pour le cher enfant, durant les veillées, qui sont déjà longues.

— Tant mieux, alors, tant mieux ! fit Claude.

— Désirez-vous fumer, M. de L’Aigle ? demanda Zenon. Je n’ai que du tabac canadien à vous offrir ; mais je vous l’offre de bon cœur.

Claude sortit deux cigares de la poche de son pardessus et en offrit un à Zenon.

— Essayez un de ces cigares, suggéra-t-il ; je les ai achetés à Québec, en passant, et je les crois bons. Je pense que leur saveur vous plaira.

— Tandis que vous allez fumer, tous deux, moi, je vais préparer du café. Le café sera bon, je le certifie, dit Magdalena ; c’est la recette d’Eusèbe, qu’il m’a donnée, alors que nous étions sur L’Aiglon… Je crois que vous aimerez aussi mes petits gâteaux, M. de L’Aigle.

— Ne vous donnez donc pas tant de peine mon petit ami ! fit Claude.

— Ça me fait plaisir, croyez-le.

Bientôt, le café était fait, puis servi sur une nappe en grosse toile bien blanche, sur le coin de la table.

Magdalena versa le café dans des tasses en pierre. Ce n’était pas la porcelaine fine, le verre taillé, les argenteries de valeur de L’Aiglon bien sûr : mais c’était ce qu’on avait de mieux à La Hutte.

Peut-être l’aristocratique M. de L’Aigle éprouva-t-il quelques frissons intérieurs lorsque ses lèvres devinrent en contact avec les tasses épaisses ; sans doute, il réprima avec peine d’autres frissons lorsqu’il se vit obligé de faire fondre le sucre, au fond de sa tasse, au moyen d’une cuillère en plomb. S’il en fut ainsi, il n’en laissa certainement rien paraître. Mais il trouva le café exquis, ainsi que les petits gâteaux, et il ne manqua pas d’en féliciter son « petit ami » ; après quoi il se leva pour partir.

— Vous partez déjà, M. de L’Aigle ?

Non, ce n’est pas Magdalena qui vient de parler ; c’est Zenon. Mais cette exclamation était sur les lèvres de la jeune fille ; si elle se tait, c’est parce qu’elle a le cœur trop gros pour pouvoir proférer même un mot.

— Il le faut, M. Lassève. Rien ne me serait plus agréable que de pouvoir prolonger ma visite, croyez-le ; mais, à cette saison, vous le savez, il faut compter avec la brume.

— C’est vrai… répondit Zenon.

À ce moment, Eusèbe entrait dans la maison, après en avoir reçu l’autorisation ; le domestique portait un paquet assez volumineux, qu’il déposa sur la table, puis il se retira.

— Ce sont les opéras et autres morceaux de musique qu’il y avait sur L’Aiglon. Théo, dit Claude, en désignant le paquet qu’Eusèbe venait de déposer. J’ai pensé que vous aimeriez à déchiffrer tout cela, ajouta-t-il en souriant.

— Oh ! Merci, M. de L’Aigle ! répondit Magdalena. J’espère cependant, reprit-elle, que vous ne vous privez pas de cette musique pour moi ?

— Pas du tout ! Pas du tout, mon petit ami ! Et maintenant, au revoir, M. Lassève ! Au revoir, Théo !

Il était parti !…

Magdalena essaya de se consoler en regardant le piano, en feuilletant la musique que Claude lui avait laissée ; mais rien ne pouvait la consoler, rien !

Et tandis que Zenon Lassève, dehors, chantait à plein gosier, tout en plantant des clous dans la porte qu’il était à faire pour son futur atelier, affaissée sur le siège qu’avait occupé Claude de L’Aigle, durant sa trop courte visite à La Hutte, Magdalena pleurait silencieusement.

VIII

REX

C’était une grande affaire que l’installation du piano de L’Aiglon, à La Hutte ; une bonne affaire aussi et, dès le premier soir, Magdalena jouissait pleinement du plaisir de jouer de cet instrument qu’elle aimait tant. Et les soirs suivants, ce fut la même jouissance. Placée devant le piano, tandis que Zenon et Séverin causaient ensemble, elle déchiffrait des parties d’opéras, passe-temps excessivement agréable pour elle, puisqu’elle lisait si facilement la musique, à première vue.

— Théo, chante-nous donc cette partie des Cloches de Cornéville, que tu as chantée avec M. de L’Aigle, à bord de L’Aiglon, demanda Zenon, certain soir. C’était si joli !

Mais cela, Magdalena ne le pouvait pas ; elle savait d’avance que la voix lui manquerait, aussitôt qu’elle essayerait de chanter la première note de cet opéra qu’elle et Claude avaient chanté ensemble. Alors, pour ne pas mécontenter son père adoptif, elle chanta autre chose, croyant le tromper ainsi.

— Ce n’est pas cela que je voulais dire, Théo, annonça Zenon ; mais ce que tu viens de chanter, c’est aussi très beau.

— Beau ! Vous l’avez dit, M. Lassève ! s’écria Séverin. Quelle belle voix tu as, Théo ; on dirait une voix parfaite de femme.

À cause de la présence du piano à La Hutte ; à cause aussi du degré d’intimité qui existait entre les Lassève et Séverin, on n’avait pu cacher à ce dernier, plus longtemps, ce qui concernait Claude de L’Aigle, tout en lui faisant promettre de n’en souffler mot à âme qui vive. Séverin avait promis de se taire et on pouvait se fier à sa promesse ; comme celle de tout honnête homme, sa parole valait de l’or.

Inutile de dire si Séverin avait été étonné d’apprendre qu’il y avait un si splendide domaine que L’Aire sur la Pointe Saint-André ; ce domaine, personne, au village, n’en soupçonnait même l’existence.

On était au 10 octobre. Il était temps de livrer à l’entrepreneur de la Rivière-du-Loup le reste de sa commande, c’est-à-dire les deux croix et la couronne, que Magdalena avait terminées.

— Séverin, dit-elle, un soir, au moment où le brave garçon se disposait à retourner chez lui, après avoir travaillé comme dix, toute la journée, à la construction nouvelle, nous voulons dire à l’aile, ce sera demain le 10 du mois. Les croix et la couronne de fleurs cirées étant terminées, ne serait-ce pas le temps de les livrer à l’entrepreneur de la Rivière-du-Loup ?

— Bien sûr ! s’écria Séverin. Demain, ça ne sera pas trop tôt. J’irai donc à la Rivière-du-Loup… Mais… j’y songe !… Pourquoi ne m’accompagneriez-vous pas, tous deux ? Hein, M. Lassève ?

— Je pourrais difficilement laisser mes travaux… commença Zenon.

— Nous travaillerons double, après demain, M. Lassève, si vous voulez prendre un congé demain. Venez ! Vous pourrez juger, par vous-même, des qualités de Rex. Il va nous mener à la Rivière-du-Loup et nous en ramener en un crac !

— Mon oncle, dites « oui » ! implora Magdalena. Pensez-y ! Une si belle promenade, et le temps est si beau !

— Mais, Séverin, dit Zenon, en riant, je croyais que vous vouliez tenir « Théo, le fleuriste » dans l’ombre et le mystère, ou, du moins, incognito !

— C’est vrai… murmura Séverin. Je ne tiens pas à ce que l’entrepreneur le voie… Je lui ai dit que j’étais l’agent de « Théo, le fleuriste » et… Ah ! Tiens ! Voici : arrivés à la Rivière-du-Loup, je vous conduirai tous deux chez Mme Fabien, une amie de ma mère. Moi, je me rendrai chez l’entrepreneur, puis j’irai vous rejoindre ensuite. Nous dinerons chez Mme Fabien… moyennant finances, c’est entendu, car elle n’est pas bien fortunée cette bonne dame. Mais, Théo, si jamais tu n’as mangé des œufs pondus du matin ; du miel sentant le trèfle ; du beurre goûtant la crème, la vraie crème, je t’assure que tu vas te régaler chez Mme Fabien !

— L’eau m’en vient à la bouche, Séverin ! s’écria Magdalena, en riant.

— Vous l’aimerez, cette amie de ma mère, je vous l’assure, M. Lassève ! Quant à toi, Théo, je prédis que Mme Fabien va vouloir t’embrasser sur les deux joues, en t’apercevant !

— Je l’aime déjà cette bonne Mme Fabien, sans même l’avoir vue, dit la jeune fille en souriant. D’ailleurs, n’était-elle pas l’amie de Mme Rocques, que je chérissais tant.

— Ainsi, c’est décidé ? Vous m’accompagnerez à la Rivière-du-Loup, M. Lassève, Théo ?

— Pourrions-nous refuser une si belle offre ! s’exclama Zenon.

— Cher oncle ! s’écria Magdalena, entourant de ses bras le cou de Zenon. Ça m’aurait fait tant de peine, si vous aviez refusé ! Et, Séverin… j’ai quelque chose à vous demander…

— « Demandez et vous recevrez » a dit le Seigneur.

— Oui, je sais… Eh ! bien, voici : me laisserez-vous conduire le cheval ? Que ça me ferait plaisir !

— Impossible, mon garçon, impossible ! protesta Zenon. Tu n’as jamais conduit un cheval de ta vie, et Rex…

— Rex ?… On peut le conduire avec un fil, M. Lassève, répondit Séverin.

— Tout de même…

— Écoutez, M. Lassève ! Si Théo désire conduire Rex, laissez-le faire. Je serai assis à ses côtés et lui donnerai sa première leçon. Ne craignez rien ; je vous promets que tout ira bien.

— Du moment que vous serez là, tout près, Séverin… Je sais que je puis me fier à vous.

Le lendemain matin, à dix heures, on partait pour la Rivière-du-Loup.

Mais, d’abord, il y avait eu des exclamations d’admiration, de la part de Zenon et de Magdalena, en apercevant Rex, un grand cheval gris-pommelé, doux comme un agneau, habitué au monde et essayant de leur prouver de l’amitié par des hochements de tête, des hennissements en sourdine, lorsqu’on le flattait, ou qu’on avait l’air seulement de s’occuper de lui.

Magdalena n’avait jamais touché à un cheval de sa vie, et elle était quelque peu timide ; elle eut vraiment peur même, lorsque Rex s’approcha d’elle et posa sa grande tête sur son épaule. Zenon qui, lui non plus, n’était pas habitué aux chevaux, ne put s’empêcher de crier.

— Théo ! Séverin ! Le cheval !

— Ne craignez rien, M. Lassève, dit Séverin. Il n’y a aucun danger, Théo, ajouta-t-il. Rex te fait tout simplement des façons, pensant que tu as peut-être une pomme ou un morceaux de sucre à lui donner.

— Je lui ai apporté deux pommes et un morceau de sucre, Séverin.

— Alors, crois-le, mon garçon, il le sait, rit Séverin. Donne-lui une pomme, Théo et, encore une fois, ne crains rien.

Mais Magdalena présenta la pomme à Séverin, en lui disant :

— Donnez-la lui, vous ; moi, j’ai peur.

— Peur ? Peur de Rex ? Allons ! Donne-lui la pomme, dans ta main, Théo !

Elle obéit, quoique timidement. Soudain pourtant, elle fit un léger cri ; on eut pu voir pâlir Zenon.

— Qu’y a-t-il, Théo ? demanda-t-il. Le cheval t’a-t-il mordu ?

— Non… Je ne le crois pas… J’ai senti ses lèvres sur mes doigts… J’ai eu bien peur…

— C’est parce que tu ne sais pas présenter quelque chose à un cheval, dit Séverin. Tu as dû prendre la pomme dans tes doigts et l’offrir ainsi à Rex.

— Mais, oui !

— Ce n’est pas ainsi qu’il faut faire ; tu risquais de te faire mordre accidentellement. Rex, ne te mordrait pas volontairement pour toute… l’avoine de la province, tu sais, mon garçon, fit Séverin, en riant ; mais en voulant saisir la pomme, tout à l’heure, il aurait pu te saisir, en même temps, les doigts, sans le faire exprès. Tiens, reprit-il, regarde comment je m’y prends, moi.

Il retira une pomme de la poche de son pardessus et la tendit à Rex.

— Vois-tu, expliqua-t-il à Magdalena, je mets la pomme dans la paume de ma main, sans y toucher avec mes doigts ; de cette manière, le cheval prend le fruit gentiment avec ses lèvres, et il n’y a aucun danger. Offre-lui en une de cette manière maintenant, Théo.

— Séverin, intervint Zenon, peut-être serait-il préférable que…

— Allons, allons, M. Lassève ! Il faut que l’enfant s’habitue aux chevaux, puisque vous vous proposez d’en garder un, vous-même.

— Je n’ai pas peur, Séverin, fit Magdalena.

— Il ne faut pas avoir peur des chevaux, non plus, Théo ; ils sont parfaitement inoffensifs, lorsqu’ils sont bien traités.

L’offre de la pomme à Rex, ce fut un succès, et aussi l’offre d’un morceau de sucre.

— Chère belle bête ! s’écria Magdalena, en flattant le cheval. Combien vous devez l’aimer, Séverin !

— Je ne me déferais pas de Rex pour tous les biens de ce monde, sache-le, mon petit.

— Je le crois sans peine ! dit Zenon.

Magdalena s’installa sur le premier siège de la voiture, et Séverin s’assit à côté d’elle, afin d’être prêt à s’emparer des rubans, quand nécessité il y aurait.

— Je ferais bien peut-être de faire mon acte de contrition, avant de partir, Théo, dit Zenon, en riant. Puisque c’est toi qui mènes…

— Ô mon oncle ! rit la jeune fille, à son tour. Tenez, ajouta-t-elle, je vous confie Froufrou ; il serait de trop sur notre siège et il me nuirait… Et maintenant, tenez-vous bien, oncle Zenon ; nous allons partir

— Pour tous les péchés de ma vie, pardon, Seigneur, pardon ! dit Zenon d’un air si comique que Magdalena et Séverin rirent d’un grand cœur.

— Marche, Rex ! Beau cheval, marche !

Elle était au comble de ses joies la chère enfant. Que c’était agréable de conduire une aussi excellente bête que Rex ! Séverin l’avait bien dit ; on eut pu le conduire avec un fil.

Cependant, il y eut des rencontres à faire et Séverin dut prendre les rubans des mains de la jeune conductrice.

— Vois-tu, lui dit-il, ça demande un peu de pratique pour les rencontres. Il est vrai que Rex se jette de côté, de lui-même ; mais il faut pouvoir juger de l’espace et de la distance, sans quoi on irait se jeter dans quelque fossé.

On arrivait au Portage, lorsque Séverin aperçut, venant à leur rencontre, un fringuant équipage : deux chevaux, noirs comme la nuit, dont l’attelage, aux ornements d’argent, luisaient au soleil ; ces chevaux étaient attelés à une luxueuse berline. En un clin d’œil, le riche équipage eut croisé la modeste voiture contenant nos trois amis. Heureusement, Séverin avait saisi les rubans, car Magdalena venait d’avoir une grande surprise : la berline contenait un homme, et cet homme c’était Claude de L’Aigle.

— Tiens ! C’est M. de L’Aigle, qui vient de nous croiser ! s’écria Zenon. L’as-tu reconnu, Théo ?

— Oui. Il ne nous a pas vus cependant ; il était à lire, je crois, ou à consulter des notes. Mais j’ai reconnu M. de L’Aigle ; j’ai aussi reconnu Eusèbe, qui conduisait les chevaux.

— Ah ! C’est là l’équipage de ce mystérieux M. de L’Aigle ! fit Sévevrin. J’ai vu cet équipage souvent… M. de L’Aigle aussi, je l’ai vu déjà, sans savoir qui il était, naturellement.

— Alors, M. de L’Aigle est connu, au village Saint-André, sans qu’on sache son nom, ni où il demeure ?

— Non, M. Lassève. M. de L’Aigle n’est pas connu, à Saint-André, pas même de vue. Je crois qu’il fait transporter son équipage sur un bac, aussitôt qu’il a quitté le Portage… J’ai vu ce bac souvent, sans en comprendre l’utilité.

— Probablement que l’accès de L’Aire est trop difficile, du moins durant cette saison, pour que M. de L’Aigle puisse procéder autrement, répondit Zenon, et cette réponse termina la conversation, en ce qui concernait Claude et ses affaires.

Le reste du voyage se fit sans autres incidents dignes d’être rapportés.

Enfin, on arriva devant une maison blanche, aux contrevents verts, perdue au milieu d’une minuscule forêt d’érable.

— C’est ici que demeure Mme Fabien, dit Séverin. Venez ! ajouta-t-il, en s’adressant à Zenon et à Magdalena, après avoir attaché Rex à un arbre.

Nos deux amis hésitèrent, durant l’espace de quelques instants ; ils éprouvaient cette sorte de gêne qu’on éprouve généralement à se présenter chez des inconnus. Séverin, il est vrai, leur avait dit des choses merveilleuses sur le compte de Mme Fabien ; mais, il faut si peu, souvent, pour se sentir de trop ; un regard… un silence… une intonation froide… un rien, suffit pour faire comprendre à un étranger qu’il n’est pas le très bienvenu.

Leur hésitation fut de courte durée, pourtant, et bientôt, ils furent à côté de Séverin, lorsque celui-ci frappa à la porte de la maison.

La porte venait d’être ouverte par une femme d’une soixantaine d’années, aux cheveux blancs, aux yeux bleus, très doux ; de fait, la bonté rayonnait dans toute sa personne.

— Séverin ! s’exclama-t-elle. Enfin ! Tu t’es décidé de venir me voir ! Entre, Séverin, entre ! Tu es le bienvenu mille fois, ainsi que tes amis !

— Hein ! semblait dire le regard de Séverin à ses compagnons. Je vous l’avais bien dit que vous seriez les bienvenus ! Mme Fabien, fit-il, lorsqu’il eut donné deux résonnants baisers à cette bonne dame, je vous présente M. Lassève, de la Pointe Saint-André et…

— Je suis heureuse de faire votre connaissance, M. Lassève, répondit la brave femme, et laissez-moi vous assurer que vous êtes le très-bienvenu, ajouta-t-elle, en tendant la main à Zenon.

— Merci, Madame, dit Zenon, en s’inclinant devant Mme Fabien.

— Je vous présente, maintenant, Théo, le neveu de M. Lassève, aussi de la Pointe, continua Séverin, attirant Magdalena auprès de Mme Fabien.

— Oh ! Le bel enfant ! s’écria Mme Fabien, en donnant un baiser à la jeune fille, qui sourit et rougit en même temps.

Elle jeta, machinalement, les yeux sur Séverin, et elle faillit éclater de rire, en le voyant lui faire un clin d’œil : ce clin d’œil tout comme le regard de tout à l’heure, disait si clairement :

— Hein ! Je te l’avais bien dit qu’elle t’embrasserait la brave femme !

IX

UNE JOYEUSE SURPRISE

Leur excursion à la Rivière-du-Loup leur fit du bien à tous. Magdalena paraissait plus joyeuse ; on eut pu l’entendre chanter dans et autour de La Hutte, tout en vaquant à ses occupations journalières.

La réception si cordiale que leur avait fait cette bonne Mme Fabien les avait impressionnés très favorablement, et même, ils l’avaient invitée à venir leur rendre visite, à la pointe ; Mme Fabien avait accepté. Pas avant l’été, bien sûr ; mais elle irait, durant la prochaine belle saison. On ne l’oublierait pas ; Séverin irait la chercher en voiture, quand le temps en serait venu.

Une chose avait fait grand plaisir à Magdalena : au moment où ils allaient partir, pour retourner à Saint-André, Mme Fabien avait remis à la jeune fille un gros bouquet de fleurs variées.

— Je sais que tu aimes les fleurs, petit, lui avait-elle dit, car je t’ai vu les admirer, dans le jardin.

— Si j’aime les fleurs, Madame ! s’était écriée Magdalena. Et c’est pour moi, pour moi, ce splendide bouquet ?

— Bien sûr, cher enfant.

— Oh ! Comment vous remercier, Mme Fabien !

— Je suis contente de te faire plaisir, Théo, avait répondu la bonne dame. L’année prochaine, par exemple, tu viendras me voir dans le mois de juin ou de juillet ; les fleurs sont dans toute leur splendeur alors, et tu seras à même d’en cueillir autant que tu en voudras.

— Que vous êtes bonne, Mme Fabien ! s’était écriée la jeune fille, en donnant un baiser à la brave femme.

Ces fleurs, inutile de le dire, Magdalena en prit grand soin ; même, pour le voyage de retour, elle céda sa place à son père adoptif, sur le premier siège, préférant le second, afin de pouvoir avoir l’œil à son bouquet.

Ce fut donc au tour de Zenon Lassève de prendre des leçons, en retournant à Saint-André. Il s’y entendait peu lui-même, n’ayant jamais possédé de cheval et n’en ayant conduit que rarement, dans sa vie.

— Dois-je dire mon acte de contrition, à mon tour, mon oncle ? demanda Magdalena, en riant au moment où l’on partait.

— « La prudence est la mère de la sûreté » cita Zenon, riant d’un bon cœur lui aussi.

Arrivée à La Hutte, le premier soin de notre héroïne fut pour ses fleurs. Le lendemain, elle allait les cirer toutes, si possible, elle cirerait aussi les plus belles feuilles. Le bouquet entier fut donc mis dans un grand pot rempli d’eau, qui fut ensuite placé sur la table.

— Quel splendide centre de table, hein, mon oncle ? s’écria-t-elle, lorsqu’ils se fussent attablés pour le souper.

— On ne se prive de rien, à La Hutte, n’est-ce pas, Théo ? répondit Zenon en riant. Mme Fabien t’a fait là un cadeau que tu apprécies fort, je sais, ajouta-t-il, en désignant le centre de table.

— Rien au monde n’ait pu me faire plus plaisir, je vous l’assure !

Le lendemain et les jours suivants, Magdalena fut fort occupée avec ses fleurs, dont elle ne perdit pas une seule. À part cela, elle était aussi à faire des « formes » de croix, de couronnes et d’ancres. Ces formes, préparées à l’avance ainsi, lui permettrait de remplir les commandes plus vite, lorsqu’elle en recevrait, ce qui ne saurait manquer.

Séverin, lorsqu’il avait remis à « Théo, le fleuriste », les vingt dollars qui lui revenaient prix de l’ouvrage fait pour l’entrepreneur de la Rivière-du-Loup, lui avait dit :

— Tiens, Théo, voici l’argent qui te revient. J’en ai donné un reçu à l’entrepreneur et il m’a demandé si tu serais disposé à prendre d’autres commandes, un peu plus tard.

— Et qu’avez-vous répondu, Séverin ?

— J’ai répondu que j’étais l’agent de « Théo, le fleuriste » et que je pouvais lui assurer (à l’entrepreneur, s’entend) que ses commandes seraient remplies du moment qu’il t’accorderait le temps nécessaire pour un travail aussi délicat.

— Vous avez bien fait, Séverin, et je me tiendrai prêt en conséquence.

Elle avait voulu remettre à Zenon les vingt dollars qu’elle avait gagnés, mais il avait refusé de les prendre.

— Pas la miette, mon garçon, pas la miette ! avait-il répondu. Cet argent est à toi ; garde-le. On ne sait jamais quand tu pourrais en avoir besoin.

Le temps passe vite quand on est occupé, et un jour, Magdalena constata que le mois d’octobre achevait. Le temps était au beau fixe, quoique froid.

Un après-midi, elle alla faire une promenade à pied, accompagnée du fidèle Froufrou. En passant près de l’aile, à laquelle son père adoptif et Séverin étaient à travailler, elle voulut s’approcher, pour leur parler.

— N’approche pas de trop près, Théo ! s’écria Zenon, moitié riant. Tu as promis, tu sais, de ne pas essayer de voir l’intérieur de mon atelier, avant que ce soit complètement fini.

— C’est vrai, mon oncle, répondit-elle, en souriant. Mais, est-ce que vous l’achevez votre construction ?

— Oui, mon garçon. Nous espérons y mettre la dernière main ce soir, demain, le plus tard… J’aurai quelque chose à te proposer au sujet de cette aile, Théo.

— Je prêterai une oreille attentive à votre proposition, je vous le promets et, inutile de vous dire qu’elle est adoptée d’avance, qu’elle qu’elle soit. En attendant, au revoir, mon oncle ! Au revoir, Séverin ! Je m’en vais faire une petite promenade avec Froufrou.

— C’est un beau temps pour marcher, dit Séverin.

— Merci, Théo ; mais ça dépendra de… de l’atelier… Si nous le terminons ce soir, il est plus que probable que je retourne à Saint-André, quitte à revenir demain. Je te reverrai à ton retour, d’ailleurs.

Les deux hommes, occupés à travailler, ne s’aperçurent pas du chemin qu’avait pris Magdalena. Mais soudain, Séverin, ayant levé la tête, s’écria :

M. Lassève, voyez donc où Théo est rendu !

Zenon leva la tête, à son tour. Il ne fut pas très surpris de voir la jeune fille debout sur le Roc de L’ancien Testament ; il ne fut pas étonné non plus de la voir leur tourner le dos et regarder fixement dans la direction du Roc du Nouveau Testament, c’est-à-dire, de L’aire… La demeure de M. de L’Aigle… Et Magdalena la pauvre enfant… Malgré lui, il soupira et Séverin l’entendit.

— Théo regarde du côté de la demeure de M. de L’Aigle, Séverin, annonça-t-il, d’un ton un peu froid.

— Ne l’aimez-vous pas ce M. de L’Aigle ? demanda Séverin.

— Mais, oui ! C’est un charmant type. Il a été parfait pour nous, et je l’estime beaucoup.

— Ah !… Je pensais… murmura tout bas Séverin.

Enfin, Magdalena quitta le rocher et s’en vint vers La Hutte ; les deux hommes l’y attendaient. Zenon, sans en avoir l’air, l’observa, du coin de l’œil, et il crut qu’elle avait pleuré, ce qui eut pour effet de l’attrister.

— Théo, annonça-t-il pourtant, l’atelier est terminé. Il ne reste plus que quelques petits détails ; mais ça ne presse pas, pour le moment.

— Vous avez dû beaucoup travailler, tous deux, vous et Séverin, mon oncle, répondit la jeune fille, pour terminer cette construction si vite ; mais vous devez être contents que ce soit fini.

— Nous n’en sommes pas fâchés, pour te dire le vrai !… Et maintenant, voici ce que j’avais à te proposer : faisons l’inauguration de l’atelier, demain soir.

— Et comment nous y prendrons-nous ? demanda-t-elle gravement.

— D’abord, nous aurons un souper « à tout casser », à six heures juste, puis…

— Un souper ?… Je pourrais faire un bon pâté au poulet, mon oncle ; nous avons du poulet en boîtes et…

— Humm ! fit Séverin, en humectant ses lèvres avec sa langue. Que ça va être bon ! J’en ai déjà mangé de tes pâtés au poulet, tu sais, Théo, et vrai, ça avait goût de revenez-y ! Je suis invité, pour l’inauguration, et, je t’en avertis, je ne manquerai pas d’y être.

— Je ne doute pas que vous soyez invité, Séverin, et vous avez bien gagné de l’être aussi ! Si mon oncle a un bel atelier aujourd’hui, c’est grâce, un peu, beaucoup, à l’aide que vous lui avez donné, j’en suis sûre.

— C’est entendu, alors, hein, Théo ? demanda Zenon.

— Certainement, mon oncle !

— Fort bien !… À six heures moins le quart, demain soir, tu nous joueras quelque chose de gai, sur le piano, comme manière d’introduction, ou d’ouverture, puis nous ouvrirons la porte de l’atelier, afin de te procurer l’occasion d’admirer notre ouvrage, ou plutôt, notre chef-d’œuvre ; ensuite, nous souperons. N’est-ce pas que c’est un joli programme, Théo ?

— Oui. C’est un joli programme, et je vous félicite de l’avoir organisé !

La préparation du souper ne fut pas laissée à Magdalena seule, car, tandis que Zenon plantait les derniers clous, dans son atelier, Séverin pelait les patates, battait les œufs, et se rendait utile de diverses manières. De plus, le brave garçon avait apporté, de Saint-André, ce matin-là, une chopine de crème, qu’il avait promis de fouetter lui-même ; cette crème fouettée accompagnée de petits gâteaux, dont la jeune fille avait le secret, ce serait un dessert si succulent que l’eau en venait à la bouche de Séverin, rien que d’y penser.

Six heures moins le quart…

Le programme, tracé, la veille, par Zenon, serait suivit à la lettre.

Comme il avait été convenu, Magdalena se mit au piano et joua une marche entraînante, dont Zenon et Séverin, sans même s’en rendre compte, battaient la mesure sur le plancher avec leurs pieds.

Six heures moins cinq minutes…

Magdalena s’avança près de la porte de la nouvelle aile, en compagnie des deux hommes, et Zenon lui remit une petite clef.

— Oh ! La belle clef d’or ! s’écria-t-elle.

Elle est en cuivre, mais polie au point de ressembler à de l’or. C’est à toi que revient l’honneur d’ouvrir la porte, Théo, répondit Zenon.

Elle mit la clef dans la serrure… et la porte s’ouvrit…

Une exclamation d’étonnement et de joie s’échappa de ses lèvres, car, au lieu de l’atelier qu’elle s’était attendue à voir, elle venait de découvrir que la nouvelle aile était une coquette chambre à coucher. Le lit, fixe, était recouvert de draps bien blancs et de couvertures ; d’oreillers, encaissées dans des taies d’oreillers aux fines broderies, et qui avaient appartenu à cette pauvre Mme Rocques. Un petit chiffonnier servait de support à un set à toilette, acheté avec les économies de Séverin. En face du lit était un foyer fait de cailloux de différentes couleurs formes et grosseurs, cimentées ensemble. Le foyer était grand, et on pouvait y faire une bonne flambée ; pour le moment, un feu clair y brûlait. Au dessus du foyer et allant jusqu’au plafond étaient des tablettes contenant des livres ; la modeste bibliothèque de Mme Rocques. Les murs et le plafond étaient peinturés de blanc, ce qui faisait que la pièce, quoique toute petite, paraissait assez grande. Deux larges fenêtres laissaient pénétrer l’air et le soleil ; mais, ce soir, la chambre était éclairée au moyen d’une lampe sous un dôme en porcelaine, suspendue au plafond.

— Mon oncle !… Séverin !… C’est tout ce que put dire Magdalena.

Comment aimes-tu mon atelier, Théo, hein ? demanda Zenon dont la voix tremblait légèrement, car il se sentait très ému de l’émotion et la joie de sa fille adoptive.

— C’est la plus grande et la plus belle surprise que j’aie eu de ma vie !…

— J’aurais bien voulu que ce soit prêt pour l’anniversaire de ta naissance, c’est-à-dire au commencement de ce mois, tu sais, Théo ; mais je m’y suis pris trop tard.

— Maintenant, tu comprends pourquoi nous tenions à garder le secret, n’est-ce pas ? fit Séverin, qui, assurément, n’était pas beaucoup moins ému que Zenon.

— Oui, je le comprends… Mais, comment vous remercier…

— Puisses-tu passer des heures agréables dans ta nouvelle chambre, Théo, dit Séverin et n’y faire que des rêves d’or !

Magdalena pleurait franchement. Elle entourait de ses bras le cou de ses deux amis.

— Braves cœurs ! pleurait-elle. Elle est si jolie, si coquette cette chambre à coucher !… Puis, les couvertures du lit ; les taies d’oreillers, les livres… Je sais d’où viennent toutes ces belles choses, Séverin ! Merci, à tous deux ! Oh ! des milliers de fois merci !

Ce fut donc un grand succès que l’inauguration de la nouvelle aile, car le repas fut jugé excellent.

Après le souper, les deux hommes donnèrent congé à Magdalena, et c’est eux qui lavèrent la vaisselle, balayèrent le plancher, et remirent tout à l’ordre, car ils savaient bien que la jeune fille aimerait à se faire, tout de suite, une petite installation dans sa chambre à coucher.

Enfin, tous trois s’assirent autour de la table et Zenon se mit à mêler un jeu de cartes, car on se disposait à jouer à la bataille ensemble. Mais voilà que Séverin, au lieu de « couper », lorsque Zenon lui présenta les cartes, fit un geste de refus et dit :

— Tout à l’heure, M. Lassève, voulez-vous ?… Mes amis, ajouta-t-il, veuillez m’écouter pendant quelques instants… J’ai quelque chose à vous dire… ou plutôt, à vous proposer.

— Nous vous écoutons, Séverin, répondit Zenon Lassève.

X

ATTRISTANTE PERSPECTIVE

Nous allons dire, en quelques mots, ce que Séverin avait à proposer : c’était qu’on l’admit à La Hutte, pour y passer l’hiver ; pour y passer peut-être même le reste de ses jours.

Depuis la mort de sa mère, il avait quitté la maison qu’ils avaient habitée ensemble, puis il avait loué deux pièces, chez des gens du nom de Charmeuse. L’une de ces pièces lui servait d’atelier ; l’autre, de chambre à coucher. Quant à ses repas, il les prenait chez les Charmeuse, gens qui ne lui étaient aucunement sympathiques.

À La Hutte… eh ! bien, ce serait l’idéal. Lui et Zenon travailleraient ensemble. Leur métiers se complétaient l’un l’autre : Zenon étant bon menuisier, Séverin étant sculpteur de bois ; à deux, ils pourraient gagner gros, du moins, durant les mois d’hiver, quitte à reprendre la pêche, lorsqu’arriverait l’été, s’ils le désiraient. Mais, le point le plus important dans tout cela, c’était la réelle amitié qui liait les deux hommes et leur profonde affection, à tous deux, pour Théo… qui le leur rendait bien.

— Topez là, Séverin ! s’écria Zenon.

— Cher bon Séverin ! s’exclama Magdalena, entourant de ses bras le cou du brave garçon. Rien ne nous sera plus agréable que de vous avoir avec nous toujours ! N’est-ce pas mon oncle ?

— À partir de ce moment, vous êtes de la famille, Séverin, dit Zenon. Aussitôt que vous le pourrez, arrivez-nous pour tout de bon.

— Et que ce soit bientôt ! fit Magdalena. Entendez-vous, Séverin ?

— Mes amis… Mes bons amis… balbutia Séverin, puis il s’essuya les yeux avec son mouchoir. Satanée pipe ! ajouta-t-il ; elle m’envoie toujours de la fumée dans les yeux !

Zenon et Magdalena sourirent ; eux aussi avaient les paupières humides.

— Si vous le voulez, M. Lassève, proposa Séverin, nous nous installerons une petite boutique dans votre remise. Il n’y aurait qu’à faire une cloison puis nous pourrons chauffer cette boutique avec un poêle à l’huile ; j’en ai un, à la maison, qui chauffe comme un engin.

— Vous pourrez travailler dans la maison, tous deux, Séverin, dit Magdalena. Vous aurez plus chaud et…

— Oui, je sais, Théo… Mais pour les gros ouvrages, puis le vernissage, une boutique à part vaudrait infiniment mieux.

— Nous ferons la cloison ; ce sera une affaire de rien d’ailleurs.

— Oui. À nous deux, M. Lassève, ça ira vite.

— Nous nous mettrons à l’œuvre, quand vous le désirerez, Séverin.

— Quant à la question d’un cheval, reprit Severin, inutile de dire qu’elle se trouve toute réglée, n’est-ce pas ?

— Rex… murmura Magdalena.

— Mais, oui, Théo, Rex ! Et c’est lui qui va être tout fier, quand, je le conduirai ici et que nous l’installerons dans sa maison neuve… je veux dire l’écurie confortable que vous avez construite, M. Lassève, ajouta-t-il.

— Pensez-y, mon garçon, si nous allons en avoir un beau cheval, hein ! fit Zenon, en riant et s’adressant à la jeune fille. Moi qui n’avais rêvé rien de mieux qu’un simple cheval de travail… pas cher…

— Quant au foin et à l’avoine, continua Séverin, je n’aurai qu’à en faire transporter de ma grange, sur ma terre. Il y en a en quantité, vous le pensez bien ! Je ferai charroyer aussi du bois, de ma terre à bois, pour l’hiver ; il y en a de coupé…

— J’en ai du bois, vous savez, Séverin.

— Oui, je sais, fit-il avec un sourire amusé. Mais, vous n’avez pas d’idée de ce que sont nos hivers ; il vaut mieux y être préparé. Le bois, voyez-vous, ça passe comme de la paille, durant les grands froids.

— Et vous viendrez bientôt vous installer ici, Séverin ? demanda Magdalena. Cette semaine peut-être ?

— Je le voudrais bien, cher enfant ; mais il va falloir attendre que le grand pont soit construit, avant que je puisse déménager… Non que j’aie grand’chose à déménager ; seulement, il y a le pupitre qui appartenait à ma mère, et la chaise qui va avec…

— Oh ! je m’en souviens de ce pupitre ! s’écria la jeune fille. Cette bonne Mme Rocques en était si fière, parce que c’était vous qui l’aviez fait. C’est un meuble si coquet, si beau !

— Le pupitre contient des casiers, des tiroirs, et une grande place pour écrire. C’est un meuble auquel je tiens fort, à cause de l’attachement qu’y avait ma mère. Puis il y a un fauteuil, et aussi une chaise berceuse, qui trouvera facilement place dans la chambre à coucher de Théo.

— Il y a place, dans La Hutte pour toutes choses auxquelles vous tenez, Séverin, croyez-le, dit Zenon.

— Merci, M. Lassève ; mais c’est à peu près tout… excepté la lingerie : draps de lits, taies d’oreillers, serviettes, couvre-pieds, et choses de ce genre, puis un tout petit service à thé en véritable porcelaine, auquel ma mère tenait beaucoup… Et c’est tout.

— En fin de compte, fit Zenon en souriant, c’est vous qui nous faites une faveur, et une grande, en venant demeurer avec nous !

— C’est vrai, dit Magdalena, La Hutte va devenir une maison si bien montée, que nous allons être obligés d’en changer le nom.

— Maintenant, parlons du pont ; il va falloir nous y mettre bientôt.

— Nous nous y mettrons dès demain, si vous le désirez, M. Lassève.

— Je suis de votre avis, Séverin. Le plus tôt nous nous y mettrons, le plus tôt il sera prêt…

— Et le plus tôt Séverin s’en viendra s’installer ici, acheva Magdalena.

— Nous commencerons donc demain, décida Zenon.

Malgré toute la diligence qu’ils y mirent cependant, ce n’est qu’à la fin du mois de novembre que le pont fut terminé et que Séverin put déménager et s’installer, pour toujours, tous l’espéraient, à La Hutte. Rex fut installé dans sa « maison neuve » ; l’express, la cariole et le sleigh furent rangés dans la remise ; la grange regorgeait de foin et d’avoine ; la cloison, séparant la remise de la boutique, était faite ; le pupitre et autres meubles ; la lingerie, la vaisselle étaient à leur place dans La Hutte, et nos amis étaient heureux.

Mais lorsque, dans le mois de décembre, Séverin annonça qu’il irait passer le temps des « fêtes » à Lévis, chez sa tante Lefranc, la seule sœur de sa mère, Zenon et Magdalena se sentirent tout attristés.

— Pourquoi ne m’accompagnez-vous pas ? demanda Séverin.

— Impossible ! s’écria Zenon.

— Vous êtes invités, tous deux, vous savez ! Tiens, Théo, lis donc tout haut cette page de la lettre de ma tante.

Magdalena lut ce qui suit :

« Tu me parles sans cesse de M. Lassève et du jeune Théo, son neveu, chez qui tu demeures maintenant, cher Séverin, et je suis bien contente de savoir que tu as de si bons amis. Rien ne nous ferait plus plaisir, à tous, ici, que s’ils voulaient t’accompagner, lorsque tu viendras passer les fêtes avec nous. Invite donc M. Lassève et son neveu, de ma part et de la part de toute la famille. M. Lassève s’entendra bien avec ton oncle, j’en suis sûre ; quant à Théo, il y a assez de jeunesses ici pour qu’il ne s’ennuie pas. La maison est grande ; il y a place pour trois amis, crois-le. Si tu m’écris qu’ils t’accompagneront, j’en serai fort heureuse… nous le serons tous. »

— Quelle aimable dame que Mme Lefranc ! s’écria Zenon, lorsque Magdalena eut lu ce passage de la lettre de la tante de Séverin.

— N’est-ce pas, mon oncle que c’est bien gentil de sa part de nous inviter ainsi ?

— Gentil ? Tu as dit, Théo !

— C’est sincère, voyez-vous, fit Séverin. Vous feriez mieux de vous décider à venir à Lévis avec moi, vous et Théo, M. Lassève.

— Et qui prendrait soin de Rex, durant notre absence, Séverin ?

— Rex ?… Eh ! bien, Rex, nous le mettrons en pension quelque part.

— En pension ? Non ! Non ! Nous en serions inquiets ; vous le premier, Séverin. Cependant, si Théo aime à vous accompagner et vous tenez à l’emmener, je lui donne permission de partir.

Magdalena eut aimé infiniment aller à Lévis ; cela lui aurait procuré la chance aussi de visiter la ville de Québec, dont elle avait tant lu, tant entendu parler ; mais elle ne pouvait pas laisser son père adoptif seul, surtout durant le temps des « fêtes ».

Séverin, malgré le plaisir qu’il aurait eu à emmener « Théo » avec lui, comprit bien le sentiment auquel il obéissait, en refusant de l’accompagner et il n’insista pas.

— Une autre fois, dit Magdalena. L’année prochaine peut-être, n’est-ce pas, mon oncle ?

— Peut-être… Dans tous les cas, nous sommes fort reconnaissants envers Mme Lefranc pour sa gracieuse invitation, Séverin. Vous le lui direz, s’il vous plaît.

— Vous allez partir l’avant-veille de Noël, avez-vous dit, Séverin ? demanda Magdalena ? Mais, quand reviendrez-vous ?

— Le surlendemain des Rois, sans y manquer, mon garçon.

Il partit donc, le 23 décembre. Zenon et Magdalena allèrent le mener en cariole, jusqu’à la Rivière-du-Loup, ne revenant à la Pointe Saint-André que le lendemain, après le départ du train.

Magdalena ne put s’empêcher de soupirer, lorsqu’ils furent de retour à La Hutte. Ils seraient bien seuls, bien isolés, elle et son père adoptif, durant cette époque de réjouissance dans les familles, et attristante était la perspective de ce temps des « fêtes » sur la Pointe Saint-André !

XI

DE « LA HUTTE » À « L’AIRE »

C’était la veille du Jour de l’An, dans l’après-midi.

Magdalena était seule dans La Hutte. Zenon était allé au village, acheter des provisions ; il s’agissait de différentes choses, telles que raisins, épices, mélasse, etc., dont la jeune fille avait besoin pour un gâteau qu’elle voulait faire, pour le lendemain.

En attendant le retour de Zenon, qui ne pouvait tarder maintenant, elle se dit qu’elle ferait des beignes. Oui, elle avait tous les ingrédients qu’il fallait : lait, sucre, beurre, œufs, farine, etc.

Se recouvrant d’un long tablier, elle déposa sur la table ce qu’il lui fallait et elle se disposait à casser des œufs, lorsqu’elle entendit un bruit de grelots. Elle ne pouvait voir ce qui se passait dehors, les vitres étant gelées ; mais elle se dit :

— Voilà déjà mon oncle qui revient du village. Il m’avait dit, aussi, qu’il ne ferait qu’aller et revenir. C’est qu’il sait que j’attends après ce qu’il va m’apporter. Cher oncle Zenon ! Je vais le féliciter d’avoir été si prompt.

On frappait à la porte de La Hutte.

— Entrez, mon oncle ! cria Magdalena. Tiens ! se dit-elle ensuite, la porte est fermée à clef et mon oncle le sait bien, puisque c’est lui qui m’a recommandé de prendre cette précaution, lorsque je suis seule dans la maison.

Elle courut ouvrir, et elle se trouva en face de… Claude de L’Aigle.

M. de L’Aigle !… balbutia-t-elle.

— Théo, mon petit ami ! répondit Claude.

M. de L’Aigle !… répéta-t-elle. Puis, s’apercevant soudain qu’elle manquait à toutes les règles de l’hospitalité, elle ajouta : Entrez, je vous prie. Vous êtes le bienvenu !

Ça va bien ici ? demanda-t-il, lorsqu’il se fut assis sur le siège que la jeune fille lui avait offert et qu’elle eut pris place en face de lui.

— Merci, M. de L’Aigle, oui, ça va bien. Mon oncle est allé au village, mais il ne tardera pas à revenir. Oh ! excusez-moi, ajouta-t-elle, en rougissant et enlevant prestement son tablier. J’étais en frais de confectionner des desserts, pour demain.

— Comment avez-vous passé le jour de Noël, Théo ?

— Assez bien, répondit-elle. Nous étions seuls, mon oncle et moi ; Séverin est allé à Lévis y passer le temps des fêtes.

— Séverin ?…

M. Séverin Rocque, expliqua Magdalena. Il demeure avec nous maintenant et nous l’aimons beaucoup, mon oncle et moi ; il est si bon, si dévoué !

— Et faites-vous encore des croix et des couronnes de fleurs cirées, mon petit ami ?

— Oui, M. de L’Aigle. Je travaille pour l’entrepreneur de la Rivière-du-Loup presque continuellement, depuis quelque temps.

— Ah ! À propos de fleurs, je vous dis que les serres de L’Aire regorgent littéralement de fleurs, de ce temps-ci. Les roses surtout… on dirait qu’elles se sont donné le mot pour fleurir toutes, à l’occasion des fêtes.

— Que ça doit être beau ! soupira la jeune fille qui, les yeux grands, la bouche entr’ouverte, écoutait parler Claude.

— Si vous voyez les roses de nuance saumon ! Il y en a des masses !

Elle porta la main à son cœur. Que ce devait être splendide toutes ces roses, et que M. de L’Aigle était bon de les lui décrire ainsi !

— Ah ! Voilà mon oncle ! s’écria-t-elle, entendant un bruit de grelots. Il va être si surpris et si content de vous voir !

Zenon n’avait pas pris le temps de dételer Rex, bien sûr, car déjà il entrait dans la maison, les bras chargés de divers parquets.

M. de L’Aigle ! dit-il, puis, ayant déposé les paquets sur la table, il tendit la main à leur visiteur.

— Vous êtes en bonne santé, M. Lassève, me dit Théo ?

— Oui, merci. Je savais que vous étiez ici, car j’ai vu votre équipage, près de la maison. Vous êtes le bienvenu !

— À mon tour de vous dire merci, M. Lassève, fit Claude.

— C’est bien aimable à vous de venir nous voir, en ce temps des « fêtes », M. de L’Aigle, dit Zenon. On a beau se dire que c’est une époque comme une autre, il me semble qu’on se sent plus isolé, quand on songe à ces réunions de familles et d’amis, un peu partout ; ne trouvez-vous pas ?

— Je suis exactement de votre opinion, M. Lassève, répondit Claude, et c’est pourquoi, en vue de demain, j’ai pensé que ce serait ridicule pour nous, isolés sur cette pointe, de passer le jour de l’an chacun chez soi. Qu’en pensez-vous vous-même ? Qu’en pense Théo ?

— Vous avez, sans doute, raison, M. de L’Aigle, et si vous aimez à accepter notre très humble hospitalité, nous vous l’offrons de grand cœur. La Hutte est… commença Zenon.

— Vous n’avez pas saisi mon idée, interrompit Claude. Je suis venu vous chercher, tous deux.

— Nous chercher ! s’écrièrent, en même temps Zenon et Magdalena.

— Mais, oui ! J’avais espéré que vous viendriez célébrer le jour de l’an, avec moi, à L’Aire, M. Lassève.

— Impossible ! fit Zenon. Merci, tout de même, pour votre invitation ; nous ne pouvons pas l’accepter cependant.

— Ô mon oncle ! s’exclama Magdalena, avec des larmes dans la voix.

— Eh ! bien, mon garçon ?

— Pourquoi refuser l’invitation de M. de L’Aigle, oncle Zenon ? Ce serait si charmant de passer le jour de l’an tous ensemble à L’Aire ! Les serres… La serre des roses… M. de L’Aigle vient de m’en parler. Ô mon oncle ! Dites oui, mon oncle !

— Mon cher enfant, répondit Zenon, qui prendrait soin de Rex, si nous partions ? Un cheval souffrirait à rester pendant toute une journée, sans boire ni manger.

— Rex ? dit Claude. Votre cheval, sans doute ? La question serait vite réglée, en ce qui le concerne. Retournons à L’Aire avec deux voitures. Il y a amplement place dans mes écuries pour votre cheval, et dans mes remises pour votre cariole. Allons ! Qu’en dites-vous, M. Lassève ?

Si Zenon eut eu le choix, il eut de beaucoup préféré passer le lendemain tranquillement chez lui, avec Magdalena ; mais il ne pouvait refuser l’invitation de Claude sans faire de la peine à la jeune fille, il le savait bien.

— Nous acceptons votre aimable invitation, avec grand plaisir, répondit-il. Nous sommes prêts à partir, quand vous le désirerez, M. de L’Aigle.

— Alors, puisque vous le voulez bien, M. Lassève, nous partirons le plus tôt possible, proposa Claude. Le chemin, d’ici à L’Aire, n’est pas entretenu par le gouvernement, comme vous le savez, ajouta-t-il en riant. Il faut aller lentement, si nous voulons cheminer sûrement. Il est déjà trois heures et demie d’ailleurs, et l’obscurité tombe vite et de bonne heure à cette saison. Vous n’avez pas dételé votre cheval, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Zenon.

— Mais vous allez prendre une tasse de café avant de partir, M. de L’Aigle ? demanda Magdalena.

Une tasse de café !… Il se rappela, en frissonnant, les tasses épaisses, les cuillères en plomb et il eut presqu’un haut-le-cœur le fastidieux M. de L’Aigle.

— Non, merci, mon petit ami, dit-il. Cela nous retarderait trop. Il vaut mieux que nous partions immédiatement.

— Vous avez oublié d’inclure Froufrou dans votre invitation, M. de L’Aigle, fit-elle en souriant et en désignant le chien qui, entendant prononcer son nom, se mit à aboyer et tourner sur lui-même. Froufrou est un chien bien élevé, vous savez, et puis, nous ne pouvons pas le laisser ici.

— Froufrou est le bienvenu, du moment qu’il fera bon ménage avec Diavolo, notre chat… ou plutôt le chat de Candide, notre cuisinière, répondit Claude, en riant.

— Diavolo ? C’est là le nom de votre chat ? Il est donc mauvais ? S’il allait arracher les yeux à mon chien !

— Diavolo porte ce nom parce qu’il est noir comme du charbon et que ses yeux ressemblent à des boules de feu, dans l’obscurité ; à part cela, Diavolo est le chat le plus paisible de l’univers, Théo, et je sais qu’il sera très poli pour Froufrou.

— Oh ! alors, tant mieux !

— Allons ! Partons ! Il est grand temps, je crois.

Aussitôt que les deux hommes furent sortis, Magdalena se hâta de placer dans une petite valise son costume brun, qu’elle n’avait mis que deux fois, et l’habit bleu marin de Zenon, dans lequel il paraissait si bien, puis, s’étant assurée que tout était à l’ordre, que le feu était éteint, ou à peu près, dans le poêle de la salle, elle sortit à son tour, Froufrou sur ses talons. Claude l’attendait à la porte de la maison.

— Venez, Théo, lui dit-il, en lui tendant la main.

Il la conduisit à sa propre voiture et lui dit d’y prendre place.

— Je ne puis pas accepter votre voiture, M. de L’Aigle, dit Magdalena ; je vais m’en aller avec mon oncle.

— Pardon, mon petit ami, mais c’est moi qui vais m’en aller avec M. Lassève. Nous avons mille choses à discuter ensemble, votre oncle et moi, d’ailleurs, vous savez.

— Faut-il que j’obéisse, encore cette fois ? demanda-t-elle en souriant.

— S’il vous plaît, Théo !

— Vous n’aimerez pas cela… notre cariole, je veux dire ; elle n’est pas aussi confortable que la vôtre, je vous en avertis ! fit-elle en riant.

Mais les chevaux s’impatientaient, et Claude dût quitter hâtivement Magdalena et aller rejoindre Zenon dans sa cariole. L’équipage de L’Aire venait le premier, suivi de la cariole des Lassève.

On partit. Inutile de dire que Froufrou occupait, lui aussi, une place dans la voiture de M. de L’Aigle. On allait lentement, très lentement. Ainsi que l’avait dit Claude, le chemin, de La Hutte à L’Aire n’était certes pas entretenu par le gouvernement, et quoique ce chemin fut tracé et indiqué au moyen de balises, la moindre déviation eut entraîné une catastrophe ; on pourrait arriver entre deux rochers, dans quelque précipice. Heureusement, les chevaux de Claude étaient bien dressés, et quoiqu’ils rongeassent leurs mords de bride parfois, leur instinct était infaillible ; ils savaient qu’un faux pas pourrait leur coûter peut-être la vie, à tous.

Quant à Rex, il suivait tranquillement l’équipage qui le précédait ; on pouvait se fier à lui ; lui aussi était bien dressé, et il comprenait… autant qu’un cheval peut comprendre, du moins.

Le Roc de L’Ancien Testament fut dépassé. Au loin, très au loin encore, on apercevait le Roc du Nouveau Testament qui servait de mur principal à la résidence de Claude de L’Aigle. Comme il tardait à Magdalena d’être arrivée à L’Aire ! Combien de fois elle avait rêvé d’être reçue là ! Mais aussi, combien peu elle avait cru y pénétrer un jour !

— Et dire que mon oncle allait refuser l’invitation de M. de L’Aigle ! se dit-elle. Jamais je ne m’en serais consolée, jamais ! Il est vrai que ses raisons étaient bonnes, à mon oncle, et que, malgré le désir que j’avais d’aller passer le Jour de l’An à L’Aire, je n’aurais pas consenti, moi non plus, à laisser Rex, sans nourriture et sans eau, pendant toute une journée. Heureusement, il y a place dans les écuries de L’Aire pour notre cheval !

On approchait du Roc du Nouveau Testament.

— Que c’est donc gentil, de la part de M. de L’Aigle, d’être venu nous chercher ! pensait encore Magdalena. Est-il aimable et bon !… Et est-ce surprenant que je… je… l’aime ? Claude… murmura-t-elle ensuite ; c’est un nom si doux ; oui, c’est un nom qui signifie bonté, ce me semble… Sûrement, Dieu le bénira pour sa gentillesse envers « Théo, le pauvre petit pêcheur et batelier », ajoute-t-elle, tandis qu’un sourire entr’ouvrait ses lèvres. Oui, que Dieu vous bénisse, Claude ! Moi, je ne puis que vous être reconnaissante et… et… vous aimer !

Elle sentit qu’elle allait pleurer ; mais elle parvint à refouler ses larmes. On arriverait bientôt à destination.

En effet, la cariole venait de tourner à gauche, et de pénétrer sous une énorme porte-cochère. Les chevaux décrivirent une courbe savante devant de larges marches en pierre. De chaque côté de ces marches, Magdalena vit de hautes colonnes, chacune d’elles supportant un immense aigle, en pierre aussi ; on était arrivé à L’Aire, le « château » de Claude de L’Aigle.

XII

« L’AIRE »

L’Aire était, véritablement, un château ; il n’y avait pas de doute là-dessus, et lorsque Magdalena pénétra dans un vaste corridor, suivie de Claude, une exclamation d’admiration s’échappa de sa bouche.

Le corridor d’entrée de L’Aire c’était plutôt une immense pièce, au plafond et aux murs en marbre blanc et au plancher en mosaïque. Du côté droit, en entrant, était une grande cheminée, dans laquelle brûlait des bûches de bois franc. De chaque côté de ce corridor, des portes doubles, vitrées, laissaient entrevoir des pièces somptueuses : les salons, la bibliothèque, le fumoir, la salle à diner, la salle à déjeuner. Au fond, un escalier, aussi en marbre blanc devait conduire aux chambres du deuxième palier. Les premières marches de cet escalier étaient très larges, puis elles allaient se rétrécissant. Une galerie aux garde-corps en fer ouvragé, entourait le corridor, au deuxième étage ; chacun pouvait quitter sa chambre à coucher ou son boudoir, s’installer sur cette galerie et voir ce qui se passait en bas, si tel était son désir. Dix fenêtres étroites mais très longues, aux vitres coloriées représentant chacune, un dessin quelconque, éclairaient la pièce… durant le jour ; pour le moment, elle était éclairée au moyen de splendides candélabres, au verre découpé. Il y avait, sur des consoles, des statues de marbre et de bronze, au centre, sur une colonne, était un énorme aigle en bronze.

— Soyez le bienvenu à L’Aire, Théo, mon petit ami ! dit Claude, aussitôt qu’ils eurent mis le pied dans le corridor, tous deux.

— C’est… C’est magnifique ! s’écria Magdalena. Jamais je n’ai vu rien d’aussi beau que ce corridor, M. de L’Aigle.

— Approchez-vous du feu, Théo, fit Claude, en présentant un siège à la jeune fille. Vous devez être à moitié gelé ?

— Je n’ai pas froid du tout, répondit-elle en souriant. Votre voiture était tellement confortable, voyez-vous !

— Tant mieux ! Tant mieux !

Il tira sur le cordon d’une sonnette et au bout de quelques instants parut une jeune servante, à qui Claude dit :

— Rosine, allez donc dire à Xavier de venir ici immédiatement.

— Bientôt, un homme, petit de taille et portant toute sa barbe, arriva dans le corridor.

— Xavier, lui dit Claude, allez donc dételer le cheval de M. Lassève. Et dites à M. Lassève que nous l’attendons.

— Bien, Monsieur, répondit Xavier.

Zenon parut être, lui aussi, très émerveillé de la beauté du corridor.

— Approchez-vous du feu, M. Lassève, lui dit Claude. Et que je vous répète ce que je viens de dire à Théo : vous êtes le bienvenu !

— Merci, M. de L’Aigle, répondit Zenon L’Aire est une sorte de palais enchanté, je crois, ajouta-t-il en souriant.

Tous trois causèrent, pendant un quart d’heure à peu près, puis Claude proposa :

— Maintenant, si vous voulez me suivre, je vais vous conduire à la bibliothèque ; c’est dans cette pièce que je reçois toujours mes meilleurs amis.

Ils se dirigèrent vers la gauche du corridor, et Claude ayant ouvert des portes vitrées, ils pénétrèrent dans la bibliothèque.

— Oh ! s’écria Magdalena. Tous ces livres !

— Vous aimez les livres, la lecture, Théo ?

— Certes, M. de L’Aigle ! Lorsque je vois une grande quantité de livres je voudrais les avoir tous lus… ou bien pouvoir les lire tous !

— J’ai vu la bibliothèque publique de la ville de Québec, fit Zenon ; la vôtre est plus considérable, n’est-ce pas, M. de L’Aigle ?

— Je le crois… non, j’en suis sûr, répondit Claude en souriant.

La bibliothèque était une pièce ronde (le premier plancher de d’une des tours de L’Aire). Les pans étaient couverts de livres. Des compartiments vitrés, allant d’un plancher à l’autre, préservaient de la poussière des milliers de volumes, que Magdalena dévorait des yeux, car elle aimait passionnément la lecture.

— Sans doute, ce sont tous des ouvrages très sérieux ? demanda-t-elle, en désignant les livres. Des traités scientifiques et choses de ce genre ?

— Mais, non, Théo ! Voyez-vous tout ce pan, entre cette fenêtre et la porte ? Il contient des romans sensationnels, des récits de voyages et d’aventures, et le reste. Et, tenez ! Ici, il y a des traités de botanique, des albums, illustrés en couleurs, de toutes les fleurs de l’univers. Je suis certain que cela vous intéresserait, mon petit ami, et inutile de vous le dire, ces traités, ces albums sont à votre disposition entière.

— Merci, fit la jeune fille. Ah ! ajouta-t-elle, vous ne devez jamais vous ennuyer ; cette splendide bibliothèque…

— Et les serres…

— Oh ! oui, les serres…

— Nous ferons une visite aux serres, après le diner, n’est-ce pas, Théo ?

— Combien j’ai hâte !

— Vous n’avez pas peur des serres… de l’Aigle, mon petit ami ? demanda Claude en riant.

— Non, je n’en ai pas peur ; les serres fleuries et parfumées ne m’effraient aucunement, répondit Magdalena, riant, elle aussi.

Eusèbe venait d’entrer dans la bibliothèque. Il déposa un plateau sur le coin d’une table, puis il sortit. Claude servit du café à ses visiteurs et il leur offrit des gâteaux.

En buvant l’excellent café, dans des tasses en porcelaine fine, Magdalena pensa, tout à coup, aux tasses épaisses de La Hutte, et elle se demanda comment elle avait pu se décider à offrir du café dans ces tasses à M. de l’Aigle. Le breuvage était certainement plus délectable dans des tasses en porcelaine. Et les cuillères, et le sucrier, et la cafetière en argent ! Elle remarqua, en passant, que le couvert du sucrier et celui de la cafetière étaient surmontés d’un petit aigle, aux ailes largement tendues. Quel luxe dans cette demeure, et qu’il devait être fortuné M. de l’Aigle pour…

— Certainement, disait Claude, à ce moment, je vais vous faire conduire à vos chambres respectives, vous et Théo, M. Lassève, puisque vous le désirez. Mais, encore une fois, rien ne presse.

— Je disais à M. de L’Aigle, Théo, fit Zenon, que nous aimerions à changer d’habits, toi et moi. Nous sommes partis dans nos habits de tous les jours, étant si pressés et…

— Oui, c’est vrai, répondit Magdalena. Claude ayant sonné, Rosine entra dans la bibliothèque.

— Conduisez M. Lassève et M. Théo à leurs chambres respectives, Rosine, dit-il. Je resterai ici, reprit-il, en s’adressant à Zenon ; si vous aimez venir me rejoindre, tout à l’heure, vous serez le bienvenu. Dans tous les cas, nous dinons à six heures et demie ; la première cloche sonnera à six heures juste, et la deuxième à six heures et quart.

— Je viendrai vous rejoindre ici dans moins de dix minutes, quant à moi, M. de L’Aigle, fit Zenon.

— Moi aussi… peut-être, ajouta Magdalena, en souriant. Mais, je ne promets rien, car je suis un peu fatiguée ; j’aimerai à me reposer, jusqu’à l’heure du diner, sans doute. Au revoir, M. de L’Aigle !

— Au revoir, Théo, mon petit ami !

C’était encore une merveille que la chambre à coucher qui avait été réservée à Magdalena. Grande, richement meublée, éclairée de trois grandes fenêtres. À droite, était une sorte d’alcôve que fermaient des portières en peluche rouge. Vis-à-vis la porte d’entrée, c’était un mur plein ; la jeune fille devina que ce mur c’était le Roc du Nouveau Testament et cela ne manqua pas de l’impressionner un peu. Près de ce mur était le lit, une luxueuse affaire, toute de dentelles, de broderies et de satin rouge. En face du lit était un foyer, dans lequel brûlait un feu clair ; devant ce foyer, un canapé large et confortable, semblait inviter au repos. Notre héroïne entrevit des articles de toilette en argent, dispersés un peu partout, et sur lesquels se jouaient, en ce moment, les rayons de la lampe, que Rosine venait de déposer sur une petite table, à la tête du lit. Restée seule, Magdalena se dirigea vers l’alcôve, à sa droite. C’était un grand alcôve ; bien des gens s’en seraient contentés pour une chambre à coucher. Là, elle vit des cuvettes en argent, des pots à l’eau de diverses grandeurs et formes, en argent aussi, des serviettes en toile, des savons parfumés. Deux grandes armoires, à même le mur, devaient servir de garde-robe.

S’étant lavé le visage et les mains dans l’eau parfumée contenue dans un des pots en argent, la jeune fille vint s’installer sur le canapé, près du foyer, et bientôt, elle dormait profondément.

C’est la première cloche annonçant le diner qui l’éveilla ; mais comme il n’était que six heures, elle préféra faire la paresse encore durant un quart d’heure. Lorsque la cloche sonna pour la deuxième fois, elle sortit de sa


Soudain ils la virent retomber sur ses coussins les yeux clos, la bouche entr’ouverte.
Ils la crurent morte. Page 95.

chambre. Dans le corridor, elle rencontra Eusèbe ;

il paraissait l’attendre.

— J’ai reçu l’ordre de vous conduire dans la salle à manger, M. Théo, dit le domestique.

— Mon oncle ? M. Lassève ?…

— M. Lassève est descendu depuis longtemps, M. Théo. Veuillez me suivre.

En passant dans le corridor, elle vit, de chaque côté, des chambres à coucher luxueuses, comme la sienne ; des boudoirs, des alcôves, etc. etc. Inutile de le dire, des tapis de velours assourdissaient les pas ; de ces tapis il y en avait dans toutes les parties de la maison.

La dernière cloche pour le diner sonnait, quand Magdalena entra dans la salle à manger. Encore une pièce luxueuse, celle-là, avec ses buffets, croulant, littéralement, sous le poids d’argenteries de grande valeur ; ses cabinets vitrés, remplis de plateaux, de vases, etc. en verre taillé ou en la plus fine des porcelaines.

Claude de L’Aigle et Zenon, debout près d’un foyer allumé, attendaient Magdalena, tout en causant ensemble.

— Suis-je en retard ? demanda-t-elle.

— Pas du tout ! répondit Claude. Vous vous êtes bien reposé, mon petit ami, je l’espère ?

— Oui, merci. Je l’avoue, j’ai dormi profondément, jusqu’à la première cloche annonçant le diner.

On se mit à table. Jamais nos humbles amis n’avaient vu autant de couteaux, de fourchettes, de cuillères, de verres de différentes formes et grandeurs pour un seul couvert. Aussi, avouons-le, ils en étaient quelque peu embarassés. Mais, du coin de l’œil, ils suivaient tous les mouvements de Claude et ils faisaient comme lui ; de cette manière, ils étaient certains de ne pas faire de gaffes. Tout de même, ils eurent un soupir de soulagement lorsque le repas fut terminé et que le maître de la maison leur proposa de se rendre aux serres, tel que promis.

XIII

LES JOYAUX VIVANTS.

Oh ! Les serres de L’Aire ! Magdalena n’en revenait pas ! Éclairées par de nombreuses mais minuscules lampes suspendues, elles ressemblaient à de vrais paradis terrestres à la pauvre enfant, qui aimait tant les fleurs.

Xavier fit les honneurs des serres ; c’était, en quelque sorte, son droit puisque c’était grâce à ses soins et à ses connaissances en botanique que les serres de L’Aire surpassaient en beauté tout ce qu’on aurait pu imaginer.

— Jamais je n’ai vu d’aussi belles fleurs de ma vie ! s’écria la jeune fille. Et il y en a tant ! Et toutes paraissent si… vivantes !

— C’est à Xavier, ici présent, qu’en revient l’honneur, Théo, dit Claude en souriant. Je vous l’ai dit peut-être ? Xavier est une perle, en son genre, une vraie.

— Vous êtes un artiste, un véritable artiste, Xavier ! s’exclama Magdalena. Que c’est beau ! Les fleurs sont des joyaux vivants, les plus beaux de la terre !

Après cela, Xavier aurait fait tout au monde pour rendre service au « petit pêcheur et batelier », croyez-le ! Le féliciter ! Admirer ses fleurs si sincèrement ! Ah ! Voilà qui réchauffait le cœur par exemple ! Il avait vu tant de gens visiter les serres de L’Aire d’un air indifférent, et cela lui avait toujours si grandement déplu à ce pauvre Xavier !

— La serre aux roses maintenant ! fit Claude. Elle est éclairée, n’est-ce pas, Xavier ?

— Mais, oui, Monsieur !

On traversa un corridor, et bientôt, on pénétrait dans la serre aux roses.

Si Magdalena s’était extasiée devant les fleurs de l’autre serre, dans celle des roses, elle demeura muette d’admiration ; c’est-à-dire que ses lèvres ne proférèrent pas un son ; mais la pâleur de ses joues, ses yeux agrandis et brillants comme des étoiles, ses mains croisées sur sa poitrine comme pour comprimer les battements de son cœur, parlaient assez haut. Jamais, non jamais elle n’avait rêvé même rien d’approchant la beauté de la serre aux roses ! Claude lui en avait parlé ; il avait essayé de la lui décrire… mais, la voir, c’était toute autre chose.

Nous l’avons dit, elle adorait les roses. Or, dans cette serre, elles étaient là en extraordinaire quantité et de toutes les nuances imaginables : des rouges, des blanches, des jaunes, des roses… La « masse de roses couleur saumon » dont Claude lui avait parlé, c’était ce qu’il y avait de plus splendide !

— Ô ciel ! Que Dieu est bon d’avoir créé les roses ! murmura-t-elle.

Sans peut-être s’en rendre compte, les trois hommes, c’est-à-dire Claude, Zenon et Xavier inclinèrent révérencieusement la tête, à cette exclamation de la jeune fille.

— Je vais vous en cueillir un gros bouquet, M. Théo, dit Xavier, en s’emparant d’une paire de ciseaux, qu’il prit sur une petite table.

— Oh ! non, Xavier ! s’écria Magdalena. Ne touchez pas aux roses, je vous prie !

— Mais… M. Théo…

— N’y touchez pas, Xavier ! répéta-t-elle. Elles sont si belles ainsi !… Les voir arrachées à leurs tiges… il me semble que ce serait assister à une sorte d’exécution… Merci, tout de même, Xavier ! Je pourrai revenir les voir, n’est-ce-pas ?

— Certes, M. Théo ! répondit le jardinier. Voyez-vous, M. Théo, moi aussi, j’aime les roses, j’aime donc, conséquemment, qui les aime.

— Viens, Théo ! dit Zenon alors, c’est assez d’émotions pour un soir, je crois.

— C’est bien, mon oncle ; je vous obéis. Mais, je vais y rêver à ces roses, je le sais. Cependant, malgré sa soumission, Zenon dut l’arracher littéralement à la serre aux roses.

— Ce brave Xavier serait prêt à donner sa vie pour vous désormais, je crois, Théo, fit Claude en riant, aussitôt qu’ils eurent quitté la serre.

— Pourquoi dites-vous cela, M. de L’Aigle ? demanda Magdalena.

— Vous avez admiré ses fleurs si sincèrement ! J’ai vu Xavier froncer les sourcils et presque serrer les poings, alors que ceux qui visitaient les serres disaient, du bout des lèvres souvent : « C’est joli, très-joli » ! puis ensuite parlaient d’autre chose.

— « Joli » ne semble pas le qualificatif approprié non plus, répondit la jeune fille. J’aimerais mieux ne rien dire du tout. Vos serres ne sont pas jolies, M. de L’Aigle ; elles sont splendides !

Claude conduisit ses invités au salon, la pièce la plus vaste et la plus somptueuse de L’Aire, ce qui n’est pas peu dire. Là était le piano de concert dont il avait parlé à Magdalena. Il y avait aussi d’autres instruments : une harpe, un violon, un violoncelle, une guitare, une mandoline ; décidément, le propriétaire de L’Aire était un grand musicien devant l’Éternel.

Une des premières choses qui frappa les yeux de notre héroïne, en entrant dans le salon, après le piano s’entend, ce fut un grand portrait à l’huile, représentant une jeune femme blonde, aux yeux bleus, et qui paraissait sourire de son cadre. Magdalena ressentit une petite douleur dans les régions du cœur, en regardant ce portrait… Qui était cette femme, pour que M. de L’Aigle lui donnât une place d’honneur ainsi dans sa maison ?… Mais peut-être était-ce sa sœur ?… N’avait-elle pas, tout comme Claude, les cheveux blonds, les yeux bleus ?…

— C’est votre sœur, cette dame, M. de L’Aigle ? demanda-t-elle, en désignant le portrait.

— Je n’ai ni sœur, ni frère ; je n’en ai jamais eu, Théo, répondit-il. Cette dame, qui nous sourit de son cadre, c’est ma cousine Thaïs, Mme de Saint-Georges.

— Ah ! fit-elle, vraiment ? Elle avait une grande envie de pleurer la pauvre enfant. Elle est bien belle, ajouta-t-elle.

— Jolie, tout au plus, dit Claude, d’un ton indifférent qui plut étrangement à Magdalena. Mme de Saint-Georges est veuve, continua-t-il, sans se douter, bien sûr, de l’impression de tristesse dont son « petit ami » venait d’être envahi, à l’énoncé de cette nouvelle. Elle demeure à Toronto. Nous sommes amis, Thaïs et moi, depuis l’enfance, quoique je sois de cinq ans plus âgé qu’elle. Nous n’avons pas l’occasion de nous rencontrer bien souvent, mais nous correspondons assez régulièrement, elle et moi. Mais, voyez ce petit cabinet, ajouta-t-il ; on prétend que le bois en a été sculpté par un des plus grands artistes du monde.

— C’est superbe ! s’écria-t-elle.

Elle pensa à ce bon Séverin. S’il lui était donc donné de voir ce cabinet, il essayerait, elle en était sûre, de l’imiter. Malgré elle, elle sourit.

— Eh ! bien, n’allons-nous pas avoir un peu de chant et de musique, ce soir ? demanda tout à coup Zenon.

— Tout de suite, M. Lassève ! répondit Claude, en souriant. Venez, Théo, mon petit ami !

Le reste de la veillée se passa à faire de la musique et à chanter, puis vers les dix heures et demie, Magdalena se retira pour la nuit, laissant les deux hommes se rendre au fumoir, pour au moins une heure encore.

Mais avant de se mettre au lit, elle écrivit, presque d’un trait, les vers suivants, en pensant à la serre aux roses, qui l’avait tant émerveillée.

NE TOUCHEZ PAS À LA ROSE

Oh ! NE touchez pas à la rose !…
Si vous tenez à la cueillir,
Vous la verrez bientôt mourir ;
La rose est si fragile chose !
Oh ! NE touchez pas à la rose !…

Oh ! NE touchez pas à la rose !…
De son calice parfumé
Tout l’univers est embaumé ;  ;
La rose est une exquise chose !
Oh ! NE touchez pas à la rose !…

Oh ! NE touchez pas à la rose !…
Vraiment, elle est un don du ciel…
La cueillir serait criminel ;
La rose est si splendide chose !
Oh ! NE touchez pas à la rose !…

Oh ! NE touchez pas à la rose !…
Pourquoi commettre un tel délit ?…
De sa tige elle vous sourit ;
La rose est si charmante chose !
Oh ! NE touchez pas à la rose !…

Oh ! NE touchez pas à la rose !…
Car, ne vous l’a-t-on jamais dit
Que, même dans le ciel fleurit
La rose ? Ah ! la mystique chose !
Oh ! NE touchez pas à la rose !…

XIV

PAS FURTIFS

À peine sa tête eut-elle touché son oreiller, que Magdalena s’endormit.

Elle dormit profondément et paisiblement, jusqu’à vers les trois heures du matin, heure à laquelle elle s’éveilla en sursaut, sous l’effet d’un rêve étrange : elle venait d’assister à un combat sanglant entre les trois aigles de L’Aire ; nous voulons dire les deux aigles en pierre à l’entrée de la maison, et l’aigle en bronze du corridor. Dans son rêve, elle avait voulu séparer les oiseaux de proie ; mais voilà que l’aigle de bronze s’était élancé vers elle, les serres prêtes à la saisir. Alors, elle s’était éveillée, le visage couvert d’une transpiration glacée.

— Quel rêve stupide je viens de faire ! se dit-elle, souriant, malgré tout et se frottant les yeux du revers de ses mains. J’espère que ça ne m’arrivera plus… On dit que, en changeant de position, cela change aussi la nature de ses rêves. Allons !

À moitié éveillée, elle se retourna dans son lit et elle allait se rendormir, lorsqu’elle leva soudain la tête de sur son oreiller et écouta… Qu’entendait-elle ?… Des pas furtifs, dans le corridor ?… Oui… Quelqu’un marchait, avec d’infinies précautions… Magdalena entendait craquer le plancher… Ces pas… Ce craquement… Ils venaient de l’une des extrémités du corridor… Ils approchaient de sa chambre… ils étaient tout près de sa porte maintenant… Ils venaient de s’arrêter…

Le souffle suspendu, la poitrine haletante, Magdalena écoutait… Elle s’était assise sur son lit. Ses yeux démesurément ouverts étaient remplis de frayeur ; ses lèvres tremblantes étaient blanches comme ses joues, desquelles tout le sang semblait s’être retiré. Le cœur palpitant, la pauvre enfant s’attendait, à chaque instant, à ce qu’une main essayât d’ouvrir la porte de sa chambre qui, heureusement, était fermée à clef.

Mais voilà que les pas s’éloignaient… Ils continuaient leur chemin, vers l’extrémité opposée de celle d’où ils étaient venus.

— C’est parce que je suis dans une maison étrangère que je suis si nerveuse se dit-elle. Si quelqu’un trouve à propos de se promener dans les corridors, ça ne me concerne réellement pas.

Tout de même, elle leva plus haute la mèche de sa lampe, puis, domptant, à force de volonté, un reste de frayeur, elle se leva et jeta deux morceaux de bois sur les braises que contenait le foyer.

Rassurée, jusqu’à un certain point ensuite, elle se coucha. Mais à peine eut-elle fermé les yeux qu’elle les rouvrit tout grands. Les pas de tout à l’heure… Ces pas furtifs… ces craquements du plancher… Elle les entendait de nouveau… Non plus dans le corridor ; mais dans sa chambre ! Oui, dans l’alcôve !… Ces pas, elle les entendait clairement… Par moments, ils paraissaient venir de l’autre bout de l’alcôve… en d’autres moments, ils s’approchaient des lourds rideaux de peluche… Magdalena s’attendait de voir apparaître, d’un instant à l’autre, soit une main, soit un visage, entre les portières.

Elle eut voulu crier, appeler : « Mon oncle » ! elle était trop véritablement effrayée cependant pour qu’aucun son sortit de sa bouche.

Et ces pas… Ces pas furtifs, dans l’alcôve !… Il y avait là quelqu’un elle ne pouvait avoir aucun doute là-dessus, car Magdalena n’était pas superstitieuse ; elle ne croyait conséquemment pas aux revenants.

À ce moment, elle entendit frapper à la porte, et une voix lui parvint par le trou de la serrure :

— Théo !

— Mon oncle ! s’écria-t-elle.

Elle courut ouvrir, et Zenon, marchant sur la pointe des pieds, entra.

— Qu’y a-t-il, Théo ? demanda-t-il, parlant bas. Je t’ai entendu aller et venir ; je craignais que tu fusses malade… Et tu l’es malade, n’est-ce pas, mon enfant ? Comme te voilà pâle et défait !

— Non, je ne suis pas malade, répondit Magdalena, parlant bas, elle aussi. J’ai… j’ai peur, par exemple !

— Peur ?… Peur de quoi, Théo ?

— N’avez-vous pas entendu ces pas furtifs dans le corridor, tout à l’heure, mon oncle ?… Ces craquements du plancher, c’était… sinistre !

— Non, je n’ai rien entendu.

— Ils venaient de l’autre extrémité du corridor… ils se sont arrêtés près de la porte de ma chambre, puis ils se sont éloignés.

— Je n’ai rien entendu, je le répète, répondit Zenon. Peut-être as-tu rêvé, Théo ?

— J’étais éveillée comme je le suis en ce moment, mon oncle.

— Eh ! bien, puisque les pas se sont éloignés, tu n’as plus rien à craindre, n’est-ce pas ?

— Mon oncle, fit Magdalena, il y a quelqu’un dans cette chambre.

— Hein ! Tu dis ?…

— Je dis qu’il y a quelqu’un dans cette chambre… Là… dans cet alcôve…

— Allons donc !

— Écoutez !…

Zenon écouta, mais il n’entendit rien.

— Tu as rêvé, mon garçon, fit-il en souriant.

— Écoutez ! Écoutez ! N’entendez-vous rien ?

Zenon prêta, de nouveau, l’oreille et, cette fois, il parvint un bruit étrange, comme celui que ferait une personne marchant avec une extrême précaution. Le plancher craquait… Ces craquements arrivaient évidemment de l’alcôve…

— Il faut aller voir qui est là dit Zenon, s’emparant de la lampe et se dirigeant vers l’alcôve.

— Ne me laissez pas seule ici ! supplia Magdalena, pâle jusqu’aux lèvres. J’ai peur, excessivement peur !

— Désires-tu m’accompagner ? Veux-tu te charger de la lampe, Théo ?

— Oui ! Oui ! Donnez-moi la lampe !

Tous deux se dirigèrent vers l’alcôve, dont les portières étaient hermétiquement fermées.

— Mon oncle ! Prenez garde, mon oncle ! Qui sait ce que cachent ces rideaux ?

Brusquement, Zenon ouvrit les portières et jeta un coup d’œil dans l’alcôve… Il n’y avait personne… Pourtant, lui et Magdalena avaient bien entendu des pas allant et venant dans cette pièce, tout à l’heure !

L’alcôve, quoique grand, n’avait pas de fenêtres, puisque le Roc du Nouveau Testament lui servait de mur principal, tout comme à la chambre à coucher y attenant. Il n’y avait pas de porte non plus ; la seule manière d’y pénétrer étant au moyen de la chambre à coucher.

— Tu le vois, Théo, il n’y a personne ici, fit Zenon, après avoir ouvert les portes des garde-robes et examiné tous les coins et recoins de l’alcôve.

— Mais alors ?…

— Ces craquements qui t’ont tant effrayée, proviennent des planchers de cette maison, tout simplement. Qui peut expliquer cela ?… Probablement que le bois des planchers a été posé avant qu’il fût tout à fait sec et il continue à « travailler » ; voilà. Probablement aussi que les gens de la maison sont habitués à ces craquements et qu’ils ne s’en aperçoivent même plus.

— C’est la première fois que j’entends parler de pareille chose, répondit Magdalena.

— Pas moi, fit Zenon. Quelqu’un que j’ai connu déjà avait loué une maison dont les planchers craquaient continuellement et dont les portes se fermaient brusquement comme sous des mains invisibles. Il n’y resta pas longtemps, car il considérait cela comme étant pour le moins désagréable.

— Je le crois sans peine !

— Cette maison dont je te parle ne se louait que rarement ; les locataires n’aimaient pas ces bruits et ils déménageaient dans d’autres logements, aussitôt qu’ils le pouvaient… ce qui était assez ridicule, selon moi, dit Zenon en riant, car rien n’est moins dangereux que des planchers qui craquent.

— C’est curieux qu’on n’entende pas craquer les planchers de cette maison durant le jour, n’est-ce pas, mon oncle ?

— Durant le jour, vois-tu, Théo, il y a du va et vient ; on n’y porte pas attention. Et maintenant, mon garçon, tu ferais bien de te mettre au lit et de dormir. Moi, je vais m’installer sur le canapé et lire ; de cette manière, ton énervement se passera. Allons ! Couche-toi, mon garçon, et dors !

La première cloche sonnant le déjeuner éveilla Magdalena. Jetant les yeux sur le cadran ornant la cheminée, elle vit qu’il était huit heures et demie ; on devait déjeuner à neuf heures alors.

Elle fut vite debout, et s’approchant de l’une des fenêtres, elle vit que le vent soufflait en tempête. La neige tombait par gros flocons serrés et il poudrait à ne pouvoir distinguer rien, à plus d’une dixaine de pieds de soi. Cette tempête allait intervenir avec les plans de M. de L’Aigle ; il avait dit, la veille, qu’on irait tous à la grand’messe à l’église du Portage.

Impossible de sortir par un pareil temps ; on risquerait de s’égarer en route ; plus que cela, on ne pourrait suivre le chemin balisé, le seul praticable.

En effet, comment distinguer les balises, à travers ces nuages blancs que soulevait le vent ?

Lorsque Magdalena sortit dans le corridor, elle vit Eusèbe, qui l’attendait, pour la conduire dans la salle à déjeuner, pièce fort coquette, qu’elle n’avait pas encore vue. Claude de L’Aigle et Zenon Lassève l’y avait précédée.

— Vous avez passé une bonne nuit, je l’espère, Théo ? demanda Claude, en tendant la main à son « petit ami ».

Elle échangea un regard rapide avec Zenon, mais elle répondit :

— Merci, M. de L’Aigle, j’ai bien dormi. Vous aussi, sans doute ?

— J’ai dormi comme un loir, merci, Théo.

Comme on achevait de déjeuner, Eusèbe entra dans la salle et déposa sur la table, près de Claude, une corbeille en osier contenant des pommes et des morceaux de sucre du pays, puis il se retira.

— Mes amis, dit le propriétaire de L’Aire, j’ai l’habitude de faire une tournée aux écuries chaque matin, après le déjeuner. Si vous désirez m’accompagner, vous êtes les bienvenus.

— Certes, nous vous accompagnerons ! répondit Zenon. Rien ne nous fera plus plaisir ; de plus, nous avons hâte de revoir Rex ; n’est-ce pas, Théo ?

— Vous venez d’exprimer mes sentiments, mon oncle, fit Magdalena en souriant. Il nous fera grand plaisir de vous accompagner, M. de L’Aigle, ajouta-t-elle.

— Alors, allons ! dit Claude, en se levant de table, exemple que suivirent ses visiteurs.

Après s’être vêtus chaudement, tous trois, ils se dirigèrent vers les écuries, vaste bâtiment en pierre, du côté droit de la maison.

— Les écuries de L’Aire sont mieux tenues que bien des maisons, M. de L’Aigle, observa Zenon en riant.

— Pietro, mon homme d’écurie, est un trésor, un vrai, répondit Claude.

— Je le vois bien, dit Zenon.

Sur un passage large et bien éclairé s’ouvraient les stalles. Chaque cheval était chez lui et libre de prendre ses ébats comme il le désirait. Des barrières en fer forgé allant presque d’un plancher à l’autre, fermaient les stalles.

Les deux premiers compartiments servaient d’abri aux chevaux d’équipage. Nous l’avons dit, ces chevaux étaient noirs comme la nuit ; c’était aussi de fougueuses bêtes.

Lorsqu’on s’approcha de la première stalle, le cheval qu’elle contenait se mit à ruer, à renâcler, à se mâter, puis, les oreilles couchées, les dents découvertes et marchant seulement sur ses pattes de derrière, comme si c’eut été une chose bien naturelle chez lui, il s’élança vers la barrière, avec l’évidente intention de foncer dessus. Zenon saisit Magdalena par les épaules et la plaça derrière lui.

— Quel cheval vicieux ! s’écria-t-il. Comment pouvez-vous garder de pareilles bêtes, M. de L’Aigle ?

— Eh ! bien, Lucifer !

C’est Claude qui venait de parler au cheval. Aussitôt, il se produisit une sorte de phénomène : Lucifer se mit sur ses quatre pattes, puis dressant les oreilles et doux comme un agneau, il s’approcha de la barrière, recevant de la main de son maître deux pommes et un morceau de sucre, qu’il mangea en hochant la tête d’un air satisfait.

Arrivé à la stalle voisine de celle de Lucifer, ce fut à recommencer : le cheval rua à plus d’une reprise, il se mâta, coucha des oreilles, montra toutes ses dents, et même, la tête baissée et renâclant avec force, il se précipita vers la barrière.

— Eh ! bien, Inferno !

Et le même phénomène que tout à l’heure se produisit : Inferno devint doux comme un agneau, à la voix de son maître.

— Tout de même ! marmotta Zenon. Je ne garderais pas de chevaux de cette trempe pour tout l’or du monde !

— Rex ! Oh ! Cher beau Rex ! fit soudain Magdalena, car on venait d’arriver à la stalle contenant le cheval de Séverin.

Rex hennissait tout bas et il piochait le pontage pour prouver son contentement. Lorsqu’il s’approcha de la barrière, ce fut gentiment, les oreilles pointées, les yeux doux.

Claude présenta la corbeille à la jeune fille et c’est elle qui offrit à Rex deux pommes et un morceau de sucre.

Les deux stalles suivantes étaient vides.

— L’été, elles contiennent chacune un cheval de selle, expliqua Claude. Je n’en garde qu’un durant l’hiver ; il est dans le dernier compartiment.

Ils se dirigèrent vers la dernière stalle et lorsqu’ils y arrivèrent, un cri d’étonnement et d’admiration s’échappa des lèvres de Magdalena et de Zenon. Ils virent un cheval blanc, tout blanc ; si blanc que ce n’était presque pas croyable. Debout, bien posé sur ses quatre pattes très fines, il regardait son maître et les étrangers qui l’accompagnaient de ses yeux très-grands et doux comme ceux d’une gazelle.

— Est-il en marbre ? demanda Magdalena, en désignant le cheval.

— Oh non ! répondit Claude en riant. Albinos est de chair et d’os ; mais il aime quelque peu à poser, je crois.

— Jamais je n’ai vu si belle bête de ma vie ! s’écria-t-elle. Et n’est-ce pas que ses yeux sont étranges ?… Si grands, si doux, si calmes … Ils me produisent un effet singulier vraiment !

— Je suis content que vous admiriez tant Albinos, Théo, fit Claude en souriant. C’est une bête unique en son genre aussi, et le meilleur cheval de selle qu’on puisse désirer. Je n’en ai vu qu’un qui peut lui être comparé et je l’ai acheté ; il me sera expédié le printemps prochain, de Victoria… Viens, Albinos, ajouta-t-il, en tendant une pomme au cheval.

Albinos s’avança tranquillement, ses pattes fines semblant à peine effleurer le plancher. Délicatement, sans se presser, il prit la pomme que lui tendait son maître et la mangea.

— Aimeriez-vous à lui offrir une pomme, mon petit ami ? demanda Claude à Magdalena.

— Il n’y a pas de danger, n’est-ce pas, M. de L’Aigle ? demanda Zenon. On ne sait jamais, voyez-vous… Un étranger…

— Ne craignez rien, M. Lassève. Appelez-le, Théo.

— Viens, Albinos ! dit la jeune fille.

Mais quand le cheval arriva près d’elle et qu’il la regarda avec ses yeux calmes et doux, la pomme s’échappa des doigts de la jeune fille et roula sur le pontage jusqu’à l’une des extrémités de la stalle.

— Eh ! bien, Théo ?

— C’est stupide de ma part, je sais, mon oncle ; mais je… je me suis sentie nerveux tout à coup.

Cependant, elle présenta un morceau de sucre au cheval, et même, passant son bras entre les barreaux de la barrière, elle le flatta doucement. Albinos se laissa faire, puis, lorsque Magdalena retira sa main, il la regarda fixement de ses yeux quelques peu étranges.

M. de L’Aigle, dit-elle en souriant, lorsqu’on fut attablé pour le lunch, vous possédez des chevaux… singuliers…

— Vous trouvez, Théo ?

— Oh ! oui !… Lucifer et Inferno… ils sont… terribles ! Albinos… il est… étrange…

— Allons, Théo ! Allons ! s’exclama Zenon. Albinos est un cheval extraordinairement beau ; une bête comme je n’en avais jamais vue de ma vie, excepté sculptée dans le marbre ; mais il n’a rien d’étrange assurément !

— Ses yeux…

Mais personne ne l’entendit, car, à ce moment, un rayon de soleil pénétra dans la salle à manger.

— Ah ! Voilà le soleil ! s’écria Claude. M. Lassève, Théo, ajouta-t-il, vous allez pouvoir juger de l’effet des vitres coloriées du corridor d’entrée et examiner les dessins de chaque châssis enfin. Si vous le voulez bien, nous nous rendrons là immédiatement, afin de profiter de ce rayon de soleil.

— Oh ! oui ! s’exclama Magdalena. Il est si beau ce corridor ! Et quand le soleil le pénètre à travers les fenêtres, ça doit être splendide !

C’était splendide en effet. Les vitres coloriées jetaient mille feux dans le corridor. Claude se mit en frais d’expliquer à ses amis les sujets des tableaux que représentait chaque châssis.

En passant près de l’aigle en bronze, Magdalena ne put s’empêcher de se reculer un peu.

— Avez-vous peur de l’aigle de bronze, Théo ? demanda Claude en riant.

— … Presque… répondit-elle. Je vous raconterai le rêve que j’ai fait la nuit dernière, M. de L’Aigle, et vous comprendrez pourquoi je…

— Tout songe mensonge, mon petit ami !

— Que c’est magnifique ce corridor… malgré l’aigle de bronze ! dit la jeune fille en souriant. On dirait une cathédrale !

— Maintenant, mes amis, dit Claude, si vous voulez me suivre dans mon étude, je vais vous montrer ce globe céleste dont je vous ai parlé ce matin. Puisque nous avons projeté de passer une partie de la veillée dans mon observatoire, à étudier les astres, à travers le télescope, le globe que je vais vous montrer ne manquera pas de vous intéresser, j’en suis certain.

Lorsqu’ils entrèrent dans l’étude, Magdalena et Zenon virent une jeune fille aux cheveux très roux, aux yeux bleus très pâles, installée auprès d’une table, dans un coin, et occupée à écrire. Elle leva la tête et jeta un regard quelque peu scrutateur sur nos amis ; mais, rassurée, sans doute, elle fit une petite inclinaison de la tête et se remit à écrire. Et ce fut là la première rencontre entre Magdalena et Euphémie Cotonnier, la secrétaire de Claude de L’Aigle.

XV

LA SECRÉTAIRE

Euphémie Cotonnier était secrétaire de Claude de L’Aigle depuis le mois d’octobre précédent seulement.

Jamais Claude n’aurait songé à engager une secrétaire probablement, si Candide, la cuisinière de L’Aire, depuis bien des années, ne le lui en eut suggéré l’idée.

Un après-midi du mois de juillet, alors que Claude était occupé dans son étude, quelqu’un frappa à la porte ; c’était Candide. Ayant reçu la permission d’entrer, elle dit :

— J’vous d’mande bien pardon de m’présenter ainsi, M. de L’Aigle ; mais j’désirerais beaucoup vous parler d’ma nièce Euphémie.

— Oui ? fit Claude. Je vous écoute, Candide.

— Voici, M. de L’Aigle : Euphémie est la fille, ou plutôt l’enfant unique de mon unique sœur, Mme Cotonnier. Lorsqu’Alexis Cotonnier, mon beau-frère, mourut, il y a dix-sept ans, il laissait ma pauvre sœur dans la presque misère, avec une petite fille de deux ans sur les bras : Euphémie, j’veux dire. Mais Euphémie était une enfant extraordinaire, oui, extraordinaire, M. de L’Aigle, car, elle n’avait pas encore quatre ans qu’elle esseyait déjà d’lire dans des gros livres. À six ans, elle était dev’nue une véritable prodige, et sa mère la mit à l’école. À douze ans, elle l’en retirait ; Euphémie en savait plus long qu’les maîtresses.

— Un talent extraordinaire, en effet ! fit Claude, que le récit de Candide commençait à ennuyer légèrement.

— Bien, pour continuer, ma sœur est pauvre. Elle ne possède qu’une sorte de petit chantier, à L’Ilet, et elle vit du produit d’son jardin… qui n’est pas grand. C’pendant, elle résolut d’mettre Euphémie pensionnaire dans un couvent.

Ah ! bah ! Une excellente servante perdue pour quelque bonne maison, sans doute, se dit Claude.

— Je promis à ma sœur d’lui aider. C’était facile pour moi d’le faire, ayant un si bon salaire ici, et Euphémie fut envoyée au couvent, continua Candide. L’année dernière, elle termina ses études avec grand honneur : des médailles, des diplômes, des livres, des couronnes… si elle en a eus ! Eh ! bien, l’automne dernier, elle était engagée comme maîtresse d’école. Mais elle n’a pu avoir d’engagement pour l’automne prochain… Alors, j’ai pensé, M. de L’Aigle, que… que vous l’engageriez peut-être comme secrétaire.

— Hein ! Comme secrétaire ! Mais, ma pauvre Candide, je n’ai nullement besoin de secrétaire, je vous l’assure !

— Oh ! oui, Monsieur, vous en avez besoin ! assura Candide. Vous êtes continuellement plongé dans les écritures, et Euphémie…

— J’y songerai, Candide, promit Claude, qui avait hâte de se débarasser de la cuisinière afin de se remettre au travail.

— Ah ! J’vous remercie bien, M. de L’Aigle ! Mais, j’voudrais vous montrer la dernière lettre que j’ai reçue d’Euphémie. Non pour que vous la lisiez, ça n’vous intéresserait pas, mais pour que vous voyez par vous-même comme elle a une belle main d’écriture.

Ce disant, elle présenta à Claude une lettre ouverte ; celui-ci y jeta les yeux et il vit qu’en effet Euphémie Cotonnier possédait une belle écriture ; nette, moulée, très lisible. (Si Claude de L’Aigle eut été expert en fait d’écritures, il eut vu bien des choses dans celle d’Euphémie Cotonnier et il eut refusé, illico refusé, de l’engager comme secrétaire, de l’admettre dans sa maison même).

— C’est, en effet, une belle écriture que celle de votre nièce, Candide, dit-il. Quant à l’engager comme secrétaire, j’y songerai.

— Demain, Monsieur de L’Aigle ? Aurez-vous décidé la chose pour demain ?

— Demain ? Vous êtes expéditive, ma bonne Candide, répondit-il en riant. Mais c’est entendu ; demain, je vous ferai connaître ma décision.

— Oh ! merci, mille et mille fois merci ! s’exclama la cuisinière. Voyez-vous, M. de L’Aigle, continua-t-elle, vous n’aurez pas à craindre qu’Euphémie soit de trop, à L’Aire, vous n’la verrez qu’à ses heures de travail. Je m’charge de voir à c’qu’elle ne vous ennuie pas par sa présence, excepté lorsque vous aurez besoin d’elle.

— Je compte sur vous pour cela, Candide.

— Mais, reprit Candide, qu’est-ce qu’Eusèbe m’a dit, hier, Monsieur de L’Aigle ? Que vous vouliez faire faire une catalogne pour votre bibliothèque ? Une catalogne ? Euphémie… je ne crois pas qu’elle puisse vous aider pour cela, car, entre nous, la pauvre enfant est joliment propre à rien, si on la sort d’ses lectures et d’ses écritures.

Claude s’éclata de rire.

— Il s’agit d’un catalogue pour ma bibliothèque, Candide, et non d’une catalogne. Ce n’est pas précisément la même chose. Ha ! ha ! ha !

— Ah ! J’comprends alors… jusqu’à un certain point… Je n’voyais pas non plus pourquoi une catalogne pour la bibliothèque, dont l’plancher est couvert d’un si beau tapis de Turquie ! Encore une fois, j’vous remercie d’avoir bien voulu m’écouter… Je r’viendrai demain, connaître votre décision… À la même heure ?

— Oui, revenez, à la même heure.

Candide retourna à ses fourneaux ; Claude se remit à « ses écritures »… et bientôt, il oubliait complètement l’incident Euphémie Cotonnier ; si complètement que, lorsque la cuisinière se présenta de nouveau à son étude, le lendemain, tel que convenu, il se demanda, tout d’abord, ce qu’elle pouvait bien lui vouloir. Quand elle lui demanda ce qu’il avait décidé concernant sa nièce, il répondit :

— Je n’ai pas eu le temps d’y penser encore, je l’avoue, ma pauvre Candide.

— Ah ! Monsieur ! s’écria la brave femme, tandis que deux larmes coulaient sur ses joues.

Claude de L’Aigle était ce qu’on est convenu d’appeler « un vrai bon garçon » ; il se laissait influencer assez facilement ; de plus, il détestait pardessus tout au monde, les larmes. Rien ne l’impatientait comme de voir pleurer quelqu’un… surtout lorsqu’il se sentait en quelque sorte, responsable de ces pleurs.

— Allons ! Allons ! dit-il à Candide. Ne pleurez pas ainsi ; écrivez plutôt à votre nièce et dites-lui que je l’engage comme secrétaire. Elle pourra commencer son travail dès les premiers jours d’octobre. Quant au salaire…

Il nomma une somme qui fit ouvrir les yeux à Candide. Quelle bonne nouvelle pour la pauvre enfant.

En effet, lorsqu’Euphémie reçut la lettre de sa tante (écrite par Rosine) lui annonçant qu’elle pourrait se présenter à L’Aire, dans les premiers jours d’octobre, la jeune fille fut littéralement folle de joie.

Mais… ce qui fait la joie des uns, fait parfois le désespoir des autres ; Mme Cotonnier pleura toutes ses larmes, lorsqu’elle apprit la nouvelle. L’année précédente, Euphémie avait enseigné la classe. Or, l’école qui lui avait été proposée consistait aussi en un logement de quatre pièces et Mme Cotonnier avait tenu maison pour sa fille. Logées, chauffées, éclairées, une jolie demeure à leur disposition, sans compter le salaire de sa fille… Jamais la pauvre femme n’avait connu tant de luxe de sa vie. Combien elle eut désiré qu’Euphémie acceptât la charge de la même école, à l’automne, puisqu’elle lui avait été offerte ! Mais elle avait refusé. Elle avait d’autres ambitions vraiment ! Devenir la secrétaire de M. de L’Aigle ; obtenir son entrée à L’Aire ; c’étaient là choses de la plus haute importance.

— Une fois installée à L’Aire en qualité de secrétaire, se disait la jeune illusionnée, je n’en sortirai plus. M. de L’Aigle est célibataire… Je me rendrai si utile, si agréable, si indispensable même que… D’ailleurs, rien ne crée l’intimité comme un contact journalier… Oui, que j’entre à L’Aire seulement et, je le jure, je n’en sortirai plus… « Madame de L’Aigle, de L’Aire »… ajouta-t-elle avec complaisance ; ce titre sera le mien un jour… bientôt peut-être.

Est-il surprenant qu’avec de telles ambitions, Euphémie resta sourde aux pleurs et aux supplications de sa mère ? Hormis d’avoir le cœur à la bonne place, c’eut été impossible, et Euphémie…

Mais, pauvre Euphémie ! Pauvre fille ! Et aussi, pauvre Claude ! Qu’il était loin de soupçonner sa future secrétaire de comploter contre sa liberté de célibataire ! L’eut-il soupçonné cependant, cela l’eut probablement fort amusé.

À la fin de la première semaine d’octobre donc, de fait, le lendemain du transport du piano de L’Aiglon à La Hutte, Euphémie partit pour la Pointe Saint-André.

XVI

AMÈRES DÉCEPTIONS

Claude de L’Aigle était à lire, dans la bibliothèque, lorsqu’Eusèbe vint lui annoncer qu’il y avait, dans le corridor d’entrée, une demoiselle qui demandait à lui parler.

— Qui est-ce ? demanda Claude.

— C’est Mlle Cotonnier, M. Claude, répondit Eusèbe.

Mlle Cotonnier ?… Et que me veut-elle Mlle Cotonnier ?

— Elle dit qu’elle a été engagée comme secrétaire ici, dit le domestique.

— Ah ! oui ! fit Claude. Je l’avais complètement oubliée. Fais entrer Mlle Cotonnier, Eusèbe.

En apercevant Euphémie, Claude ne put s’empêcher de se dire : « Elle a passé loin de la beauté Mlle Euphémie ! De plus, elle doit être prétentieuse et affectée ».

Il ne se trompait pas. Quant à son apparence personnelle, Euphémie n’était peut-être pas de celles dont on dit : « Ciel ! Qu’elle est laide ! » ; mais elle n’était certainement pas jolie, avec ses cheveux très roux, ses yeux très pâles, son nez franchement retroussé, et sa bouche, dont la lèvre supérieure, trop courte, découvrait trois dents trop longues, trop larges, quoique saines et blanches. De plus, Euphémie était très grande (trop, pour être élégante, ou du moins gracieuse), très mince (trop mince, car on eut dit qu’elle allait casser, à la ligne de la taille). Ses épaules, légèrement courbées, donnait aussi un air assez gauche à la future secrétaire.

Que dire du caractère d’Euphémie Cotonnier ? Nous en jugerons, plus tard ; pour le moment, qu’il nous suffise de dire que Claude l’avait jugée correctement ; la nièce de la cuisinière de L’Aire était ridiculement prétentieuse et affectée.

Mlle Cotonnier ? fit Claude, en se levant pour la recevoir.

Il la salua, sans lui tendre la main ; chose qu’Euphémie remarqua, mais dont elle se consola vite en se disant que, sans doute, cette omission de la part de M. de L’Aigle était du meilleur goût, tout à fait dans le ton.

— Oui, M. de L’Aigle, je suis Mlle Cotonnier. J’aurais voulu arriver au commencement de cette semaine, mais je ne l’ai pu.

Ça ne fait aucune différence, répondit Claude. J’étais absent ; donc, rien ne pressait. Vous êtes venue pour rester ?

Un peu de rose était monté aux joues ordinairement pâles d’Euphémie, à cette question. Venue pour rester ?… Certes, oui ! Elle comprenait bien cependant dans quel sens M. de L’Aigle avait parlé, car elle ne manquait certainement pas d’intelligence ; elle ne manquait pas d’un certain instinct non plus, qui remplaçait, chez elle, le tact qui lui manquait, souvent.

— Oui, je suis venue pour rester, M. de L’Aigle, répondit-elle. Si vous désirez que je me mette à l’œuvre immédiatement…

— Pas du tout ! Il est déjà trois heures d’ailleurs. Votre travail commencera à dix heures, chaque matin, pour se terminer à cinq heures de l’après-midi. Mais, je m’explique mal ; je devrais dire, de dix heures à midi, puis de deux heures à cinq. Trouvez-vous ces heures trop longues ?

— Trop longues ? Elles sont très courtes, au contraire.

— Je vous en avertis, Mlle Cotonnier, ça ne sera pas une sinécure que votre position de secrétaire, fit Claude en souriant. Mes manuscrits sont difficiles à déchiffrer ; ce sont d’affreux brouillons, qu’il vous faudra débrouiller ; voilà.

— Je peux vous assurer d’avance, je crois, M. de L’Aigle, que j’en viendrai bien à bout… Puis-je vous demander sur quel sujet vous écrivez ?

— Sur l’astronomie. Sujet un peu aride, n’est-ce pas ?

— Aride ! Certes, non ! J’aime l’astronomie à la folie et je m’y entends quelque peu. Je ne demande qu’à me renseigner davantage en cette science, en recopiant vos manuscrits, M. de L’Aigle.

Cette bonne Euphémie mentait en assurant qu’elle s’intéressait à l’évolution des astres. Au pensionnat, à l’heure de la leçon d’astronomie, elle avait généralement trouvé le moyen de s’esquiver, tant cela l’ennuyait. Mais elle se dit qu’il valait mieux poser à la jeune fille savante, se faire passer pour une espèce de bas bleu auprès de M. de L’Aigle.

— Tant mieux alors ! fit Claude. Avez-vous vu votre tante ? demanda-t-il.

Le visage de la secrétaire se rembrunit. Pourquoi M. de L’Aigle lui rappelait-il sa parenté avec la cuisinière de L’Aire ? Voulait-il tracer, en quelque sorte, une ligne de démarcation entre eux, c’est-à-dire entre lui et son employée ?

— Non, M. de L’Aigle, je ne l’ai pas vue. Je ne faisais qu’arriver à L’Aire, lorsque votre domestique m’a introduite auprès de vous.

Claude tira sur le cordon d’une sonnette et Rosine se présenta.

— Rosine, demanda-t-il, savez-vous si la chambre de Mlle Cotonnier est prête ?

— Oui, M. de L’Aigle, elle est prête ; Candide s’en est occupée.

— Vous allez conduire Mlle Cotonnier à sa chambre, continua-t-il, en désignant Euphémie, (qui, certainement, « se prend des airs » pensait Rosine), puis vous avertirez Candide de l’arrivée de sa nièce.

— Venez, Mlle Cotonnier, dit Rosine.

— Au revoir, Mlle Cotonnier, dit Claude, en s’inclinant.

Comprenant que M. de L’Aigle lui signifiait son congé, pour le moment, Euphémie quitta la bibliothèque, précédée de la fille de chambre.

Toutes deux se dirigèrent vers le fond du corridor d’entrée, et Rosine ayant ouvert une porte, elles arrivèrent au pied d’un escalier dérobé conduisant au deuxième étage. Euphémie vit, en passant, des chambres à coucher splendides, avec boudoirs ou alcôves leur attenant. Elle crut, tout d’abord, que l’une de ces pièces lui était réservée, mais elle fut vite détrompée.

— Votre chambre est au troisième, lui dit Rosine.

Parvenues au troisième, la fille de chambre indiqua une pièce, à sa gauche.

— Est-ce cette chambre que je vais occuper ? demanda la secrétaire.

— Oui, Mlle Cotonnier, et Candide s’est donnée beaucoup de peine pour rendre cette pièce attrayante, je vous l’assure.

— Qui couche sur ce palier ?

— Mais… Candide et moi, puis, à l’autre extrémité de ce corridor, il y a les chambres de Xavier et de Pietro.

— Et qui sont Xavier et Pietro, s’il vous plaît ?

— Xavier est le jardinier ; Pietro, l’homme d’écurie.

— Ah ! fit Euphémie. Ah !

Elle allait donc être reléguée au rang des domestiques ! Qu’il paraissait loin, à ce moment, le rêve qu’elle avait caressé, de régner, un jour, à L’Aire !

— Le deuxième palier est réservé à M. de L’Aigle, sans doute ? demanda-t-elle ensuite.

— Oui, à M. de L’Aigle et à ses visiteurs… lorsqu’il y en a. Eusèbe, lui aussi, couche au second, car il est attaché au service personnel de M. de L’Aigle… Eh ! bien, au revoir, Mlle Cotonnier ; je vais dire à Candide que vous êtes arrivée. Elle va être contente ; car il y a plus de huit jours qu’elle vous attend.

— Ne la dérangez pas, je vous prie… commença Euphémie. Mais déjà Rosine descendait l’escalier dérobé ; elle allait à la recherche de Candide.

Euphémie, restée seule, versa des larmes de désappointement et de rage… Quelle déception ! La plus amère imaginable ! Reléguée parmi les domestiques ! À quoi pouvait bien penser M. de L’Aigle ? Il aurait dû donner à sa secrétaire une des chambres à coucher du deuxième étage… Au lieu de cela… Pourtant, jamais Euphémie n’avait possédé une chambre aussi belle, aussi vaste, aussi confortable que celle dans laquelle elle était, en ce moment. Ainsi que l’avait dit Rosine, Candide s’était donnée beaucoup de peine pour rendre la pièce attrayante, et elle y avait réussi. L’ameublement était coquet et joli ; un tapis, aux couleurs discrètes, couvrait le plancher ; des rideaux de mousseline blanche ornaient les portes et fenêtres, dont il y avait deux et qui ouvraient sur un balcon. Entre les deux portes-fenêtres était un pupitre, que la cuisinière avait fait descendre du grenier, et qui avait été repoli, frotté, vernis, au point d’avoir l’air d’arriver tout droit de chez le meublier. Un fauteuil confortable, un canapé et deux chaises, dont une berceuse, complétaient l’ameublement.

Nous le répétons, jamais Euphémie n’avait été si luxueusement logée : elle était née dans un pauvre chantier contenant deux pièces seulement ; au couvent, elle avait occupé une étroite couchette dans le dortoir rempli d’élèves ; à l’école qu’elle avait habitée avec sa mère, les chambres étaient toutes petites. Elle aurait dû se considérer chanceuse, dans sa position actuelle… Mais, voyez-vous, elle avait rêvé toute autre chose la pauvre fille… Il est vrai qu’elle était mise, en quelque sorte, au rang des domestiques ; c’est-à-dire qu’elle allait habiter les mêmes quartiers qu’eux. Le mieux, c’eut été pour elle de faire contre mauvaise fortune bon cœur et essayer de comprendre que si M. de L’Aigle avait consenti à l’engager comme secrétaire, ç’avait été pour faire plaisir à sa fidèle cuisinière ; que c’était aussi chose entendue qu’il n’aurait pas à s’occuper de sa secrétaire, hors ses heures de travail.

Pour une raison ou pour une autre (parce qu’elle était occupée à ses fourneaux sans doute), Candide ne vint pas frapper à la porte de chambre de sa nièce, ce dont cette dernière ne se plaignit pas.

Euphémie résolut de se reposer, en attendant l’heure du dîner, qui se prenait toujours à six heures et demie, à L’Aire, elle le savait. Elle s’étendit donc sur le canapé de sa chambre et s’endormit.

La première cloche annonçant le dîner l’éveilla. Aussitôt, elle se leva et regarda l’heure à sa montre. Ayant constaté qu’il était six heures, elle procéda à sa toilette. Avec ses dernières économies, elle s’était acheté une robe en dentelle noire, dans laquelle elle paraissait bien. Elle avait assez de notions des convenances et de l’étiquette pour savoir qu’on devait s’habiller pour le dîner, dans une maison comme L’Aire.

Elle achevait de se vêtir, lorsque sonna la deuxième cloche pour le dîner, et aussitôt, elle quitta sa chambre. Sans doute, elle rencontrerait un domestique, qui la conduirait dans la salle à manger.

Elle se disposait à descendre au premier étage, lorsqu’elle entendit des pas lourds montant l’escalier dérobé. Elle fronça légèrement les sourcils ; ces pas, elle les reconnaissait : c’étaient ceux de sa tante. Elle s’arrêta et attendit.

— Euphémie ! s’écria Candide, lorsqu’elle arriva, hors d’haleine, auprès de sa nièce et qu’elle lui eut donné un baiser — dont Euphémie se serait bien passée pourtant. — J’n’ai pu monter te voir plus tôt, étant trop occupée ; mais, me voilà ! Comment te portes-tu, ma petite ? Et comment était ta mère, lorsque tu l’as quittée ?

— Merci, ma tante, nous nous portons bien, toutes deux.

— Et ta chambre ? Comment l’as-tu aimée, hein ?

Euphémie fit une moue, que sa tante ne vit pas cependant.

— On ne saurait désirer mieux, répondit-elle, avec une sincérité… douteuse. Mais, ma tante, laissez-moi passer, s’il vous plait.

— Mais, où vas-tu donc, si pressée et si endimanchée, Euphémie ? demanda Candide. Te voilà mise comme… comme la reine d’Angleterre !

— Je me rends à la salle à manger, tante Candide. La deuxième cloche du dîner est sonnée et…

— À la salle à manger, dis-tu ! cria presque Candide. Dans la salle à manger ! Mais…

— Ma tante, j’arriverai en retard, pour sûr, si vous me retenez plus longtemps et M. de L’Aigle…

— Comment ! Tu crois que tu vas prendre tes repas dans la salle à manger, avec M. de L’Aigle !

— Sans doute… Ne me retenez pas, ma tante.

— Ma pauvre Euphémie ! Je te conseille fortement de ne pas essayer cela, si tu ne veux pas perdre ta position de secrétaire avant même de l’occuper. Ne cherche pas à imposer ta présence à M. de L’Aigle, ma fille. Crois-moi, c’est dans ton intérêt que j’parle. D’ailleurs, j’lui ai promis…

— Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire, tante Candide ! répondit Euphémie, avec un frisson intérieur, car, hélas ! elle ne comprenait que trop.

— Tu dois prendre tes repas avec moi, et Rosine et Eusèbe, et Xavier dans notre salle à manger, à nous. Ce n’est pas la grandiose salle du maître de la maison, mais c’est une jolie petite pièce tout de même que celle dans laquelle nous prenons nos repas. Nous dînons à sept heures. Rosine viendra te chercher quand le temps sera venu. Au revoir, ma fille !

Euphémie retourna dans sa chambre et… elle attendit… Sa tante se trompait, bien sûr, et dans quelques instants, on viendrait l’avertir que M. de L’Aigle l’attendait pour dîner.

Mais la troisième cloche sonna, à six heures et demie… Cinq, dix, quinze minutes s’écoulèrent, puis quinze autres… et Rosine vint chercher Euphémie pour dîner dans les quartiers des domestiques.

Cependant, l’espoir est tenace aux cœurs des humains ; Euphémie se dit que M. de L’Aigle ne manquerait pas de lui demander, le lendemain, pourquoi elle n’était pas descendue dîner avec lui, la veille. Hélas ! Hélas ! Pauvre fille ! Elle était restée insensible aux larmes et aux supplications de sa mère ; elle était partie pour L’Aire quand même ; elle était punie pour son manque de cœur ; Claude s’informa de la manière dont sa tante l’avait installée ; il lui demanda si elle était satisfaite et confortable dans sa chambre… et c’est tout.

Claude de L’Aigle constata vite que Mlle Cotonnier était le modèle des secrétaires ; elle déchiffrait les manuscrits les plus illisibles très facilement ; elle écrivait très lisiblement et très correctement ; on n’aurait pu désirer mieux. Elle avait bien ses petites particularités, il est vrai ; mais qui n’en a pas ? La curiosité paraissait être son défaut dominant : Claude l’avait surprise, plus d’une fois, examinant les adresses des lettres qu’il recevait, et il avait dû recommander à Eusèbe de lui remettre son courrier personnellement, plutôt que de le déposer sur sa table à écrire, comme il avait toujours eu l’habitude de le faire.

Claude était toujours très courtois envers sa secrétaire, comme il l’était envers toutes les dames d’ailleurs, et cette courtoisie, si naturelle chez lui, nourrissait les illusions d’Euphémie. Elle ne désespérait pas de se faire aimer un jour du propriétaire de L’Aire. Il devait beaucoup s’ennuyer cet homme, seul dans son domaine comme il l’était. Car, jamais personne ne venait lui rendre visite. Depuis près de trois mois qu’elle demeurait avec lui, jamais elle n’avait eu connaissance de l’arrivée de qui que ce fut, ni homme, ni femme… en ce qui concernait ces dernières, il y avait de quoi se réjouir, lui semblait-il.

Mais voilà que, le 1er  janvier, alors qu’elle faisait sa correspondance personnelle dans l’étude, elle avait vu la porte s’ouvrir pour livrer passage à M. de L’Aigle, accompagné de deux étrangers. Elle avait jeté sur eux un coup d’œil perçant et rapide, mais aussitôt, elle avait été complètement rassurée. Il n’y avait rien d’inquiétant non plus pour ses ambitieux projets d’avenir dans l’apparence des compagnons de Claude de L’Aigle : un tranquille vieillard et un timide garçonnet !

XVII

LE RETOUR À LA HUTTE

Zenon et Magdalena venaient de quitter L’Aire ; ils retournaient chez eux, après avoir passé près de deux jours avec Claude.

On était au lendemain du Jour de l’An ; il était deux heures de l’après-midi. Ils s’étaient proposés de partir dans l’avant-midi ; mais on avait fait la grasse matinée, vu qu’on s’était couché fort tard. Il était une heure du matin lorsque Claude et ses visiteurs s’étaient décidés enfin à quitter l’observatoire, après avoir étudié les astres, à travers le télescope, un télescope puissant, que le propriétaire de L’Aire s’était procuré, à grand frais. Il passait deux heures, lorsque chacun s’était retiré dans sa chambre à coucher. S’il y eut des pas furtifs, des craquements du plancher, le reste de cette nuit-là, soit dans le corridor, soit dans l’alcôve attenant à sa chambre, Magdalena ne les entendit certes pas, car elle dormit, tout d’un trait, jusqu’à dix heures du matin.

Notre héroïne n’avait pu retenir ses larmes, au moment de dire adieu à leur hôte. Son séjour à L’Aire avait passé comme un rêve, et elle se demandait quand elle reverrait Claude maintenant.

— Adieu, M. de L’Aigle, et merci !

Elle n’en put dire davantage, car elle venait d’éclater en sanglots.

— Au revoir plutôt, mon petit ami ! répondit Claude. Je regrette de vous voir partir si tôt. Il est malheureux que votre oncle n’ait pas consenti à passer au moins le reste de la semaine ici.

— Je n’oublierai jamais cette visite que nous venons de faire, dit Magdalena. D’ailleurs, je n’aurai qu’à jeter les yeux sur cette belle, belle petite bague, pour y penser, ajouta-t-elle, en levant sa main gauche, à l’annulaire de laquelle brillait une bague en or, surmontée d’un escarboucle d’une valeur bien plus grande qu’elle ne le supposait. En effet, l’escarboucle est beaucoup plus rare que le diamant ; conséquemment, il est d’un prix très élevé.

— Ce n’est pas grand’chose cette bague, vous le savez, Théo ; mais vous avez promis de la porter toujours, en souvenir de votre séjour chez moi, rappelez-vous en.

Cette bague dont il était question entr’eux, voici comment Magdalena l’avait en sa possession. Au dîner du Jour de l’An, au moment du dessert, Eusèbe avait apporté et placé près de son maître un plateau contenant une dizaine de verres et deux carafes de vin. À côté de ce plateau, il mit un gâteau glacé de blanc, dont le dessin, en sucre rose, représentait un aigle, aux ailes largement tendues. Se dirigeant ensuite vers les portes de la salle à manger, il les ouvrit toutes grandes et aussitôt entraient les domestiques : Candide, Rosine, Xavier, Pietro, précédés d’Euphémie Cotonnier.

Certes, Euphémie avait hésité avant de se décider à accompagner « la domesticité » on le pense bien. Mais elle n’avait jamais vu la salle à manger et la curiosité l’avait emporté sur ses autres sentiments.

À l’arrivée d’Euphémie et des domestiques, Claude se leva et leur dit :

— Mes amis, à l’encontre de ce que nous faisons chaque année, nous allons manger ensemble le gâteau des Rois, le premier jour de l’an. Si j’avance ainsi la date, c’est à cause de mes visiteurs, ajouta-t-il, en désignant Zenon et Magdalena, car je désire qu’ils assistent à cette petite cérémonie annuelle. Ce gâteau, je vous en avertis toujours fidèlement, contient une bague ; donc défiez-vous ! continua-t-il en souriant. La légende veut que celle ou celui qui trouve la bague dans son morceau de gâteau, se marie, avant la fin de l’année…

— Oh ! Vraiment ! fit Euphémie, d’un ton très affecté et essayant de rougir, ce à quoi elle ne réussit guère.

Les domestiques la regardèrent avec étonnement ; ce n’était pas l’habitude d’interrompre M. de L’Aigle lorsqu’il adressait la parole à ces gens.

— Tais-toi, Euphémie dit, tout bas, Candide.

— Approchez-vous, mes amis, reprit Claude.

Tous s’approchèrent et Claude versa du vin dans des verres, il coupa le gâteau, puis il fit signe à chacun de se servir, après quoi il servit ses invités et se servit lui-même.

Zenon et Magdalena s’étaient levés, eux aussi, à l’arrivée des domestiques.

— À votre santé, mes amis ! fit Claude, en levant son verre.

— À la santé de M. de L’Aigle, notre bon maître ! répondirent les domestiques. À son bonheur, à sa prospérité !

Tous burent et mangèrent du gâteau.

Soudain, Magdalena fit un léger cri : ses dents venaient de rencontrer un objet résistant, qu’elle se hâta de retirer de sa bouche.

— C’est… C’est… la bague… balbutia-t-elle, en rougissant.

— Ah ! s’exclama Claude, en souriant, Mesdames et Messieurs, ajouta-t-il, c’est M. Théo Lassève qui a trouvé la bague, dans son morceau de gâteau.

— Vive M. Théo Lassève ! s’écrièrent-ils.

— La légende… commença Euphémie, en riant d’un rire forcé (combien elle eut désiré trouver la bague ! Qui sait quels résultats cela eut eu) !

— La légende, en effet… répondit Claude.

M. Théo Lassève n’est qu’un garçonnet…

— C’est vrai, et il semble que la légende n’a pas de sens, en ce cas, répondit Claude en souriant. Comme le dit Mlle Cotonnier, M. Théo n’est qu’un garçonnet… Cependant…

— Vive M. Théo ! répétèrent les domestiques, puis ils se disposèrent à quitter la salle à manger.

— Je vous souhaite une bonne et heureuse année, mes amis ! dit Claude.

— Bonne et heureuse année, M. de L’Aigle ! firent-ils tous, puis ils retournèrent dans leurs quartiers, toujours précédés d’Euphémie.

— Eusèbe ! appela Claude. Va nettoyer cette bague. Elle a été cuite avec le gâteau et… ça y parait, ajouta-t-il en souriant.

Il fit à son domestique un signe presqu’imperceptible. Celui-ci sortit, emportant la bague. Mais il revint bientôt et présenta à Magdalena, sur un petit plateau, le joyau nettoyé, dont la pierre luisait comme un soleil.

— Cette bague… N’est-elle pas d’une grande valeur, M. de L’Aigle ? demanda Zenon, d’un ton grave.

— Mais non ! Un simple anneau d’or surmonté d’un petit rubis, affirma Claude, sans même rougir d’un pareil mensonge. Il faut que vous promettiez de la porter toujours, Théo, ajouta-t-il en riant.

— Je promets de la porter toujours, répondit Magdalena, avec, peut-être, un peu plus de solennité que n’en demandait l’occasion.

Mais tout ceci s’était passé la veille. Le moment des adieux était venu. Zenon Lassève avait remercié Claude de son hospitalité si généreuse et il l’avait invité à venir leur rendre leur visite sous peu, si possible.

Au moment où la cariole emportant nos deux amis allait quitter le terrain de L’Aire, Eusèbe arriva en courant et leur ayant fait signe de l’attendre, il remit à Magdalena deux paquets assez volumineux.

— Cette boite, c’est Xavier qui vous l’envoie, M. Théo, fit le domestique ; cet autre paquet vient de Candide.

— Qu’est-ce donc, Eusèbe ?

— Je ne sais pas, M. Théo, répondit Eusèbe, Bon voyage, Messieurs, ajouta-t-il. J’espère que vous trouverez les chemins bien passables. M. de L’Aigle m’a envoyé examiner la route, ce matin ; je ne crois pas que la tempête d’hier ait fait beaucoup de ravages. Vous n’aurez qu’à suivre les balises d’ailleurs.

— Merci, Eusèbe, répondit Zenon. Marche, Rex ajouta-t-il, et l’on partit.

Rex avançait lentement et tout alla bien, pendant une demi-heure à peu près. Mais soudain, le cheval s’arrêta et, pointant les oreilles, se mit à renâcler très fort.

— Qu’a donc Rex ? demanda Magdalena.

— Je ne sais pas, Théo. Il voit quelque chose que nous ne voyons pas, nous, ou bien…

— Ou bien il pressent quelque danger.

— Quel danger veux-tu qu’il pressente, mon garçon ? Allons, Rex ! Marche ! Beau cheval, marche !

Rex avança de quelques pas, puis il s’arrêta de nouveau et se mit à piocher le sol.

— Ah ! fit Zenon tout à coup. On n’aperçoit plus les balises !

— Ô ciel ! s’écria Magdalena. La tempête d’hier…

— Oui la tempête a fait des siennes, c’est évident. Il est évident aussi qu’Eusèbe n’a pas poussé ses investigations jusqu’ici… Comment allons-nous passer à travers ce banc de neige, je te le demande !

— Pourquoi la neige s’est-elle accumulée ainsi à cet endroit, mon oncle ?

— Cet endroit est très exposé au vent, Théo… Ce qu’il y a d’embêtant, c’est que, sous ces bancs de neige, ou tout à côté, il y a peut-être des presque précipices.

— Qu’allons-nous faire, oncle Zenon ? Retourner à L’Aire ?

— Retourner à L’Aire ? Certes non ! je vais descendre de voiture et conduire le cheval par la bride. Tiens, mon garçon, je te charge des rubans.

— Mais, mon oncle… Le danger pour vous…

— C’est le seul moyen, cher enfant. Quant au danger que je cours, il est absolument nul.

Ce disant, Zenon descendit de la cariole et il essaya un peu le terrain, avant d’y risquer le cheval. Il fit bien, car, à peine eut-il fait dix pas qu’il arriva dans un trou assez profond.

— Mon oncle ! Mon oncle ! cria Magdalena.

— Ce n’est rien, Théo, fit Zenon, en se relevant. Seulement, il va me falloir une gaule, afin de pouvoir tâter le chemin avant de m’y aventurer de nouveau. Attends ! il doit y avoir une petite hachette sous le siège de la cariole ?

— Oui. La voilà !

Avec la hachette, Zenon coupa une forte branche de sapin, après quoi il se mit en marche. Enfin, il trouva un terrain moins accidenté. Prenant Rex par la bride, il l’entraîna à sa suite.

Mais ce fut un long et pénible cheminement. Heureusement, le temps était assez doux. S’il eût fait froid, tous deux auraient pâti et il serait survenu peut-être quelque catastrophe. Heureusement, aussi ils rencontrèrent des bouts de chemin balisés.

Tout de même partis de L’Aire à deux heures de l’après-midi, ce ne fut que vers cinq heures du soir qu’ils arrivèrent à La Hutte. Ce trajet, accompli en une heure à l’aller, se fit en trois heures, au retour.

Mais tout a une fin en ce monde, même les cheminements les plus difficiles, et ils finirent à arriver. Tandis que Zenon dételait Rex, sa fille adoptive allumait le feu dans le poêle de la salle et faisait une grande flambée dans le foyer de sa chambre à coucher.

La boite venant de Xavier fut ouverte ensuite ; elle contenait des roses, et il y en avait ! Bien empaquetées, elles n’avaient pas souffert du froid. Magdalena s’empressa de les mettre dans l’eau. Elle ne put s’empêcher de pleurer en apercevant ces fleurs, qui lui rappelaient les plus belles heures de sa vie, si tôt, trop tôt écoulées. L’Aire… ses serres splendides… Les reverrait-elle jamais ?

Mais elle ne se livra pas longtemps à ces tristes pensées ; Zenon venait d’entrer et il était affamé et à moitié gelé.

— L’eau chante déjà, dans la bombe, mon oncle, lui dit-elle ; nous allons pouvoir boire une bonne tasse de thé bien chaud, en attendant l’heure du souper. Approchez-vous du poêle ; il répand une chaleur que vous ne manquerez pas d’apprécier, j’en suis certaine.

— Nous ne nous ferons pas prier pour manger une bouchée, ni toi ni moi, n’est-ce pas Théo ? fit Zenon, en s’approchant du feu. Quant à moi, je t’avoue que je meurs de faim.

— Je vais organiser un souper quelconque, répondit la jeune fille. Heureusement nous avons des provisions en conserves. Le pain va nous manquer, c’est vrai ; mais nous nous en passerons, aussi philosophiquement que possible. Moi aussi, j’ai bien faim.

Tout en parlant, elle enlevait les ficelles du paquet venant de Candide.

— Ô mon oncle ! s’exclama-t-elle. Voyez donc ! Le cadeau de cette bonne Candide… La brave femme prévoyait que nous arriverions ici peut-être en retard, très affamés, et qu’il n’y aurait, naturellement rien de prêt pour le souper.

Le cadeau de Candide consistait en deux volailles rôties, farcies aux fines herbes ; des pommes de terre, cuites dans la sauce des volailles ; un pot de gelée et un gros pain, qu’elle avait cuit elle-même.

— Elle a été bien inspirée cette bonne Candide ! dit Zenon en souriant.

— Quel festin, n’est-ce pas mon oncle ! Le souper est tout cuit ; il ne suffit que de le réchauffer sur un feu doux.

— Vive Candide ! s’exclama Zenon, mis en joie par le festin en perspective. Elle nous sauve la vie, vraiment !

Bientôt tout deux se mettaient à table et, est-ce nécessaire de dire que l’appétit ne manqua pas ? Ils dévorèrent littéralement des mets exquis, dus à la prévoyance de la cuisinière de L’Aire. Mais ils savaient bien que Candide n’avait agi que d’après l’inspiration de Claude et à sa suggestion.

Il n’était pas tard, ce soir-là, quand nos amis se couchèrent ; ils étaient épuisés de fatigue, après leur rude cheminement de l’après-midi. Magdalena rêva qu’elle était encore à L’Aire, dans la serre aux roses, avec Claude… Lorsque, le lendemain matin, elle se réveilla dans sa chambre à coucher, à La Hutte, ce fut incontrôlable ; elle fondit en larmes.

XVIII

ENTRE BONNES MAINS

Les « Fêtes » étaient, longtemps, choses du passé. Le printemps, s’il n’était pas encore arrivé, ne tarderait guère ; on était au 15 mars.

L’hiver s’était écoulé agréablement pour nos amis de La Hutte. Occupés, du matin au soir, le temps s’était passé vite. Magdalena travaillait régulièrement maintenant, pour l’entrepreneur de la Rivière-du-Loup. De plus elle s’était livrée à l’étude sérieuse de la botanique, il y avait le piano de L’Aiglon qui lui avait procuré bien des heures charmantes.

Zenon et Séverin étaient devenus des meubliers, en règle, et les commandes n’ayant pas fait défaut, ils avaient accumulé une jolie somme, à force de travail et d’économie.

Or en ce jour du 15 mars, au moment où l’on sortait de table, après le repas du midi, Séverin annonça qu’il irait réparer le garde-corps du grand pont et planter, en même temps, des clous dans certains de ses madriers qui lui paraissaient n’avoir toute la solidité voulue.

— J’aimerais à vous accompagner, Séverin, dit Magdalena. Le temps est beau, le soleil si radieux !

— Mais, certainement ! Viens, Théo ! Je serai bien content de ta compagnie. Venez-vous, M. Lassève ?

— Non. Je veux finir de vernir ce buffet, que nous devons livrer demain.

— Alors, nous partirons, Théo et moi, aussitôt que nous aurons lavé la vaisselle et balayé le plancher.

La Hutte avait changé d’aspect depuis l’automne précédent ; depuis que Séverin y avait établi ses pénates, nous voulons dire. Le brave garçon avait fait des siennes, et la salle d’entrée n’était plus aussi rustique que la première fois que nous y avons introduit nos lecteurs. D’abord, la table n’était plus fixée au plancher ; elle avait, en outre, été polie, teinte, vernie, et ses quatre pattes ornées de têtes et portraits de lions, sculptés dans le bois. Les bancs avaient été, eux aussi, façonnés tels que la table. Le pupitre et la chaise de Mme Rocques, le piano, une petite armoire à vaisselle, vitrée, les sièges confortables ; tout cela donnait un cachet d’aise et de prospérité.

Magdalena et Séverin partirent, aussitôt que tout eut été remis à l’ordre dans la salle, après le dîner. Froufrou eut bien voulu les accompagner, mais ce pauvre Froufrou s’était presqu’arrachée une griffe et il boitillait et souffrait, depuis trois jours. On dut donc le laisser à la maison.

Lorsqu’ils furent parvenus au pont, Magdalena dit à son compagnon :

— Si vous n’avez pas besoin de moi, Séverin, je vais aller faire une petite promenade dans cette direction. Elle désigna les Rocs des Testaments.

— Ne t’éloigne pas trop, n’est-ce pas, Théo ? Je serais inquiet. Et fais attention ; les rochers sont très glissants, à cette saison. Une chute…

— Ne craignez rien, Séverin. Je n’irai pas loin d’ailleurs ; je resterai à portée de votre voix.

Marchant la tête baissée, afin de pouvoir voir et éviter les endroits où la neige fondue coulait en vraies cascades, Magdalena se livrait à ses pensées. Est-il nécessaire de dire qu’elle pensait surtout à Claude ? Où était-il ? Était-il chez-lui, ou bien était-il absent ? Il l’avait dit qu’il s’absentait assez souvent… Toujours est-il ; qu’elle ne l’avait pas revu, depuis leur visite à L’Aire… Elle appelait le mois de mai de tous ses vœux, sachant bien qu’il accompagnerait ses domestiques, lorsqu’ils viendraient chercher le piano de L’Aiglon à La Hutte. Le mois de mai… Oui, il avait dit le mois de mai… Combien il était loin encore ce mois tant désiré !

Tout à coup, elle arrive contre un obstacle… quelque chose de charnu… Vite elle leva les yeux, et aussitôt, un cri s’échappa de ses lèvres, car Albinos, le cheval de selle de Claude de L’Aigle, lui barrait le chemin.

— Albinos ! s’écria Magdalena, au comble de l’étonnement.

Entendant prononcer son nom et reconnaissant peut-être celle qui l’avait prononcé, le cheval se mit à hennir, et jamais la jeune fille n’avait entendu pareil hennissement. Alors, Magdalena vit qu’Albinos avait une bride au cou ; si elle ne l’avait pas remarquée plus tôt, c’était que cette bride était blanche. Elle vit autre chose : une selle sur le dos du cheval ; une selle, blanche aussi, dont les étriers étaient vides ; ces étriers vides semblaient raconter quelque drame, quelque tragédie.

— Ô ciel ! s’écria-t-elle. Un accident ! Albinos, ajouta-t-elle, s’adressant au cheval comme s’il eut pu la comprendre, où est ton maître ?

Albinos gémit de nouveau d’une façon plaintive, tandis que ses yeux calmes et doux paraissaient attristés soudain.

— Séverin ! appela Magdalena. Venez ! Venez vite.

— Oui, je viens, Théo ! répondit la voix de Sévérin, et au bout de quelques instants, il parut à l’un des détours de la route.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.

— Ce cheval… Voyez, il…

— Oh ! C’est Albinos, bien sûr ! s’exclama Séverin, en désignant le cheval. Le cheval de M. de L’Aigle, n’est-ce pas, Théo ?

— Oui, c’est le cheval de M. de L’Aigle, répondit la jeune fille. Et voyez donc, Séverin ; la selle… les étriers vides… Il est arrivé un accident ! ajouta-t-elle, en sanglotant. Qu’allons-nous faire ? M. de L’Aigle…

— Il faut le trouver, voilà !

— Le trouver ? Mais, où le trouver, où ?

— Ou je me trompe fort, ou ce cheval va nous conduire droit à son maître, mon garçon. Je vais tourner la tête d’Albinos du côté d’où il vient et peut-être… Qui sait ?

— Essayons toujours, dit-elle. Ô mon Dieu ! M. de L’Aigle ! S’il a été victime de quelqu’accident, Séverin, je… je…

— Allons ! Allons ! Ne pleure pas ainsi ! Sois un homme, Théo ! fit Séverin. Tiens ! reprit-il. Voilà le cheval dans sa bonne direction ; nous allons le suivre… Il va nous conduire à son maître, j’en jurerais.

Albinos marchait lentement, comme s’il eut compris que des êtres humains le suivaient, et qu’il devait régler son pas sur le leur. De temps à autre, il tournait la tête du côté de Magdalena, ou de Séverin ; on eut dit qu’il comprenait ce qu’on attendait de lui. Alors, nos amis encourageaient le cheval de la voix ou par une caresse.

Le Roc de l’Ancien Testament venait d’être dépassé… Ils marchaient depuis longtemps leur semblait-il ; Magdalena se dit que le cheval retournait à son écurie, tout simplement.

— De ce train, nous finirons par arriver à L’Aire, Séverin, fit-elle soudain. Je crains bien que nous ne puissions pas nous fier à l’instinct d’Albinos… qui n’est qu’un cheval, après tout.

Comme pour donner le démenti à ce qu’elle venait de dire, Albinos s’arrêta et, la tête tournée vers la gauche de la route, il hennit plaintivement. Nos amis embrassèrent, d’un coup d’œil, les environs ; ils virent les rochers abruptes et glissants… puis, au pied de l’un de ces rochers… un objet confus.

M. de L’Aigle ! C’est lui ! cria Magdalena, en désignant l’objet au pied du rocher.

— Je le crois, répondit Séverin.

Tous deux se précipitèrent vers le rocher… Ils ne s’étaient pas trompés ; là gisait Claude de L’Aigle, baignant dans son sang.

— Il est mort ! sanglota Magdalena. Ô ciel ! Il est mort M. de L’Aigle !

— Il vit, Théo ! répondit Séverin, lorsqu’il eut posé sa main sur le cœur du blessé. Mais il faut le transporter à La Hutte sans perdre un instant.

— Il est tombé de cheval et…

— Non, il n’est pas tombé de son cheval ; il a dû plutôt escalader ce rocher, qui doit être glissant comme une glace et…

— Comment le transporterons-nous à la maison ? Il faut nous hâter ! Il baigne dans son sang. Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Aurais-tu peur de monter à cheval, mon garçon ?

— Non, Séverin. Vous voulez dire Albinos ?

— Oui. Monte sur Albinos et rends-toi à La Hutte. Dis à M. Lassève d’atteler Rex au sleigh et de venir ici immédiatement. Il ne pourra pas manquer de me voir. Va, Théo.

Zenon, les bras chargés de bois de chauffage, se dirigeait vers la maison, lorsqu’il aperçut Magdalena montée sur Albinos, qu’il reconnut immédiatement. Il comprit vite qu’il devait y avoir eu un accident. Jetant sa brassée de bois sur le sol, il accourut au-devant de la jeune fille.

— Théo ! s’écria-t-il. Il est arrivé quelque chose… à M. de L’Aigle ?

— Oh ! Mon oncle ! Mon oncle ! sanglota Magdalena tout en sautant par terre. Il est arrivé un terrible accident à M. de L’Aigle ! Séverin et moi nous l’avons trouvé, baignant dans son sang… Il a dû tomber d’un rocher… Vite, mon oncle ! Attelez Rex au sleigh et allez à son secours ! C’est passé le Roc de l’Ancien Testament. Séverin vous attend.

Sans perdre de temps à poser d’inutiles questions, Zenon fit ce qu’on lui demandait de faire et bientôt, le sleigh se dirigeait vers le lieu de l’accident, tandis qu’Albinos était installé provisoirement, dans la remise.

Occupée à préparer pour le blessé, le lit de Zenon (ce lit, on s’en souvient, était tout près de la porte d’entrée) Magdalena entendit un bruit de grelots et au bout de quelques instants, Zenon et Séverin entrèrent dans la maison, portant entr’eux Claude de L’Aigle toujours évanoui.

— Théo, dit Zenon, pendant que nous allons mettre M. de L’Aigle au lit et l’installer le plus confortablement possible, tu vas aller au village chercher le médecin. Dis-lui seulement que nous avons trouvé, au pied d’un rocher, un homme blessé. Va, mon garçon ! Le sleigh est à la porte et je n’ai pas dételé Rex, inutile de te le dire.

Heureusement, le médecin était chez lui et Magdalena put le ramener avec elle, après lui avoir expliqué l’accident qui était arrivé.

— Il a une blessure profonde à la tête, dit-elle, et comme son bras gauche était replié sous lui lorsque nous l’avons trouvé, nous craignons fort qu’il ait le bras cassé.

Voici quel fut le verdict du médecin : congestion cérébrale, causée par une grave blessure à la tête ; de plus fracture du bras gauche. Ça serait long. Le malade resterait inconscient pendant plusieurs jours ; il aurait des crises de délire, des accès de fièvre intense et son état exigeait des soins constants.

À peine le médecin fut-il parti, qu’Eusèbe arriva à La Hutte. Son maître était allé faire une petite promenade à cheval et il n’était pas revenu. Lui, Eusèbe, et tout le personnel de L’Aire avaient été presque fous d’inquiétude. Mais enfin, il avait retrouvé M. Claude.

Le domestique avait fait tout le trajet, de L’Aire à La Hutte, à pieds mais il retourna à cheval sur Albinos. Une chose le consolait dans le malheur qui venait d’arriver : M. Claude était entre bonnes mains, Dieu merci !

XIX

CE QUI DEVAIT ARRIVER

Claude de L’Aigle fut malade trois semaines, et ces trois semaines, Magdalena se dit qu’elle ne les oublierait jamais de sa vie. Par quelles angoisses elle avait passé !

La blessure que Claude s’était fait à la tête avait failli lui jouer un mauvais tour. Il avait été presque continuellement inconscient Il avait eu de terribles crises de délire. Sa température avait atteint 104 degrés. Tout cela, c’était horrible, pour celle qui l’aimait si éperdument ; ç’avait été vraiment intolérable.

Mais depuis trois ou quatre jours seulement, ça allait mieux, et quoique son bras lui causerait probablement des ennuis et des souffrances pendant un certain temps encore, Claude passait la plus grande partie du jour assis dans un fauteuil, entouré de couvertures et d’oreillers.

On était au mois d’avril ; le beau mois du renouveau. Il était quatre heures de l’après-midi. Un gai soleil pénétrait dans la salle de La Hutte, lorsque nous retrouvons Claude. Installé confortablement dans un fauteuil, il paraissait dormir.

Non loin, Magdalena, recouverte d’un tablier à manches dans lequel elle ressemblait à une fillette, était à préparer de la limonade pour le malade. Zenon était occupé dehors, et Séverin était allé à la Rivière-du-Loup acheter des outils ; parti ce matin-là, il ne reviendrait que le lendemain, dans le courant de la journée.

La limonade étant faite et mise dans un pot de terre brune, Magdalena, marchant sur la pointe des pieds, alla la placer sur une table, à la portée du malade. Jetant un coup d’œil sur Claude afin de s’assurer que ses couvertures et ses oreillers étaient en place et qu’il dormait paisiblement, elle fut tout étonnée de constater qu’il avait les yeux grands ouverts et qu’il la regardait en souriant.

— Oh ! M. de L’Aigle ! fit-elle. Je croyais que vous dormiez… Je viens de faire de la limonade fraîche, continua-t-elle ; désirez-vous en boire ?

Elle avança la main dans l’intention de verser de la limonade dans un verre ; mais sa main fut saisie au passage, et la voix de Claude murmura :

— Magdalena !

Elle fut tellement surprise que ses jambes se dérobèrent sous elle et elle tomba assise sur une chaise faisant face au fauteuil du malade.

— Magdalena ! répéta-t-il.

— Vous… Vous savez ? balbutia-t-elle, pâle jusqu’aux lèvres.

Puisque M. le L’Aigle savait son nom de baptême, peut-être savait-il aussi son nom de famille… le nom de son père, mort sur l’échafaud ! Elle frissonna de la tête aux pieds ; elle crut vraiment qu’elle allait s’évanouir.

— Je sais… Oui, je sais que « Théo le petit pêcheur et batelier », est véritablement Magdalena, sous un déguisement…

— Mais… Comment le savez-vous ? Et depuis quand ? Je ne comprends pas…

— Je le sais, depuis le premier moment où je vous ai vue, Magdalena… Vous vous rappelez en quelles circonstances nous nous sommes rencontrés, n’est-ce pas ? Vous vous rappelez comme la brume était épaisse ? Si épaisse même que, lorsque je suis allé à votre secours, ma chaloupe touchait presqu’à la votre, sans que vous le sachiez ou que je le sache moi-même. Or j’ai surpris une conversation entre vous et M. Lassève ; ce dernier essayait de vous rassurer ; il vous sauverait la vie, disait-il, car il savait nager… Mais il se reprochait amèrement de ne pas vous avoir laissée à La Hutte, ce jour-là… À ce moment où le péril était si proche, il vous appelait par votre véritable nom.

— Je… Je me souviens… murmura la jeune fille, avec un soupir de soulagement. Elle avait craint de si affreuses choses !

— Moi, je ne disais mot, continua Claude, car j’essayais de me guider sur vos voix n’ayant pas d’autre moyen de m’orienter dans la brume… Quelle fut donc ma surprise quand sur L’Aiglon, je vis au lieu d’une jeune fille du nom de Magdalena, un garçonnet du nom de Théo.

— Et vous saviez tout le temps ! Ce n’est presque pas croyable !

— Mais, oui, je savais tout le temps ! rit Claude. Et ajouta-t-il d’un ton grave, je sais autre chose aussi, Magdalena…

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-elle, effrayée.

— Depuis ce premier instant où je vous ai aperçue, Magdalena, je sais… je sais que je vous aime !

— Impossible ! s’écria-t-elle.

— Impossible ? Pourquoi dites-vous que c’est impossible, Magdalena ? Vous êtes charmante, ma chérie ; vous voir, vous connaître, c’est vous aimer… Et vous, mon aimée ? Dites-moi, dites ! M’aimez-vous, un peu, en retour ? Avec la douce naïveté qui vous est propre, vous m’avez dit déjà que la différence d’âge qui existe entre nous « ça ne faisait rien »… M’aimez-vous, chère enfant ? Répondez franchement, je vous prie !

— Je… Je… Oh ! M. de L’Aigle, vous ne devriez pas me… me questionner ainsi !

— Répondez oui ou non seulement, mon aimée ! implora Claude. Si vous me répondez oui, je serai le plus heureux du monde… si vous me répondez non… eh ! bien, je serai infiniment malheureux ; mais, chère enfant, j’endurerai mon mal en silence et ne vous importunerai jamais. Magdalena, répondez-moi franchement, m’aimez-vous ?

— Oui… balbutia-t-elle, en rougissant et en détournant la tête.

— Ma bien-aimée ! s’exclama-t-il, en entourant de son bras valide la taille de la jeune fille. Et vous deviendrez ma femme bientôt ?

— Votre femme ?

— N’est-ce pas, ma chérie ? Ah ! si vous saviez comme ma maison me parait grande, vide, triste, depuis que vous êtes venue l’égayer par votre présence ! Dites, Magdalena, quand deviendrez-vous ma femme ?

— Oh ! Mais ! M. de L’Aigle ! Pas maintenant… Pas avant… je ne sais quand…

— Le mois prochain peut-être ?

— Impossible ! répondit-elle, heureuse quand même de se savoir tant aimée.

— Eh ! bien, alors disons dans les premiers jours de juin, consentit généreusement Claude.

— Je… Je… Le temps est court et…

— Ne vous tarde-t-il pas que nous ne nous séparions plus, ma chérie ?

— Oui, sans doute… Cependant… Et puis, il y a mon oncle… Je ne sais ce qu’il dira…

— Me permettez-vous de parler à M. Lassève ce soir, Magdalena ? Vous le savez, je retourne chez moi demain avant-midi.

— Oui, vous pouvez lui parler, si vous le désirez…

— Vous ne m’avez pas dit encore si vous m’acceptiez pour époux ? dit Claude.

— Je… Je vous accepte, car… car… moi aussi, je vous aime… depuis le premier moment de notre rencontre, répondit-elle, en cachant son visage sur l’épaule de Claude.

— Magdalena. Ma bien-aimée ! Mon ange ! Vous êtes ma fiancée chérie, dès ce moment-ci, et, n’est-ce pas que nous nous marierons dans les premiers jours du mois de juin ?

— Oui, M. de L’Aigle, si…

— Je me nomme Claude, Magdalena.

— Oui… Claude, murmura-t-elle. Mais, je dois vous expliquer, tout d’abord, pourquoi je porte le costume masculin… commença-t-elle, tout en se demandant quelle explication elle allait bien donner.

— Pourquoi m’expliquer ce que je comprends très bien, ma pauvre enfant ?

— Ce que… Ce que vous comprenez, dites-vous ?

— Sans doute ! Obligée de vivre au milieu du plus sauvage des décors, seule avec votre oncle, rien ne pouvait mieux vous protéger que de vous faire passer pour un garçonnet.

Magdalena était trop jeune, trop naïve peut-être pour discerner tout le tact que renfermait cette explication de Claude. Il soupçonnait un mystère, bien sûr ; mais il se disait que ça ne le concernait nullement. Tout ce dont il était convaincu c’était que ce mystère n’avait aucun caractère de gravité, encore moins de culpabilité.

La jeune fille soupira, soulagée. Combien elle eut voulu cependant, n’avoir aucun secret pour son fiancé ! Mais, c’était impossible. Si elle dévoilait l’un des secrets de sa vie, il lui faudrait les dévoiler tous ; autant dire qu’elle renonçait à Claude à l’instant et pour toujours.

— Voilà votre oncle, Magdalena ! fit Claude, entendant des pas s’approcher de la maison. Ce soir, après le souper, je lui parlerai.

— C’est entendu, répondit-elle, puis elle courut s’enfermer dans sa chambre, car elle ne pouvait se résoudre à rencontrer le regard de son père adoptif, dans l’état d’émotion où elle était ; tout de suite, il eut deviné qu’il venait de se passer quelque chose entre elle et Claude.

Après le souper, elle saisit le premier prétexte venu pour retourner à sa chambre ; mais à travers la porte fermée, elle pouvait entendre les voix des deux hommes. Elle ne saisissait pas ce qu’ils disaient, mais les exclamations étonnées de Zenon Lassève, puis la voix plus calme de Claude de L’Aigle, racontaient assez clairement ce qui se passait.

Ils causèrent ensemble pendant une longue heure, puis Magdalena entendit les pas de Zenon s’approcher de sa chambre. Il frappa à la porte et elle courut ouvrir.

— Viens, Magdalena, dit-il d’une voix grave. Je sais tout et…

— Magdalena, fit Claude, lorsque la jeune fille fut arrivée auprès de lui, votre oncle a donné son consentement à notre mariage… Que Dieu le bénisse pour cela !

— Ô Claude ! dit-elle, en posant sa main dans celle de son fiancé.

— N’est-ce pas que nous nous marierons dès les premiers jours de juin, ma toute chérie ?

— Oui, mon Claude, dès les premiers jours de juin… si mon oncle n’y a pas d’objections…

— Et, écoutez, ma bien-aimée… nous partirons, immédiatement après notre mariage pour l’Europe, où nous passerons deux ou trois mois, ce projet vous agréé-t-il ?

— Pour l’Europe ! s’écria Magdalena. Oh ! Mon oncle, reprit-elle, en s’adressant à Zenon, avez-vous entendu ce que vient de dire… Claude ? Un voyage de deux ou trois mois en Europe !

— Ce sera certainement un splendide voyage de noces ! répondit Zenon.

— Moi qui n’ai jamais voyagé de ma vie ! dit-elle. Et il y a tant de choses que je désire voir, de l’autre côté de l’océan ; des choses dont j’ai lu souvent, mais que je pensais bien ne jamais voir !

— Ainsi, mon plan vous va tout plein, ma chérie ? demanda Claude.

— Certes ! répondit-elle.

M. Lassève et moi, nous avons décidé de bien des choses… Votre oncle a promis de vous répéter toute la conversation que nous venons d’avoir ensemble ; je suis…

— Vous êtes fatigué, je crois, M. de L’Aigle, acheva Zenon. Je n’aurais pas dû vous laisser parler si longtemps, car vos forces ne sont pas encore tout à fait revenues, il s’en manque ! Je répéterai fidèlement toute notre conversation à Magdalena, je vous le promets. Mais, si vous voulez suivre mon conseil, que je crois sage vous vous mettrez au lit immédiatement.

— Mon oncle a raison, Claude, dit Magdalena. Il y a de grands cercles noirs sous vos yeux ; vous devez être bien fatigué.

— Je vous obéis, répondit Claude en se levant. M. Lassève, ajouta-t-il, me permettez-vous de donner un baiser à ma chère et douce fiancée ?

— Je vous le permets… si elle n’a pas d’objections, s’entend, fit Zenon, moitié grave, moitié souriant.

Magdalena pleura beaucoup, lorsque Claude partit, le lendemain avant-midi ; mais ses larmes furent assez vite séchées par le sourire ; la séparation serait de courte durée. Claude avait promis de revenir dans une huitaine de jours, si les chemins étaient passables.

Elle était décidée à une chose : quand son fiancé reviendrait, il la trouverait vêtue comme elle devait l’être. Dès le lendemain, elle ferait venir, de la ville de Québec, du matériel, dont elle se confectionnerait deux ou trois robes, simples mais jolies.

Dès le lendemain aussi, Zenon commencerait à annoncer à ses connaissances du village de Saint-André que Théo allait le quitter ; qu’il retournerait dans la Province d’Ontario, sa mère le faisant demander. Il saurait bien se prendre un air désolé en annonçant cette nouvelle, car on ne manquerait pas de le plaindre de perdre ainsi son neveu qu’il aimait tant ! À cause des mauvais chemins, à cause de la saison, personne ne s’aventurerait sur la Pointe Saint-André ; il n’y avait donc pas de danger qu’on découvrit le pot aux roses.

Séverin… Eh ! bien, Séverin était resté muet d’étonnement lorsque Zenon lui avait appris ce qui s’était passé durant son absence : Théo, une jeune fille déguisée, ayant nom Magdalena ! Et elle allait épouser ce M. de L’Aigle qu’il avait entendu désigner, même à son dernier voyage à la Rivière-du-Loup, du nom du « mystérieux M. de L’Aigle » ! Mais, bah ! Ça ne signifiait rien cela après tout, et la petite serait heureuse dans ce magnifique domaine L’Aire, dont on disait de si merveilleuses choses !

Le temps passait vite, vite, surtout pour Zénon et Sévérin, qui ne voyaient pas sans appréhension arriver le jour où Magdalena les quitterait. Claude était venu aussi souvent qu’il l’avait pu à La Hutte, voir sa chère fiancée. À son dernier voyage, il avait dit, au moment de partir :

— Magdalena, ma toute chérie, je ne reviendrai que le 2 juin, jour fixé pour notre mariage. À six heures précises, le matin du 2 juin (dans huit jours maintenant), L’Aiglon mouillera devant La Hutte. Vous serez prête, n’est-ce pas, ma Magda ?

— Je serai prête, mon Claude, avait-elle répondu en se suspendant au cou de son fiancé.

— Que je t’aime, Magdalena !

— Que je t’aime, Claude !

— Je vous rendrai si heureuse, ma toute chérie !

— Je le sais, mon aimé !

— À bientôt, ma douce fiancée !

— À bientôt, mon fiancé chéri !

XX

SAGES CONSEILS

Dans la salle d’entrée de La Hutte, Magdalena et Zenon sont assis. Il est sept heures du soir. Chacun d’eux est occupé à sa manière : Zenon est à polir un morceau de bois découpé avec du papier sablé ; Magdalena travaille à son trousseau. Claude lui a bien recommandé pourtant de ne pas se fatiguer à coudre.

— Votre trousseau, Magdalena, lui avait-il dit, tout dernièrement, vous l’achèterez soit à Paris, soit à Londres. Ne vous fatiguez pas inutilement, ma chérie.

Cependant, elle n’allait pas se marier sans trousseau ; elle en aurait un, tout modeste fut-il.

Soudain, Zenon déposa sur la table le morceau de bois qu’il était à polir et dit :

— Magdalena, je profite de ce que Séverin est allé au village pour te demander une question… Y répondras-tu ?

— Certainement, mon oncle. (Il avait été convenu entr’eux qu’elle continuerait à donner à Zenon le titre d’oncle). Quelle question désirez-vous me poser ?… Je vous écoute…

— Bien… Voici… As-tu dit à M. de L’Aigle… l’as-tu mis au courant des… des événements de ta vie, Magdalena ?

— Vous voulez parler de…

— De… tout !

— Je n’ai certainement pas dit à Claude que mon père était mort sur l’échafaud, oncle Zenon, si c’est à cela que vous faites allusion.

— Ton père est mort martyr, ma fille.

— Je le sais bien ! Mais, qui le croit, à part de vous et moi… et peut-être l’avocat qui a essayé de défendre mon père, en cour ? Même Mme d’Artois, qui nous était si dévouée pourtant, croyait mon père coupable de vol et de meurtre…

— Mais, M. de L’Aigle… si tu lui racontais tout, ma fille… commença Zenon.

— Jamais ! Jamais ! cria-t-elle. Croyez-vous vraiment que, le sachant, il m’épouserait… dans six jours maintenant ?

— Il t’aime tant, Magdalena ! Que lui ferait, à lui, de savoir ce qui en est… ou plutôt ce qui en fut ?… Et puis, il y a ce sommeil léthargique dont tu t’es éveillée et qui t’a suggéré l’idée de te faire passer pour morte… Dans cette affaire, je prendrai ma part de responsabilité et…

— Mon oncle, c’est parfaitement inutile de me parler ainsi ! Je ne lui dirai rien à Claude, rien, entendez-vous, rien !… sanglota-t-elle.

— Oh ! ma pauvre Magdalena !…

— Il dit qu’il comprend pourquoi j’ai endossé le costume masculin…

— Il feint de l’avoir compris, chère enfant ! M. de L’Aigle n’est pas un naïf, que je sache.

— Claude est… parfait, mon oncle !

— Bien sûr ! Bien sûr ! s’empressa d’acquiescer Zenon. Mais, écoute, ne te marie pas sans tout lui dire à ton fiancé, ma fille ! Une femme ne doit avoir aucun secret pour son mari. Ce secret pèserait sur ta conscience continuellement et t’empêcherait d’être tout à fait heureuse. Ô Magdalena, laisse-moi aller à L’Aire, demain, et tout raconter à M. de L’Aigle ! Il t’aime trop pour que ça lui fasse de différence… Et quel soulagement pour toi ensuite que celui de savoir…

— Cher oncle, pourquoi parler pour ne rien dire ? s’exclama Magdalena en pleurant. Votre conseil est sage, je le sais ; mais j’aime trop Claude pour risquer de… de le perdre.

— Pourtant, chère petite, ce serait infiniment pire s’il découvrait un jour, de lui-même…

— Il ne découvrira jamais… quoi que ce soit, assura-t-elle. N’en parlons plus, cher oncle Zenon ; c’est me rendre misérable pour rien… Je suis Magdalena Lassève et… je n’ai pas de passé.

— Comme tu voudras, Magdalena ! répondit, en soupirant, Zenon. Puisses-tu ne jamais regretter ta décision, pauvre enfant ! ajouta-t-il en se levant. C’est, tu l’avoues toi-même, un sage conseil que je viens de te donner. C’est dans ton intérêt que je t’ai parlé ; parce que je t’aime plus que tout au monde et que je désire tant te voir heureuse… Mais puisque tu juges à propos de passer outre…

— Mon oncle ! Mon oncle ! Cher, cher oncle Zenon ! Ne me croyez pas ingrate, je vous prie ! Je ne le suis pas ! Seulement, je ne peux pas me décider à suivre votre conseil, tout sage soit-il. Vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en entourant de ses bras le cou de Zenon Lassève, tandis que des larmes pressées coulaient sur ses joues.

— T’en vouloir, chère enfant ? Assurément, non ! Et, je le répète, puisses-tu être heureuse, ma chérie ; aussi heureuse que tu mérites, certes, de l’être ! s’écria Zenon qui, lui aussi, pleurait.

Puis il s’empressa de quitter la salle, car il pressentait qu’il allait éclater en sanglots devant sa fille adoptive.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le boudoir luxueux d’une splendide résidence, située dans une des rues les plus aristocratiques de la ville de Toronto, une femme est assise. Une femme blonde, pas très jeune, mais jolie encore et d’apparence fort distinguée.

En face d’elle est un monsieur aux cheveux blonds, aux yeux bleus très foncés, à la moustache dorée. Tous deux causent ensemble, tout en buvant du thé et en mangeant des gâteaux.

— Ainsi, Claude, dit la dame, continuant évidemment une conversation, vous vous mariez dans six jours ?

— Oui, Thaïs, je me marie dans six jours.

— Elle doit être extraordinairement charmante et attrayante celle qui vous a décidé enfin à renoncer au célibat ! fit Thaïs en souriant.

— Magdalena est charmante, attrayante, en effet ! Vous la connaîtrez, un jour, je l’espère, Thaïs, et vous l’aimerez, j’en suis sûr.

— Vous ne m’avez pas dit… votre Magdalena est-elle veuve, ou bien célibataire, comme vous ?

Claude rit d’un grand cœur.

— Ma chère cousine, répondit-il, vous avez l’air de croire que ma fiancée est de mon âge à peu près… Détrompez-vous ; elle n’a pas vingt ans.

— Ah ! Vraiment ! Vous allez épouser… une enfant alors ?

— Une exquise enfant… Et, Thaïs, vous ne le croirez pas peut-être, mais, elle m’aime… pour moi-même… Cela doit vous étonner ; mais il en est ainsi. J’ai laissé loin derrière moi l’âge des illusions, vous le savez, et je vous certifie que Magdalena m’eut épousé quand même, si j’eusse été pauvre et si j’eusse habité une masure, au lieu d’une sorte de château.

— Je le crois sans peine, Claude, assura Thaïs. Ça ne m’étonne pas le moindrement que votre fiancée vous aime « pour vous-même ». Vous êtes tout à fait charmant, vous savez, mon cousin, ajouta-t-elle en souriant. Eh ! bien, j’espère que vous serez parfaitement heureux tous deux !

— Merci, ma bonne cousine, répondit-il. Puis il se fit un silence.

— Claude, demanda-t-elle, tout à coup, lui avez-vous dit, à Magdalena ?… L’avez-vous avertie ?… L’avez-vous mise au courant de… de… vous savez ce dont je veux parler…

— Non, Thaïs, je ne lui ai pas dit ; je ne l’ai pas averti ; je ne l’ai pas mise au courant de… ce dont vous parlez.

— Ô Claude ! fit Thaïs, d’un ton de reproche.

— Je n’ai pas trouvé que c’était nécessaire… Je n’ai pas questionné Magdalena sur son passé ; conséquemment…

— Le passé d’une jeune fille de vingt ans ! dit Thaïs en riant. Mon cher Claude ! À quoi pensez-vous ?

— Eh ! bien, n’ayant pas demandé à ma fiancée de me rendre compte des années pendant lesquelles elle m’était inconnue, j’ai trouvé que, de mon côté, je n’avais pas de comptes à rendre ; voilà !

— Mon cher cousin, ne faites pas cela ! Ne vous mariez pas sans tout dire à Magdalena ! Vous feriez la plus grande des sottises, dont vous ne tarderiez pas à vous repentir amèrement !

— Ma bonne cousine, fit Claude froidement, de quoi parlez-vous, en fin de compte ?… Je n’ai rien à… à… dévoiler à Magdalena ; il n’y a rien dans le passé, ni dans le présent, qu’il soit nécessaire qu’elle sache.

— Mais, Claude ! Elle finira infailliblement par découvrir…

— Elle ne découvrira rien.

— Ah ! Qui sait ?… Une remarque faite par quelqu’un, dans la rue ou ailleurs, au moment où vous passeriez, en compagnie de votre femme… car, vous êtes plus connu que vous le pensez peut-être, et ce qui concerne le « mystérieux M. de L’Aigle » intrigue et intéresse bien des gens… Et puis, il suffirait d’une lettre que vous laisseriez traîner ou que vous oublieriez quelque part dans votre maison, ou bien encore d’un voyage dont vous pourriez difficilement expliquer le motif…

— Ne craignez rien de ce genre, Thaïs, répondit-il en se levant pour partir. Le silence est d’or, vous savez, ma cousine, ajouta-t-il en souriant ; n’ayant pas jugé à propos de dévoiler certaines choses, je continuerai à me taire.

— Est-ce sage ?… Et puisque votre fiancée vous aime tant, quelle différence cela lui ferait-il de savoir…

— Magdalena est très jeune, Thaïs, et puis, elle a en moi une confiance entière… C’est la seule réponse que je puisse vous donner.

— Vous avez tort, bien tort, Claude ! s’exclama Thaïs. Si Magdalena apprend les choses par d’autres que vous, ça lui paraîtra plus… plus… dramatique (dois-je dire « dramatique » ?) que si vous les lui appreniez vous-même. Ô Claude ! Claude !

— N’en parlons plus, voulez-vous, Thaïs ? Vos conseils, je le sais, sont dictés par la sagesse… mais je ne peux pas les suivre.

— Dites plutôt que vous ne voulez pas les suivre, mon ami.

— Comme vous voudrez, ma cousine. Je vous remercie, tout de même de l’intérêt que vous portez à mon futur bonheur… et à celui de Magdalena. J’espère que vous serez son amie, à ma douce fiancée, ma femme bientôt ?

— De cela vous pouvez être certain. Je le répète, j’espère que vous serez heureux tous deux ! Je serai avec vous, par la pensée, le 2 juin.

— Adieu, alors, Thaïs. Il est grand temps que je parte, car je ne peux pas risquer de manquer le train.

— Ainsi, je vous attendrai, à votre retour d’Europe, n’est-ce pas ? Vous m’avez promis d’arrêter ici en passant.

— Nous n’y manquerons pas, ma cousine. Merci.

— Il m’a fait grand plaisir de vous voir, Claude. Adieu, et bon voyage… à la Pointe Saint-André ; bon voyage en Europe aussi !

— Adieu, et encore merci, Thaïs !

Mais lorsque Claude fut parti, sa cousine ne put s’empêcher de soupirer tout en disant :

— Ce pauvre Claude ! Combien il a tort d’avoir un secret pour sa fiancée, sa femme dans quelques jours ! Magdalena finira par découvrir que son mari lui cache quelque chose, bien sûr, et elle en sera malheureuse… ils en seront malheureux tous deux… Mais, je l’ai promis, je serai une bonne amie pour la jeune Mme de L’Aigle… Pauvre petite ! Puisse-t-elle être heureuse… puissent-ils être heureux tous deux !

XXI

MAGDALENA DE L’AIGLE

Les cloches de l’église du village de Saint-André tintent l’angelus du matin. Au même instant, on peut voir, franchissant le seuil de La Hutte, une radieuse jeune fille, accompagnée de trois hommes. La jeune fille, c’est Magdalena Carlin (dit Lassève), et ceux qui l’accompagnent sont Claude de L’Aigle, Zenon Lassève et Séverin Locques.

On est au 2 juin, date fixée pour le mariage de Magdalena et de Claude.

La jeune fiancée est belle à ravir dans un costume gris perle, un chapeau de la même nuance, des gants et des souliers dito. Elle ne porte aucun joyau, excepté à l’annulaire de sa main gauche, une petite bague surmontée d’un escarboucle, qui jette des feux éblouissants sous les rayons du soleil levant. Dans sa main droite cependant, elle tient un énorme bouquet de roses de nuance saumon ; dans ce bouquet, elle enfouit, à chaque instant, son joli visage, tandis que ses grands yeux bruns, doux et rêveurs, s’humectent de larmes ; larmes de joie, bien sûr, puisqu’elle sera bientôt l’épouse de celui qu’elle aime si éperdument et depuis si longtemps : son Claude ! Son tant aimé !  !

En face de La Hutte, L’Aiglon est mouillé. La chaloupe du yacht et La Mouette se balancent au bout de leurs amarres, au pied d’un rocher. Bientôt, les deux embarcations se détachent du rivage et se dirigent vers L’Aiglon ; l’une d’elles contient Magdalena et son père adoptif ; l’autre, Claude de L’Aigle et Séverin Rocques.

Arrivé sur L’Aiglon, Séverin dépose sur le pont deux petites valises, puis, ayant fait ses adieux à Magdalena, non sans pleurer un peu, le brave garçon saute dans La Mouette et retourne à la Pointe Saint-André.

L’Aiglon cingle vers la Rivière-du-Loup, emportant les futurs mariés et Zenon Lassève. À neuf heures, ils prennent le train pour Lévis. Arrivés à cette ville, ils traversent immédiatement à Québec et se font conduire au meilleur hôtel.

À quatre heures de l’après-midi, Magdalena et Zenon, Claude et son témoin, un avocat de la ville de Québec, se dirigent vers la basilique, où doit avoir lieu la cérémonie du mariage.

Le temps, qui avait été très beau, lorsqu’ils avaient quitté Saint-André, s’était renfrogné ; une pluie fine tombait et le tonnerre grondait au loin.

— Ah ! dit Magdalena, au moment de prendre place dans la voiture pour se rendre à l’église, j’avais espéré que le temps serait idéal aujourd’hui, Claude ! et ses yeux se remplirent de larmes.

— Ce n’est qu’un nuage qui passe, ma chérie, répondit Claude en souriant.

— C’est, dit-on, de mauvais augure de la pluie le jour de son mariage… murmura la jeune fille.

— Allons donc ! fit Claude. Seriez-vous superstitieuse, ma Magda ?

— J’espère que non, répondit-elle. Mais, oh ! combien je voudrais voir sourire le soleil, en ce jour !

— Il sourira bientôt, vous verrez !

On arriva à la basilique. Comme on mettait le pied dans le portique, il survint un éclair, accompagné d’un coup de tonnerre si terrible qu’on eut cru que l’église allait s’écrouler. Magdalena cria, puis elle devint pâle comme une morte.

— Claude ! Mon oncle !

— Voyons, Magdalena !

— J’ai peur ! fit-elle. Peut-être… peut-être vaudrait-il mieux remettre notre mariage à… à plus tard…

— Ma chérie ! s’écria Claude. Sûrement, vous m’aimez assez pour essayer de surmonter votre peur ?… Que peuvent les éléments contre notre bonheur, notre avenir ?

— Vous avez raison, Claude ! Pardon de m’être laissée aller à de pareils enfantillages ! Je vous promets que je ne recommencerai plus, ajouta-t-elle en souriant.

— Venez, alors, mon aimée ; le prêtre nous attend.

L’église était brillamment illuminée. Claude n’avait rien épargné pour que le saint lieu eut une apparence de grande fête.

La cérémonie de mariage commença, et tout alla bien, jusqu’à ce que vint le moment où Claude devait remettre au prêtre l’anneau de mariage. Cet anneau, il le retira de la poche de son veston, mais au moment de s’en dessaisir, il lui échappa des doigts et roula par terre. On le chercha. Ceux qui, par curiosité, étaient entrés dans l’église (et ils étaient assez nombreux) se mirent de la partie ; mais l’anneau resta introuvable. Peut-être avait-il été ramassé par quelque personne peu scrupuleuse, qui se l’était approprié… toujours est-il que l’anneau avait disparu.

Hâtivement, Claude enleva de son petit doigt un anneau qu’il portait toujours (c’était l’anneau de mariage de sa mère) et il le remit au prêtre ; celui-ci procéda alors à la cérémonie.

Magdalena n’aurait pu devenir plus pâle qu’elle l’était. En voyant l’anneau rouler par terre, tout à l’heure, elle avait, tout d’abord, souri de la maladresse de Claude. Mais lorsque l’anneau devint introuvable, son visage s’était rembruni. On a beau n’être pas superstitieux, on peut être impressionnable ; tout conspirait, semblait-il à la jeune fille, pour jeter une ombre sur ce jour, qui aurait dû être le plus beau, le plus brillant, le plus heureux de sa vie !

Mais lorsqu’elle vit son fiancé remettre au prêtre l’anneau de mariage de sa mère, elle crut qu’elle allait s’évanouir… Comment ! L’anneau d’une morte ! Cela ne lui porterait-il pas malheur ? Elle devint si pâle, que Zenon, qui lisait Magdalena comme un livre, comprit bien ce qu’elle venait de ressentir, et il lui saisit le bras, craignant qu’elle ne s’évanouît.

Enfin, le prêtre prononça les derniers mots liant les époux l’un à l’autre. Le registre fut signé ensuite ; Magdalena Carlin n’existait plus tout de bon, cette fois ; elle était devenue Magdalena de L’Aigle.

À dix heures, ce soir-là, Zenon disait adieu aux nouveaux époux, à bord du navire qui allait les transporter en Europe. Le lendemain, il retournait à Saint-André.

— Ciel ! que va être ma vie, maintenant que Magdalena m’a quitté ? se demandait-il, au moment où il quittait le train, à la Rivière-du-Loup, le lendemain soir. Oh ! La chère petite ! ajouta-t-il, parlant haut cette fois, sans même s’en apercevoir. Puisse-t-elle être heureuse cette pauvre Magdalena !

— Amen ! fit une voix près de lui.

— Séverin ! s’écria Zenon. Vous êtes venu me chercher ?

— J’ai pensé que vous préféreriez coucher à La Hutte ce soir, plutôt qu’à la Rivière-du-Loup, M. Lassève, répondit Séverin.

— Certes ! Quoique ça ne sera pas gai La Hutte, sans Magdalena, n’est-ce, pas Séverin ?

— Il va falloir essayer de nous faire une raison, voyez-vous, M. Lassève.

— C’est vrai… Mais, Séverin, combien triste eût été mon retour à La Hutte ce soir, si j’eusse été seul ! Dieu vous bénisse, mon ami, d’avoir eu l’idée de venir avec nous !

Les deux hommes parlèrent de Magdalena tout le long du chemin, de la Rivière-du-Loup à la Pointe Saint-André.

— La chère enfant ! fit Séverin, comme on approchait de La Hutte. Dieu fasse qu’elle soit heureuse toujours !

Et ce fut au tour de Zenon de répondre :

— Amen !

Fin de la troisième partie.


Quatrième Partie

L’OMBRE DE L’ÉCHAFAUD

I

LA COMPAGNE.

Dans un modeste quartier de la ville de Montréal, un homme se promenait. Il marchait lentement, car la chaleur était suffocante. De temps à autre, il s’arrêtait, regardait les numéros des maisons, consultait un calepin, puis continuait son chemin en soupirant. Cet homme était grand (il devait mesurer près de six pieds) ; il portait toute sa barbe, qui avait dû grisonner avant le temps. Dans un habit bleu-marin, acheté tout fait mais lui seyant bien, il paraissait… ce qu’il était incontestablement : un homme de la campagne, venu à la ville pour affaires.

— Pouf ! qu’il fait chaud ! s’écria-t-il soudain, en s’épongeant le front avec son mouchoir. Comment des êtres humains peuvent-ils… cuire, dans pareille fournaise et n’en pas mourir ? Allons ! reprit-il. Je devrais approcher du numéro que je cherche… 167… 169… 171… C’est plus loin beaucoup plus loin, puisque je veux le numéro 243… Pourquoi n’ai-je pas pris une voiture aussi ! Je n’y ai pas pensé, voilà ! Par chez-nous, les distances ne nous embarrassent guère… Mais ici… et par cette chaleur !

Il enleva son chapeau, comme pour exposer son front à la brise… absente… De la brise ? Pauvre homme ! Il s’était, pour un instant, fait l’illusion d’être « par chez lui », sans doute… On devinait qu’il était habitué aux larges horizons, aux brises rafraîchissantes passant à travers les paysages isolés.

— Non ! s’exclama-t-il tout-à-coup. Me voilà dans les 200 enfin ! Je commence à croire que je finirai par arriver à destination… 225… 227… Je brûle, comme ça se dit, par chez-nous, lorsqu’on joue à certains jeux de société… 239… 241… 243… C’est ici ! Mais non, je me trompe ! Celle que je cherche ne peut pas habiter une si belle maison ; c’est impossible ! Une maison en pierres de taille ! Bah ! Elle est trop pauvre pour se payer pareil luxe, bien sûr ! Pourtant… C’est assurément le numéro 243 qui est écrit sur mon calepin…

Il retira un calepin de la poche de son habit et le consulta de nouveau. 243… C’est bien cela ! Hormis que je ne sois plus sur la bonne rue ? Je vais aller voir, au coin ; le nom de la rue est sur un poteau.

Il s’achemina vers le poteau en question et s’assura qu’il était vraiment là où l’adresse l’indiquait.

— C’est curieux, tout de même ! reprit-il. Le numéro 243 est une maison de riches, tandis que celle que je cherche gagne péniblement sa vie à donner des leçons de musique, à cinquante sous le cachet… Que faire ? Dois-je sonner à cette porte et m’informer ? Je serai peut-être mal reçu…

Avec l’inexpérience d’un campagnard n’ayant que très rarement affaires à la ville, il ignorait que, parfois, les façades en pierres de taille cachent de grandes misères… Il ne savait pas que, plus souvent qu’autrement, ces riches façades recèlent des chambres pauvres et obscures dans lesquelles vivent misérablement des malheureux, des miséreux même.

Domptant un reste d’hésitation, l’homme dont nous nous occupons pour le moment, résolut de sonner au numéro 243. On prit beaucoup de temps à se décider à ouvrir ; mais enfin, il entendit des pas lents, un bruit de savates traînant sur le plancher, puis la porte fut ouverte par une femme en kimono, la concierge, évidemment, qui lui demanda d’une voix assez rude :

— Eh ! bien ? Qu’est-ce qu’il y a pour vous ?

— Pardon, Madame, dit l’homme de la campagne. Je vois bien que je me suis trompé de maison. Pardon ! Excusez ! répéta-t-il, en faisant un pas en arrière.

— Qui est-ce que vous cherchez ? demanda la femme, Si ce n’est pas trop indiscret de vous le demander…

— Je cherche une madame d’Artois.

Mme d’Artois ? La maîtresse de musique ?
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

— Oui Oui !

— C’est ici qu’elle demeure. Au troisième étage, la deuxième porte, à gauche…

— Merci, Madame ! Merci ! répondit l’homme en franchissant le seuil de la porte. J’espère que Mme d’Artois est chez elle, en ce moment ?

— Oh ! oui, elle est chez elle, répondit la femme. Elle me laisse toujours sa clef, lorsqu’elle sort… quoiqu’il n’y ait pas grand chose à voler dans sa chambre, je vous en passe mon billet ! Car, pour être pauvre, elle est pauvre cette dame ! Je disais à Armandine, (Armandine, c’est ma fille, Monsieur, et comment je viendrais à bout de mon affaire sans elle, je me le demande souvent, car il y en a de l’ouvrage dans cette maison ! Mais Armandine ! Ça n’a que dix-huit ans, Monsieur, et c’est déjà une femme de ménage comme il y en a peu) ! Je disais donc à Armandine, pas plus tard qu’hier, que j’étais certaine d’une chose ; c’était que Mme d’Artois ne mangeait pas toujours à sa faim.

— Mon Dieu ! fit l’auditeur de la concierge. N’exagérez-vous pas quelque peu les faits, Madame ?

— Non, Monsieur, je n’exagère nullement, je vous l’assure ! Bien des fois j’ai invité Mme d’Artois à prendre une tasse de thé avec nous, avec moi et Armandine je veux dire, sachant bien qu’elle (Mme d’Artois) n’avait pas dû manger plus qu’un repas, de toute la journée. Mais c’est fière, cette dame, trop fière pour accepter notre invitation, je ne vous dis que ça !

— Vous avez dis au troisième étage, n’est-ce pas ? demanda l’homme, voulant interrompre le verbiage de la concierge.

— Oui, Monsieur, au troisième, la deuxième porte, à gauche… Et j’espère que vous lui enverrez des élèves à Mme d’Artois ! Voyez-vous tous ses élèves sont partis pour la campagne et la bonne dame me doit un mois de loyer. Non que je craigne de perdre de l’argent avec elle, car, comme je le disais à Armandine l’autre jour, ce n’est pas Mme d’Artois qui partirait avec un mois de loyer, pour sûr ! Seulement ce n’est pas avant la fin de septembre qu’elle pourra me donner même un accompte. Si, au moins, jusque là…

— Au revoir, Madame, dit l’homme de la campagne, décidé, à tous prix, de mettre fin à ce flot de paroles.

Hâtivement, il franchit les deux escaliers conduisant au troisième étage, et bientôt, il frappait à la deuxième porte, à gauche. Épinglée sur l’un des panneaux de cette porte était une carte de visite, sur laquelle on pouvait lire : « Madame d’Artois, Leçons de piano, à domicile ».

Il entendit des pas se diriger vers la porte… Rien n’indique l’état d’âme d’une personne, ou son caractère, comme ses pas ; il y a des pas lents et mesurés, des pas alertes, hâtifs, des pas découragés, fatigués… Les pas de Mme d’Artois indiquaient soit le découragement soit une grande fatigue, physique et morale.

Mais la porte fut ouverte, et aussitôt, une exclamation de surprise et d’excessive joie jaillit des lèvres de Mme d’Artois (une de nos connaissances d’autrefois, on s’en souvient.)

M. Lassève ! Oh ! M. Lassève !

Mme d’Artois ! Chère Mme d’Artois ! fit notre ami de la Pointe Saint-André. Comment vous portez-vous ? Chère Madame ?

— Bien… Assez bien… Mais, entrez, je vous prie ! Vous êtes le bienvenu des milliers et des milliers de fois ! Oh ! Quel bonheur de vous revoir ! s’écria-t-elle, en se rangeant pour laisser passer son visiteur.

La chambre dans laquelle pénétra Zenon Lassève, meublée pauvrement, très pauvrement de meubles à moitié défoncés, la chambre dis-je, était étroite, obscure une sorte d’alcôve que n’éclairait qu’une étroite fenêtre. « Éclairait » n’est pas le mot approprié ; la fenêtre en question servait, tout au plus, à aérer la pièce, car, à moins de six pieds de cette fenêtre s’élevait le mur d’un bâtiment de cinq à six étages ce qui, nécessairement, obscurcissait la pièce davantage. Un bec de gaz était allumé, éclairant l’alcôve plus ou moins bien. Cette lumière artificielle augmentait la chaleur de la pièce ; de plus, elle jetait une « odeur de mort », qui frappait fort désagréablement l’odorat de qui venait du dehors. Pauvre Zenon Lassève ! Il avait espéré pouvoir se rafraichir un peu dans cette maison en pierres de taille ! C’était pire, bien pire que dehors !

— Depuis quand êtes-vous à Montréal, M. Lassève ? demanda Mme d’Artois, lorsqu’ils eurent pris place, chacun, sur l’un des fauteuils à moitié démolis que contenait la chambre.

— Depuis hier soir seulement, répondit Zenon. Vous le voyez, ajouta-t-il en souriant, je n’ai pas retardé à venir vous rendre visite.

— Que je suis heureuse, heureuse de vous voir ! Jamais je ne pourrais vous le dire assez !

— J’ai des excuses à vous faire, Mme d’Artois. La lettre de… de condoléances que vous m’avez écrite, lors de… du… décès de Magdalena, est restée sans réponse. Je le regrette… Mais les circonstances… Dans tous les cas, j’avais gardé votre adresse, comme vous le voyez.

— Je suis retournée à G…, depuis que vous en êtes parti. J’y ai passé trois jours, dit Mme d’Artois. J’avais espéré y trouver des élèves pour le piano ; mais j’ai vite compris que je n’y ferais pas mon affaire. On m’a parlé de la dernière maladie de cette pauvre petite Magdalena, de son décès, de ses funérailles… Pauvre, pauvre Magdalena ! Vous le savez, M. Lassève, je l’aimais cette enfant comme si elle eut été ma fille !

— Elle vous aimait, elle aussi, et jamais elle n’a oublié les bontés que vous avez eues pour elle répondit Zenon. Qui avez-vous vu à G…, Mme d’Artois ? reprit-il.

— Je n’ai vu que les Lemil ; ils m’avaient invitée à passer une journée chez eux. Vous le savez sans doute, Jacque Lemil est remarié…

— Non, je ne le savais pas.

— Il a épousé une jeune fille de Montréal. Je suis aussi allée chez Pierre Lemil ; j’ai donc revu votre maison, M. Lassève ; rien n’y était changé. Inutile de vous dire que ce sont eux, les Lemil, qui m’ont appris que vous aviez quitté G…, le lendemain des funérailles de Magdalena et que vous étiez allé demeurer dans la province d’Ontario, près de la ville de Toronto…

— J’avais dit, en effet, que je m’en irais demeurer près de Toronto ; mais j’ai changé d’idée. J’ai pris une toute autre direction.

— Oui ? Vraiment ?

— Je demeure à la Pointe Saint-André, plus loin que la Rivière-du-Loup en bas… C’est un endroit sauvage, très sauvage. Je m’y suis construit une maison, que les gens du village Saint-André nomment La Hutte.

— Et vous demeurez là, seul ?

— Non. Pas seul, Mme d’Artois. Mon neveu, Théo est avec moi… ou plutôt, il était avec moi, jusqu’à il y a une douzaine de jours.

— Je ne savais pas que vous aviez un neveu, M. Lassève… Mais, vous dites qu’il est parti d’avec vous ? Vous êtes donc seul maintenant ?

— Un homme de Saint-André demeure avec moi ; un M. Rocques… Séverin Rocques… C’est un brave garçon que Séverin ; si bon, si dévoué ! Il demeure à La Hutte depuis l’automne dernier. Nous nous aimons comme des frères, lui et moi.

— Oh ! Alors, tant mieux !

— Lorsque vous êtes allée à G…, Mme d’Artois, que vous a dit Jacques Lemil ?… À propos de… des… funérailles de Magdalena, je veux dire ?

— Mais… Il m’a dit… Je sais qu’il était porteur, avec son fils Pierre, et M. Lemil m’a assuré que vous aviez fait très bien les choses ; que les funérailles de Magdalena étaient les plus belles, les plus imposantes qu’il y avait eues encore à G…

Mme d’Artois, fit gravement Zenon, j’ai quelque chose à vous dire… Quelque chose qui va vous surprendre énormément… Oui, attendez-vous à être surprise, car je vais vous raconter un fait… inouï, tout à fait inouï

— Qu’est-ce donc ? demanda Mme d’Artois, en ouvrant grands les yeux.

— C’est… C’est à propos de… de… Magdalena… de ses… ses… funérailles…

— Je suis tout oreilles, M. Lassève.

— Jacques Lemil vous a raconté tout ce qu’il savait, commença Zenon en hésitant un peu… Il est une chose cependant qu’il ne savait pas, qu’il ne sait pas, qu’il ne saura jamais ; une chose que je suis seul… avec une autre, à savoir…

— Vous m’intriguez fort, M. Lassève !

— Je le répète, attendez-vous à être surprise… peut-être même quelque peu scandalisée, Mme d’Artois… Mais, voici : le jour des funérailles de Magdalena, dans le cimetière de G…, on a enterré un… un… cercueil vide.

— Vide ! cria Mme d’Artois. Vide ! Que voulez-vous dire, M. Lassève ?

— Je veux dire que Magdalena, que le médecin avait déclarée morte, n’était qu’endormie d’un sommeil léthargique…

— Mon Dieu ! Ô mon Dieu !

— La pauvre enfant s’est éveillée… dans un cercueil, alors qu’elle était seule, la nuit, dans la maison… Elle aurait pu en mourir, ou en perdre la raison, la pauvre chère petite !

— Je n’en reviens pas ! exclama Mme d’Artois. Magdalena… Magdalena que j’ai tant pleurée pour morte…

— Oui, Magdalena vit… c’est elle qui, déguisée en garçonnet, a vécu avec moi, depuis, sur la Pointe Saint-André, faisant, comme moi, les métiers de pêcheur et de batelier.

— C’est extraordinaire, presqu’incroyable !

— Mais, que je vous raconte les faits tels qu’ils se sont passés.

Zenon raconta à Mme d’Artois ce que nous savons déjà. Il ajouta que Magdalena s’étant éveillée de son sommeil léthargique, avait résolu de disparaître, quitter G…, à jamais ; de passer pour morte enfin.

— Vous le pensez bien, acheva-t-il, je me suis opposé de toutes mes forces à cette idée de Magdalena, sachant bien que ce serait mal, très mal ; mais j’ai fini par céder aux instances de la pauvre enfant, de devenir son complice en un mot. Le surlendemain de ses supposées funérailles, durant la nuit, Magdalena, déguisée parfaitement dans un costume masculin, quittait G… pour toujours ; je l’accompagnais. Cachés dans un wagon de marchandises ensuite, nous nous rendîmes jusqu’à la Rivière-du-Loup, et déjà quelques jours plus tard, à la Pointe Saint-André, où nous avons toujours demeuré, depuis.

— Je le répète, c’est presqu’incroyable, ce que vous venez de me raconter, M. Lassève !… Magdalena, vivante !… Magdalena, à la Pointe Saint-André !… Mais, non, ne m’avez-vous pas dit, tout à l’heure, que votre neveu Théo était parti ?

— Oui, Théo, ou plutôt Magdalena, est partie pour l’Europe, le 2 de ce mois ; elle sera absente tout l’été.

— Partie pour l’Europe, avez-vous dit ?

— En voyage de noces, Mme d’Artois, répondit Zenon en souriant. Magdalena n’est plus Magdalena Carlin, ni Magdalena Lassève, comme elle se nommait parfois ; elle a nom maintenant Magdalena de L’Aigle. Elle a épousé, le 2 de ce mois, M. Claude de L’Aigle, un riche rentier, habitant un véritable château, aussi sur la Pointe Saint-André.

Et alors, Zenon raconta tout ce qui s’était passé, depuis qu’ils habitaient la Pointe Saint-André. Mme d’Artois n’en revenait pas ! Magdalena mariée et faisant, avec son mari, une tournée de quelques mois en Europe !

— Alors, M. de l’Aigle sait tout ce qui concerne Magdalena, sans doute, M. Lassève ? demanda-t-elle.

— Non, hélas ! répondit Zenon. Magdalena, malheureusement, a voulu garder le secret du passé. Dieu veuille qu’elle ne s’en repente pas un jour !

— C’est… C’est regrettable… qu’elle n’ait pas tout dit à M. de L’Aigle.

— J’ai même offert à Magdalena d’aller moi-même à L’Aire (ainsi nomme-t-on la propriété de M. de L’Aigle) et tout raconter à son fiancé ; Magdalena n’a jamais voulu y consentir. Elle aimait trop son Claude, disait-elle, pour risquer de le perdre.

— Ah ! c’est malheureux, infiniment malheureux ! Ce secret lui pèsera et l’empêchera d’être parfaitement heureuse peut-être. Pauvre Magdalena !

— Vous ai-je dit, Mme d’Artois, qu’il existe une grande différence d’âge entre Magdalena et son mari ?

— Quelques années sans doute ?

M. de L’Aigle a, pour le moins, quarante ans.

— Vraiment ! Ah !… Mais, comment lui a-t-elle expliqué le costume masculin qu’elle portait, M. Lassève ?

— Elle ne lui a rien expliqué du tout. M. de L’Aigle a feint (feint, comprenez-vous) de croire que Magdalena se vêtait ainsi pour se protéger, au milieu du pays sauvage où elle était obligée de vivre… Et maintenant, Mme d’Artois, je cherche une personne qui accepterait la position de compagne de Magdalena, à L’Aire, s’entend…

— Compagne, dites-vous ?… Son mari…

— Oui, je sais. Mais, voici : Magdalena, à son retour de voyage, va se trouver, tout à coup, à avoir de grandes responsabilités. La conduite d’une maison comme L’Aire et tout son personnel, ce n’est pas une petite affaire vous le pensez bien ! Or, la pauvre enfant n’a que peu d’expérience, comme vous le savez. De plus, M. de L’Aigle a souvent affaire à s’absenter ; Magdalena aurait donc besoin d’une surveillante pour les domestiques, qui serait en même temps sa dame de compagnie. La dame de compagnie, surveillante en même temps, sera traitée sur un pied d’égalité par les maîtres de la maison, inutile de vous le dire…

— Ô ciel ! fit Mme d’Artois, en posant sa main sur son cœur. Une telle chance ce serait…

— Ce serait une bonne et belle position, je crois, répondit Zenon en souriant, que celle de compagne de Mme de L’Aigle, de L’Aire ; connaissez-vous quelque dame qui aimerait à l’accepter ?

M. Lassève ! M. Lassève ! s’exclama Mme d’Artois. Est-ce que vraiment vous auriez pensé à moi ? Est-ce que vous m’offrez cette position ? À moi ! À moi, qui, plus souvent qu’autrement, ne sais si je pourrai manger à ma faim, d’un jour à l’autre ? À moi, qui me meurs, dans ce misérable alcôve, faute d’air et de lumière ?

Elle éclata en sanglots ; sa joie était trop grande, semblait-il.

— Nous avons discuté la chose, plus d’une fois, Magdalena, M. de L’Aigle et moi, Mme d’Artois, répondit Zenon, très ému, assurément, de la joie de la pauvre femme. C’est votre nom qui a été suggéré. Magdalena n’oublie pas… pas plus que moi d’ailleurs, vos bontés d’autrefois. Donc, puisque vous seriez disposée à venir demeurer sur la Pointe Saint-André…

— Disposée à y aller ? Certes !… Et quand sera-ce ? Au retour des mariés ?

— Ah ! Mais, non ! Magdalena et son mari aimeraient que vous vous installiez à L’Aire le plus tôt possible. Mais, j’oubliais, voici une lettre qui va tout vous expliquer, dit Zenon, en remettant une enveloppe cachetée à Mme d’Artois.

— L’écriture de Magdalena… murmura-t-elle.

Elle lut la lettre, d’un bout à l’autre, non sans pleurer un peu.

— Quand seriez-vous prête à partir ? demanda Zenon, lorsque Mme d’Artois eut pris connaissance de sa lettre. Demain ?…

— Oui, demain, dit la pauvre femme. Grâce à l’argent contenu dans la lettre de Magdalena, je pourrai payer mes petites dettes, dès aujourd’hui, et être prête à partir demain, si vous le désirez, M. Lassève.

— C’est bien ! répondit Zenon, en se levant pour partir. Demain soir, vous coucherez à la Rivière-du-Loup, dans une chambre bien fraîche. Après demain, nous serons à La Hutte, où vous passerez quelques jours, avec Séverin et moi, je l’espère, quitte à vous rendre à L’Aire, seulement quand il vous plaira.

— Est-ce que je rêve ?… fit Mme d’Artois, en souriant un peu tristement.

— À demain donc, Mme d’Artois ! reprit Zenon. Je serai à la porte, avec une voiture, à huit heures précises.

— À demain, M. Lassève ! Et merci, merci du plus profond du cœur ! Que Dieu vous bénisse, vous, Magdalena et M. de L’Aigle, pour votre exquise bonté envers moi !

II

LE RETOUR DES MARIÉS

Deux mois se sont écoulés depuis les événements rapportés dans le précédent chapitre, et Mme d’Artois, installée à L’Aire, ne fait que commencer à comprendre qu’elle en avait fini de chambres obscures et mal aérées, de meubles à moitié démolis et de repas… problématiques. Elle se rendait compte enfin d’une chose, c’était qu’elle vivrait désormais dans un château ; qu’elle occuperait une position sûre et très enviable : celle de surveillante du personnel de L’Aire, de compagne de Magdalena, qu’elle avait toujours tant aimée.

Les domestiques avaient montré beaucoup de respect et de soumission envers Mme d’Artois, et ils lui étaient déjà dévoués. C’est qu’elle avait eu un tour spécial de leur faire comprendre qu’elle remplaçait, en quelque sorte, la maîtresse de la maison, du moins, jusqu’à son retour de voyage.

Ça n’avait pas été une surprise pour les domestiques de L’Aire de voir arriver Mme d’Artois non plus, car Claude de L’Aigle, avant son départ, leur avait annoncé la chose ; ils s’y étaient donc attendus conséquemment.

Quant à la surveillante, elle se déclarait satisfaite du personnel de L’Aire : Eusèbe était, on s’en doute bien, le domestique le mieux dressé qu’on put désirer.

Candide avait pris en bonne part les conseils de Mme d’Artois ; il s’était fait joliment de gaspillage à la cuisine ; on avait l’habitude de jeter « les choux gras » assez souvent. La nouvelle surveillante avait su mettre un frein à cela, doucement, gentiment, mais fermement, et maintenant Candide s’arrangeait pour tirer partie de tout.

Xavier prétendait que Mme d’Artois était la perfection même… Voyez-vous, elle s’y connaissait très bien en botanique, et elle avait causé avec lui sur ce sujet (le plus intéressant au monde, assurait Xavier). Puis elle avait admiré les serres de L’Aire, « les plus belles, les mieux entretenues que j’ai vues de ma vie, avait-elle affirmé, et j’en ai vu plus d’une ».

Pietro disait, à qui voulait l’entendre, que « la dame » s’y connaissait en chevaux ; c’était tout dire, n’est-ce pas ? Elle n’avait pas craint d’offrir des pommes et des morceaux de sucre, dans sa main, à Lucifer et Inferno ; elle avait, aussi, beaucoup admiré Albinos ; de plus, elle avait dit à Pietro qu’il tenait les écuries de L’Aire comme des salons.

Quant à Rosine… Eh ! bien, Rosine ne jurait plus que par Mme d’Artois ; en retour, celle-ci aimait beaucoup la jeune fille de chambre. Rosine possédait une bonne et solide instruction et Mme d’Artois n’avait pas tardé à constater la chose. Elle aurait pu remplir les fonctions de secrétaire, tout aussi bien qu’Euphémie Cotonnier, car Rosine avait gradué dans un des meilleurs couvents de la ville de Québec et elle pouvait montrer des diplômes attestant ses capacités.

— Alors, Rosine, avait demandé Mme d’Artois, pourquoi avez-vous accepté une position aussi humble que celle de fille de chambre ?

— Parce que, voyez-vous, Madame, je ne pouvais pas attendre la chance de trouver autre chose ; il me fallait travailler tout de suite. Ma mère est une invalide depuis trois ans, et j’ai un frère de quinze ans qui est infirme, trop infirme pour pouvoir gagner sa vie jamais. Ils sont en pension tous deux, ma mère et mon pauvre frère, et cette pension il faut qu’elle soit payée. J’ai trouvé une position ici et je me suis hâtée de la prendre. Je retire un bon salaire ; il y a près de deux ans que je suis à L’Aire.

— Vous êtes une noble enfant, Rosine ! s’était écrié Mme d’Artois. Je vous aime bien.

— Et moi, Madame !… Il n’y a rien au monde que je ne serais prête à faire pour vous ! s’exclama Rosine.

— Votre affection m’est précieuse, chère enfant ; mais, si vous voulez me la prouver réellement, vous serez toute dévouée à Mme de L’Aigle.

— Je le serai, je le jure !

— Vous l’aimerez tant, aussi !… Je connais Mme de L’Aigle depuis qu’elle était enfant ; elle possède de belles et grandes qualités, et puis, elle est si douce, si bonne !

— Je suis toute disposée à aimer Mme de L’Aigle, assura la jeune fille.

Le lendemain de l’arrivée de Mme d’Artois à L’Aire, lorsqu’elle se leva, vers les huit heures du matin, ses yeux étaient cerclés de noir, sa démarche était fatiguée ; il était évident qu’elle n’avait pas dormi de la nuit. Après le déjeuner, ayant rencontré Rosine dans un corridor, elle lui dit :

— Venez donc me trouver, à la bibliothèque, dans un quart d’heure ; j’ai à vous parler.

— Certainement, Madame ! répondit Rosine. Je puis vous y suivre immédiatement, si vous le désirez.

— Venez, alors !

Mme d’Artois s’installa près de la table à écrire et, sans préambule, elle demanda :

— Vous m’avez dit, Rosine, que vous étiez à L’Aire depuis près de deux ans, n’est-ce pas ?

— Oui, Madame. Il y aura deux ans, en septembre prochain, que je suis ici.

— Vous allez pouvoir me renseigner, j’en suis sûre, sur certaine… chose… qui m’intrigue fort…

— Qu’est-ce donc, Madame ?

— Vous pourrez m’expliquer facilement, sans doute, la provenance de ces pas furtifs qu’on entend, dans cette maison, la nuit ?… Vous le savez, Rosine, je couche seule sur le deuxième palier, puisqu’Eusèbe occupe une chambre au troisième, pendant l’absence de M. de L’Aigle. Or, la nuit dernière, j’ai distinctement entendu des pas dans le corridor, puis ensuite, dans l’alcôve faisant suite à ma chambre à coucher… Je n’ai pas dormi de la nuit. Pourtant, Dieu sait que je ne suis ni superstitieuse ni nerveuse !

— Oh ! Madame ! fit Rosine. Combien je regrette qu’une sorte de timidité de ma part m’ait empêchée de vous avertir, hier soir…

— M’avertir ? Mais… Que se passe-t-il dans cette maison, la nuit, Rosine ? Quelque chose d’étrange assurément !

— Non, non, Madame, croyez-le ! Il n’y a rien d’étrange ; seulement, quelque chose d’un peu hors de l’ordinaire ; voilà ! Ces bruits que vous avez entendus et que vous avez pris pour des pas furtifs, ce ne sont que les planchers qui craquent. La maison « travaille », voyez-vous ; le bois des planchers se « place », et c’est tout. M. de L’Aigle, trouvant, lui-même, ces bruits désagréables, a fait tout au monde pour y remédier ; il a été jusqu’à faire venir le meilleur architecte de la ville de Québec ; mais il n’y a rien à faire.

— C’est… C’est quelque peu… sinistre ces craquements des planchers, n’est-ce pas, Rosine ? dit Mme d’Artois.

— On finit par s’y habituer. Quant à moi, je n’en fais plus de cas. Quand on sait à quoi s’en tenir… Mais les étrangers devraient être avertis, et on les avertit… quand on y pense ; seulement, souvent, on oublie… Je me souviens, dans le temps des « fêtes », cette année, il y avait, en visite ici, M. Lassève de La Hutte et son neveu, M. Théo Lassève, un garçonnet d’une quinzaine d’années au plus…

— Ah ! fit Mme d’Artois. Ah ! Eh ! bien ?

— Je sais que M. Théo a eu bien peur des craquements du plancher, continua Rosine, quoiqu’il n’en ait pas soufflé mot à M. de L’Aigle. Mais je l’ai entendu aller et venir, dans sa chambre à coucher (celle que vous occupez maintenant, Mme d’Artois). Pauvre enfant ! Comme je le plaignais !

— Rosine, demanda soudain Mme d’Artois, que me répondriez-vous si je vous demandais de coucher dans ma chambre… pour quelques nuits au moins… jusqu’à ce que je me sois habituée aux bruits de cette maison. Il y a un canapé très confortable… Je coucherai sur le canapé et vous céderai mon lit…

— C’est entendu, Mme d’Artois, répondit la jeune fille ; je coucherai dans votre chambre, tant que M.  et Mme de L’Aigle ne seront pas de retour, si vous le désirez. Je me contenterai très bien du canapé et, vous n’en sauriez douter, je me considère bien heureuse de pouvoir vous rendre ce léger service !

— Merci, Rosine !… Il serait préférable que personne ne se douterait…

— Personne ne se doutera de rien ; je serai muette comme une carpe, répondit Rosine en souriant.

La jeune fille de chambre était donc devenue la compagne fidèle et toute dévouée de Mme d’Artois. Cette dernière aimait à se faire accompagner de Rosine, lorsqu’elle sortait. L’équipage de L’Aire, ainsi que L’Aiglon étaient à la disposition de la surveillante et compagne. Certes, elle n’en abusait pas ; mais, quatre fois, elle avait eu affaire au Portage et elle y était allée en voiture, puis, deux fois, elle avait eu des achats à faire à la Rivière-du-Loup et elle s’y était rendue en yacht ; chaque fois, elle s’était fait accompagner de Rosine. Euphémie Cotonnier en pâlissait de dépit.

— C’est moi qui devrais accompagner Mme d’Artois, se disait Euphémie ; je suis la secrétaire de M. de L’Aigle et il me semble que ma compagnie serait de beaucoup préférable à celle de la fille de chambre ! Vraiment… j’en suis rendue à désirer le retour de M. de L’Aigle… et de sa femme… Lorsque Mme de L’Aigle sera arrivée, Mme d’Artois sera reléguée au troisième plan, pour le moins. Que je la déteste cette femme ! Que je la déteste !

Le fait est que, de son côté, Mme d’Artois n’aimait guère la secrétaire de M. de L’Aigle. Mlle Cotonnier paraissait être affectée d’une curiosité malsaine, morbide, en ce qui concernait Magdalena, et cela avait le don de déplaire excessivement à la surveillante et compagne. D’ailleurs, Mme d’Artois avait lu entre les lignes ; elle avait vite compris qu’Euphémie avait été grandement déçue du mariage du maître de la maison. Il était évident que cette pauvre fille avait rêvé de devenir, un jour, la femme du propriétaire de L’Aire. Au fond, c’était plutôt comique, si on comparait Euphémie à Magdalena !

— Je vous assure, Mme d’Artois, avait dit Euphémie, un jour, que M. de L’Aigle nous a surpris grandement ! Ne voilà-t-il pas qu’il part, un beau matin, sans rien dire, et le lendemain, nous apprenons qu’il est marié, de la veille, à une jeune fille de la ville de Québec…

M. de L’Aigle a trouvé, probablement, qu’il n’avait de comptes à rendre à qui que ce fut, Mlle Cotonnier, avait répondu, un peu sèchement, Mme d’Artois.

— Oh ! Sans doute ! Sans doute ! Mais, pourquoi tant de… mystère, je vous le demande ? avait répliqué Euphémie, avec un petit rire désagréable, qui eut l’heur de déplaire à Mme d’Artois. Vous la connaissez bien Mme de L’Aigle, parait-il, Mme d’Artois ?

— Je la connais depuis l’enfance, avait répondu brièvement Mme d’Artois.

— Elle est très jeune, dit-on ; dix-huit ans au plus ? Et M. de L’Aigle qui certainement dépasse quarante ans ! Il est assez rare que ça fasse, ces ménages, où la différence d’âge est si grande. Ça tourne mal, généralement, ces sortes de mariages.

— Espérons que ça ne tournera pas mal, cette fois, Mlle Cotonnier, avait répondu Mme d’Artois froidement. Mme de L’Aigle mérite d’être heureuse, et elle le sera, je n’en doute pas. Quant à M. de L’Aigle, je ne le connais pas ; mais…

— Vous le savez, sans doute, Mme d’Artois, on désigne le propriétaire de L’Aire sous le nom du « mystérieux Monsieur de L’Aigle », avait annoncé Euphémie, en riant, d’un rire quelque peu méchant.

— « Le mystérieux Monsieur de L’Aigle », dites-vous ? s’était écriée Mme d’Artois. C’est bien ridicule vraiment ! Je présume que, M. de L’Aigle, ne jugeant pas à propos de raconter ses affaires à tout venant, est soupçonné de cacher quelque chose ; d’avoir des secrets mystérieux à voiler. Ah ! Bah ! Je déteste les commérages, Mlle Cotonnier, et, laissez-moi vous le dire, quand on possède un peu d’éducation, on ne se mêle pas des qu’en-dira-t-on.

— Oh ! Bien ! Vous ne tarderez guère à vous en apercevoir, vous-même… Car M. de L’Aigle est… étrange, parfois, Mme d’Artois.

— Si je m’apercevais de quoique ce soit de ce genre, Mlle Cotonnier, avait répondu Mme d’Artois, je garderais mes réflexions pour moi-même… Et j’espère que vous ferez de même, dorénavant.

— Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous, que je sache, Mme la surveillante ! s’était exclamée Euphémie, pâle de colère. Et puis…

— Et puis, Mlle Cotonnier, rien n’est vilain comme de discuter, sous son propre toit, les faits et gestes de celui dont on mange le pain. Je verrai à ce que cette conversation ne se renouvelle pas, croyez-le !

Non, décidément, Mme d’Artois n’aimait pas Euphémie. Heureusement, se disait-elle, la secrétaire se tenait dans l’étude ou bien dans sa chambre à coucher et elle prenait ses repas avec les domestiques. Dans tous les cas, la surveillante se proposait de surveiller la secrétaire, et si Mlle Cotonnier essayait de se mêler de ce qui ne la concernait pas, Mme d’Artois conseillerait à Magdalena de la faire chasser de L’Aire.

— Rosine, dit, le lendemain de sa conversation avec Euphémie, Mme d’Artois à la fille de chambre, avez-vous déjà entendu parler du « mystérieux Monsieur de L’Aigle » ?

— Oui, Mme d’Artois, répondit Rosine, et fort souvent. Cependant, j’ai toujours trouvé cela un tant soit peu ridicule.

— Mais… Pourquoi le désigne-t-on ainsi, Rosine ? Le savez-vous ?

— Non, je ne le sais pas. Seulement, M. de L’Aigle est très froid, très réservé, très hautain, et c’est pourquoi on le taxe d’être mystérieux, sans doute.

— Vous avez raison, Rosine, et ce que vous venez de me dire me rassure. Voyez-vous, chère enfant, je n’aime guère ce qui est mystérieux…

M. de L’Aigle est un parfait gentilhomme, Mme d’Artois et je suis certaine que Mme de L’Aigle est la plus heureuse des femmes.

— Merci de me parler ainsi, Rosine ! J’aime tant Mme de L’Aigle et je la veux si heureuse !

— Tout de même, se disait la fille de chambre, ça ne doit pas être pour rien qu’on le nomme le « mystérieux Monsieur de L’Aigle » ! Mais ce n’est probablement qu’un préjugé et je suis certaine qu’elle sera parfaitement heureuse la chère petite Mme de L’Aigle.

À la date du 9 août, une lettre de Magdalena arriva à L’Aire, à l’adresse de Mme d’Artois, puis une autre arriva à La Hutte, à l’adresse de Zenon Lassève. Magdalena leur annonçait leur retour pour le 28. À cette date, L’Aiglon devrait aller au-devant d’eux, à la Rivière-du-Loup ; les mariés comptaient arriver à L’Aire entre midi et une heure, ce jour-là.

Aussitôt après la réception de cette missive, Mme  d’Artois résolut de faire faire un grand ménage. Toute la maison serait nettoyée, de la cave au grenier, afin que tout fut propre comme un sou neuf, à l’arrivée de M.  et Mme de L’Aigle. Des femmes furent engagées et bientôt le nettoyage se faisait et tout marchait « comme sur des roulettes » pour parler comme Candide.

Enfin, le 28 août, le yacht L’Aiglon ayant été signalé, entre midi et une heure, Zenon Lassève, Mme d’Artois et Séverin Rocques s’installaient à l’entrée de la petite baie, pour y attendre celle qui occupait sans cesse leurs pensées… Zenon se demandait s’il retrouverait Magdalena telle qu’elle les avait quittés ; c’est-à-dire heureuse… Ah ! Comme il l’espérait !

La première impression est généralement la plus juste et il leur tardait à ces trois nobles cœurs de lire le visage de la jeune mariée… Qu’exprimerait-il ?… Le bonheur parfait, ou bien le désenchantement ?… Ils le savaient, le plus léger nuage sur le front de leur chérie les rendraient infiniment malheureux…

Mais, le yacht approchait, il approchait vite… puis il accosta… Claude de L’Aigle en descendit et il tendit la main à une radieuse jeune femme, vêtue d’un élégant costume parisien : c’était Magdalena ! Ses yeux brillants comme des étoiles, son sourire charmant et ému disaient clairement combien elle était heureuse.

III

L’ANNIVERSAIRE

Celui qui a dit : « Le bonheur n’a pas d’histoire », a émis une vérité vraie, et c’est pourquoi, lorsque nous retrouvons tous nos amis, à L’Aire pour célébrer l’anniversaire du mariage de Claude et de Magdalena, nous sommes quelque peu embarrassés pour raconter les événements, voire même les incidents de l’année qui venait de s’écouler.

Non, le bonheur n’a pas d’histoire : l’horizon des jeunes mariés avait été sans le moindre nuage ; ils s’adoraient tous deux et ne vivaient que pour le bonheur l’un de l’autre. Que dire de plus ?

Sans doute, la vie était assez monotone, sur la Pointe Saint-André. Ceux qui habitaient là, soit à L’Aire, soit à La Hutte, étaient bien isolés et les distractions étaient rares. Cependant, cette monotonie n’était pas sans charme. Tout d’abord, les mariés, occupés l’un de l’autre, ignoraient jusqu’à l’ombre de l’ennui. Mme d’Artois, à peine accoutumée au confort et au luxe qui l’entourait, en était encore à se demander parfois si elle ne rêvait pas et si elle n’allait pas s’éveiller, un de ces matins, dans son triste alcôve de jadis. D’ailleurs, la surveillante et compagne était toujours fort occupée et les occupations, on le sait, sont les meilleurs chasse-spleen qui soient. Quant aux domestiques, ils étaient habitués au genre de vie qu’on menait, à L’Aire, et ils ne s’en plaignaient pas.

Après le retour des mariés de leur voyage de noces, et durant tout le mois de septembre et d’octobre, l’automne ayant été exceptionnellement beau, Claude et Magdalena, presque toujours accompagnés de Mme d’Artois, avaient fait bien des excursions, dans L’Aiglon, soit aux Pèlerins, soit à l’île aux Lièvres, soit au Portage, ou à la Rivière-du-Loup. Puis il y avait eu les promenades en voiture ou à cheval.

Le cheval que Claude avait acheté, à Victoria, et qui ressemblait tant à Albinos, était installé dans les écuries de L’Aire, maintenant. C’était une superbe bête, qu’on pouvait confondre facilement avec Albinos.

— Mais je préfère Albinos, tout de même, avait dit Magdalena à son mari un jour, quoique la différence entr’eux soit presque nulle… La nouvelle bête est vraiment le spectre d’Albinos, ne trouves-tu pas, Claude ? avait-elle ajouté en riant.

— Tiens ! s’était écrié Claude. Tu viens de me suggérer un nom pour notre nouvelle acquisition : nous la nommerons Spectre… Spectre, tu sais… le Spectre d’Albinos, tu comprends.

Lorsqu’ils sortaient à cheval tous deux, montés sur Albinos et Spectre, ces splendides bêtes, blanches comme de l’albâtre, produisaient une certaine sensation dans le village de Saint-André et même au Portage.

— Quels chevaux superbes, hein ! disait-on.

— Quels sont ces gens ? demandait parfois un étranger.

— Ce sont les gens de L’Aire, un splendide domaine, sur la Pointe Saint-André… Ce monsieur, c’est M. de L’Aigle ; on dit qu’il adore sa jeune femme, qui le lui rend bien d’ailleurs.

— Il peut bien l’aimer ! s’exclamait-on. Elle est bien belle !

— Elle est charmante et douce aussi Mme de L’Aigle !

Lorsqu’arriva l’automne, que L’Aiglon eut été emballé et que le chemin carrossable n’existait plus, Claude et sa femme durent se contenter de ne plus sortir qu’à cheval, ou bien, ils faisaient de longues marches sur la Pointe, accompagnés du fidèle Froufrou.

Les veillées se passaient toujours agréablement, à L’Aire ; même, on les trouvait généralement trop courtes. Soit qu’on fit la lecture à haute voix dans la bibliothèque ou dans le corridor d’entrée, soit qu’on fit de la musique, dans le salon. Ordinairement, Mme d’Artois se mettait au piano et accompagnait Claude et Magdalena, qui jouaient, eux, soit la harpe, soit la mandoline, soit la guitare, soit le violon, ou le violoncelle. Cela formait un harmonieux trio, et même, les domestiques laissaient entr’ouvertes leurs portes de chambre, afin de pouvoir jouir de ces concerts. Les mariés avaient apporté une grande quantité de musique d’orchestre, de l’Europe, et rien ne les amusait comme de déchiffrer les partitions les plus difficiles. De plus, Magdalena prenait des leçons de harpe, de son mari, et déjà, elle jouait de cet instrument fort joliment.

Pour les « fêtes », on avait eu la visite de Thaïs, Mme de St-Georges. Elle avait passé quinze jours à L’Aire et elle avait été la très bienvenue. Magdalena aimait beaucoup Thaïs, qu’elle avait connue intimement, ayant passé près d’une semaine chez elle, à Toronto, à leur retour d’Europe. Inutile de le dire, Zenon Lassève et Séverin Rocques avaient pris les dîners de Noël, du jour de l’an et des Rois, à L’Aire, eux aussi, et ils s’étaient déclarés enchantés de Mme de St-Georges.

Dans les premiers jours du mois de mars, Claude dut s’absenter. Une lettre, reçue, un matin, l’obligeait à partir, sans retard. Ce fut le premier chagrin de Magdalena que le départ de son mari. Mais elle s’était promise d’être raisonnable, de ne pas faire de « scènes », en ces occasions. Même avant de se marier, elle savait que Claude s’absentait assez souvent, pour assister à des conférences sur l’astronomie, etc., etc., et elle s’était jurée à elle-même qu’elle ne s’opposerait jamais à son départ.

— Seras-tu longtemps absent, mon Claude ? lui avait-elle demandé seulement.

— Quatre ou cinq jours, au plus, ma Magda, lui avait-il répondu. Je ne te laisse pas seule, heureusement ; Mme d’Artois est avec toi, et je sais qu’elle prendra bien soin de toi, ma chérie.

Ces cinq jours avaient, malgré toute sa bonne volonté, paru longs à la jeune femme, quoiqu’elle eut trouvé le moyen de se distraire. Tout d’abord, le lendemain du départ de son mari, elle avait proposé à Mme d’Artois de l’accompagner à La Hutte.

— Mais, comment vous proposez-vous d’y aller, Magdalena ? avait demandé Mme d’Artois. Les chemins sont impassables, vous le savez… Sûrement, vous ne songez pas à faire le trajet à cheval ?

— Oh ! non, bien sûr ! Quoiqu’Eusèbe serait une bonne escorte. Mais je ne tiens pas à me rendre à La Hutte ainsi… Nous pouvons fort bien marcher jusque là, n’est-ce pas ?

— Marcher jusqu’à La Hutte, Magdalena ! s’écria Mme d’Artois.

— Pourquoi pas ? Ce n’est pas une bien longue marche et…

— Oh ! Pour moi, ce n’est rien ; mais je craindrais que cela vous fatigue énormément, Magdalena !

— Je ne le crois pas… Et puis, le médecin m’a prescrit des promenades en plein air, à pied surtout… Il est dix heures. En partant, sans retard, nous arriverons à La Hutte pour le dîner.

— Nous pouvons toujours essayer…

— Ce sera un véritable pique-nique, Mme d’Artois, dit Magdalena en souriant. Nous emporterons des provisions dans un panier. Il doit y avoir quelque chose, de cuit, à la cuisine ; quelque chose de bon, n’est-ce pas ?

— Je vais m’en assurer, répondit Mme d’Artois en se levant et quittant le corridor d’entrée, où venait d’avoir lieu cette conversation.

Bientôt, elle revint et annonça que Candide allait préparer un panier de mets fort délectables ; entr’autres, des perdrix, toutes prêtes à être mangées. Rosine apporterait le panier, aussitôt que ce serait prêt.

Lorsque Magdalena revint dans le corridor, accompagnée de Mme d’Artois, toutes deux habillées et prêtes à partir, Rosine arrivait, chargée du panier de provisions.

— Merci, Rosine, dit Mme d’Artois.

Magdalena jeta les yeux sur la fille de chambre et elle ne put s’empêcher de sourire : évidemment, Rosine eut donné tout au monde pour les accompagner.

Magdalena, tout comme Mme d’Artois, aimait beaucoup la jeune fille, qui lui était toute dévouée d’ailleurs ; elle lui dit donc :

— Nous allons à La Hutte, Rosine. Aimeriez-vous à nous accompagner ?

— Oh ! Madame ! s’écria Rosine, au comble du bonheur. Quelle bonté de votre part ! Moi qui aime tant M. Lassève et M. Rocques !

— Nous allons vous emmener, Rosine, mais hâtez-vous, car nous partons dans moins de dix minutes.

— Le temps de mettre mon chapeau et mon manteau et je reviens, Madame, promit la jeune fille.

— Dites à Candide, ou à Eusèbe, si vous le rencontrez, qu’il n’est pas certain que nous revenions ce soir. Je serai peut-être trop fatiguée ; nous coucherons probablement à La Hutte.

— Bien, Madame, répondit Rosine, qui partit, presque courant.

Il était dix heures et quart quand les trois femmes partirent, accompagnées de Froufrou, qui les précédait en aboyant joyeusement. La distance n’était pas longue, de L’Aire à La Hutte, et sur un terrain planche, ce n’eut été qu’une promenade agréable de trois quarts d’heure à peu près. Mais le sentier était fort accidenté ; il fallait parfois escalader des rochers, puis les redescendre ensuite. Ce qui fait que, arrivée à moitié chemin, Mme d’Artois s’aperçut que Magdalena paraissait fatiguée, ce qui ne manqua pas d’inquiéter beaucoup la surveillante et compagne. Et pas un endroit où l’on pouvait se reposer ! Les rochers étaient encore recouverts de neige ; c’eut été imprudent de s’y installer, de s’y attarder même.

Enfin, on arriva à La Hutte. La surprise et la joie de Zenon Lassève et de Séverin Rocques furent excessives, on n’en doute pas ; mais lorsqu’ils apprirent que les trois femmes avaient parcouru le trajet à pied, Zenon trembla pour Magdalena.

— N’est-ce pas très imprudent ce que tu as fait, Magdalena ? demanda-t-il.

— Je ne crois pas, mon oncle. Je suis un peu fatiguée il est vrai ; mais je vais me reposer un peu, et bientôt, ça n’y paraîtra plus. Chose certaine, cependant, c’est que je ne retournerai pas à L’Aire aujourd’hui.

— Je le crois bien ! s’écrièrent-ils tous.

— Si, au moins… commença Zenon.

— Ne soyez pas inquiet à mon sujet, je vous prie, oncle Zenon, fit Magdalena. Cette marche me fera beaucoup plus de bien que de mal, j’en suis convaincue.

— Je l’espère ! murmura Zenon.

La jeune femme consentit cependant à se retirer dans sa chambre et de se coucher, jusqu’à l’heure du diner et tandis que Mme d’Artois, aidée de Rosine préparaient le repas. Lorsqu’elle prit place à table, un peu plus tard, Magdalena se déclara parfaitement remise de ses fatigues.

— Sais-tu, Magdalena, lui annonça Zenon, je vais construire une cabane à mi-chemin, entre L’Aire et La Hutte, dès le mois de mai ; ça sera un lieu de repos, qui pourra se chauffer facilement, à l’aide d’un poêle à l’huile. Hein ? Qu’en penses-tu ?.

— Je pense… J’ai toujours pensé, mon oncle, que vous finiriez par construire tout un village sur la Pointe Saint-André, répondit, en riant, la jeune femme. Mais votre idée est excellente et je l’approuve fort.

Depuis qu’on était à La Hutte et tandis que Zenon Lassève et Magdalena causaient ensemble, Mme d’Artois paraissait mal à l’aise. Il avait été convenu qu’en la présence d’étrangers, Zenon appelerait Magdalena « Mme de L’Aigle» et que celle-ci appellerait Zenon « M. Lassève ». En agissant ainsi, on éviterait bien des commentaires. Or, ne voilà-t-il pas qu’ils avaient oublié, tous deux, la présence de la fille de chambre de L’Aire

Après le diner, alors que Magdalena, accompagnée de Zenon et de Séverin, était allée rendre visite à Rex, Rosine dit à Mme d’Artois :

Mme d’Artois, j’ai vu que vous paraissiez mal à l’aise, tout à l’heure ; de fait, depuis notre arrivée à La Hutte… Mais, ne craignez rien, chère Madame, je continuerai à être discrète.

— Vous… continuerez… à être discrète, Rosine ?… Que voulez-vous dire ?

— J’ai deviné tout de suite… ou plutôt, j’ai reconnu immédiatement Mme de L’Aigle, à son retour de voyage de noces… Théo, le petit pêcheur et batelier… Oui, je l’ai reconnue…

— Ô ciel ! s’écria Mme d’Artois.

— Ne craignez rien, Madame, reprit Rosine, car je suis seule, à L’Aire qui ait reconnu Mme de L’Aigle. Je me suis tue, vous le pensez bien, et je continuerai à me taire. Que Mme de L’Aigle ait jugé à propos de se déguiser en garçonnet, lorsqu’elle était jeune fille alors qu’elle était obligée de mener une vie tout à fait sauvage, sur cette pointe, cela n’a pas de quoi étonner, et, chose certaine, ce ne sont pas les affaires de qui que ce soit. Ainsi, Mme d’Artois, ne soyez plus mal à l’aise, ni inquiète, lorsque Mme de L’Aigle donnera à M. Lassève le titre d’oncle, en ma présence, ou que M. Lassève tutoiera Mme de L’Aigle… je suis, vous le savez, toute dévouée à Madame ; j’aimerais mieux mourir que de la trahir !

— Cela, je le crois sans peine, Rosine !

— Vous m’excusez bien d’avoir abordé ce sujet, n’est-ce pas, Mme d’Artois ?… C’est parce que…

— Je comprends parfaitement, Rosine et je vous remercie de m’avoir rassurée. Et puis, je tiens à ajouter que, si quelqu’un, à L’Aire, devait reconnaître Mme de L’Aigle, je préfère que ce soit vous, plutôt qu’un ou une autre, dit Mme d’Artois en souriant. Je ne crois pas que personne autre que vous ne soupçonne…

— Non, personne. Je m’en suis assurée, adroitement, Mme d’Artois.

Zenon accompagna les trois femmes, lorsqu’elles retournèrent à L’Aire le lendemain après-midi, ne revenant lui-même à La Hutte que le surlendemain.

— Tout cela créait des distractions. Le reste du temps, jusqu’au retour de Claude, Magdalena l’employa à lire, à broder, à pratiquer la harpe, ou bien elle errait dans les serres, à la grande joie de Xavier. Celui-ci n’avait pas manqué de parler, plus d’une fois, à Mme de L’Aigle, du jeune garçonnet, M. Théo, le neveu de M. Lassève de La Hutte ; combien cet enfant avait admiré les serres de L’Aire, surtout celle des roses !

— Tout comme vous, Madame, cet enfant adorait les roses, avait dit Xavier à la jeune femme. Cher petit ! avait-il ajouté. Je pense à lui souvent !

— Où est-il maintenant ce garçonnet, Xavier ? avait demandé Magdalena, afin de s’assurer que le jardinier n’avait aucun soupçon.

— Ah ! Il est allé retrouver sa mère, loin, bien loin… dans la province d’Ontario, ce cher petit.

Claude revint de son voyage enfin, et la joie régna de nouveau en maître à L’Aire, mais surtout dans le cœur de Magdalena, qui aimait tant son mari.

Le printemps commença de bonne heure, cette année-là et ce fut une saison exceptionnellement belle.

Dès les derniers jours de mai, on commença à faire de grands préparatifs, en vue de célébrer l’anniversaire du mariage de Claude et de Magdalena, et le 2 juin, L’Aire était en fête. Nos amis de La Hutte étaient présents, inutile de le dire.

Or, au moment où l’on se mettait à table pour le grand dîner d’anniversaire, on entendit sonner à la porte d’entrée. Claude et Magdalena, Mme d’Artois et les invités se regardèrent étonnés : il était rare, on le pense bien, qu’on eut des visiteurs, à L’Aire.

Soudain, des pas pressés s’approchèrent de la salle à manger, puis la porte ayant été ouverte par Eusèbe, celui-ci annonça :

— Madame de St-Georges !

— Thaïs ! s’écria Magdalena, accourant au-devant de leur visiteuse.

— Pensiez-vous vraiment, braves gens, dit Thaïs en riant, que vous alliez célébrer l’anniversaire de votre mariage, sans moi ?

— Vous êtes la bienvenue mille et mille fois, Thaïs, vous n’en doutez pas ! répondit Claude.

— Oh ! Magdalena m’a invitée, par lettre, vous savez, Claude, et je suis venue. Me voilà ! Et même, je vous en avertis, je me propose d’être toute une semaine ici.

Aussitôt que vint l’obscurité, ce soir-là, L’Aiglon, tout pavoisé, se détacha du rivage et alla se poster à un mille au large. Le yacht contenait tous nos amis. Alors, des feux d’artifice furent lancés, du rivage et du yacht, et cela dura plus qu’une heure.

Il était minuit, lorsque Magdalena se déclarant lasse, se retira dans sa chambre. Thaïs était, depuis près d’une heure, dans les bras de Morphée, car elle était un peu fatiguée de son voyage.

Magdalena, revêtue d’un négligé, venait de s’installer dans un fauteuil avec un livre, (car elle allait lire, jusqu’à ce que le sommeil la prit), lorsqu’on frappa à sa porte de chambre.

— Entrez ! dit-elle. Ah ! ajouta-t-elle aussitôt. C’est vous, Mme d’Artois ? Asseyez-vous je suis contente que vous veniez me tenir compagnie.

— Vous devez être bien fatiguée, Magdalena ! s’écria Mme d’Artois.

— Un peu, je l’avoue… Mais, Mme d’Artois, je suis si heureuse, si heureuse ! N’est-ce pas qu’il a été parfait ce jour anniversaire de notre mariage ?

— Certes, oui !… Je crois, Magdalena… non, j’en suis sûre… que vous êtes la femme la plus heureuse du monde.

— Vous pouvez en être sûre, répondit la jeune femme en souriant. Claude est le modèle des maris et… Mais, reprit-elle, tandis qu’un léger nuage paraissait un instant sur son front, dites-moi franchement, Mme d’Artois… croyez-vous que nous ayons le… le droit d’être aussi parfaitement heureux que nous le sommes, Claude et moi, en ce monde ?

— Mais… Sans doute, chère enfant ! Pourquoi pas ? En voilà une étrange question !

— Pourtant… Je… Je… ne sais pas… murmura la jeune femme. Ne sommes-nous pas en ce monde pour souffrir, pour gagner le ciel ?…

— Allons ! Allons, Magdalena ! s’écria Mme d’Artois. Vous êtes heureuse parce que vous méritez de l’être…

— Ah ! Mme d’Artois ! Combien de femmes, en ce monde, toutes à leur devoir pourtant, qui mériteraient d’être heureuses et qui ne le sont pas !

— Je ne conteste pas cela, ma pauvre enfant… Vous êtes plus chanceuse que bien d’autres ; voilà. Le bonheur, fondé sur l’accomplissement de son devoir, n’a pas lieu d’inquiéter… d’effrayer, encore moins, croyez-le.

— Non, n’est-ce pas ?… Par moments, cependant, je me demande si… si… ça peut durer… ce bonheur… Je suis trop heureuse, voyez-vous, ma bonne amie, fit Magdalena en frissonnant. On dirait, parfois, le calme parfait avant la tempête… Peut-être que nous avons de grandes épreuves en réserve…

— Voyons, Magdalena ! Ne vous mettez pas martel en tête, je vous prie ! Couchez-vous plutôt, chère enfant et essayez de dormir. Vous êtes fatiguée, ça se comprend, et c’est pourquoi il vous passe de telles idées dans l’esprit. Demain, il n’y paraîtra plus et, je le prédis, vous redeviendrez gaie comme pinson.

Mais le charmant visage de la jeune femme restait attristé.

Mme d’Artois, dit-elle, d’une voix remplie de larmes, comprenez-vous cela ? mon bonheur me fait peur… oui, peur… C’est comme si j’avais le pressentiment de… de… quelque catastrophe… que sais-je ?… Il me semble, souvent, qu’il faut qu’il arrive quelque chose. Et elle fondit en sanglots, au grand découragement de Mme d’Artois.

— Ma pauvre enfant, fit Mme d’Artois, suivez mon conseil : couchez-vous et dormez. Vous êtes épuisée de fatigue et profondément énervée, en ce moment. Je vais vous préparer une potion calmante immédiatement. Quand vous aurez bien dormi, vous vous sentirez mieux, et demain, je vous le prédis, vous serez la première à rire de ce que vous appelez vos « pressentiments ».

La potion calmante ayant été préparée, Magdalena la but docilement et bientôt, Mme d’Artois eut la satisfaction de voir la jeune femme plus calme, déjà presque reposée.

— Bonne nuit, Magdalena, dit-elle en déposant un baiser sur le front de la jeune femme. Et puissiez-vous être heureuse toujours, comme vous l’avez été, en ce jour anniversaire de votre mariage !

— Merci, chère Mme d’Artois ! Et bonne nuit, à vous aussi, répondit Magdalena, d’une voix remplie de sommeil.

IV

TEMPÊTE ET ENTÊTE

Le pressentiment de Magdalena n’en était pas un réellement, car on n’eut pu rêver une vie plus paisible, plus heureuse, que celle que l’on mena, à L’Aire, tout cet été-là.

Disons, d’abord, qu’on n’avait pas voulu entendre parler du départ de Thaïs, au bout d’une semaine. La chaleur était intolérable, durant ce mois de juin et Mme de St.-Georges serait mieux, elle le comprenait bien, à la Pointe Saint-André qu’à la ville. Sans doute, durant le jour, la chaleur était grande, même à la Pointe, et on devait s’enfermer dans la maison, dont les vastes pièces étaient toujours fraîches. Mais aussitôt le soleil couché, il s’élevait une petite brise rafraîchissante et alors, on partait en excursion sur L’Aiglon et on passait des heures et des heures à naviguer sur le fleuve.

Ce ne fut que dans la première semaine de juillet que Mme de St.-Georges quitta ses amis. Claude et Magdalena allèrent la reconduire jusqu’à Québec, où ils passèrent quelques jours ensuite, à courir les magasins et à s’amuser.

Les mois de juillet et août furent plus agréables, car, à part quelques jours d’intense chaleur, la température était devenue plus supportable. Les premiers jours de septembre furent splendides, mais vers le milieu de ce mois, le temps changea subitement. Il fit réellement froid et on dut allumer les feux de cheminée dans presque toutes les pièces de L’Aire. Octobre s’annonça par une tempête de vent, et durant tout le mois, il venta, presque sans répit. Le vent se plaignait, il pleurait, il gémissait, il sifflait, il hurlait autour de la Pointe Saint-André, et c’était on ne peut plus lugubre.

Malheureusement, Magdalena avait une horrible peur du vent ; elle avait hérité de cette peur de sa mère, disait-elle. Cela n’était pas sans inquiéter beaucoup Claude. Il voyait, souvent, sa jeune femme pâlir, au bruit du vent ; parfois aussi, elle faisait le geste un peu enfantin de poser ses mains sur ses oreilles, afin de ne pas entendre.

— Pourquoi as-tu tant peur du vent, ma pauvre chérie ? lui demanda Claude un jour. Tu le sais bien pourtant, notre maison est bâtie à même le roc, pour ainsi dire ; il n’y a, conséquemment, aucun danger.

— Je sais, Claude, répondit-elle. Mais c’est incontrôlable, vois-tu ! J’ai peur… et on ne raisonne pas avec la peur.

On était au 20 octobre. La journée avait été belle. Le vent s’était tu, au grand soulagement de Magdalena et de tous ceux qui s’intéressaient à la jeune femme. Vers le soir cependant, il s’éleva une assez forte brise, et bientôt, ce fut « le grand concert des éléments » pour parler comme Claude de L’Aigle. Le vent faisait certainement des siennes, ce soir-là ; on l’entendait gémir plaintivement, ou bien hurler avec rage ; on eut dit les lamentations d’une âme tourmentée ou perdue.

Magdalena, Claude et Mme d’Artois s’étaient réunis dans la bibliothèque, après le dîner. La jeune femme installée sur une chaise-longue, feuilletait distraitement un catalogue de fleurs. Claude écrivait ; Mme d’Artois tricotait de la laine blanche, confectionnant quelque petit vêtement délicat.

Mme d’Artois, dit tout à coup Magdalena, n’est-ce pas étrange que chaque saison ait ses inconvénients, ses ennuis, etc. ? Voyez donc : l’hiver, c’est le froid ; l’été, c’est le tonnerre ; le printemps, c’est la pluie, et l’automne, c’est le vent. Oh ! s’écria-t-elle. Entendez-vous ces horribles sifflements ?

— Pourtant, Magdalena, répondit Mme d’Artois, n’y a-t-il pas quelque chose de grandiose dans ce branle-bas ?… Ces sifflements… ne dirait-on pas une mélodie que jouerait une clarinette ? … Et ces sourds grondements…

— Ah ! Combien je vous envie de pouvoir poétiser la tempête ainsi ! Moi, je ne le puis pas… J’ai trop peur. Ô ciel ! Quelle lamentations !… Écoutez ! Écoutez ! N’est-ce pas épouvantable !

— Ma pauvre enfant… commença Claude.

— Claude, fit la jeune femme, pense-tu qu’il peut y avoir des navigateurs en danger, ce soir ?… Songes-y… Quelqu’un qui serait sur le fleuve, au milieu de cette tempête !

— Impossible, Magdalena ! Personne n’oserait se risquer, loin du rivage, à cette saison, sois-en assurée. Ainsi…

Soudain, le vent se tut ; il se tut complètement. Le silence se fit, un silence sinistre ; un silence qu’on eut dit rempli de menaces, et qui sembla effrayer Magdalena encore plus que le branle-bas de tout à l’heure. Instinctivement, Claude et Mme d’Artois avaient jeté les yeux sur la jeune femme. Ils la virent très-pâle ; ils virent aussi de larges cercles noirs sous ses yeux terriblement effrayés.

Aussi naturellement qu’il le put, Claude quitta sa table à écrire ; il s’approcha de sa femme et l’entoura de ses bras, puis il se mit à lui parler de choses et autres. Mme d’Artois laissa tomber son tricot sur ses genoux et ses yeux se fixèrent sur Magdalena, car, elle aussi, était très-inquiète au sujet de la jeune femme.

Le silence dont nous venons de parler, ne dura que quelques secondes. Le vent, qui semblait avoir réuni toutes ses forces durant cette brève accalmie, se mit à gronder sourdement, mais au loin. Tout à coup, il se produisit des sifflements, des gémissements, des hurlements lamentables, qui paraissaient s’approcher toujours davantage. Ce fut un terrible fracas. Les châssis et les portes de L’Aire furent secoués comme sous la poussée de puissantes mains ; les planchers craquèrent, au point qu’on eut pu croire qu’ils allaient s’entr’ouvrir et que tous allaient être précipités dans le vide. Joignez à cela des cris et des piétinements ; car le personnel de la maison, pris de panique, accourait vers la bibliothèque, dont les portes, ouvertes brusquement, livrèrent bientôt passage à Euphémie Cotonnier et aux domestiques affolés de peur.

— Que Dieu ait pitié de nous ! cria Candide. C’est un tremblement de terre, un tremblement de terre !

— C’est la fin du monde ! fit Rosine, en se signant.

— Ô mon Dieu ! s’exclama Euphémie.

— Silence ! ordonna Claude.

— C’est terrible, terrible ! fit Euphémie.

— Encore une fois, je vous l’ordonne, silence ! s’exclama Claude. Ce n’est qu’une sorte de cyclone que nous venons d’avoir, ne le comprenez-vous pas ? C’est déjà passé. Ayez plus d’égard envers votre maîtresse, ajouta-t-il, en désignant Magdalena ; ne voyez-vous pas comme Mme de L’Aigle est effrayée ?

— Ô Madame, Madame ! pleura Rosine, en s’approchant de Magdalena et s’agenouillant près de sa chaise-longue. Vous n’avez plus peur, n’est-ce pas, Magdalena ?… M. de L’Aigle vient de le dire, le danger, s’il y en a eu, est déjà passé.

— Pardonnez-nous, Madame ! fit Candide, s’approchant, à son tour, de Magdalena. Nous sommes des égoïstes vraiment ! ajouta-t-elle, tandis que des larmes coulaient sur ses joues. Nous aurions dû songer à vous, tout d’abord. Votre frayeur est passée maintenant, n’est-ce pas, Madame ?

— Je n’ai plus peur du tout, Candide, répondit la jeune femme, avec un pâle sourire. Ne vous désolez pas ainsi, Rosine, reprit-elle, voyant la fille de chambre pleurer. Ce n’était qu’un coup de vent ; tous, nous nous sommes effrayés à tort, évidemment.

— Pardonnez notre manque de tact, fit Xavier, en s’adressant à Claude et à Magdalena. Combien nous regrettons…

— C’est bien, mes amis, n’en parlons plus, dit Claude, et puisque Mme de L’Aigle est revenue de sa frayeur, tout est bien qui finit bien, ajouta-t-il en souriant.

— Merci, Monsieur, répondit Xavier en se dirigeant vers la porte, suivi d’Euphémie Cotonnier et des domestiques.

— Monsieur, fit Piétro, au moment de franchir le seuil de la bibliothèque, Eusèbe est de retour du village.

— Comment ! s’écria Magdalena. Eusèbe est allé au village ! Par ce temps !

— Eusèbe est allé au bureau de poste, ma chérie, répondit Claude en souriant. Le temps était beau lorsqu’il est parti, Magdalena… Piétro, ajouta-t-il, en s’adressant à l’homme d’écurie, dites à Eusèbe d’apporter ici le courrier.

— Notre égoïsme est impardonnable, Madame ! dit Rosine, au moment de quitter la bibliothèque et parlant au nom de tous. Mais…

— Non, mes amis, non ! répondit Magdalena en souriant. Il n’y a rien d’impardonnable, ni de répréhensible dans ce que vous avez fait. On ne contrôle pas la peur, je sais… D’ailleurs, reprit-elle, avec cette amabilité et cette douceur qui la rendaient si chère à tous ceux avec qui elle devenait en contact, s’il était arrivé quelque catastrophe, tout à l’heure, il valait mieux que nous fussions ensemble, afin de pouvoir nous secourir les uns les autres.

— Merci, Madame ! Et que Dieu vous bénisse pour votre bonté ! s’écria Candide. Puis tous quittèrent définitivement la bibliothèque.

— C’est un ange que Madame ! dit la cuisinière, lorsqu’ils furent tous rendus dans le corridor.

— Un ange de douceur et de bonté ! supplémenta Rosine.

Euphémie Cotonnier eut un sourire méprisant.

— N’empêche que M. de l’Aigle ne nous a pas ménagés ! dit-elle à sa tante. Si ses yeux eussent été des pistolets, je crois bien que nous serions morts maintenant. Il avait l’air tellement en colère, lorsque nous avons envahi la bibliothèque !

— Aussi, nous avons manqué de réflexion et de délicatesse, répondit Candide. Nous aurions dû songer à Madame, dont la santé requiert tant de ménagement. Pauvre petite dame ! Que les anges la protègent !

— Ah ! Bah ! fit Euphémie, en haussant les épaules.

— Perds-tu la tête, Euphémie ! cria presque Candide.

— Ça m’ennuie, à la fin, tout ce train-train à propos de Mme de L’Aigle !

— Dans tous les cas, M. de L’Aigle avait raison d’être en colère contre nous tout à l’heure, fit Candide. Nous aurions pu faire un tort irréparable à Madame… Mais !… Elle aurait pu en mourir !

— Quelle tragédie ! s’écria Euphémie, en éclatant de rire, au grand scandale de sa tante.

Mais, revenons à la bibliothèque, où Eusèbe venait d’apporter le courrier.

— Une lettre pour toi, ma toute chérie, dit Claude en s’approchant de Magdalena. Je crois reconnaître l’écriture, ajouta-t-il en souriant.

— C’est Thaïs qui m’écrit, répondit Magdalena. Chère Thaïs !

— Voici aussi une revue, continua Claude, ainsi qu’un journal.

— Merci, mon Claude ! répondit la jeune femme, en décachetant sa lettre.

— Aimeriez-vous jeter les yeux sur ce journal, Mme d’Artois ?

— Non, merci, M. de L’Aigle, répondit la dame de compagnie. Je n’aime pas à laisser mon tricot, car je tiens à terminer ce petit gilet ce soir, si possible.

— Ah ! Je comprends ! fit Claude en souriant, puis il retourna prendre place près de sa table à écrire et il se mit à dépouiller son courrier.

Tout en tricotant, Mme d’Artois observait Magdalena ; elle la vit sourire en lisant la lettre de Thaïs.

— Cette bonne Thaïs m’annonce qu’elle m’envoie un colis par le prochain courrier, dit Magdalena soudain ; elle ajoute que je devrais recevoir son envoi d’un jour à l’autre. Chère Thaïs !

— Bien sûr répondit Claude, souriant, à son tour.

— Et moi aussi je m’en doute, dit la jeune femme, avec quelque chose d’infiniment tendre dans le regard. Cette bonne Thaïs !

Elle ouvrit ensuite la revue et la parcourut des yeux, s’arrêtant à quelques articles qui l’intéressaient et en faisant lecture à haute voix. Puis elle déplia le journal ; du fauteuil où elle était assise, Mme d’Artois pouvait voir l’entête de la première page ; un entête en lettres noires et grasses. Elle ne distinguait pas de quoi il s’agissait, car elle était légèrement myope, mais elle savait bien qu’il devait être question de quelqu’évènement à sensation.

Mme d’Artois venait d’abaisser les yeux sur son tricot, lorsqu’un cri retentit ; ce cri, c’était Magdalena qui l’avait jeté :

— Claude !

En un clin d’œil, Claude de L’Aigle et Mme d’Artois furent debout et en quelques enjambées, auprès de Magdalena. Ils virent la jeune femme les joues blanches comme de la cire, les lèvres aussi blanches que le reste de son visage ; elle tendait vers son mari ses deux bras en un geste qui semblait implorer son secours, ou sa protection. Soudain, ils la virent retomber sur ses coussins, les yeux clos, la bouche entrouverte ; ils la crurent morte.

— Magdalena ! cria Claude. Magdalena ! Ô ma chérie ! Ma bien-aimée ! Qu’y a-t-il, mon Dieu ? Qu’y a-t-il ?

— Elle s’est évanouie ! annonça Mme d’Artois. Vite, M. de L’Aigle ! De l’eau ! Du cognac !

Tout en frictionnant les tempes et les mains de la jeune femme, Mme d’Artois ne put s’empêcher de remarquer une chose : c’était que le journal, dont l’entête était, probablement, responsable de l’évanouissement de Magdalena, le journal, dis-je, avait glissé entre la chaise-longue et le mur.

Mais Claude revenait avec l’eau et le cognac. Mme d’Artois humecta les lèvres de Magdalena avec de la boisson ; elle eut voulu lui en faire avaler au moins une gorgée, mais la jeune femme avait les dents tellement serrées, qu’on n’eut pu en faire passer même une goutte. On dut se contenter de lui faire respirer le cognac, et lui en frictionner le visage et les paumes des mains… Ce fut inutile ; Magdalena ne revenait pas de son évanouissement ; seulement, des plaintes inarticulées s’échappaient, par moments, de sa bouche.

Soudain, on eut pu voir pâlir Mme d’Artois et la voir frissonner, tandis qu’une sueur froide inondait son front : elle venait de constater certains tressaillements chez la malade, et comme elle ne manquait pas d’expérience, elle croyait savoir ce que ces tressaillements voulaient dire.

— Un médecin ! Vite ! Un médecin, M. de L’Aigle ! dit-elle à Claude qui, aussi pâle que la malade, ne cessait de se lamenter et de pleurer.

Claude tira sur le cordon d’une sonnette et Eusèbe arriva aussitôt dans la bibliothèque. En voyant l’état dans lequel était Magdalena, le domestique eut un geste désolé.

Mme de L’Aigle… murmura-t-il.

— Vite, Eusèbe ! cria Claude. Le médecin ; celui de Saint-André ! Selle Albinos et mène-le ventre à terre ! Ô mon Dieu ! Ô mon Dieu !

— Pauvre M. Claude ! balbutia le domestique. Et pauvre petite Madame !

— Pourvu que le médecin soit chez lui… murmura Mme d’Artois, après qu’Eusèbe eut quitté la bibliothèque.

— Vous croyez Magdalena en danger, Mme d’Artois ? demanda Claude, éclatant en sanglots.

— Hélas ! je le crains, M. de L’Aigle !

— Que… Que craignez-vous ? demanda-t-il.

— Je n’ose exprimer mon opinion… Attendons le médecin.

— Attendre ? Attendre ? Quand la vie de ma bien-aimée est en jeu !

— Il n’y a pas autre chose à faire, M. de L’Aigle et…

— Oh ! dit Claude, en marchant de long en large et se tordant les mains dans son désespoir. Qu’ai-je fait à Dieu, pour qu’il m’éprouve si affreusement.

— S’il vous plait, ne parlez pas ainsi ! implora Mme d’Artois. C’est… C’est blasphémer… presque… Il n’y a pas que les méchants ou les coupables qui soient éprouvés, ici-bas, voyez-vous !… Et puis, nous sommes entre les mains de Dieu ; le mieux, c’est d’avoir confiance en Lui et de le prier, si nous le pouvons. Lui seul est tout-puissant, ne l’oublions pas.

Après cela, Claude ne dit plus rien. Agenouillé près de la chaise-longue, il sanglotait tout haut, tandis que, dehors, la tempête de vent faisait rage. Mme d’Artois avait raison, tout à l’heure ; il n’y avait qu’à attendre le médecin ; oh ! combien il lui tardait de le voir arriver !

On était allé à la recherche de Rosine, et tandis que la fille de chambre humectait de cognac les lèvres de la malade, Mme d’Artois éventait doucement la jeune femme ou bien lui frictionnait les paumes des mains. Mais, à quoi servait ?… Magdalena était toujours dans le même état. Il n’y avait pas à en douter ; elle était en danger, et seul, le Grand Médecin pouvait la sauver. Inconsciemment, Mme d’Artois se mit à prier tout haut.

V

CE QU’ANNONÇAIT L’ENTÊTE

Le Docteur Thyrol était installé à Saint-André depuis deux ans seulement. La malchance l’ayant poursuivi, à la ville, il avait résolu de tenter fortune dans un village.

C’était un bien brave homme, le Docteur Thyrol ; un homme capable aussi. Mais, que voulez-vous ? de jeunes médecins étaient venus s’établir dans le même quartier que lui, à la ville, et vite, ils lui avaient enlevé sa clientèle. Ces jeunes médecins soignaient les malades au moyen de procédés modernes et, presqu’inconsciemment, sans malice assurément, l’homme plus âgé avait été abandonné. Pourtant, il en avait soigné et guéri plus d’un et en plus d’une occasion ! Ainsi va le monde et il n’y a pas à le changer : le nouveau l’intrigue et l’attire toujours.

Le Docteur Thyrol avait cinquante-cinq ans. Il était marié, et sa femme était une personne intelligente, aimable, intellectuelle et très douée. Sans doute, Mme Thyrol eut de beaucoup préféré ne pas quitter la ville, où elle avait toujours vécu ; mais elle savait que « qui prend mari prend pays », et elle avait essayé de paraître gaie à la pensée d’aller demeurer à Saint-André, afin de ne pas décourager son époux.

Bien vite, les villageois étaient accourus au bureau de leur médecin et tous avaient en lui une extrême confiance ; confiance bien placée, on le sait. La clientèle devint nombreuse, quoique peu payante, à cause du tarif, qui n’était pas aussi élevé pour les médecins de campagne que pour les médecins des villes. Qui expliquera le pourquoi de cela ?… Car, on ne saurait en douter, rien n’est fatigant et épuisant comme la pratique de la médecine à la campagne.

M.  et Mme Thyrol s’arrangeaient bien cependant, à Saint-André, où les loyers étaient peu chers et le coût de la vie peu élevé.

Mme Thyrol avait une ambition, ou plutôt un désir, pourtant ; c’était que son mari eut pour clients les de L’Aigle. Mais M.  et Mme de L’Aigle se faisaient soigner par un médecin de la Rivière-du-Loup et ils ne l’abandonneraient pas pour celui de Saint-André. Il y avait aussi le personnel de L’Aire ; ce serait de bonnes pratiques pour son mari que ces gens… Inutile d’y penser cependant.

Mais, un soir du mois d’octobre, vers les onze heures, on frappa à la porte de la maison des Thyrol. Le médecin sortit sur le balcon du deuxième étage et il vit un homme monté sur un grand cheval, blanc comme de l’albâtre.

— Qui est là ? demanda-t-il.

— C’est Eusèbe, un domestique de L’Aire, lui fut-il répondu. Vous êtes le Docteur Thyrol, n’est-ce pas ?

— Oui, je suis le Docteur Thyrol. Qu’y a-t-il ?

— Je suis venu vous chercher, Docteur. Mme de L’Aigle… Elle est très malade.

Mme de L’Aigle ? Ah ! Je descends dans quelques instants.

— Il vous faudra faire le trajet à cheval, tout comme moi, Docteur, dit Eusèbe. J’espère que votre cheval…

— Jumbo, mon cheval, est aussi une bonne bête de selle, assura le médecin.

Tout en endossant ses habits, le Docteur Thyrol disait à sa femme :

— Leola, on vient me chercher. C’est un domestique de L’Aire. Mme de L’Aigle est très mal parait-il.

— Ah !… La pauvre petite femme ! répondit Mme Thyrol, sa première pensée étant toute de compassion pour la jeune malade.

— Je ne reviendrai que lorsqu’on n’aura plus besoin de moi, Leola, dit le médecin. Ainsi, ne sois pas inquiète si je retardais mon retour d’une journée, de deux même.

— Enfin ! se disait Mme Thyrol, après le départ de son mari. Ernest va donc avoir ses entrées à L’Aire ! Une fois qu’il y aura été admis comme médecin, je suis sûre qu’il y restera, car, pour être un bon médecin, Ernest n’a pas son pareil !

Lorsque le docteur Thyrol pénétra à L’aire, il fut vraiment épaté du luxe qui l’entourait. Qui aurait pu soupçonner qu’il y avait un pareil château sur cette pointe isolée ! Étant entré dans la bibliothèque, la plus belle, la plus considérable, la plus riche du pays assurait-on, et voyant Magdalena étendue, sans connaissance, sur une chaise-longue, il fut pris d’une grande compassion. Il se trouvait en face d’une toute jeune femme, entourée de luxe ; d’une femme qui n’était jamais à la peine d’exprimer un désir probablement, puisque ses moindres caprices devaient être satisfaits immédiatement… Cependant, elle allait peut-être mourir !… Car le médecin n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur la malade qu’il comprit que son état était très critique.

— Depuis quand Mme de L’Aigle est-elle dans cet état ? demanda le médecin, lorsqu’il eut tâté le pouls et ausculté le cœur de la malade

— Depuis… Je ne sais pas… balbutia Claude, d’une voix remplie de sanglots.

— Nous avons essayé de ramener Mme de L’Aigle à sa connaissance par tous les moyens possibles, d’abord ; mais, n’y parvenant pas, nous vous avons envoyé chercher immédiatement, docteur, répondit Mme d’Artois.

— Qu’est-ce qui a déterminé cet évanouissement ? demanda le docteur Thyrol, s’adressant à Mme d’Artois, cette fois.

Elle pâlit. Il lui faudrait donc raconter l’incident de l’entête du journal ? Or, qui pourrait dire quels résultats cela aurait pour l’avenir ? Malheureusement, Magdalena avait des secrets à cacher et… Cependant, son devoir lui dictait de communiquer au médecin ce qu’elle soupçonnait.

— Elle a excessivement peur du vent, fit soudain la voix de Claude, et cette sorte de cyclone que nous avons eu, l’a horriblement effrayée. Puis, il s’est produit une panique parmi les domestiques…

Mais le médecin n’écoutait plus les explications qu’on lui donnait ; penché sur Magdalena, il la vit tressaillir deux ou trois fois… Allait-elle reprendre connaissance ? Non. C’était plutôt infiniment grave et dangereux ces tressaillements… Il fronça les sourcils et une expression d’inquiétude se peignit sur son visage.

Levant les yeux, le regard du docteur Thyrol croisa celui de Mme d’Artois ; elle aussi avait compris ; elle aussi pressentait l’état de gravité de la jeune femme, c’était évident.

— Il va falloir transporter Mme de l’Aigle dans sa chambre, la déshabiller et la mettre au lit immédiatement, dit le médecin.

— La chambre de Mme de L’Aigle est au deuxième ; comment la transporter ? demanda Mme d’Artois. Ce canapé, reprit-elle, en désignant le large et confortable canapé de la bibliothèque.

— Lorsque la malade reviendra à sa connaissance, il serait préférable qu’elle se vit dans sa chambre à coucher, je crois, fit le médecin. Jeune fille, ajouta-t-il, en s’adressant à Rosine qui, retirée un peu à l’écart pleurait toutes ses larmes, ayez donc la bonté de dire au domestique qui est venu me chercher chez moi, de venir ici, sans perdre un instant. Vous me pardonnerez bien, n’est-ce pas, M. de L’Aigle, si je me permets de donner des ordres dans votre maison ? Ce n’est ni le temps ni l’occasion de…

— Donnez les ordres qu’il faut, docteur, répondit Claude ; non seulement aux domestiques, mais à nous aussi ajouta-t-il en désignant Mme d’Artois. Ma femme ! Ma Magdalena ! Ô mon Dieu ! sanglota-t-il.

Nous transporterons Mme de L’Aigle au deuxième, dans la chaise-longue ; en prenant d’infinies précautions, nous y réussirons, dit le médecin.

Magdalena fut installée dans sa chambre et couchée dans son lit. Elle était toujours évanouie. Le docteur Thyrol et Mme d’Artois étaient auprès d’elle ; Rosine était allée chercher un supplément de couvertures, dans une autre pièce ; Claude, dans le corridor, marchait de long en large ; il était littéralement fou d’inquiétude.

Soudain, Magdalena eut un de ces tressaillements qui avaient tant effrayé Mme d’Artois. Le médecin, encore cette fois, fronça les sourcils ; de nouveau aussi, ses yeux rencontrèrent ceux de l’amie de la jeune malade.

— Ces tressaillements, Docteur… murmura-t-elle. Ce sont…

— Ce sont de légères convulsions, Madame, répondit-il.

— Mon Dieu ! s’écria Mme d’Artois. Mais ! Elle va mourir cette enfant !

— Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, répondit le médecin. Mais, ajouta-t-il, pauvre petite femme ! Je crains fort de ne pouvoir la tirer de là !

— Ce serait… Ô ciel ! Ce serait épouvantable ! Elle qui est si heureuse, qui est adorée de son mari, aimée de tous… Sauvez-la, docteur ! Sauvez-la ! Oh ! la pauvre petite !

— Vous pensez bien que je ferai l’impossible pour la sauver ; Dieu fera le reste… Il faut d’abord, des bouteilles d’eau chaude à ses pieds, puis de la glace sur sa tête.

— Je vais m’en occuper immédiatement, répondit Mme d’Artois. Rosine, reprit-elle, s’adressant à la fille de chambre, qui venait d’entrer, restez ici avec le docteur ; moi, j’ai affaire en bas.

En mettant le pied dans le corridor, Mme d’Artois se trouva en face de Claude ; son visage tout décomposé disait jusqu’à quel point il était inquiet.

— Magdalena ? demanda-t-il, d’une voix tremblote. Que dit le médecin, Mme d’Artois ?

— Je ne peux pas vous cacher que la pauvre enfant est bien malade, M. de L’Aigle, répondit Mme d’Artois en fondant en larmes. Le médecin veut des bouteilles d’eau chaude pour les pieds de Magdalena, et de la glace pour sa tête. Je vais voir à cela immédiatement.

— Elle n’a as repris connaissance alors ?

— Non. Pas encore, et c’est là ce qui inquiète le médecin. Mais, vous serez averti, M. de L’Aigle, aussitôt qu’elle reprendra connaissance. Pauvre Magdalena ! Elle avait, sans doute, le pressentiment de ce qui lui arrive aujourd’hui, lorsque, le jour anniversaire de son mariage, elle me disait que son bonheur lui faisait peur ; qu’il lui semblait qu’il ne pouvait durer.

— Elle vous a dit cela ma pauvre chérie, Mme d’Artois ? sanglota Claude. Mon Dieu ! ajouta-t-il, s’il fallait que je perde ma bien-aimée !

Ne désespérons pas conseilla Mme d’Artois. Le docteur Thyrol m’a l’air d’un homme très capable ; ayons confiance en lui… Mais, surtout, mettons notre confiance en Dieu !

Arrivée dans la cuisine, Mme d’Artois fut très surprise d’y apercevoir Candide. Ayant appris que Mme de L’Aigle était malade et supposant qu’on aurait besoin d’eau chaude, la cuisinière avait allumé le poêle et mis la bombe sur le feu.

— Vous m’apporterez les bouteilles d’eau chaude dans la bibliothèque, Candide, lui dit Mme d’Artois, et s’il vous plait dire à Eusèbe de casser de la glace et d’en monter immédiatement au médecin.

Elle courut presque, à la bibliothèque ensuite, car elle voulait voir le journal dont l’entête avait été presque fatal à Magdalena.

Oui, le journal était encore là où il était tombé, et vite, Mme d’Artois s’en empara. S’approchant de la table à écrire, sur laquelle brûlait une lampe, elle jeta un coup d’œil sur la première page, à l’entête de laquelle elle lut :

« DÉCOUVERTE D’UNE AFFREUSE
ERREUR JUDICIAIRE.

Arcade Carlin, de G…, mort sur l’échafaud, il y a huit ans était innocent du crime dont il fut accusé.

Martin Corbot (dit l’boscot) confesse le double crime de vol et d’assassinat. Arrestation du meurtrier ».

L’article référant à ce terrible drame était de quatre colonnes complètes ; mais, inutile de le dire, Mme d’Artois n’avait pas le temps de le lire. D’ailleurs, elle crut vraiment qu’elle allait, elle aussi, s’évanouir. Elle comprenait si bien ce qu’avaient dû être les sentiments de la fille d’Arcade Carlin en lisant cet entête !

— Pauvre Magdalena ! Pauvre, pauvre enfant ! se disait Mme d’Artois, en pleurant. Combien elle va regretter… si elle vit… de n’avoir pas tout dit à son mari ! Sans doute, elle lui racontera tout maintenant, de crainte que les journaux, en parlant du drame d’il y a huit ans, ne mentionnent le nom de la fille d’Arcade Carlin… Magdalena… C’est un nom assez rare… Et puis, on dira qu’elle a été adoptée par Zenon Lassève… Ils sont si indiscrets les journaux !

Elle s’assit près de la table à écrire et elle éclata en sanglots.

— Et lui, M. de L’Aigle… comment prendra-t-il cette nouvelle ? Il est bien bon M. de L’Aigle ; il adore sa femme aussi… mais il est si… si… correct, si… si fier, si… si aristocrate, si… si hautain et froid ! Ô mon Dieu ! Est-ce que l’heure des épreuves aurait sonné pour la pauvre petite ? Est-ce que l’ombre de l’échafaud va se dresser, dorénavant, entre Magdalena et son mari ; son mari qu’elle aime si follement ? Je le crains… oui, je le crains !

Mais entendant, dans le corridor, le pas lourd de Candide, Mme d’Artois glissa le malencontreux journal dans sa poche de robe, se proposant de le lire aussitôt qu’elle en aurait la chance.

VI

CLAUDETTE

Toute cette nuit-là et toute la journée du lendemain, jusqu’à onze heures du soir, Magdalena resta dans le même état.

Mme d’Artois était seule auprès du lit de la malade, lorsque celle-ci revint à la connaissance de ce qui l’entourait.

— Madame d’Artois… murmura-t-elle.

— Magdalena ! s’écria Mme d’Artois, au comble de l’étonnement et de la joie, car le docteur Thyrol lui avait confié ses craintes, ce jour-là :

— Madame, avait-il dit, je crains fort que Mme de L’Aigle ne revienne plus jamais de cet évanouissement. Le pouls est très faible et l’action du cœur se fait à peine sentir…

— Mon Dieu ! s’était écriée Mme d’Artois. Sûrement ! Sûrement, docteur, vous allez pouvoir la sauver ?

— J’ai fait tout ce que j’ai pu, Madame ; Dieu fera le reste, avait répondu le médecin, d’un ton où perçait le découragement.

Mais revenons à Magdalena, au moment où elle venait d’ouvrir tes yeux.

— Où suis-je ? balbutia-t-elle.

— Dans votre chambre à coucher, ma chérie, où nous vous avons transportée, répondit Mme d’Artois.

— J’ai donc été malade ?

— Oui. Un peu, Magdalena. Rien de bien grave, vous savez, fit Mme d’Artois en essayant de sourire, afin de ne pas effrayer la jeune femme.

— Claude… murmura-t-elle en jetant un coup d’œil autour d’elle.

M. de L’Aigle… Je vais aller le chercher. Il m’a bien recommandé de l’en avertir, aussitôt que vous seriez mieux. Je vais avertir le médecin aussi car…

— Le médecin, dites-vous ? Vous avez fait venir le médecin ? J’ai donc été bien malade ?

— Je vais vous dire franchement ce qui en est, Magdalena : vous avez eu peur du vent, très peur, et vous vous êtes évanouie ; c’est pourquoi M. de L’Aigle a fait venir le médecin.

— Le vent… Ah ! oui, le vent… Vente-t-il encore ? demanda la malade qui, évidemment, était sous l’impression qu’elle n’avait été qu’une heure ou deux sans connaissance.

— Non, chère enfant, il n’y a plus un seul souffle de brise.

— Ah ! Tant mieux !

Le docteur Thyrol s’était jeté, tout habillé, sur le canapé du boudoir. Mme d’Artois alla l’éveiller.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il. Mme de L’Aigle… Elle n’est pas…

— Elle a repris connaissance, docteur, fit Mme d’Artois en souriant.

— Oh ! Vraiment ?

— Oui. Je vais vous conduire auprès d’elle, puis je courrai avertir M. de L’Aigle.

Magdalena reconnut immédiatement le docteur Thyrol, car c’est lui qui avait été appelé à La Hutte, lors de l’accident arrivé à Claude de L’Aigle, (on se souvient de cet accident). Mais le médecin lui, n’avait certes pas reconnu en Mme de L’Aigle le jeune pêcheur et batelier Théo, inutile de le dire.

Sans qu’on comprît comment cela se faisait, la bonne nouvelle se répandit immédiatement dans toute la maison : Mme de L’Aigle avait repris connaissance, et quoique les domestiques continueraient à être fort inquiets au sujet de la jeune femme ; quoique, pour quelques heures, quelques jours encore peut-être, ils devaient se garder de faire le moindre bruit ; qu’ils marcheraient sur la pointe des pieds et qu’ils chuchoteraient entr’eux, ils espéraient maintenant que l’Ange de la mort avait déployé ses ailes et avait quitté les abords de L’Aire.

Chose étrange, Magdalena ne paraissait pas se rappeler de ce qui avait été cause de son évanouissement, et cela soulageait beaucoup Mme d’Artois. Elle avait tant craint des scènes, des crises nerveuses, ou bien des questions, auxquelles il lui aurait été difficile de répondre ! Qui sait ? Il arrivait parfois qu’un malade oubliait complètement, pour un certain temps du moins, la raison qui avait déterminé sa maladie… Sans doute, Magdalena se rappelerait un jour ; mais de nouveaux devoirs allaient remplir sa vie et le souvenir de ce qui s’était passé serait peut-être très lent à venir. C’était à espérer ! Connaissant la jeune femme comme elle la connaissait, sa compagne savait bien que, la mémoire lui revenant, elle souffrirait et beaucoup. Pauvre Magdalena ! Elle avait voulu garder, vis-à-vis de son mari, le secret de son passé ; aujourd’hui, son passé la confrontait et menaçait de troubler sa vie, jusque-là si paisible.

— Que Dieu la protège, la pauvre petite ! priait Mme d’Artois.

Zenon Lassève était à L’Aire, depuis quelques heures. Mme d’Artois avait suggéré à Claude l’idée de l’envoyer chercher.

— Ce n’est pas que je sois sous l’impression qu’il y a du danger, M. de L’Aigle, avait-elle dit, faisant, sans scrupule, ce léger mensonge ; seulement, M. Lassève aime Magdalena comme si elle était sa fille et il me semble que sa place est ici.

— Qu’Eusèbe se rende à La Hutte sans retard, avait répondu Claude, et qu’il en ramène M. Lassève.

Mais quoique Zenon Lassève fut sous le même toit qu’elle, Mme d’Artois n’avait pas eu encore l’occasion de l’entretenir seul. Il ignorait donc la cause de l’évanouissement de Magdalena et à moins qu’il ne lut les journaux, ce qui était peu probable, sous les circonstances, il croirait, tout comme Claude, que la jeune femme avait eu peur du vent, au point de s’évanouir.

Quoique Mme de L’Aigle ne fut plus dans un danger immédiat, elle n’était pas encore « hors du bois » pour parler comme le docteur Thyrol. Claude, Zenon Lassève, Mme d’Artois, les domestiques, connurent bien des heures d’inquiétude, d’angoisses même.

Enfin, le 24 octobre, à sept heures du matin, une autre nouvelle circula dans la maison : une héritière était née aux de L’Aigle ; une belle enfant, bien constituée et ayant bonne envie de vivre, si on pouvait en juger par la force de ses poumons. Quant à la jeune mère, elle était, Dieu merci ! aussi bien portante qu’il était permis de l’espérer, sous les circonstances.

Ce ne fut que le surlendemain de la naissance de l’enfant que le docteur Thyrol retourna chez lui. Il savait pouvoir, en toute sûreté, laisser sa malade aux soins dévoués de Mme d’Artois et de Rosine. Il reviendrait, tous les deux jours cependant, pendant une semaine encore et il amènerait Leola, sa femme, avec lui, vers la fin de la semaine, puisque Mme de L’Aigle avait exprimé le désir de faire sa connaissance.

Bientôt, plus tôt qu’on ne l’avait espéré, Magdalena fut en pleine convalescence, puis, enfin, elle put quitter sa chambre et prendre part à la vie commune. C’est alors qu’on résolut de faire baptiser la petite héritière et de donner un grand banquet pour la circonstance.

Le curé de Saint-André vint à L’Aire et baptisa l’enfant lui-même, puis il présida au banquet, auquel avaient été conviés Zenon Lassève, Séverin Rocques, le docteur Thyrol et Mme Thyrol.

Les parrain et marraine furent Zenon Lassève et Mme d’Artois. L’héritière des de L’Aigle reçut, au baptême, le nom de Claudette.

VII

L’IDOLE

Claudette, à six mois, était l’idole de tous, à L’Aire. Magdalena et Claude l’adoraient, inutile de le dire, n’est-ce pas ? Mme d’Artois assurait qu’il n’existait nulle part, de par le monde, de bébé aussi parfait que sa petite filleule. Rosine était littéralement folle de la mignonne, qu’on lui avait donnée en soin. Car, depuis la naissance de Claudette, Rosine n’était plus fille de chambre ; elle était devenue bonne d’enfant. Plus tard, elle aurait le titre de gouvernante. Une jeune fille du village, une orpheline du nom de Suzelle Desbois, qui avait été chaleureusement recommandée aux de L’Aigle par le docteur et Mme Thyrol, remplissait les fonctions de fille de chambre maintenant. Mais, pour continuer notre énumération : Candide ne regrettait qu’une chose, c’était que la petite Claudette fut encore trop jeune pour manger de ces mets exquis que la cuisinière de L’Aire savait si bien confectionner. Cela viendrait, avec le temps ; en attendant, Candide tenait bien propres les bouteilles contenant le lait du bébé. Eusèbe, d’habitude froid et quelque peu gourmé, se déridait lorsqu’il apercevait Claudette dans les bras de Mme de L’Aigle, de Mme d’Artois ou de Rosine. Xavier disait à qui voulait l’entendre que le cher petit ange avait hérité du goût de sa mère pour les fleurs, pour les roses surtout. Lorsque Claudette pleurait, on n’avait qu’à lui présenter une rose (dont on avait eu soin d’arracher les épines, on le pense bien) et elle se consolait aussitôt ; c’est dire, n’est-ce pas que le jardinier raffolait de l’enfant. Quant à Pietro, il faisait déjà des projets dans lesquels Claudette jouerait le premier rôle un jour. N’avait-il pas vu, alors qu’il était allé à Québec, par affaires pour son maître, tout dernièrement, n’avait-il pas vu dis-je, une paire de pony, attelés à un bijou de petite voiture ? Depuis, il rêvait de pony semblables, qui seraient installés dans les stalles voisines de celle de Spectre… Ils seraient blancs ces pony, blancs comme du lait… ou plutôt, non ! ils seraient de nuance crème, avec crinières et queues noires… Ce serait lui, Pietro qui, plus tard (Oh ! beaucoup plus tard, bien sûr) donnerait les premières leçons à Mlle Claudette ; il lui montrerait à tenir les rubans de la main gauche, le fouet de la main droite, etc., etc.

La première fois que Claudette avait souri, la nouvelle s’en était répandue dans toute la maison, et Eusèbe était allé aux écuries annoncer la chose à Pietro. Affectant un air froid, moqueur même, il dit :

— Il y a beaucoup d’excitation, dans le moment, à la maison, je vous le dis, Pietro !

— Vraiment ? s’écria l’homme d’écurie, soudainement inquiet. La petite ?

— Oui, la petite… Elle a souri, parait-il, fit Eusèbe d’un ton qu’il essaya de rendre sarcastique. N’est-ce pas que c’est extraordinaire ?

— Bien sûr que c’est extraordinaire ! répondit, de bonne foi, l’homme d’écurie. Elle est si jeune encore la chère mignonne !

— Sans doute ! Sans doute ! répondit Eusèbe d’un ton qu’il parvint à rendre indifférent. Mais, cette folle de Rosine…

— Ah ! Mais ! Tiens ! Je vous connais, vous, mon bon ! s’exclama Pietro, en clignant de l’œil. Vous adorez la petite ; oui, vous l’adorez ; je le sais, et quoique vous aimiez à vous prendre « des airs », je suis convaincu d’une chose ; c’est que vous êtes tout aussi excité que les autres, en ce moment et la preuve en est que vous avez pris la peine de venir m’annoncer la nouvelle, ici.

— Allons donc ! fit Eusèbe en haussant les épaules.

Tout de même, il se hâta de retourner à la maison, car il espérait rencontrer Rosine dans un des corridors et avoir la chance de l’entendre lui raconter « l’événement », dans tous ses détails.

Lorsque Claudette avait gazouillé pour la première fois, on se l’était dit. Les uns prétendaient même qu’elle disait : « papa», « maman ». À six mois ! N’était-ce pas extraordinaire ? Mais, aussi, jamais il ne s’était vu un bébé qui put être comparé à leur trésor !

La seule qui ne fut pas enthousiasmée au sujet de l’héritière des de L’Aigle c’était, est-ce nécessaire de le dire ? Euphémie Cotonnier. Elle n’avait que des paroles sarcastiques à l’adresse de sa tante et des autres domestiques. Elle ne ménageait pas Rosine ; elle ne ménageait pas Suzelle non plus ; ne cessant de les ridiculiser au sujet du bébé, que toutes deux adoptaient. De fait elle était devenue tellement désagréable cette pauvre Euphémie, qu’elle se faisait détester de tous. Elle continuait à occuper les quartiers des domestiques, tandis que Rosine, depuis qu’elle était devenue bonne d’enfant, occupait l’une des chambres du deuxième palier ; cela seul eut suffi pour mettre en colère la secrétaire de M. de L’Aigle.

— Cette bonne d’enfant, qui est installée sur le deuxième palier ! avait-elle dit un jour à Candide. Et Suzelle, la fille de chambre, qui passe toutes ses veillées, elle aussi, sur le deuxième palier, en compagnie de Rosine ! C’est… c’est révoltant, à la fin, et il me prend envie parfois, de démissionner comme secrétaire de M. de L’Aigle, ma tante, et d’essayer de m’engager ailleurs… dans une maison mieux organisée que celle-ci.

— Chose certaine, Euphémie, avait répondu Candide d’un ton mécontent, c’est que tu te verrais obligée de chercher à t’engager ailleurs, de quitter L’Aire en deux temps, si tes paroles étaient répétées soit à M. de L’Aigle, soit à Mme de L’Aigle.

— Eh ! bien, c’est assez ennuyant ici que…

— Pourquoi n’avoir pas fait ce que je t’ai conseillé, dès ton arrivée à L’Aire ? Pourquoi n’es-tu pas devenue amie avec Rosine, plutôt que de la traiter comme une servante ordinaire ? Mme d’Artois m’a dit que Rosine était tout aussi instruite que toi ; elle a même ajouté qu’elle avait reçu une meilleure éducation que toi.

— Oh ! Cette Mme d’Artois ! En voilà une que je déteste !

— Vois donc Suzelle, reprit Candide, sans relever l’exclamation de sa nièce ; elle passe toutes ses veillées avec Rosine ; elles lisent toutes deux, elles brodent, elles tricotent, elles causent…

— M’associer avec une bonne d’enfant et une fille de chambre !

— Ah ! tiens ! Tu m’impatientes, à la fin, Euphémie ! Je me suis pourtant donnée assez de peine pour te faire entrer ici ; mais si tu n’es pas satisfaite, ma fille, tu fais aussi bien de t’en aller.

Mais Euphémie eut bien garde de s’en aller, car, malgré tout, malgré qu’elle se considérât humiliée souvent, jamais elle n’avait vécu au milieu de tant de confort que depuis qu’elle était à L’Aire.

— Oh ! Mlle Cotonnier, lui avait dit Rosine, un jour qu’elle avait rencontré la secrétaire dans un corridor, avez-vous vu comme elle est belle, belle, notre petite Claudette ?

Ce-disant, elle s’était approchée d’Euphémie et avait découvert le doux visage du bébé qu’elle tenait dans ses bras.

— Ah ! Laissez-moi, hein, Rosine ! s’était écriée Euphémie, en repoussant rudement la bonne d’enfant, ça m’ennuie, moi, des bébés !

Magdalena, qui passait, à cet instant, l’entendit. Elle jeta un regard étonné sur la secrétaire et celle-ci eut la bonne grâce de rougir.

Chaque soir, après le dîner, Magdalena allait rendre visite à Claudette et s’assurer que tout était à l’ordre pour la nuit. La chambre de la petite était une grande pièce, dans laquelle le soleil pénétrait librement, à travers quatre longues et larges fenêtres. Attenant à cette chambre était un boudoir, dont Rosine avait eu l’idée, tout d’abord, de faire sa propre chambre à coucher ; mais elle avait fait mieux que cela ; elle partageait la même pièce que Claudette ; de cette manière, elle possédait un boudoir, ce dont elle n’était pas peu fière. Dans ce boudoir elle et Suzelle passaient d’agréables veillées. Si on avait demandé à Rosine qu’elle était la personne la plus heureuse du monde, elle eut répondu :

— C’est Mme de L’Aigle… Ensuite, c’est moi, puis Suzelle. Pensez-y ! J’ai la charge de Claudette, un vrai petit ange du bon Dieu ; je partage même sa chambre. De plus, je ne me prive vraiment de rien, puisque j’ai aussi mon boudoir privé, eut-elle ajouté en riant.

Un soir du mois de mai, Claude étant allé inspecter certaines améliorations que ses domestiques étaient à faire sur le chemin de voiture, Magdalena et Mme d’Artois s’installèrent dans le corridor d’entrée et causèrent ensemble. Mme d’Artois était toujours très étonnée de constater que Magdalena ne s’était jamais rappelée de cet entête de journal qui pourtant l’avait impressionnée au point de la conduire à deux doigts de la mort. Elle s’attendait, chaque jour, à ce qu’un incident quelconque se produisit qui lui rappellerait la chose. Le procès de Martin Corbot devait être à la veille d’avoir lieu. Quel effet ce procès aurait-il sur la jeune femme ? Mme d’Artois ne pouvait pas empêcher Magdalena de lire les journaux, bien sûr… alors…

— Je monte dire bonsoir à ma petite chérie, Mme d’Artois, dit soudain Magdalena, interrompant les réflexions de son amie. Désirez-vous m’accompagner ?

— Certes, oui, Magdalena ! La chère mignonne ! Je vous dis que ce bébé est une vraie merveille de finesse et de beauté ! Que vous devez être heureuse de posséder pareil trésor !

— Je le suis, croyez-le ! répondit Magdalena en souriant.

Pénétrant dans la chambre de Claudette, les deux femmes se dirigèrent vers le berceau, un vrai nid de broderies et de dentelles ; de plus un véritable chef-d’œuvre de sculpture, car ce berceau était un cadeau de Séverin. L’enfant dormait, les poings fermés. La jeune mère et Mme d’Artois l’admirèrent pendant quelques instants ; mais craignant de l’éveiller, chacune d’elles déposa un baiser sur le front de la mignonne, puis elles se disposaient à quitter la pièce, lorsqu’elles entendirent les voix de Rosine et de Suzelle, dans le boudoir ; alors, Magdalena et sa compagne prirent la direction de cette pièce.

— Oh ! Mme de L’Aigle ! s’écria Rosine, en se levant ; exemple que suivit Suzelle.

— Ah ! Vous êtes à faire de la broderie ? demanda Magdalena, en désignant l’ouvrage que les deux jeunes filles tenaient à la main. C’est un très agréable passe-temps. Mais, que brodez-vous donc ?

— C’est un patron que j’ai trouvé, dans un livre de modes, que Mme d’Artois m’a prêté, Madame, répondit Rosine, car Suzelle était bien trop timide pour parler ; elle se contentait de rougir. Nous sommes à broder un petit trousseau pour Claudette… et ça sera joli, je crois.

— Chères enfants ! fit Magdalena, dont les yeux devinrent humides. Mais, c’est que c’est magnifique ! Voyez-donc, Mme d’Artois !

— C’est un patron difficile ; et vous l’exécutez bien, toutes deux, dit Mme d’Artois. Qui vous a montré à broder ainsi ?

— Moi, je l’ai appris au couvent, répondit Rosine.

— Et Rosine m’a donné des leçons, à moi, acheva Suzelle.

— Voyez-vous. Madame, dit Rosine en souriant et s’adressant à Magdalena, travailler pour la chère petite, c’est un véritable bonheur pour nous, Suzelle et moi. Le beau petit ange ! Nous l’aimons tant !

— Vous êtes de bonnes et aimables jeunes filles, toutes deux ! s’écria la jeune mère, grandement émue assurément. Vous vous plaisez, à L’Aire, Suzelle ? demanda-t-elle.

— Ô Madame ! Si je m’y plais ! Jamais je n’ai été aussi heureuse de ma vie ! répondit la fille de chambre.

— Tant mieux ! dit Magdalena. Je tiens à ce que tous soient heureux ici.

Au lieu de retourner au corridor d’entrée, Magdalena et Mme d’Artois se rendirent à la bibliothèque.

— Tiens ! s’écria Magdalena. Le courrier est donc arrivé déjà. Ah ! ajouta-t-elle aussitôt, d’un ton déçu, il n’y a pas de lettres ; seulement des journaux et une revue !

Mme d’Artois s’empara de la revue ; la jeune femme déplia un journal et pendant quelques instants, on eut pu entendre le bruit de papier froissé. Mais tout à coup :

— Oh ! Oh ! Je me souviens !

C’était la voix de Magdalena qui venait de se faire entendre.

— Qu’y a-t-il ? demanda vivement Mme d’Artois, en s’approchant de la jeune femme, dont le visage était blanc comme un linge.

— Mon père… murmura Magdalena. Sa mort… sur l’échafaud… Il était innocent… Martin Corbot, l’boscot… Oh ! Mme d’Artois ! je sais, maintenant ; je sais ce qui a déterminé cette maladie que j’ai eue. Ô ciel ! Ô ciel !

— Magdalena, chère enfant, ne vous désolez pas ainsi, je vous en prie !… M. de L’Aigle… Il pourrait entrer ici, d’une minute à l’autre… Comment lui expliqueriez-vous…

— Ah ! Mme d’Artois… Claude… Il finira par tout découvrir… Il devinera que c’est moi Magdalena Carlin ; que je suis la fille d’un pendu, et quoiqu’il fût un innocent, un martyr, mon pauvre père, Claude, qu’en pensera-t-il ? … On a commencé le procès du boscot… Les journaux parleront de la fille d’Arcade Carlin qui avait été adoptée par Zenon Lassève… Que faire, mon Dieu ! que faire ?… Que feriez-vous, à ma place, Mme d’Artois ? Lui diriez-vous, à Claude, avant qu’il apprenne tout par les journaux ?

— Peut-être vaudrait-il mieux qu’il apprendrait tout de vous, Magdalena, répondit Mme d’Artois. Cependant, chère enfant, je ne peux pas vous donner de conseils à ce sujet. Mais, après tout, reprit-elle, votre père était innocent ; s’il est monté sur l’échafaud, il est mort martyr et non coupable.

— Claude me reprochera de ne pas l’avoir mis au courant, avant notre mariage peut-être… murmura la jeune femme.

— Je ne le crois pas, Magdalena. Non, réellement, je ne crois pas que votre mari vous fasse de reproches.

— Demain, oui, demain, je lui dirai tout ! fit la jeune femme, résolue soudain. Et ça ne sera pas trop tôt non plus. Qui sait ce que contiendront les journaux de demain soir ?

— Je crois que c’est une sage résolution que vous venez de prendre, ma chérie.

— Ô ciel ! Si Claude me fait des reproches, je ne m’en consolerai jamais ! s’exclama Magdalena en fondant en larmes.

— Votre mari vous adore et… Mais, voilà M. de L’Aigle ! Montez à votre chambre vous baigner les yeux, Magdalena, conseilla Mme d’Artois. Vous avez pleuré, et ça se voit.

Magdalena s’esquiva. Elle ne revint à la bibliothèque que lorsqu’elle fut certaine que les larmes qu’elle venait de verser n’avaient laissé aucune trace.

VIII

COMMENT CLAUDE PRIT LA NOUVELLE

Le lendemain avant-midi, Claude étant allé au Portage par affaires, Mme d’Artois raconta à Magdalena ce qu’elle savait à propos de l’arrestation de Martin Corbot. Les détails qu’elle donna, elle les avait lus dans différents journaux.

D’abord, Martin Corbot, on le sait, détestait Arcade Carlin et il cherchait un moyen de se venger de lui ; ce moyen il le trouva lorsque Baptiste Dubien vendit ses terres à une Compagnie Américaine pour la somme de $10,000.

Le hazard, ou plutôt la guignon, qui se plaît à jouer de bien mauvais tours souvent, voulut qu’Arcade Carlin, à la même époque, reçut de sa riche marraine un cadeau de $3.000, en billets de banque américains. L’boscot, qui ne se gênait guère pour prendre connaissance des lettres qui passaient par le bureau de poste, n’avait pas hésité à ouvrir celle de Mme Richepin à son filleul. Après avoir lu cette missive et constaté qu’elle contenait une somme d’argent ; constatant aussi que la lettre n’avait pas été enregistrée, le bossu se dit que sa vengeance était proche… et quelle vengeance !

Donc, la veille du jour où Baptiste Dubien devait aller déposer son argent à la banque, vers les onze heures du soir, Martin Corbot, certain que tout le village dormait, quitta furtivement le bureau de poste, au-dessus duquel il avait son logement, et s’achemina vers la demeure de Dubien. Certes, il n’avait pas l’intention de commettre un meurtre ; il voulait seulement s’approprier la somme de $3.000, et s’arranger ensuite pour qu’on accusât Arcade Carlin de ce vol. Plus tard, beaucoup plus tard, Martin Corbot se disait qu’il trouverait bien l’occasion de jouir de ces $3.000, lui-même.

L’boscot savait que Baptiste Dubien avait mis son argent dans une enveloppe cachetée et que cette enveloppe était dans le tiroir du lave-mains de sa chambre à coucher. Or, rien de plus facile que de s’en emparer, entendu surtout que ce pauvre Dubien se ventait, assez souvent, « de dormir si dur, que la maison pouvait bien lui tomber dessus, sans que ça l’éveilla ».

Cependant, il eut fallu que Martin Corbot comptât sur l’inquiétude de Baptiste Dubien, à propos de ses $10.000. On ne peut dormir sur ses deux oreilles quand on a une petite fortune dans sa maison ; une fortune qui, certainement, devait susciter la cupidité de plus d’un.

L’boscot pénétra facilement dans la maison et à pas de loup, il se rendit dans la chambre de Baptiste Dubien. Le lave-main était tout près du lit. Ne faisant pas plus de bruit qu’un chat, ou un tigre, le voleur s’approcha du meuble en question et se mit à tirer sur le tiroir. Mais voilà que Dubien venait de remuer, puis de s’asseoir tout droit dans son lit.

— Martin Corbot… murmura-t-il, tandis qu’un expression d’étonnement paraissait sur son visage. Que… que venez-vous faire ici ? Silence, ou je…

— Au vol… commença Baptiste Dubien.

Mais, en un bond, l’boscot fut sur lui, l’étreignant à la gorge de ses énormes mains, qui possédaient une force vraiment extraordinaire, on le sait.

En quelques secondes, ce fut fait : Baptiste Dubien était retombé sur ses oreillers, mort, étranglé, et Martin Corbot était devenu un assassin

Le monstre qui venait de commettre cet horrible meurtre ne donna aucun signe d’émotion, ni de repentir. S’étant assuré que sa victime ne respirait plus, il ouvrit le tiroir du lave-mains, y prit l’enveloppe cachetée et l’ayant ouverte, en retira trois billets de banque de $1.000 chacun.

Ensuite, toujours à pas de loup, il quitta la chambre de Baptiste Dubien, puis la maison, et bientôt il rentrait chez lui.

On se souvient de ce qui s’était passé. Le lendemain, Arcade Carlin était arrêté pour le double crime de vol et d’assassinat.

Le bossu frottait l’une contre l’autre ses énormes mains. Il ne cessait de rire et de se féliciter du beau tour qu’il avait joué à Arcade Carlin. Tout avait si bien réussi ! Quel succès ! Quelle vengeance ! Il délirait de joie le vilain boscot.

Mais ce fut un délire d’assez courte durée.

 Les corrections sont expliquées en page de discussion

Un soir, vers les neuf heures et demie, le bureau de poste étant fermé, Martin Corbot s’était installé sur un canapé, et il lisait, avec une joie méchante, un journal dans lequel il était question de l’assassinat de Baptiste Dubien et du vol des $3.000. Le journal contenait, en plus, un portrait de l’homme assassiné et aussi celui d’Arcade Carlin, l’accusé. Pourrait-on désirer plus complète vengeance ?… Ah ! Arcade Carlin l’avait méprisé, lui, Martin Corbot ; il avait affecté de ne jamais rire de ses farces, hein ? Eh ! bien, aujourd’hui…

À ce moment, on frappa à la porte.

— Qui est là ? demanda l’boscot.

— C’est moi, répondit une voix que le bossu ne reconnut pas.

— Qui, vous ?… Si c’est pour votre malle, ne venez pas me badrer ! Le bureau est fermé, vous devriez le savoir.

— Laissez-moi entrer, Corbot, lui dit-on.

— Que me voulez-vous ?… Et pourquoi ne dites-vous pas votre nom ?

— J’ai absolument affaire à vous, fit-on, du dehors. Si vous r’fusez de m’laisser entrer, tant pis pour vous !

Maugréant, l’boscot alla ouvrir et il se trouva en face d’un homme en haillons, un pitoyable individu, dont le nom de famille, ainsi que le prénom étaient Job. Job Job était bien le chemineau le plus sale, le plus dégoûtant, le plus repoussant de la terre.

— Job Job ! s’écria Martin Corbot ! Que viens-tu faire ici ?

— Je vous l’ai dit, j’ai affaire à vous.

— Ah ! Va-t-en ! cria l’boscot, essayant de refermer la porte sur le chemineau.

Mais Job Job s’était jeté sur la porte, l’avait ouverte d’une poussée et bientôt, il était en possession de l’une des chaises de la salle d’entrée.

— J’suis venu vous d’mander à souper, annonça-t-il.

— À souper ? Impossible, mon bon, répondit le bossu. Sors ! ordonna-t-il. Sors immédiatement, immédiatement, entends-tu, sale guénilleux !

— Je n’ai pas mangé depuis hier soir, Martin Corbot.

— Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, à moi, que tu n’aies pas mangé depuis hier soir, je te le demande ! Sors d’ici, et plus vite que ça ! dit Martin Corbot, en s’élançant sur le chemineau, les mains ouvertes, les doigts croches, comme pour étrangler.

— Hein ! Quoi ! s’exclama Job Job. Vous voulez m’étrangler, peut-être, Corbot… comme vous avez étranglé ce pauvre M. Dubien ?

Le bossu fit un pas en arrière et une pâleur livide couvrit soudain son visage si monstrueusement laid.

— Comment ?… Qu’as-tu dit, Job Job ?… Tu sais donc ?… balbutia-t-il.

— J’sais tout… tout, entendez-vous, répondit le chemineau. J’vous ai vu… ce soir-là… J’ai même pénétré dans la maison d’Monsieur Dubien derrière vous… J’vous ai vu étrangler votre homme, en un tour de main, Martin Corbot… J’vous ai vu aussi prendre l’argent dans l’enveloppe et…

— Eh ! bien, tu as vu trop de choses, mon pauvre Job Job, fit l’boscot en riant d’un rire effrayant. À ton tour maintenant !

Encore une fois, il s’élança sur le chemineau. Mais presqu’aussitôt, il recula et, de nouveau, il pâlit ; car Job Job venait de pointer sur lui un revolver chargé à sept coups.

— Il est chargé, soyez-en certain, fit Job Job, en désignant le revolver. Me prenez-vous pour un imbécile, Corbot ? ajouta-t-il en riant. Pensez-vous que je m’risquerais, sans être armé, dans la maison d’un assassin tel que vous ? Pas si bête !

À partir de ce soir-là, Martin Corbot devint un homme poursuivi ; poursuivi par Job Job, qui se mit à exercer un terrible chantage sur le meurtrier.

Cette poursuite, ce chantage, durèrent huit ans, puis, un soir, l’boscot résolut d’en finir et de se débarasser à jamais de Job. Il suivit le chemineau, lorsque celui-ci quitta le bureau de poste, une nuit, après lui avoir extorqué une jolie somme d’argent, et, à l’aide d’un gourdin dont il s’était muni, il l’assomma et le laissa sur le trottoir, pour mort.

Mais Job Job n’était pas mort. Il vécut même jusqu’à l’aurore et avant de mourir il dévoila tout ce qu’il savait concernant l’assassinat de Baptiste Dubien et la culpabilité de Martin Corbot. On prit en écrit sa confession, qu’il signa, puis, vers les huit heures, au moment où l’boscot allait ouvrir le bureau de poste, il était arrêté et conduit en prison. Les trois mille dollars furent trouvés « sous le deuxième madrier du plancher de la cuisine », ainsi que l’avait dit Job Job.

Ce récit que Mme d’Artois venait de lui faire, Magdalena l’avait écouté en pleurant. Mais elle était résolue, plus que jamais, de tout raconter à son mari. En fin de compte, l’innocence de son père (dont ni elle, ni Zenon Lassève n’avait jamais douté d’ailleurs) était reconnue maintenant et elle n’avait pas à rougir de lui ; loin de là !

Il est vrai que Claude pourrait lui reprocher son silence ; il reprocherait peut-être à Magdalena de l’avoir épousé sans lui dire que son père était mort sur l’échafaud…

— Ah ! Qui sait ? se disait-elle. Malgré tout l’amour qu’il avait pour moi, peut-être Claude eut-il hésité avant d’épouser la fille d’un pendu, tout innocent fut-il… Ô ciel ! Aurai-je la force, le courage de tout lui raconter ?… S’il allait me repousser ensuite, ou me mépriser, ou me haïr ?… Cependant, je n’ai pas le choix ; je ne puis courir le risque qu’il apprenne la chose par les journaux, ce qui arriverait infailliblement… Ce soir… oui, pas plus tard que ce soir, je lui dirai… Dieu veuille qu’il ne me fasse pas de reproches ; j’en mourrais !

Dans le courant de l’après-midi, Claude proposa à Magdalena une promenade à cheval. Le temps était admirable et une bonne chevauchée leur ferait du bien à tous deux.

— Je te trouve pâle, ma chérie, lui dit-il. Tu n’es pas malade ?

— Mais, non ! Pas du tout, Claude.

— Vous aussi, vous êtes pâle, Mme d’Artois, reprit Claude. Qu’y a-t-il ? Quelque chose va-t-il mal ici ? Claudette…

— Si je suis pâle, M. de L’Aigle, répondit Mme d’Artois, c’est que je suis menacée de la migraine, je crois. Quant à Magdalena, elle a besoin d’un peu d’exercice en plein air tout simplement.

Claude et Magdalena se rendirent jusqu’au Portage. En revenant, et au moment de passer près du Rocher Malin, Magdalena dit :

— Claude, pourquoi contournons-nous toujours ce rocher, plutôt que de passer devant ?

— C’est à cause de l’ombre qu’il projette, et qui effraie étrangement les chevaux. Ce n’est pas sans raison que ce rocher est désigné du nom de Rocher Malin, tu sais, Magdalena ; il a été cause de plus d’un accident, dit-on.

— Vraiment ? fit la jeune femme. Ça m’a l’air d’être un rocher comme un autre pourtant.

— Tiens, reprit Claude, regarde comme c’est curieux cette ombre qu’il projette ! Cette ombre, les chevaux ne se l’expliquent pas et ça les effraie énormément. Il est rare qu’un cheval passe devant le Rocher Malin sans prendre le mors aux dents, ou bien, il se jette dans le fleuve, avec celle ou celui qui le monte ou le mène, car, vois comme le chemin est étroit… et le fleuve est tout près.

— Ah ! Bah ! fit Magdalena. Albinos passerait devant le Rocher Malin sans faire de sottise, j’en suis sûre.

— Ce serait folie d’essayer cependant.

— N’est-ce pas, Albinos, que tu n’aurais pas peur de l’ombre du Rocher Malin ? dit-elle, en flattant le cou de sa monture. Je vais bien voir d’ailleurs ajouta-t-elle. Au revoir, Claude !

— Où vas-tu, Magdalena ? cria Claude, fou d’épouvante.

Mais déjà, elle avait donné à Albinos un léger coup de cravache et le cheval s’était élancé en avant du sinistre rocher, ou plutôt du rocher à l’ombre sinistre.

C’était un chemin excessivement dangereux, sur lequel ne passaient que peu de gens et Albinos fit bien des « cérémonies » avant de se décider à passer dans l’ombre projeté par le rocher : il se cabra tout droit, plus d’une fois ; il plongea ; il fit des sauts de côté, comme s’il eut voulu se jeter dans le fleuve ; de plus, il renâclait très fort, signe qu’il était véritablement effrayé. Mais Magdalena l’encourageait de la voix, et enfin, après avoir couru mille dangers dans l’espace de quelques secondes, elle arriva de l’autre côté du rocher, où Claude l’attendait, monté sur Spectre.

— Magdalena… balbutia-t-il. Pourquoi… as-tu agi ainsi ?

Claude était très pâle ; il était facile de deviner qu’il venait de passer par de terribles angoisses.

— Ô Claude ! répondit-elle, repentante tout de suite. J’ai voulu faire une expérience… J’étais sûre, d’ailleurs, qu’Albinos passerait devant le Rocher Malin et…

— J’ai cru que c’en était fait de toi, Magdalena ! fit Claude d’une voix tremblante. Je voulais te suivre ; mais Spectre n’a jamais voulu passer… Ma chérie, promets-moi que tu ne courras plus jamais de pareils risques.

— Je te le promets, Claude ! J’ai fait une sottise, je l’avoue ; j’ai risqué ma vie probablement, pour satisfaire une fantaisie. Quel égoïsme de ma part ! J’aurais dû songer à l’inquiétude dans laquelle tu serais, mon aimé… Tu me pardonnes, n’est-ce pas, Claude ?

— Te pardonner ! répondit-il en souriant, un peu tristement il est vrai, car il était encore sous l’effet de l’horrible peur que lui avait causé l’escapade de sa femme. Il n’y a rien au monde, non rien, que je ne serais prêt à te pardonner, ma Magdalena !

— Non, n’est-ce pas ? demanda-t-elle vivement. Tu ne pourrais m’en vouloir longtemps pour quoique ce soit, hein, mon Claude ?

— T’en vouloir ? Jamais !

— Merci, mon cher aimé ! s’écria-t-elle. Je me souviendrai de cela, en temps et lieu et…

— Que veux-tu dire par ces paroles, chère enfant ? demanda-t-il en souriant.

Mais Magdalena venait de donner un commandement à Albinos, qui prit aussitôt un temps de galop, et Spectre suivit l’exemple de son compagnon.

Après le dîner, que les deux époux prirent seuls, car Mme d’Artois souffrait trop de la migraine pour se joindre à eux, Magdalena résolut de tout dire à son mari. Eusèbe était allé au bureau de poste ; il serait de retour bientôt avec les journaux… les journaux qui, sans doute, seraient remplis des détails du procès de Martin Corbot.

— Claude, dit-elle, en s’emparant du bras de son mari qui, debout près d’une fenêtre, regardait le coucher du soleil.

— Eh ! bien, ma chérie ? lui demanda-t-il, en entourant de son bras libre la taille de la jeune femme.

— J’ai… J’ai quelque chose à te dire, Claude, fit-elle, en appuyant sa tête sur l’épaule de son mari. C’est quelque chose qui… quelque chose que… que j’aurais dû te dire il y a longtemps ; même avant notre mariage…

— Hein ! s’écria Claude, assurément fort étonné d’un tel préambule.

— C’est à propos de… de… ce procès qui a lieu, de ce temps-ci… Tu sais… le procès de ce bossu… Martin Corbot…

— Ma chère Magdalena ! s’exclama Claude en riant. Que peux-tu bien avoir à démêler avec cette affaire, je te le demande ?… L’boscot, comme on l’appelle…

— Ce n’est pas du boscot que j’ai à t’entretenir, mon mari, mais de… d’Arcade Carlin… celui qui est mort sur l’échafaud, quoiqu’il fût innocent…

Claude jeta sur Magdalena un regard pénétrant et elle le vit pâlir légèrement.

— Je… Je ne comprends pas, Magdalena… Explique-toi, je te prie, balbutia Claude de L’Aigle, dont les lèvres devinrent soudain blanches comme de la cire.

— Arcade Carlin… fit Magdalena, les lèvres tremblantes, le visage très pâle, Arcade Carlin… cet innocent… ce martyr, était… était mon… mon père, Claude… Avant mon mariage, je me nommais véritablement Magdalena Carlin, quoique j’eusse pris le nom de mon père adoptif.

— Ô juste ciel ! s’exclama Claude.

Son bras quitta brusquement la taille de sa femme et il fit deux ou trois pas en arrière, tandis que, de la main, il ébauchait le geste de repousser Magdalena. Quelque chose, une expression inexplicable parut dans ses yeux et ses lèvres entr’ouvertes laissaient passer son souffle pressé.

— Claude ! Claude ! supplia Magdalena, en s’élançant vers son mari.

— Non ! Non ! N’approche pas ! s’écria-t-il. Tu aurais dû me dire, reprit-il ; jamais je…

Mais il se tut subitement. Son visage était devenu rigide, et ses yeux, fixés sur la jeune femme, semblaient, à l’imagination surexcitée de celle-ci, devenir de plus en plus grands, de plus en plus sombres, à chaque instant.

— Mais, mon Claude… parvint-elle à balbutier.

Il ne proféra plus un seul mot ; seulement, il jeta sur sa femme un regard vraiment étrange, puis, tournant vivement sur son talon, il quitta la bibliothèque et bientôt la maison.

— Jamais il ne me pardonnera ! Il me méprise… Il me hait… Ô mon Dieu ! sanglota Magdalena, en proie à un immense désespoir.

IX

ÂME TORTURÉE

Elle ne fit pas de scène. Elle ne versa pas une seule larme. Elle avait le cœur brisé, tout simplement. Claude ! Son Claude ! Il l’avait repoussée… Il n’avait pu pardonner à Magdalena de l’avoir épousé, sans le mettre au courant du drame de jadis… Quoique son père eut été innocent, il était mort sur l’échafaud, et Claude de L’Aigle, si fier, si… si correct, ne pouvait l’oublier…

Ce pauvre Claude ! Sans doute, il considérait qu’on l’avait trompé ; plus que cela, qu’on lui avait tendu une sorte de piège, en gardant le silence, et il en voudrait toujours à sa femme et à Zenon Lassève de n’avoir pas dévoilé le passé, alors qu’il en aurait été temps encore…

Domptant, le mieux qu’elle le put, le besoin de pleurer, Magdalena se dirigea vers la chambre de Claudette. Rosine et Suzelle étaient à causer ensemble dans le boudoir, dont la porte était presqu’entièrement fermée. Les deux jeunes filles parlaient de la petite ; des progrès marquants qu’elle faisait, chaque jour. La jeune mère eut un sourire attendri, puis, s’agenouillant auprès du berceau, elle éclata en sanglots. Et c’est alors qu’elle eut une des plus grandes tentations de sa vie : celle de partir avec son enfant ; de quitter L’Aire, cette nuit-là même et pour toujours ; de retourner à La Hutte, où Zenon et Séverin les accueilleraient, toutes deux, si joyeusement… Là, à La Hutte, elle n’aurait à craindre ni les regards froids, ni les sourires méprisants, ni les reproches… Car elle était convaincue que Claude allait la mépriser profondément, désormais ; qu’il refuserait de comprendre comme elle l’aimait, comme elle l’avait toujours aimé ; il se dirait qu’elle l’avait épousé, malgré leur différence d’âge, non par amour, mais par intérêt, et aussi pour effacer le passé et le nom qu’elle avait porté… ou plutôt, celui qu’elle aurait dû porter…

Oui, elle partirait, avec Claudette ! Il est vrai que cela créerait un scandale ; une femme ne quitte pas le toit conjugal, sans retour, à moins d’avoir une raison grave pour ce faire, et toujours, c’est elle, la femme, qui est blâmée… Mais pouvait-elle continuer à vivre sous le même toit que Claude maintenant qu’elle était sûre qu’il ne l’aimait plus ? Elle attendrait cependant, et quand tout dormirait, à L’Aire, elle s’enfuirait, emportant son enfant dans ses bras… Pauvre chère petite Claudette ! Sans doute, elle aussi serait considérée de trop dans la maison maintenant !

Soudain, elle sourit amèrement et une expression quelque peu ironique parut dans ses yeux : à quoi pensait-elle ? Fuir ? S’en aller ? Ah ! Elle n’avait qu’à attendre au lendemain et Claude lui suggérerait la chose lui-même. Il s’arrangerait pour avoir une entrevue avec sa femme et, froidement, il lui dirait de s’en retourner… d’où elle venait… Bien sûr, il ne l’empêcherait pas d’emmener Claudette avec elle, quoiqu’il aimât l’enfant à la folie… Eh ! bien, elle attendrait au lendemain ; ça serait de beaucoup préférable et on éviterait une esclandre en agissant ainsi.

Retournant dans sa chambre à coucher, elle résolut de se mettre au lit. Non qu’elle eut le moindrement sommeil — loin de là — mais elle souffrait d’un léger mal de tête, et puis… et puis… que ferait-elle, seule toute la veillée ? Car Claude était rentré ; elle l’avait entendu marcher dans la bibliothèque, en bas… Certes, elle ne s’était pas attendue à ce qu’il vint lui parler ; mais son indifférence… oh ! que son indifférence la blessait au cœur !

Magdalena fondit en larme, et longtemps elle pleura. Ces larmes la sauvèrent de quelque grave maladie peut-être ; chose certaine, c’est qu’elles soulagèrent sa pauvre âme torturée.

Elle se coucha ; mais elle ne dormit guère. Lorsque son mari monta dans sa chambre, qui n’était séparée de celle de sa femme que par un boudoir, il passait minuit. Cependant, elle en eut connaissance et elle enfouit son visage dans ses oreillers, afin qu’il n’entendît pas ses sanglots.

Ce ne fut que vers les cinq heures du matin qu’elle put dormir enfin. Elle venait de passer la plus affreuse nuit imaginable ; une nuit qui laisserait ses traces tant qu’elle vivrait. Elle avait revécu le passé ; elle avait essayé d’envisager l’avenir le plus froidement possible. Et puis, elle avait pris des résolutions pour le lendemain ; ces résolutions elle les tiendrait. C’est pourquoi, lorsque sonna la première cloche pour le déjeuner, elle se leva et commença à s’habiller. Cependant, en se regardant dans une glace, elle fut vraiment tentée de rester dans sa chambre, car elle était pitoyable à voir : les yeux cernés de bistre, les joues pâles, les lèvres blanches… De se voir ainsi, cela lui rappela la nuit où elle s’était éveillée dans son cercueil ; lorsqu’elle s’était vue, dans un miroir, cette nuit-là, elle s’était fait peur à elle-même… elle ne s’était pas reconnue…

Mais, qu’importait, cette fois ! Qu’elle parut bien ou mal, qu’est-ce que cela signifiait, puisque Claude ne l’aimait plus, qu’il la méprisait, qu’il la haïssait même ?

Allons ! La dernière cloche du déjeuner venait de sonner, Magdalena avait entendu Mme d’Artois quitter sa chambre et descendre précipitamment l’escalier, craignant d’être en retard sans doute.

À son tour, la jeune femme descendit dans la salle à déjeuner. À son arrivée, Claude et Mme d’Artois, qui étaient à causer ensemble, se turent subitement et la regardèrent avec un sympathique étonnement. Magdalena le savait bien, elle était changée à faire peur.

Ainsi qu’il avait toujours l’habitude de le faire. Claude alla au-devant de sa femme et lui présenta le bras afin de la conduire à son siège, après quoi il dit à Eusèbe :

— Apporte un verre de vin à Mme de L’Aigle.

— Non ! Non ! protesta Magdalena.

— Un peu de vin vous fera du bien, j’en suis sûre, intervint Mme d’Artois en s’adressant à Magdalena. Votre mal de tête a dû vous faire passer la nuit blanche… J’espère que vous vous sentez mieux, ce matin ?

Magdalena le comprit, Mme d’Artois parlait pour la galerie, ou, du moins, pour Eusèbe ou pour tout autre domestique qui se serait trouvé aux alentours de la salle à déjeuner. La dame de compagnie devait se rappeler de ce que la jeune femme lui avait dit, la veille ; c’est-à-dire qu’elle allait tout avouer à son mari, et elle devait deviner que les choses ne s’étaient pas passées ainsi qu’elle l’avait espéré.

Le vin mit un peu de couleur aux joues et aux lèvres de Magdalena ; mais elle ne put avaler une seule bouchée. Elle but seulement quelques gorgées de café, puis, après le déjeuner, qui fut silencieux, au lieu d’accompagner son mari aux écuries, comme elle le faisait d’ordinaire, elle monta dans son boudoir et là, elle se livra à de douloureuses réflexions… Que lui réservait cette journée qui venait de commencer ? Sans doute, il y aurait des explications entre elle et son mari et… Probablement, Claude la ferait demander, ou il monterait la trouver dans son boudoir, et il lui dirait froidement de s’en aller. Car la vie ne serait plus tenable, à L’Aire maintenant ; son mari la méprisait, il la haïssait ; il valait mieux cent fois se séparer…

À cette pensée d’une séparation toute proche, elle versa des larmes amères. Il n’y avait pas encore deux ans qu’ils étaient mariés, et déjà, c’était fini leur bonheur ; ce bonheur si grand dont ils avaient joui depuis leur mariage !

Eh ! bien, elle partirait… Après tout, elle n’aurait qu’à reprendre sa vie de jadis, à La Hutte. Elle y avait été pleinement heureuse ; pourquoi ne le serait-elle pas encore ? Elle le savait d’avance ; elle serait la bienvenue. Zenon et Séverin la combleraient de bontés et ils adoreraient Claudette, tous deux. Elle reprendrait, elle, Magdalena, la coquette chambre à coucher qui avait été construite expressément pour elle et où elle s’était trouvée logée comme une reine… Il y aurait place, dans cette chambre, pour le berceau de sa petite… Oui, elle reprendrait sa vie d’avant son mariage et elle parviendrait à s’en contenter…

Mais, à quoi bon se faire illusion ; essayer de se convaincre de ces choses… Non, elle ne pouvait se le cacher à elle-même, sa vie de jadis, elle ne pourrait jamais la reprendre où elle l’avait laissée… La Hutte, pour elle, avait perdu beaucoup de son charme d’autrefois… depuis qu’elle habitait un château… Non qu’elle fut devenue le moindrement snob la chère enfant ; mais, comme l’avait dit Zenon Lassève un jour : « De la hutte au château, il y a loin… »

Et puis… Mais surtout… Claude ! Son Claude ! Il l’avait tant aimée ! Il l’avait entourée de soins si prévenants, si délicats ! Elle allait donc le quitter, ne plus jamais le revoir ? Impossible ! Elle en mourrait… Même sa petite, sa Claudette, ne pourrait lui suffire, la consoler !

— Ah ! se disait-elle. Si j’avais suivi les conseils de mon père adoptif ; si j’avais tout dit à Claude, alors que nous étions fiancés tous deux… Il m’aurait quittée, sans doute ; mais la douleur que j’en aurais ressentie ne saurait être comparée à celle d’aujourd’hui… C’est que je suis épouse et mère, et mon mari et mon enfant sont ce que j’ai de plus cher au monde… Claude ! Ô Claude ! Mon mari bien-aimé ! Ciel ! Ô ciel ! ajouta-t-elle en éclatant en sanglots.

Mais des pas s’approchaient de son boudoir… Elle sentit son cœur se serrer, car elle eut le pressentiment que l’heure était venue et que son mari allait lui demander des explications et… la chasser.

— Qui est là ? demanda-t-elle, entendant frapper à sa porte.

— C’est moi… Suzelle, Madame.

— Entrez ! répondit Magdalena. Eh ! bien, qu’y a-t-il, Suzelle ? demanda-t-elle aussitôt, afin d’empêcher la fille de chambre de s’avancer dans la pièce, car elle ne voulait pas que les domestiques la vissent pleurer, ou, du moins, s’aperçussent qu’elle venait de pleurer.

— C’est M. de L’Aigle, Madame, dit Suzelle. Monsieur désire s’entretenir avec vous et il demande s’il doit monter ici ou si vous préférez aller le rejoindre, dans la bibliothèque.

— Je vais descendre à la bibliothèque. Dites à M. de L’Aigle que j’irai le trouver là dans un quart d’heure, Suzelle, fit Magdalena.

Après le départ de la jeune fille, la jeune femme se hâta de baigner son visage dans de l’eau froide ; Claude non plus ne devait pas s’apercevoir qu’elle avait pleuré, puis elle se disposa à descendre trouver son mari.

Ses yeux firent le tour de son boudoir et de sa chambre à coucher ; deux pièces luxueuses, aux tentures vieux rose et or, aux boiseries émaillées de blanc. Claude n’avait certes rien épargné pour rendre attrayantes les pièces réservées à sa chère Magdalena et il y avait pleinement réussi.

Les mains de la jeune femme se posèrent, avec un geste caressant sur les mille riens qui ornaient les cheminées, les tables, les guéridons… Ah ! ces bibelots ! Qu’ils tiennent fort au cœur de toute femme ! Il y avait des souvenirs

de voyage ; de leur voyage en Europe
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

surtout, qui lui étaient précieux et chers à plus d’un titre… Bientôt, toutes ces choses, ces souvenirs de jours heureux, ne lui appartiendraient plus ; elle serait forcée d’en faire le sacrifice…

Mais, qu’était-ce, après tout, ces objets, et qu’elle s’en serait passée volontiers, du moment que son mari lui serait resté… Son mari !… Ah ! L’heure allait sonner où il lui faudrait lui dire adieu pour toujours… Et elle l’aimait tant ! Depuis le premier moment où elle l’avait aperçu, sur L’Aiglon, elle l’avait aimé… C’est parce qu’elle l’avait trop aimé ; parce qu’elle avait craint de le perdre, qu’elle avait eu des secrets pour lui… Secrets maudits, qui, aujourd’hui, allaient la séparer à jamais de son bien-aimé !

— Ombre maudite de l’échafaud ! ne put-elle s’empêcher de s’écrier soudain, tu me hanteras donc jusqu’à la fin de mes jours ?

Mais à quoi bon se désoler ainsi ? À quoi servait de se révolter contre son malheureux sort ? Claude l’attendait ; il lui fallait se hâter ! Elle irait le rejoindre, à la bibliothèque, et puis… à la grâce de Dieu !

Quittant son boudoir, elle sortit dans le corridor, ses pieds ne faisant pas le moindre bruit sur les riches tapis de velours.

Avant de descendre l’imposant escalier de marbre blanc conduisant au premier plancher, elle resta quelque temps sur la galerie entourant le corridor d’entrée, et penchée sur la rampe de fer forgé, elle embrassa d’un regard ce qui l’environnait… Quel luxe ! Ses yeux tombèrent sur l’aigle de bronze et elle fut secouée d’un frisson.

— Mon rêve… se dit-elle. L’aigle de bronze, me poursuivant comme pour m’enserrer dans ses puissants talons… Mon Dieu ! Mon Dieu !

Mais craignant d’attirer l’attention de quelque domestique, que le hazard aurait pu conduire dans le corridor, Magdalena descendit l’escalier en soupirant. Bientôt, toute tremblante, elle entrait dans la bibliothèque, où Claude, son mari, l’attendait.

Fin de la quatrième Partie.


Cinquième Partie

LE SECRET DE CLAUDE

I

« LE COURRIER, MONSIEUR CLAUDE » !

En arrivant dans la bibliothèque, Magdalena vit Claude, qui marchait de long en large ; il paraissait nerveux et agité. En apercevant sa femme cependant, il accourut au-devant d’elle et lui offrit un fauteuil, dans lequel elle tomba plutôt qu’elle ne s’assit.

— Que va-t-il me dire ? se demandait-elle. Ah ! Je le sais bien ; il me dira tout simplement de m’en aller ; que nous ne pouvons plus habiter sous le même toit… Il me fera des reproches… Ô ciel ! Qu’il me tarde que cette entrevue soit finie !

Quelle fut donc sa surprise, en voyant son mari se jeter à genou auprès de son fauteuil et lui dire :

— Magdalena ! Ma bien-aimée ! Pardonne-moi si j’ai paru un peu brusque, hier ! J’ai été tellement… étonné… tellement peiné de ce que tu m’as appris, que vraiment, je ne me rendais pas tout à fait compte de mes actions… Magdalena, dis que tu me pardonnes !

— Claude ! murmura-t-elle. Ô Claude !

— Pauvre chère aimée ! Ne va pas croire que ce que tu m’as dit a pu changer mes sentiments envers toi, au moins ! Au contraire ; je t’aime plus que je t’ai jamais aimée peut-être, parce que tu as tant souffert, sans le mériter, certes !

— Mon Claude, tu m’as fait tant de peine hier ! sanglota-t-elle. Lorsque tu m’as repoussée, ah ! j’ai cru que j’allais en mourir !

— Repoussée, dis-tu ? Non ! Non ! Je ne t’ai pas repoussée, ma chérie ; tu te l’es imaginée seulement… Dis que tu me pardonnes la peine que j’ai pu te faire… involontairement, crois-le.

— Te pardonner ! s’écria-t-elle. Ô mon Claude !… Je pensais que… que tu allais me chasser et…

— Te chasser ! Ma pauvre enfant ! Te chasser ! Mais ! Que serait la vie sans toi ; que serait cette maison sans ta présence, chère, chère adorée ?

— Ainsi, Claude, tu veux dire que nous allions reprendre le fil de notre vie toi et moi, comme… s’il ne s’était rien passé entre nous ?

— Certes ! répondit-il.

— Pourtant, je ne veux plus avoir de secrets pour toi et je vais te raconter tous les incidents de ma vie, jusqu’au jour où nous nous sommes rencontrés pour la première fois, sur L’Aiglon… Mon pauvre père !… Il était innocent, quoiqu’il soit mort sur l’échafaud, tu le sais.

— Oui ! Oui ! N’en parlons plus, ma chérie ! s’écria Claude en pâlissant légèrement.

— Nous n’en parlerons plus… Seulement, tous le reconnaissent aujourd’hui, il était innocent ; les véritables meurtriers ce sont ceux qui lui ont infligé une mort si cruelle, si infâmante… Lui, mon père, est mort martyr.

— Je t’en supplie, ma chérie, n’en parlons plus. Ce sujet ne saurait que t’attrister et… moi aussi, fit Claude d’une voix altérée.

Le sujet l’énervait, lui déplaisait aussi, c’était évident, et sa femme ne fut pas lente à s’en apercevoir. Elle lui parla donc d’autre chose : de sa vie, à G… ; des rebuffades dont elle avait été presque journellement l’objet, alors qu’elle ne possédait qu’une véritable amie, à part de son père adoptif ; cette bonne Mme d’Artois. Magdalena parla de la longue et pénible maladie qu’elle avait eue ; de son sommeil léthargique ; de son réveil ; des funérailles et de l’enterrement du cercueil vide. Elle raconta en détails sa fuite de G…, déguisée en garçonnet, une nuit, avec Zenon Lassève, et sa vie, depuis lors, sur la Pointe Saint-André, sous le nom de Théo.

— Maintenant, ajouta-t-elle, en souriant un peu tristement, te voilà au courant de toutes les épisodes de ma vie. Je n’ai plus et je n’aurai jamais de secrets pour toi. Vois-tu, Claude, reprit-elle, mon oncle Zenon m’avait conseillé de tout te dire, de ne pas me marier avec ce secret sur ma conscience… Sais-tu pourquoi je ne l’ai pas écouté ?

— Non, Magdalena, je ne le sais pas. Mais qu’importe après tout.

— C’est que je craignais de te perdre… Je me disais que tu ne voudrais pas épouser « la fille d’un pendu » pour parler comme les stupides gens de G….

— Ô ma chère bien-aimée ! Pauvre petite martyre va ! s’exclama Claude, en pressant sa femme dans ses bras.

— Claude, demanda-t-elle soudain, réponds-moi franchement ; m’aurais-tu épousée, quand même, si tu avais su…

Hésita-t-il avant de répondre ? Magdalena ne le saurait jamais au juste. Et puis, quand il aurait été muet durant l’espace de quelques secondes, ce mutisme ne pouvait-il être mis sur le compte des émotions de toutes sortes par lesquelles il venait de passer ?

— Si je t’aurais épousée quand même, ma chérie ? s’écria-t-il enfin. Peux-tu en douter ?… Ah ! oui, je t’aurais épousée, quand ça n’aurait été que pour réparer…

— Réparer ?… Que veux-tu dire, Claude ? s’exclama-t-elle.

— Mais… répondit-il, en bégayant un peu, je veux dire… pour réparer les injustices, le mal que t’a fait la vie, le monde, ma bien-aimée, ou plutôt, pour te faire oublier toutes tes épreuves, en t’entourant de soins et de tendresses…

— Ce que tu as si bien su faire, mon mari, interrompit-elle en souriant tendrement. Ô mon Claude, tu as toujours été si bon pour moi !

Quand Mme d’Artois apprit que le malentendu entre les deux époux n’existait plus, elle en fut très heureuse. Ça n’avait été qu’un nuage, après tout ; mais ce nuage avait menacé, pour un instant, d’assombrir leur ciel conjugal.

Ce printemps-là fut assez froid ; on se serait cru en automne plutôt. Il y eut cependant des jours ensoleillés où l’on sentait qu’il faisait bon vivre et où l’on était tenté de s’écrier avec le poète : « Oh ! Qu’il est bon Celui qui créa le printemps » !

Lorsque revint la date du 2 juin, on célébra le deuxième anniversaire du mariage de Claude et de Magdalena. Ce fut une belle fête, encore, cette fois, quoique Mme de St. Georges ne vint pas surprendre ses amis à l’heure du dîner, ainsi qu’elle l’avait fait l’année précédente. Thaïs était partie pour l’Europe avec une de ses cousines, elle y serait un temps indéfini. Le docteur Thyrol et sa femme remplacèrent Thaïs ; ils vinrent dîner à L’Aire et y passer la veillée. Zenon et Séverin étaient aussi de la fête.

Il se faisait tard quand les invités retournèrent chez eux. Le médecin et sa femme acceptèrent de prendre place dans la voiture de Zenon et de Séverin.

— Sais-tu, Ernest, dit Mme Thyrol, lorsqu’elle et son mari furent de retour dans leur maison, ce soir-là, je crois que M.  et Mme de L’Aigle sont les gens les plus heureux du monde.

— Je le crois, moi aussi, répondit le médecin, Mme de L’Aigle est gentille et charmante ; quant à M. de L’Aigle c’est un parfait gentilhomme.

— Il est plutôt froid M. de L’Aigle, je trouve, et aussi très hautain cependant… N’es-tu pas de mon opinion, Ernest ?

— Peut-être as-tu raison, Leola ; mais il est fort agréable causeur et il est d’une hospitalité !…

— Je voudrais bien savoir pourquoi on le nomme si souvent : « le mystérieux M. de L’Aigle »… fit Mme Thyrol, songeuse. Il doit y avoir des raisons pour cela… J’espère, pour sa pauvre petite femme…

— Tut ! Tut ! dit le docteur Thyrol en haussant les épaules. Sornettes que cela, oui sornettes ! M. de L’Aigle est très réservé et on ne le comprend pas tout à fait, voilà tout ; c’est pourquoi on le taxe d’être mystérieux.

— Mais, Ernest, fit Leola, s’il y a du mystère quelque part, c’est triste pour cette pauvre petite Mme de L’Aigle, vois-tu…

Elle se tut subitement, car, ayant jeté les yeux sur son mari, elle venait de constater qu’il ne l’écoutait plus, et pour cause : il s’était endormi.

Après la fête anniversaire de leur mariage, la vie s’écoula sans incidents dignes d’être rapportés, pour Claude et Magdalena, jusqu’à la date du 20 juin quand survint quelque chose, que Mme d’Artois trouva pour le moins singulier.

On veillait sur la terrasse. Sur un rocher plat, tout près de l’eau, Magdalena était assise, Claudette endormie dans ses bras. Sur un banc rustique, non loin de la maison, Claude fumait un cigare dont l’arome s’élevait dans l’air pur du soir ; les yeux posés sur sa femme, il paraissait l’admirer, ainsi que l’enfant qu’elle berçait doucement. Au pied de l’une des colonnes supportant un des aigles de pierre, Mme d’Artois s’était installée ; elle tricotait des chaussettes pour sa petite filleule. Une grande tranquillité régnait partout.

Soudain, cette tranquillité fut interrompue par des pas s’approchant de la terrasse : c’était Eusèbe, revenant du bureau de poste ; il s’acheminait vers Claude de L’Aigle. Machinalement, Mme d’Artois suivait le domestique du regard. Elle le vit s’approcher de son maître, qui continuait à fumer. Mais tout à coup, le cigare s’échappa des lèvres de Claude et tomba sur le sol, puis ses yeux s’ouvrirent très grands, comme effrayés. Pourquoi ?… Qui eut pu le dire ? Il ne s’était produit rien que de bien ordinaire pourtant : Eusèbe venait de poser sur le banc des lettres et journaux, en disant :

— Le courrier, M. Claude !

Mais ces paroles avaient, assurément, une certaine signification pour Claude de L’Aigle, car, Mme d’Artois, qui l’observait, sans trop s’en rendre compte peut-être, le vit pâlir légèrement et échanger avec son domestique un regard plein de mystère. Elle le vit, ensuite, s’emparer de l’une des lettres qu’on venait de lui remettre et la glisser dans une des poches intérieures de son habit, tandis que ses yeux allaient vivement vers Magdalena, comme pour s’assurer qu’elle n’avait eu connaissance de rien de ce qui venait de se passer. La dame de compagnie remarqua aussi, en passant, que l’enveloppe contenant la lettre (malencontreuse évidemment) était longue et étroite.

Magdalena n’avait pas eu connaissance de la pantomime entre le domestique et son maître ; elle continuait à bercer son enfant, tout en murmurant un chant doux et léger. Mme d’Artois cependant, qui venait d’être témoin du petit drame silencieux, se sentit secouée d’un frisson et son cœur fut étreint comme d’un funeste pressentiment.

II

LE MENSONGE

Claude de L’Aigle était absent depuis la veille. Il était parti le lendemain de l’arrivée de la « mystérieuse lettre » pour parler comme Mme d’Artois, lorsqu’elle faisait ses réflexions in petto. Il avait été appelé à Québec, pour une assemblée d’astronomes ; assemblée importante, qu’il ne saurait manquer, avait-il annoncé.

— S’il ne faisait pas si chaud, avait dit Magdalena, lorsque son mari lui eut appris qu’il partait, je t’accompagnerais à Québec. Le fait est que j’aurais affaire dans les magasins… Penses-tu qu’il fait plus chaud à la ville qu’ici, Claude ?

— Infiniment plus, ma chérie, avait-il répondu vivement. Je te conseille d’attendre. Nous irons à Québec quand tu le voudras ; le mois prochain, si tu le désires.

— Évidemment, se disait Mme d’Artois, qui était présente, M. de L’Aigle ne tient pas à ce que sa femme l’accompagne… J’espère qu’elle ne s’en aperçoit pas, la chère enfant !

Magdalena aurait aimé aller passer un jour ou deux à La Hutte pendant l’absence de Claude, avec Claudette, Rosine et Mme d’Artois ; mais il pleuvait à boire debout et elle dut renoncer à son projet. Son mari absent et la pluie tombant à verse ! Pouvait-on imaginer rien de plus déprimant ?

Le surlendemain du départ de Claude, alors que Magdalena était dans la serre des roses, elle entendit la voix d’Euphémie Cotonnier venant de l’étude ; elle causait avec quelqu’un, sa tante probablement. La jeune femme fut légèrement surprise, sans être très intéressée, car elle avait été sous l’impression que la secrétaire était absente de L’Aire, depuis quelques jours.

— Puisque M. de L’Aigle est parti pour Québec, disait Candide, continuant, évidemment, une conversation commencée, tu aurais pu rester encore une journée ou deux avec ta mère, Euphémie.

— Vous dites que M. de L’Aigle est allé à Québec ? À Québec, ma tante ?

— Mais, oui. J’ai entendu Monsieur dire cela à Madame, la veille de son départ, alors que je passais dans un corridor.

— Ha ha ha ! rit Euphémie.

— Eh ! bien, ma bonne, qu’est-ce qui t’amuse tant, hein ?

M. de L’Aigle est allé, non à Québec, mais à Montréal, tante Candide. J’étais à côté de lui, près du guichet de la gare, avant hier matin, lorsqu’il a demandé un billet de première pour Montréal.

— Ma pauvre Euphémie, répondit Candide, ce ne sont pas précisément de nos affaires où M. de L’Aigle est allé, je crois. Qu’il soit parti pour Montréal ou pour Québec, ça ne nous concerne pas, que je sache.

— Vous avez raison, ma tante, et M. de L’Aigle peut dire ce qui lui plait à sa trop naïve, trop crédule épouse, fit Euphémie, toujours riant ; mais de dire qu’il va dans une ville quand il a l’intention d’aller dans une autre, cela prouve qu’ils sont presque toujours inexplicables les agissements du « mystérieux M. de L’Aigle », n’est-ce pas ?

Magdalena n’en écouta pas davantage. Elle se dirigea vers le corridor d’entrée et dit à Mme d’Artois qui y était installée avec son tricot :

Mme d’Artois, Claude a bien dit, n’est-ce pas, qu’il allait à Québec ?

— Oui, certainement ! lui fut-il répondu.

— Je viens d’entendre une conversation entre Mlle Cotonnier et sa tante ; elle prétend, Mlle Cotonnier je veux dire, que Claude a pris un billet pour Montréal et non pour Québec, avant-hier matin. N’est-ce pas étrange ?

— Je ne me fierais pas trop… aux oreilles de Mlle Cotonnier, si j’étais vous, Magdalena, dit Mme d’Artois.

— Mais, elle dit qu’elle était tout à côté de mon mari, au guichet de la gare, et qu’elle l’a entendu demander un billet de première pour Montréal.

— Alors, quelque chose sera survenu, au dernier moment, pour forcer M. de L’Aigle à changer son itinéraire, chère enfant, assura la dame de compagnie d’un ton tranquille, quoique son cœur se serrât, sans trop comprendre pour quelle raison.

— Je lui demanderai, à Claude, pourquoi il a changé ses plans au dernier moment dit la jeune femme. Il a dû avoir des raisons sérieuses pour ce faire, ne le pensez-vous pas ?

— J’en suis convaincue, Magdalena.

Restée seule dans le corridor, Mme d’Artois, se livra à ses réflexions :

— Heureusement, se disait-elle, Magdalena ne prend pas cet incident à cœur. Elle a une telle confiance en son mari… Ah ! Tant mieux ! Moi, je n’en puis dire autant ; je commence à croire que ce n’est pas sans raison qu’on l’appelle le « mystérieux M. de L’Aigle ». J’espère que je le soupçonne à tort… Je donnerais volontiers la moitié de mon salaire pour savoir si M. de L’Aigle est allé à Montréal plutôt qu’à Québec, et pourquoi il a trompé sa femme de cette façon… Il avait des raisons, bien sûr, pour dire qu’il allait dans une ville, quand il avait l’intention d’aller dans une autre… Car, pour croire qu’il a changé son itinéraire au dernier moment, je n’en crois rien, absolument rien… Oui, je donnerais beaucoup pour savoir à quoi m’en tenir !

Quelqu’un qui eut pu renseigner Mme d’Artois sur les agissements de Claude de L’Aigle, et qui l’eut fait pour rien, c’était Séverin Rocques.

Séverin n’avait pas voulu laisser seul Zenon Lassève, dans le temps des « fêtes » ; il avait donc remis sa visite chez sa tante Lefranc, à l’été. Or, un bon matin, les deux hommes, (Zenon et Séverin) avaient quitté la Pointe Saint-André, en voiture, en route pour la Rivière-du-Loup, car Séverin partait pour Montréal où il avait affaire ; il se proposait d’arrêter à Lévis, à son voyage de retour.

Étant arrivé à la gare de la Rivière-du-Loup un peu en retard, Séverin était accouru au guichet, acheter un billet de seconde classe pour Montréal.

— Car, disait-il souvent à qui voulait l’entendre, pourquoi prendrais-je un billet de première, quand je voyage, puisque je passe tout mon temps dans le wagon de deuxième classe, à fumer ?

Comme Séverin allait sauter dans le train, il aperçut Claude de L’Aigle, accompagné d’un homme portant sa valise ; il se dirigeait vers le Pullman. Séverin eut pu lui parler, lui dire un « bonjour », en passant ; mais le mari de Magdalena lui en avait toujours imposé quelque peu. Le brave garçon se disait (bien à tort assurément) qu’il n’était que toléré, à L’Aire, à cause de Zenon Lassève… Et puis, s’il eut adressé la parole à M. de L’Aigle, celui-ci se serait cru obligé probablement de lui offrir un siège dans le wagon de luxe, ce qui eut beaucoup embarrassé l’humble villageois de Saint-André.

Arrivé à Lévis, Séverin prit passage à bord du traversier, pour Québec, en même temps que Claude ; mais, pas plus qu’à la gare de la Rivière-du-Loup, ce dernier ne le vit.

À la gare de Québec, l’après-midi de ce même jour, Séverin vit, encore une fois, le propriétaire de L’Aire, qui, lui aussi, prenait le train.

— Nous voyageons de compagnie, M. de L’Aigle et moi, à ce qu’il paraît ! se disait-il en souriant. Je présume qu’il se rend à Montréal, lui aussi.

Le lendemain, dans une des principales rues de la ville, Séverin aperçut, de nouveau, Claude, sans que celui-ci le vit. Séverin remarqua que Claude avait l’air préoccupé.

— Ma foi ! se dit-il, moitié riant, c’est comme un sort ! J’aperçois M. de L’Aigle, à tout propos, sans qu’il me voie, lui… C’est quelque peu… curieux l’effet que ces rencontres me font… Ne dirait-on pas que je le poursuis, cet homme… que je le… surveille… que je le… guette ? Ah ! Bah ! Suis-je ridicule un peu ! Dans tous les cas, il va retourner à Saint-André aujourd’hui ou demain le plus tard probablement ; il n’est jamais longtemps absent de L’Aire… Eh ! bien, pour dire le vrai, je ne serai pas fâché de constater qu’il est retourné chez lui… Sans que je puisse m’expliquer pourquoi, il me semble qu’il y a quelque chose de… de… sinistre dans ces rencontres d’un homme qui est tout à fait inconscient de ma présence ainsi… C’est comme si je rencontrais un… un revenant… une… ombre, ou, du moins, un être étrange ; oui, étrange, car, on dirait que ce n’est pas le même personnage M. de L’Aigle de L’Aire et le M. de L’Aigle qui se promène, seul et préoccupé, dans les rues de la ville… Mais, tiens ! Je ne peux pas définir au juste l’impression que je ressens à l’égard du mari de Magdalena ; tout ce que je sais, c’est que j’ai hâte qu’il retourne chez lui et que j’en aie fini de le voir à tout bout d’champ ainsi !

Mais il n’en avait pas fini ; il s’en manquait de beaucoup !

Lorsque Claude revint chez lui, après avoir été absent six jours, sa femme lui fit, comme toujours, une chaleureuse réception. Le temps lui avait paru bien long. Il avait plu continuellement et elle avait été portée au spleen. Ce fut donc une joie pour elle de revoir son mari.

Installée dans la bibliothèque, après le dîner, le soir du retour de Claude et alors que celui-ci dépouillait son courrier, Magdalena demanda soudain :

— Claude, est-ce à Québec ou à Montréal que tu es allé ?

Mme d’Artois leva les yeux de sur son tricot et regarda fixement Claude de L’Aigle. Elle le vit rougir légèrement et elle remarqua que sa réponse était un peu lente à venir ; il se demandait, probablement, s’il allait dire la vérité ou non.

— Je suis allé à Montréal, ma chérie, répondit-il.

— Tu m’avais dit…

— Oui, je sais. Un télégramme, reçu le soir même de mon arrivée à la Rivière-du-Loup, m’annonçait que l’assemblée du Club Astronomique aurait lieu à Montréal, plutôt qu’à Québec.

— Mais, Claude, fit Magdalena, s’il était arrivé quelque chose ici, comment aurais-je pu t’en avertir ? Te croyant à Québec, j’aurais adressé un télégramme à l’hôtel L… de cette ville, où nous nous retirons toujours.

— C’est vrai, tu as raison, chère enfant… Je n’avais pas pensé à cela. Une autre fois, si pareille chose arrivait, je t’en avertirais immédiatement. Je te demande bien pardon d’avoir agi si sottement, Magdalena.

— Oh ! Il n’y a rien à pardonner, cher Claude, puisqu’il n’y a eu, heureusement, aucune occasion de t’envoyer un message, fit la jeune femme en souriant. N’en parlons plus.

Évidemment, Magdalena ajoutait foi aux explications de son mari.

— Tant mieux ! Oh ! Tant mieux ! se disait Mme d’Artois. Quant à moi, je suis positive d’une chose ; c’est que M. de L’Aigle vient de mentir… Il y a certainement quelque chose de fort mystérieux dans la vie de cet homme… Si au moins, Magdalena peut continuer à avoir en lui une confiance aussi entière… Car, le jour où elle soupçonnera son mari de la tromper, ou de lui cacher quelque chose, elle en sera infiniment malheureuse… Eh ! bien, je veillerai… et je la protégerai, la pauvre petite, si jamais il y a lieu !

Dix jours plus tard, Séverin Rocques revenait à La Hutte, à la grande joie de Zenon Lassève, qui s’était beaucoup ennuyé de son compagnon. Pourtant c’était un Séverin tout changé ; sa belle humeur semblait s’être enfuie et il était distrait, inquiet et nerveux. La première question qu’il posa, ce fut :

M. de L’Aigle est-il de retour à L’Aire, M. Lassève ?

— Mais, oui, Séverin ! M. de L’Aigle est de retour depuis une dizaine de jours au moins. Je les ai vus, hier ; lui et Magdalena, je veux dire. Ils sont venus ici, avec la petite. Ils étaient superbes de santé et de bonne humeur, tous trois.

— Ah ! Tant mieux ! s’était écrié Séverin. Tout bas, il avait murmuré : « Pauvre Magdalena ! Que Dieu la garde, la chère enfant ! Ô ciel ! Si elle se doutait de… de… ce que j’ai découvert, durant mon voyage, elle en mourrait, oui, elle en mourrait, pour sûr ! »

Qu’avait donc Séverin Rocques ? Quelle découverte avait-il faite ?

III

INEXPLICABLE ATTITUDE DE SÉVERIN

Quelques jours après le retour de Séverin, Claude et Magdalena vinrent à La Hutte.

— Ah ! Séverin ! s’écria Magdalena en apercevant le brave garçon. Y a-t-il longtemps que vous êtes de retour ?

— Depuis quelques jours seulement, Magdalena, répondit-il. Claudette ?

— Nous ne l’avons pas emmenée, parce qu’elle dormait, au moment où nous nous disposions à partir, dit la jeune femme.

— Vous avez fait un bon voyage, M. Rocques ? questionna Claude.

— Merci, M. de L’Aigle, j’ai fait un excellent voyage, répondit Séverin d’un ton froid qui les surprit tous, surtout Magdalena.

Il ne vit pas, probablement, la main que Claude lui tendait, parce qu’il était à offrir une chaise à Magdalena.

— Vous vous êtes rendu jusqu’à Montréal, Séverin ? Ceci de Magdalena.

— Oui, je me suis rendu jusqu’à Montréal, dit-il, en jetant sur Claude de L’Aigle un regard que Magdalena surprit en passant et dont elle ne comprit pas du tout la signification.

— Qu’a donc Séverin ? se demanda-t-elle. Il n’est certainement pas comme d’habitude… On dirait que son voyage lui a laissé de pénibles impressions… Et puis, est-ce qu’il n’aimerait pas Claude ? Je n’avais jamais remarqué ce dernier fait avant aujourd’hui ; mais, assurément, il a l’air d’en vouloir à mon mari pour quelque chose… Qu’est-ce ? Claude l’aurait-il offensé… sans le vouloir ? Car, il n’offenserait personne volontairement mon cher mari !

Les de L’Aigle furent une heure à peu près à La Hutte. Magdalena était parvenue à échanger quelques mots avec Zenon Lassève, à propos de Séverin :

— Il y a quelque chose qui le tracasse, c’est certain, avait-elle dit. Il me semble qu’il n’est plus le même.

— Il est ainsi, depuis son retour de voyage, répondit Zenon ; mais, tu le penses bien, ma fille, je ne l’ai pas questionné.

— On dirait que Séverin en veut à Claude, oncle Zenon, fit la jeune femme, dont les yeux se remplirent de larmes.

— En vouloir à Claude ! À ton mari ! Allons donc ! Ma pauvre enfant, tu sais bien que c’est impossible ! Pourquoi lui en voudrait-il d’ailleurs, je te le demande ?

— Dans tous les cas, si Séverin a des ennuis, j’en suis fort peinée… Il paraît avoir perdu sa belle gaité… d’avant son voyage.

Après le départ de leurs visiteurs, Séverin dit à Zenon :

— Magdalena paraît être très heureuse, n’est-ce pas.

— Je crois bien qu’elle est la femme la plus heureuse du monde, répondit Zenon en souriant. Comment pourrait-il en être autrement d’ailleurs ? Son mari la comble de prévenances et de bontés.

— Elle n’a que ce qu’elle mérite, en fin de compte, fit Séverin. Puisse-t-elle être heureuse toujours la chère enfant !

— Savez-vous, mon ami, dit Zenon en riant d’un bon cœur, Magdalena s’imagine des choses et…

— Elle s’imagine des choses, dites-vous, M. Lassève ? Quelles choses ?

— Pour commencer, elle est inquiète à votre sujet, Séverin.

— À mon sujet ? À moi ? Comment donc cela ?

— Elle m’a dit que vous paraissiez soucieux, ennuyé, à propos de quelque chose… Elle a même ajouté… Ah ! mais, c’est si ridicule que je ne le répéterai pas, je crois.

— Il faut me le répéter, au contraire, M. Lassève, dit Séverin en souriant. Car les remarques que Magdalena auraient pu passer sur son compte ne devaient avoir rien de bien préjudiciables à son caractère, à lui Séverin.

— Puisque vous tenez à ce que je vous répète ses paroles, les voici : « Je crois qu’il y a quelque chose qui tracasse Séverin… et puis, on dirait qu’il en veut à Claude ». Ha ha ha ! rit Zenon ; que Séverin en voulut à M. de L’Aigle, cela lui semblait être du plus grand comique.

— Magdalena a dit cela ? balbutia Séverin.

— Eh ! oui ! s’écria Zenon, riant de plus belle. On n’en veut pas aux gens qui ne nous ont rien fait, n’est-ce pas, et M. de L’Aigle…

— Ne m’a rien fait pour que je lui en veuille. Au contraire ; il a toujours été d’une parfaite amabilité envers moi.

— Donc, Magdalena se trompe.

— C’est incontestable.

Plusieurs fois, durant les semaines qui suivirent, Zenon se rendit à L’Aire… seul ; Séverin avait toujours quelque raison pour l’empêcher de l’accompagner. Magdalena ne fut pas sans remarquer l’absence du brave garçon et, quoiqu’elle n’en dit rien, cela lui faisait de la peine.

Vers le milieu d’août, Zenon revint à La Hutte, après en avoir été absent deux jours, et il était évident que quelque chose le peinait beaucoup. Séverin le questionna immédiatement :

— Il y a quelque chose, M. Lassève, fit-il. Qu’est-ce ? Magdalena…

— Magdalena, la pauvre enfant, est presqu’au désespoir !

— Mon Dieu ! s’exclama Séverin. Elle a donc découvert…

— Hein ? fit Zenon. Que voulez-vous dire, Séverin ?

— Rien… Oh ! rien… Mais, vous ne m’avez pas expliqué encore…

— Je vous dis que ça arrache le cœur de voir le désespoir de la pauvre enfant… Quelle catastrophe aussi !

— Son mari lui a donc fait de la peine ?

M. de L’Aigle ?… Écoutez donc, mon pauvre ami, s’écria Zenon, au comble de l’étonnement, Magdalena avait raison, en fin de compte, de dire que vous en vouliez à son mari !… Si elle a tant de peine, ce n’est certainement pas de la faute de M. de L’Aigle, ni de qui que ce soit en ce monde ; tout de même, la pauvre enfant est terriblement éprouvée, car Claudette est malade, bien malade.

— Claudette ? Ah ! Qu’a-t-elle la chère mignonne, M. Lassève ?

— La diphtérie, assure le docteur Thyrol. Je vous l’ai dit, Magdalena et son mari sont au désespoir, tous deux… Je vais retourner à L’Aire demain. Ne m’accompagnerez-vous pas, Séverin ?

— Je verrai… Si je le puis… répondit le pauvre garçon, se disant qu’il trouverait bien quelque raison pour ne pas accompagner son ami, le lendemain. Heureusement que les de L’Aigle n’étaient pas partis pour voyage, reprit-il. Ne devaient-ils pas aller à Québec ?

— Ils devaient partir, ce soir même. Pauvres gens ! C’est une vraie pitié de les voir !

Oui, la mignonne Claudette était très malade et la tristesse régnait à L’Aire. Pendant deux mortelles semaines, l’enfant fut en danger. Mais le docteur Thyrol parvint à la tirer de là, et dans les premiers jours de septembre, Zenon put rapporter à La Hutte la nouvelle que la petite serait bientôt convalescente, nouvelle qui réjouit Séverin à un tel point qu’il se mit à exécuter un pas seul dans la salle d’entrée.

Certain jour, vers la fin de septembre, Séverin partit pour la « Villa Magda », située à mi-chemin entre La Hutte et L’Aire. Car, Zenon avait réalisé son rêve du printemps précédent. Il avait dit qu’il bâtirait une cabane, à mi-chemin, entre les deux maisons ; mais, avec sa manie des constructions, la cabane s’était changée en une jolie maisonnette toute blanche. Au dessus de la porte d’entrée, on pouvait apercevoir, découpé dans le bois : « Villa Magda » ; on le devinait, c’était Séverin qui avait découpé ces mots, de son ciseau si habile. Magdalena, ainsi que Claude, avaient été fort touchés de la gracieuse idée de ces deux hommes de cœur : Zenon et Séverin.

En ce jour dont nous parlons, Séverin se rendait à la « villa », y faire certaines réparations, ou améliorations. La scie, le marteau, le rabot sous le bras, il marchait lentement, la tête baissée… Était-ce bien Séverin Rocques, cet homme sombre qui cheminait ainsi ?… Qu’avait-il ?… On ne l’entendait ni siffler, ni chanter, ainsi qu’il avait l’habitude de le faire… Au contraire ; le regard terne, les lèvres sérieuses, il paraissait être en proie à de douloureuses pensées. Parfois, ses yeux se portaient dans la direction du Roc du Nouveau Testament, alors, il pâlissait un peu et il marmottait des phrases incohérentes.

Enfin, il arriva à destination. Très absorbé dans ses pensées, ce ne fut que lorsqu’il eut franchi le seuil de la Villa Magda qu’il s’aperçut que Claude de L’Aigle y était installé.

— Tiens ! M. Rocques ! s’écria Claude. Ça va bien ? demanda-t-il, en tendant la main à Séverin.

Mais Séverin, en frais de déposer ses outils par terre, ne vit pas, sans doute, la main qui lui était tendue.

— Merci, ça va bien, répondit-il seulement. Et Magdalena ? Et Claudette ?

— Magdalena est en excellente santé. Quant à Claudette, elle rayonne de santé, elle aussi, ainsi que de bonne humeur, la mignonne, dit Claude en souriant.

— Ah ! Tant mieux, tant mieux !

— Vous n’êtes pas venu, une seule fois, voir Claudette, tandis qu’elle était si malade, M. Rocques ? fit Claude. Mais peut-être avez-vous peur de la dyphtérie ?

— Non, je n’ai pas peur de la dyphtérie, et j’ai été mortellement inquiet tout le temps que la petite a été si mal. Mais, comme je n’avais pas d’affaire chez-vous, M. de L’Aigle, je me contentais des nouvelles que M. Lassève m’apportait, de Claudette, presque chaque jour.

— Ah ! Et pourquoi n’êtes-vous pas venu, vous-même, prendre des nouvelles ?

— Parce que, je le répète, je n’ai pas d’affaire chez-vous, répliqua rudement Séverin. Je suis très-particulier de la société que je choisis, voyez-vous, ajouta-t-il, avec un sourire qui eut l’heur de déplaire grandement à son interlocuteur.

— Vous… Vous voulez m’insulter, je crois, M. Rocques ? s’exclama Claude en pâlissant. Vous venez de…

— Monsieur, dit Séverin, je suis allé en voyage, il y a quelques semaines, vous le savez ; or, j’ai eu… l’honneur de voyager en même temps que vous…

— C’est un honneur que vous avez dû partager avec bien d’autres, répondit Claude, avec un sourire sarcastique.

— J’étais sur le même train que vous, reprit Séverin, sans s’arrêter à ce que Claude venait de lui dire. J’étais sur le traversier, de Lévis à Québec ; et j’ai pris, encore, le même train que vous, dans cette dernière ville ; en même temps que vous, j’arrivais à Montréal…

— Eh ! bien ? fit Claude, d’une voix tremblante, quoique d’un ton impatienté.

— J’ai eu l’occasion de vous voir, de nouveau, durant mon séjour à Montréal continua Séverin. Je vous ai vu… plus d’une fois… J’ai… j’ai assisté à… à… l’une de ces… ces… assemblées… du club Astronomique, ajouta-t-il, avec un sourire méprisant. Ah ! Vous pâlissez, M. de L’Aigle ?… Oui, j’étais là… J’étais présent… et je sais.

— Mon Dieu ! Ô mon Dieu ! balbutia Claude, les lèvres blanches comme de la cire. M. Rocques, je…

— Ah ! Taisez-vous, M. de L’Aigle ! Je le sais… Ce qu’il y a d’étrange, c’est que vous ayez pu garder votre… secret, si longtemps ; que d’autres ne vous aient pas découvert encore… Magdalena, la pauvre petite !… Si elle soupçonnait seulement ce que je sais, elle en mourrait.

M. Lassève ? questionna Claude. Il sait, lui aussi, sans doute ? Vous vous êtes empressé de le mettre au courant probablement, M. Rocques ?

— Pour qui me prenez-vous, M. de L’Aigle ? s’écria Séverin, fort en colère. Je me suis bien gardé de faire part de mes découvertes au père adoptif de votre femme ; ce que je sais, je le garde pour moi seul et je prie Dieu que le hasard ne fasse jamais que Magdalena découvre qui… quel homme elle a épousé !

— Nous prions Dieu pour la même chose, M. Rocques, fit Claude avec un sourire qui déplut fort à son interlocuteur.

— Monsieur, s’exclama Séverin, rouge de colère, vous êtes M. de L’Aigle, le riche rentier, le presque millionnaire, dont plus d’un envie le sort… Moi, je ne suis qu’un humble et pauvre villageois… Mais, tonnerre ! Je ne changerais pas de place avec vous pour tous les biens de la terre !

— Ne prenez-vous pas la chose un peu trop au tragique, M. Rocques ? dit Claude, avec un sourire sarcastique. Après tout, si vous considériez les choses plus froidement…

Séverin haussa dédaigneusement les épaules, puis il répondit :

— Je ne suis pas de votre trempe, M. de L’Aigle et ne puis considérer les choses sous un aspect moins tragique… Tragique !… Ça ne saurait l’être plus, selon moi… Dans tous les cas, ne craignez pas que je dévoile ce que je sais à qui que ce soit au monde, de peur que ça arrive aux oreilles de Magdalena un jour… C’est à elle que je pense… et à la mignonne Claudette… Quel avenir pour cette enfant, si l’on apprenait ce que j’ai découvert !…

— Je vous remercie, M. Rocques, fit Claude ; je me fie à votre discrétion ; j’ai votre parole, et j’y compte.

— Adieu, Monsieur, répondit seulement Séverin. Puis, rassemblant ses outils, il quitta précipitamment la Villa Magda.

IV

MADAME D’ARTOIS EST INTRIGUÉE

Un soir du mois de novembre, Claude de L’Aigle reçut une autre de ces enveloppes longues et étroites, dont le contenu le faisait toujours frémir et qui avaient le don d’intriguer extrêmement Mme d’Artois. Cette dernière avait jeté les yeux sur Magdalena, en apercevant l’enveloppe, mais la jeune femme était à examiner un catalogue ; elle ne vit donc pas son mari jeter dans les flammes du foyer l’enveloppe en question, contenant et contenu, après avoir lu les quelques lignes qu’elle renfermait.

Ce ne fut que vers la fin de la veillée que Claude dit à sa femme :

— Je vais être obligé de partir pour Montréal, Magdalena.

— Vraiment, Claude ? Alors, je vais t’accompagner, cette fois. Tu le sais, la maladie de Claudette a retardé mon voyage, et j’ai beaucoup d’achats à faire, en vue des « fêtes ».

— Mais, Magdalena… commença Claude.

— Je serai prête à temps, ne crains rien, reprit-elle en souriant.

— Ma chérie, dit-il, c’est mal choisir ton temps pour voyager. Je vais être obligé d’assister aux assemblées et conférences du Club Astronomique et tu seras seule à l’hôtel. De plus, tu ne pourrais courir, seule, les magasins, n’est-ce pas ?… Attends plutôt, Magdalena ; dans la première semaine de décembre, ainsi qu’il avait été convenu entre nous, nous irons à Montréal tous deux et y passerons tout le temps que tu voudras.

— Pourquoi faire deux voyages quand un suffit, mon Claude ? demanda-t-elle. Quant à rester seule à l’hôtel ou à courir seule les magasins, il y a un moyen de remédier à cela ; nous emmènerons Mme d’Artois avec nous.

— Je préférerais de beaucoup que tu attendes à plus tard, balbutia Claude, et Mme d’Artois remarqua qu’il avait l’air d’être très ennuyé, ou très découragé, de la persistance de sa femme.

— Claude, demanda cette dernière soudain, tandis que son visage exprimait le plus grand étonnement, est-ce que vraiment tu refuses de m’emmener avec toi à Montréal ?

— Refuser ? Ma pauvre enfant ! Peux-tu avoir de pareilles idées ! répondit-il avec un rire qui sonnait faux, du moins, aux oreilles de Mme d’Artois. Ce que j’en dis, reprit-il, c’est pour toi, afin que ton voyage soit agréable autant que possible… J’avais pensé, vois-tu, que nous aurions couru les magasins et théâtres ensemble, pendant notre séjour à Montréal.

— Alors, mon mari, répliqua Magdalena en riant, puisque tu n’as pas de raisons plus graves que cela à donner, j’y suis résolue, je t’accompagne, ou plutôt, nous t’accompagnons, Mme d’Artois et moi… Et, ça me fait penser ! Il faut que j’aille immédiatement parler à Rosine ; elle a préparé toute une liste de choses que je devrai acheter pour Claudette. Je ne serai pas longtemps !

Ce disant, elle quitta la bibliothèque, où venait d’avoir lieu la conversation ci-dessus.

Après le départ de Magdalena, Mme d’Artois parut très absorbée dans son tricot ; mais ses pensées allaient plus vite encore que ses aiguilles.

— Évidemment, se disait-elle, M. de L’Aigle ne veut pas que sa femme l’accompagne à Montréal. Magdalena ne s’en doute pas cependant, heureusement… heureusement… pour elle ; mais malheureusement pour son mari… M. de L’Aigle doit avoir de bien graves raisons pour préférer voyager seul, lui qui recherche avidement et toujours la compagnie de sa femme… C’est assez mystérieux, et combien je me défie de ce que je ne comprends pas !… Magdalena, la pauvre enfant…

Mme d’Artois, fit Claude, interrompant soudain les pensées de cette dame, ne pourriez-vous pas dissuader Magdalena de son idée de faire ce voyage à Montréal avec moi ?

— Je ne sais pas… balbutia Mme d’Artois. Je puis toujours essayer, reprit-elle. Cependant, M. de L’Aigle, si elle est résolue de vous accompagner, je crains fort qu’elle persiste dans sa résolution ; de plus, elle m’en voudrait peut-être, si j’intervenais.

— Mon Dieu ! s’écria Claude. Il ne faut pas qu’elle m’accompagne, il ne le faut pas ! Pour l’amour du ciel, faites votre possible pour l’en empêcher, Mme d’Artois et ma reconnaissance envers vous sera éternelle !

— Je ferai de mon mieux…

— Il m’est impossible, tout à fait impossible de vous expliquer mes raisons ; mais elles sont graves ; de fait, je n’exagère en rien en vous affirmant qu’il y va du bonheur de Magdalena qu’elle ne fasse pas ce voyage avec moi, dit Claude, la voix tremblante, le geste nerveux.

— Je… Je ne comprends absolument rien à vos paroles, M. de L’Aigle, répondit, assez froidement, Mme d’Artois ; mais je ferai tout en mon pouvoir pour faire revenir votre femme sur sa décision… Je ne puis dire, ni faire plus.

Pourtant, elle n’y réussit pas, car, le lendemain après-midi, Claude, accompagné de Magdalena et de Mme d’Artois, quittait la Pointe Saint-André, en route pour la Rivière-du-Loup, via Montréal.

Le voyage, accompli au milieu de tout le confort et le luxe possible, fut on ne peut plus agréable et se fit sans incidents dignes d’être rapportés. Cependant, la dame de compagnie ne pouvait manquer de remarquer que Claude était nerveux et distrait.

Le lendemain de leur arrivée à Montréal, à deux heures de l’après-midi, Claude se disposa à sortir ; il allait à l’assemblée du Club Astronomique, qui, disait-il, commençait à deux heures et demie.

— Au revoir, ma chérie, dit-il à sa femme, au moment de partir. Je serai probablement de retour à l’hôtel bien avant toi, ajouta-t-il, car nos assemblées ajournent toujours à cinq heures précises.

— Au revoir, mon Claude ! répondit Magdalena, en se suspendant au cou de son mari. Nous, Mme d’Artois et moi, nous ne sortirons que plus tard ; entre trois et quatre heures. Mme d’Artois commandera une voiture, puisque tu nous as conseillé de le faire. Tu sais, ajouta-t-elle, en souriant, j’ai beaucoup, beaucoup de choses à acheter et je veux faire tous mes achats aujourd’hui, si possible. Ça va te coûter gros d’argent, mon aimé, je t’en avertis !

— Ma Magda, répondit-il, en pressant sa femme dans ses bras, achète tout ce que tu voudras… Je serais excessivement malheureux, si je pensais que tu te gênes, pour satisfaire même le plus léger caprice.

— Mon Claude ! Mon adoré ! murmura-t-elle. Que tu es bon pour moi et que je t’aime !

Aussitôt que son mari eut quitté leur salon privé, où cette conversation venait d’avoir lieu, Magdalena s’approcha de la fenêtre, où elle resta pendant quelques minutes. Tout à coup, elle se retourna, et on eut pu lire une expression d’étonnement et de grande déception dans ses yeux.

Mme d’Artois, dit-elle à sa compagne, n’est-ce pas étrange ? J’ai eu beau observer tous les gens qui passent dans la rue, devant cet hôtel, je n’ai pu apercevoir Claude.

M. de L’Aigle a sans doute pris une voiture, à la porte de l’hôtel, Magdalena ; c’est pourquoi vous ne l’avez pas vu.

— Ah ! Peut-être, répondit-elle. Mais, savez-vous, ajouta-t-elle en souriant un peu tristement, je suis si désappointée de n’avoir pas vu passer mon mari, de ma fenêtre, que, pour un rien, je pleurerais.

— Vous êtes une enfant gâtée, ma chère, fit Mme d’Artois, souriant, elle aussi, et c’est pourquoi vous êtes portée à prendre à cœur la moindre petite contrariété.

Il était trois heures et quart, lorsque les deux femmes furent prêtes à partir. Elles sonnèrent, pour commander la voiture, puis elles attendirent que l’un des garçons de l’hôtel vint frapper à la porte de leur salon. Mais il ne vint pas.

Quelque chose allait mal à la cloche, évidemment, et ça ne fonctionnait pas. Mme d’Artois descendit au premier plancher commander la voiture elle-même.

Ayant commandé la voiture et donné l’ordre, en même temps, de réparer la cloche de leur salon, elle voulut remonter au deuxième, rejoindre Magdalena. Mais au lieu de se diriger vers l’escalier principal, elle enfila, sans s’en apercevoir, un corridor qui tournait à gauche. Dans les hôtels d’autrefois, les corridors formaient de véritables labyrinthes et il était facile de s’y égarer : c’est ce que venait de faire Mme d’Artois.

Bientôt, cependant, elle vit qu’elle s’était trompée de direction ; elle résolut donc de s’informer de son chemin. Pour ce faire, elle frapperait à la porte du fumoir, qui était à sa droite.

S’approchant du fumoir, dont la porte était entr’ouverte, Mme d’Artois se disposait à y frapper, lorsqu’elle fit un pas en arrière et une expression de profond étonnement se peignit sur son visage ; même, elle pâlit légèrement, car, tournant le dos au corridor et lisant un journal, était… Claude de L’Aigle ! Son pardessus, son chapeau et sa canne avaient été jetés sur une table, non loin ; évidemment, il n’avait pas quitté l’hôtel un seul instant !

Très absorbé dans sa lecture, Claude ne tourna pas la tête ; il ne vit donc pas la dame de compagnie de sa femme qui l’observait, assurément fort intriguée.

— Il n’a pas quitté l’hôtel, se disait Mme d’Artois. Son départ, ce n’était qu’une comédie jouée pour notre délectation… Et c’est pourquoi cette pauvre Magdalena a cherché en vain à le voir passer dans la rue, tout à l’heure… En quittant notre salon, il est venu directement ici, dans ce fumoir, où il est toujours resté depuis, sûr qu’il était que sa femme ne se risquerait pas dans les corridors de ce palier… Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi ce mystère ? Qu’y a-t-il, et qui est-ce M. de L’Aigle, en fin de compte ? « Le mystérieux Monsieur de L’Aigle »… Ce n’est certes pas sans raison qu’on le nomme ainsi. Mais, il faut que je me hâte ! Si Magdalena, inquiète de mon absence, se décidait à venir à ma recherche et qu’elle me trouverait ici ! Quelle catastrophe ! Elle qui aime tant son mari et qui a en lui une si entière confiance !

V

ÉTRANGES INCIDENTS

Claude était installé dans leur salon privé, lorsque, vers les six heures et demie, les deux femmes revinrent de leur excursion dans les magasins.

— Ô Claude ! s’écria Magdalena en apercevant son mari. Y a-t-il bien longtemps que tu es de retour ?

— Mais, non, ma chérie, répondit-il, depuis trois petits quarts d’heure seulement. Et avez-vous dévalisé tous les magasins de la ville ? demanda-t-il en souriant.

— Presque tous, fit la jeune femme, souriant, elle aussi. Que j’ai donc acheté de choses, et de belles choses ! ajouta-t-elle. Demain matin, on va me les expédier.

— J’ai bien hâte de voir tout cela, dit Claude.

— Ça bien été, à ton assemblée, Claude ? Tu n’es pas arrivé en retard ?

— Tout a bien été, Magdalena, et je suis arrivé à temps, assura-t-il, « sans rougir d’un tel mensonge », se disait Mme d’Artois.

Après le dîner, il offrit aux deux femmes de les conduire au théâtre ; mais Magdalena se déclara un peu fatiguée de ses courses de l’après-midi et Mme d’Artois dit avoir l’intention d’aller passer la veillée avec une de ses amies, qui demeurait non loin de l’hôtel.

Il eut été difficile de dire si Claude de L’Aigle fut déçu ou soulagé de leur décision ; Mme d’Artois était convaincue qu’il en avait éprouvé du soulagement ; pour une raison ou pour une autre, il ne tenait pas à sortir.

Les deux époux passèrent la veillée tranquillement dans leur salon, la porte entr’ouverte, à écouter l’orchestre de l’hôtel, qui jouait, dans le grand salon, en bas, et c’est là que les retrouva Mme d’Artois, lorsqu’elle revint de visiter son amie.

— Vous avez passé une agréable veillée, je l’espère ? lui demanda Claude.

— Très agréable, je vous remercie, M. de L’Aigle. Mon amie ne m’attendait pas ; sa surprise a été grande en m’apercevant.

— Nous, nous sommes restés ici, à écouter la musique, Mme d’Artois, fit Magdalena. Ah ! ajouta-t-elle aussitôt, voilà que c’est fini déjà ; l’orchestre joue Ô Canada !

— Vous ne vous asseyez pas, Mme d’Artois ? demanda Claude.

— Non, merci. Je crois que je vais me retirer pour la nuit. Je suis un peu fatiguée… Vous aussi, Magdalena, vous devez être lasse ?

— Je l’avoue, répondit l’interpellée en souriant, et je crois que nous allons suivre votre exemple. Qu’en dis-tu, Claude ?

— Comme tu voudras, ma chérie.

Ayant échangé des « bonsoir », chacun se retira dans sa chambre. Mme d’Artois occupait une pièce vis-à-vis le salon privé. Faisant suite au salon étaient les chambres des deux époux, séparées l’une de l’autre seulement par quatre grosses colonnes. D’épaisses portières, qui pouvaient se fermer complètement, donnaient à chacun l’illusion d’occuper une chambre séparée. Ces portières, cependant, n’étaient tirées qu’à moitié, car Magdalena n’aimait pas à se sentir trop seule dans sa chambre d’hôtel ; cela la rendait nerveuse.

Aussitôt couchée, la jeune femme s’endormit profondément. Vers le matin, elle fit un rêve qui l’effraya grandement : elle rêva qu’un malfaiteur avait pénétré dans la chambre de son mari. Ce malfaiteur, elle le voyait si clairement ! Il était recouvert d’un pardessus sombre, dont le collet était relevé au moyen d’un foulard noir qui lui cachait la bouche et le menton ; une casquette, dont la palette était rabattue, lui cachait le front et les yeux. Quel sinistre personnage ! Et que faisait-il dans la chambre de Claude ?

De ce rêve elle s’éveilla subitement, et instinctivement, ses yeux se portèrent vers la chambre de son mari. Aussitôt, elle tressaillit et une grande terreur l’envahit : son rêve de tout à l’heure devenait une réalité ; il y avait réellement un malfaiteur dans la chambre de Claude !

La pièce qu’occupait son mari était éclairée, quoique faiblement, et Magdalena vit, debout, non loin du lit de Claude, l’homme… le malfaiteur de son rêve ! Oui, le pardessus sombre, le collet relevé, le foulard noir, la casquette… Ciel ! Ô ciel ! Claude ! Son Claude ! Il allait être assassiné peut-être, dans son sommeil, si elle ne parvenait pas à l’avertir.

Elle voulut appeler son mari, attirer son attention sur le danger qui le menaçait ; mais nul son ne sortit de sa bouche. C’est qu’elle se sentait tout à coup presque paralysée de terreur ; le malfaiteur venait de retirer de la poche de son pantalon un objet brillant : un revolver ! Oui, Magdalena en était certaine, c’était un revolver ! La lumière n’étant pas bien bonne, elle n’eut pu en jurer ; mais…

— Claude ! Claude ! cria-t-elle enfin.

L’homme se retourna, puis, ayant déposé sur une table, sans que Magdalena s’en aperçut, l’objet qu’il avait tenu dans sa main, il fit quelques pas dans la direction de la chambre de la jeune femme ; celle-ci le regardait s’approcher les yeux fous de frayeur.

Mais voilà que celui qu’elle avait pris pour un malfaiteur enlevait sa casquette et son foulard, en même temps qu’il rabattait le collet de son pardessus et Magdalena reconnut, en celui qui l’avait tant effrayée… Claude, son mari !  !

— Claude ! s’écria-t-elle. C’est toi, Claude !

— Mais, oui, Magdalena, c’est moi, répondit-il, en s’approchant du lit de sa femme. T’ai-je effrayée à ce point, pauvre enfant ?

— Claude ! répéta-t-elle, comme si elle n’eut pu en croire ses yeux. Quelle heure est-il donc ?

— Il est six heures précises, ma chérie, répondit-il, en regardant l’heure à sa montre.

— Six heures seulement ! fit-elle. Mais ! D’où viens-tu à cette heure et ainsi accoutré ? Je… Je ne comprends pas, Claude… et je… je… n’aime pas cela… J’ai… j’ai… peur… et je ne sais de quoi, ajouta-t-elle éclatant en sanglots.

N’était-ce pas très étrange ce qui arrivait ? Magdalena eut une impression passagère d’inquiétude et un souvenir lui revint, rapide, si rapide que ce ne fut que comme un éclair… et puis… qui donc avait dit devant elle déjà, en parlant de Claude : « le mystérieux Monsieur de L’Aigle » ? Mystérieux ? Certes ! Et à moins qu’il ne parvint à expliquer…

— Magdalena ! Pourquoi ces pleurs ? demanda-t-il d’un ton quelque peu sévère. Quel enfantillage de ta part !

— Explique-moi alors…

— Allons, mon aimée, je vais tout t’expliquer, bien sûr ! D’abord, que je te dise que je n’ai jamais pu dormir dans un lit auquel je ne suis pas habitué. Donc, n’ayant pas fermé l’œil de la nuit et me sentant pris d’un violent mal de tête, ce matin, j’ai résolu d’aller faire une petite promenade dehors, sachant bien que le grand air me ferait du bien…

— Et tu te sens mieux, mon Claude ? demanda Magdalena, d’une voix inquiète et encore toute remplie de larmes.

— Oui, je me sens mieux ; je suis même tout à fait guéri.

— Tant mieux, mon aimé… Mais, tout de même, je ne comprends pas encore, Claude… Pourquoi cette casquette… et ce foulard… qui te donnent un air si… si… je ne sais comment m’exprimer vraiment… Je veux dire que ce foulard et cette casquette te déguisent complètement… Oui, on dirait… on dirait un déguisement, Claude ! De fait, je ne t’ai pas reconnu tout à l’heure.

— Je puis facilement t’expliquer et le foulard et la casquette, ma Magda, répondit-il en souriant, quoique son visage fut très pâle ; il fait froid, vois-tu, et le foulard n’était pas de trop. Quant à la casquette… eh ! bien, je ne pouvais pas me promener, à cinq heures du matin, dans les rues de la ville, coiffé d’un chapeau haut-de-forme, n’est-ce pas, sans risquer d’être arrêté par la police et me faire enfermer dans quelque maison de santé, car on m’eut pris certainement pour un insensé, ajouta-t-il en riant d’un rire « jaune » comme ça se dit parfois.

— Mais, le… le revolver, Claude ! s’exclama la jeune femme d’un ton fort effrayé.

Claude de L’Aigle n’aurait pas pu devenir plus pâle qu’il l’était. Une expression de grand malaise parut sur son visage.

— Le… revolver, dis-tu, Magdalena ? Je… Je ne sais pas ce que tu veux dire… Tu as rêvé, pauvre enfant.

— Non ! Non ! Je ne l’ai pas rêvé, je l’affirme. Tu tenais un revolver dans tes mains ! Je ne pouvais le distinguer parfaitement, il est vrai ; mais j’ai aperçu quelque chose de brillant et…

— Ah ! Je comprends ! répondit Claude, riant, encore cette fois, d’un rire forcé, qui trompa sa femme, tout de même. Cette chose brillante que tu as vue, ce n’était que mon étui à cigarettes ; tiens, regarde !

Ce disant, il retira de la poche de son pantalon un étui a cigarette en argent et le montra à sa femme.

— J’ai bien cru que c’était un revolver pourtant… balbutia-t-elle. Je suis bien, bien contente de m’être trompée, ajouta-t-elle.

On le sait, Claude venait de conter un mensonge, car nous l’avons vu déposer un revolver sur la table, dans sa chambre, avant d’aller rejoindre sa femme. À cet homme si correct d’habitude, il devait répugner de mentir ; mais, sans doute, il se disait que nécessité fait loi souvent.

Quant aux explications qu’il venait de donner à Magdalena, à des oreilles plus expérimentées, à une personne moins naïve, plus soupçonneuse, elles eussent paru peu… franches ; de plus, elles auraient donné l’impression d’un… discours appris et récité par cœur ensuite ; Mme d’Artois par exemple, ne s’y fut pas laissée prendre. Mais Magdalena avait, on l’a constaté plus d’une fois déjà, une confiance illimitée en son mari. Son Claude ne pouvait mentir, encore moins la tromper !

— Mon aimé, dit-elle soudain, si nous pouvions donc retourner à Saint-André aujourd’hui ! Malheureusement, c’est impossible, car on doit me livrer les marchandises que j’ai achetées hier, dans le courant de l’avant-midi. Demain matin, par exemple, nous partirons.

— Mais si tu préfères que nous prolongions notre séjour à Montréal, Magdalena, ne te gêne aucunement ; ne change aucun de tes projets pour moi.

— Puisque tu souffres d’insomnie, mon Claude, je…

— Chère enfant, une nuit ou deux sans sommeil, ça n’a jamais fait mourir qui que ce soit encore, protesta-t-il en riant ; conséquemment…

— Nous partirons demain, c’est décidé !

Claude de L’Aigle eut un soupir de soulagement ; il n’y avait pas à en douter, il avait hâte de partir de Montréal, de retourner chez lui.

De retour dans sa chambre, il enleva prestement son revolver de sur la table et le glissa entre le matelas et le bois de son lit, puis il se coucha et bientôt, il s’endormit.

Lorsqu’il s’éveilla, il constata qu’il était grand jour. Magdalena s’était levée, car il ne la vit pas dans sa chambre ; elle devait être dans leur salon ou bien dans celle de Mme d’Artois. S’emparant de son revolver il l’ouvrit et se mit à en extraire les balles ; mais bientôt, il changea d’idée ; remettant les balles en place, il referma le revolver en murmurant :

— Ce serait folie vraiment… On ne sait pas… Et tant que je ne serai pas en… sûreté, il vaut mieux être prudent.

Il remit le revolver dans la poche de son pantalon, puis s’étant habillé, il alla rejoindre sa femme dans leur salon, où le déjeuner venait d’être servi.

Durant l’avant-midi, les marchandises que Magdalena avait achetées la veille arrivèrent à l’hôtel et Claude dut admirer les achats de sa femme, la félicitant de son bon goût, etc., etc.

— Sais-tu, Claude, je crois que je vais retourner dans les magasins cet après-midi. Je veux acheter des petits cadeaux pour nos domestiques ; ça leur fera tant plaisir. Nous accompagneras-tu ?

— Si tu voulais m’excuser, Magdalena, répondit-il ; je voudrais bien profiter de mon séjour ici pour assister à l’assemblée de notre club, encore aujourd’hui… Il y aura une conférence que je n’aime pas à manquer. Un astronome de renom doit parler et…

Magdalena fit la moue… presque. Aussitôt, pourtant, elle s’en repentit. Son pauvre Claude ! Bien sûr, il devait aimer à se trouver en compagnie d’autres hommes, de temps à autres ; ce serait vraiment égoïste de la part de sa femme d’essayer de le priver d’une distraction si légitime ! Quoiqu’elle fut excessivement désappointée du refus de son mari de l’accompagner, elle n’en fit rien paraître.

À deux heures, Claude partit « pour le fumoir, en bas » se dit Mme d’Artois et elle résolut de s’en assurer, donc, saisissant le premier prétexte venu, une demi-heure plus tard, elle descendit au premier étage, et s’arrêtant en face de la porte du fumoir, elle aperçut Claude de L’Aigle, installé, tout comme la veille, dans un fauteuil, à lire un journal.

— C’est la chose la plus curieuse ! se dit Mme d’Artois, lorsqu’elle fut de retour dans sa chambre. Les agissements de cet homme sont des plus étranges ! Pourquoi prétend-il courir à des assemblées et vient-il passer son temps dans le fumoir plutôt ? Pourquoi trompe-t-il sa femme ainsi ? S’il lui disait tout bonnement qu’il désire aller passer une heure ou deux dans le fumoir, en compagnie d’autres messieurs, il sait bien qu’elle n’y verrait aucune objection. Mais, voilà ; il faut qu’il… justifie ces voyages si mystérieux, qu’il est obligé de faire de temps à autre. Ces voyages… Dans quel but les fait-il ? Ah ! qui me le dira ?

La comédie de la veille se joua, de nouveau, au retour des deux femmes, ce soir-là, et Mme d’Artois, qui était, par-dessus tout, très franche, et qui aimait Magdalena plus que tout au monde, se sentait fort attristée, en songeant à l’avenir. M. de L’Aigle trompait sa femme ! Il avait des secrets pour elle ! Pauvre, pauvre Magdalena ! Si jamais elle avait le moindre soupçon sur le compte de son mari, elle serait la plus malheureuse des femmes !

— Mais je veillerai sur elle, sur son bonheur, se disait la dame de compagnie. La chère enfant qui m’a retirée de la pauvreté, alors que je vivais si misérablement, dans mon triste alcôve, en cette ville ! Je ne saurais oublier jamais ce que je lui dois, à moins d’être un monstre d’ingratitude, et si l’occasion se présentait, un jour, de lui prouver ma reconnaissance en la protégeant comme si elle était ma fille, je la protégerai.

Le lendemain matin, les de L’Aigle et Mme d’Artois quittèrent la ville de Montréal pour retourner à Saint-André. Claude eut un soupir de soulagement, lorsqu’il eut mis le pied dans le Pullman. Enfin, on allait partir !

Au moment où le train quittait la gare, un homme, rude d’aspect, arriva sur la plate-forme. Les yeux furieux, il examinait avec attention chaque wagon qui passait. Lorsque vint le tour du Pullman, plusieurs passagers virent cet homme lever le poing d’un geste menaçant ; ils l’entendirent aussi proférer des paroles, qui n’étaient pas des bénédictions. Tous ceux qui eurent connaissance de ce drame, se regardèrent, étonnés, semblant se demander, les uns les autres, lequel d’entr’eux l’individu menaçait ainsi. Bien vite, le wagon passa cependant, et bientôt, on perdit l’inconnu de vue.

En ce qui concerne ceux qui nous intéressent particulièrement, Mme d’Artois crut d’abord qu’elle avait été seule à avoir connaissance de l’incident que nous venons de citer. Cependant, ayant, presqu’insciemment, jeté les yeux sur Claude de L’Aigle, elle le vit devenir très pâle, tandis que son regard inquiet allait de l’inconnu à Magdalena ; comme il arrivait souvent, il voulait s’assurer que sa femme n’avait pas eu connaissance de ce qui venait de se passer ; mais cette dernière tournait le dos à la fenêtre et s’amusait à observer les passagers ; elle ne s’était apperçue de rien.

— Encore du mystère, se dit Mme d’Artois. Car, aussi vrai que le soleil se couchera ce soir, c’est M. de L’Aigle que cet homme menaçait du poing… Ciel ! Que peut donc avoir à démêler l’aristocratique M. de L’Aigle avec un individu de cette sorte ?

Mais s’apercevant soudain qu’elle avait les yeux fixés sur Claude et que celui-ci en avait connaissance, Mme d’Artois s’empara d’un journal et fit mine d’être très absorbée dans la lecture de ses colonnes.

VI

LA MALENCONTREUSE LETTRE

C’était certainement, nous ne pouvons trop le répéter, une vie monotone que celle que l’on menait à L’Aire, et si chacun n’eut eu des occupations pour se distraire, c’eut été quelque peu ennuyant. Il est vrai que Claudette égayait prodigieusement la maison. Claudette, que tous adoraient ; Claudette, à la voix de qui tous obéissaient, tous s’inclinaient. Claudette à trois ans ; mais c’était un prodige ! Elle était à croquer cette enfant, avec son babil si charmant, son rire si frais. Qu’eut été L’Aire, sans elle ? Aussi, tous, maîtres et domestiques, idolâtraient Claudette… excepté Euphémie Cotonnier ; cela c’est entendu.

Le temps avait passé vite, malgré tout, depuis le voyage que Claude avait fait, à Montréal, en compagnie de sa femme et de Mme d’Artois. Soit que le Club Astronomique n’eut pas eu d’assemblées importantes, depuis, soit pour toute autre raison, Claude de L’Aigle ne recevait plus de ces enveloppes longues et étroites contenant ces sortes de sommations, auxquelles il paraissait se croire obligé d’obéir.

Lorsque nous retrouvons nos amis, un soir du mois d’avril, ils sont à veiller dans le corridor d’entrée. Ils sont tous là ceux qui nous intéressent : Magdalena, Claude, Claudette et Mme d’Artois. Claudette n’aime guère à se coucher de bonne heure et elle sait fort bien le faire entendre à ses parents, en frappant le plancher de son pied mignon et s’écriant :

— Claudette pas dodo !

Ce qui a toujours pour effet de les faire rire tous d’un grand cœur. Pour le moment, l’enfant, installée sur l’épaule de son père, se fait promener de long en large et fait entendre de joyeux éclats de rire. Magdalena, assise près du foyer, regarde cette jolie scène familiale et sourit, émue. Mme d’Artois tricote, tout en souriant à sa petite filleule.

— Le courrier, M. Claude !

Ces paroles prononcées tout à coup par Eusèbe, eurent pour effet de faire sursauter Mme d’Artois et de faire froncer les sourcils à Claude de L’Aigle. Celui-ci déposa Claudette par terre, ce qui fit que l’enfant protesta hautement d’un tel traitement, d’un tel sans-gêne.

Une enveloppe longue et étroite fut saisie par Claude, et presto ! elle disparut comme par enchantement dans une des poches intérieures de son habit. Magdalena, occupée à consoler Claudette, ne s’était aperçue de rien. Mme d’Artois, par exemple, avait tout vu et elle ne put s’empêcher de soupirer.

Les autres lettres, n’avaient probablement pas grande importance, car Claude les déposa sur un guéridon et s’approchant de Magdalena, il lui enleva l’enfant et la mit de nouveau sur son épaule, reprenant ensuite sa promenade de long en large, au grand bonheur de la petite.

Un peu plus tard, profitant d’un moment où sa femme était allée dire bonsoir à Claudette, celle-ci ayant enfin consenti à se laisser mettre au lit par Rosine, Claude ouvrit l’enveloppe longue et étroite qu’il avait reçue des mains d’Eusèbe et en retira une lettre très courte, qu’il lut d’un trait. Chose étrange ; cette fois, au lieu de pâlir et de frémir, une expression de soulagement se répandit sur ses traits, puis il jeta la lettre au feu. Mme d’Artois ne fut donc pas grandement surprise de ne pas entendre Claude de L’Aigle annoncer, durant la veillée, son départ pour le lendemain. Non, la missive arrivée ce soir-là, contenait quelque chose qui causait plutôt de la joie à celui qui l’avait reçue.

Ce ne fut que deux semaines plus tard que Mme d’Artois eut, en quelque sorte le mot de l’énigme. Une autre enveloppe longue et étroite arriva, et Claude annonça, cette fois, qu’il partait le lendemain pour Montréal.

— Une assemblée très importante, Magdalena, ajouta-t-il. Mais j’ai quelque chose à t’annoncer à ce sujet ; quelque chose qui ne te déplaira pas, je crois : j’ai démissionné comme membre du Club Astronomique.

— Démissionné, Claude ? Pourquoi ? J’espère, mon mari, que tu ne t’es pas imaginé que j’avais des objections à ce que tu…

— Non, non, ma chérie ! Au contraire, je t’ai toujours trouvée on ne peut plus raisonnable. Si j’ai démissionné, c’est parce que ça commence à m’ennuyer ces voyages, à tout propos. Quand je voyagerai, dorénavant, je pourrai me faire accompagner de ma petite femme, ajouta-t-il en entourant Magdalena de ses bras.

— Ainsi, se disait la dame de compagnie, la lettre qu’il a reçue il y a quinze jours, c’était pour lui annoncer qu’il n’aurait plus à s’absenter… Ce « Club Astronomique » qui, j’en suis fermement convaincue, n’existe que dans l’imagination de M. de L’Aigle ; ce club, dis-je, ne lui servira plus de… de sommations… Le mystère qui enveloppe ces voyages restera donc un mystère ; mais, au moins, je ne tremblerai plus, de crainte que Magdalena ne découvre quelque chose qui pourrait la rendre malheureuse.

Au grand soulagement de Mme d’Artois, et à celui de Claude aussi sans doute, Magdalena ne parla pas d’accompagner son mari. L’état de sa santé laissait à désirer et elle était peu disposée à voyager.

Le lendemain après-midi, au moment de partir pour la Rivière-du-Loup, où Magdalena allait le reconduire en voiture, Claude paraissait soucieux et inquiet ; quelque chose le tracassait, le tracassait beaucoup, car il était très pâle et une expression de découragement se lisait sur son visage.

Mme d’Artois, parvint-il à dire tout bas à la dame de compagnie, alors qu’ils étaient seuls tous deux pour quelques instants, dans le corridor d’entrée, j’ai perdu un papier… une lettre très importante… Si vous la trouvez… C’est une enveloppe longue et étroite… Je ne comprends pas comment j’ai pu la perdre… S’il fallait que Magdalena mette la main dessus…

— Je chercherai cette lettre, M. de L’Aigle, répondit Mme d’Artois d’un ton qu’elle ne parvint pas à rendre froid, ni même indifférent, car Claude lui inspirait plutôt de la pitié, dans l’état d’énervement et d’inquiétude où il était. Oui, elle le plaignait cet homme, si bon, si parfait pour sa femme, en fin de compte… et puis, fier et hautain comme il l’était, comme il devait souffrir et comme devait lui répugner d’être obligé de se mettre à la merci de la compagne payée de sa femme ! Quelque chose disait à Mme d’Artois que la lettre perdue, ou plutôt égarée, si elle la trouvait, cette lettre dis-je, lui révélerait le secret de la vie de Claude de L’Aigle, et celui-ci le savait bien. Mais il était dans une impasse, dont il ne pouvait sortir sans l’aide d’une personne discrète et dévouée.

— Si vous trouvez la lettre, vous la mettrez en lieu sûr, n’est-ce pas, reprit Claude, et me la donnerez, à mon retour ?

— Certainement, M. de L’Aigle ! répondit-elle. Vous pouvez compter sur moi.

— Dieu veuille que ce soit vous qui la trouviez alors ! s’écria-t-il. Et qu’il vous bénisse pour votre bonté ! Rappelez-vous ; c’est pour Magdalena que je vous implore, pour son bonheur.

— Je comprends parfaitement, M. de L’Aigle, et je ferai l’impossible pour trouver cette lettre, murmura la dame de compagnie, au moment où Magdalena arrivait dans le corridor, habillée et prête à partir.

Comme elle la chercha cette lettre, cette pauvre Mme d’Artois ! Dans la chambre à coucher de Claude d’abord, dans celle de Magdalena, dans son boudoir, dans la bibliothèque, dans les salons, dans le corridor d’entrée, dans le fumoir, puis dans l’étude, aussitôt qu’Euphémie Cotonnier eut quitté cette pièce, un peu après cinq heures. Vaines recherches ! La lettre fut introuvable !

Découragée, elle essaya de passer son temps, jusqu’au retour de Magdalena, soit à tricoter, soit à lire ; mais à chaque instant, elle jetait là son tricot ou son livre et recommençait ses recherches.

Lorsque la jeune femme revint de la Rivière-du-Loup, vers les dix heures du soir, la lettre n’avait pas été trouvée encore.

C’est Mme d’Artois qui, chaque matin, époussetait le pupitre et la table à écrire de l’étude. Claude lui avait imposé cette tâche, car il se plaignait que les domestiques dérangeaient ses papiers, ou bien jetaient au panier, souvent, des documents importants.

Profitant de ce qu’elle était seule dans l’étude, le lendemain matin, elle fit de nouvelles recherches. Cette lettre, après tout, était quelque part dans la maison et il était impérieux qu’elle fut trouvée… Si Magdalena mettait la main dessus par hasard ! Sans qu’elle en connût le contenu ; sans qu’elle pût le deviner même, Mme d’Artois frissonna à la pensée que d’autres qu’elle pussent trouver la lettre et la lire.

Chaque papier, sur le pupitre et sur la table à écrire, fut examiné avec grand soin avant d’être remis à sa place… Mais l’enveloppe longue et étroite et le document qu’elle contenait n’y étaient pas ! À quoi servait de chercher plus longtemps ? Mme d’Artois se dit qu’elle ne pouvait pas s’éterniser dans l’étude. Eh ! bien, elle ferait d’autres recherches, ailleurs ; des recherches plus minutieuses que celles de la veille, dans la bibliothèque surtout. Allons !

Soupirant, désappointée, elle s’empara d’un panier contenant des chiffons de papier ; ces chiffons, elle les jetteraient dans le foyer du corridor d’entrée, où brûlait un feu clair.

Le panier était près du pupitre ; si près, qu’il était collé dessus. En le retirant, Mme d’Artois vit un papier, et un peu plus loin, une enveloppe longue et étroite qui avaient dû glisser entre le pupitre et le panier, sans qu’on s’en aperçut ; c’était la lettre en question, la malencontreuse lettre à laquelle Claude de L’Aigle attachait une si grande importance !

Elle se saisit de l’enveloppe et de la lettre. Maintenant, qu’allait-elle faire ? Devait-elle remettre le papier dans l’enveloppe, sans le lire ? Ne serait-ce pas très imprudent ? Peut-être n’était-ce qu’un document sans importance qu’elle tenait à la main, et s’il en était ainsi, ce serait folie de n’en prendre pas connaissance… Si, par excès de délicatesse et de discrétion, elle mettait ce papier en lieu sûr, sans en avoir pris connaissance au préalable et que le véritable papier trainât quelque part dans la maison, quelle catastrophe pourrait se produire ! Non ! Cette lettre il lui fallait la lire ; sa conscience lui dictait clairement son devoir et si elle voulait protéger Magdalena, elle la lirait à l’instant !

Elle allait déplier la missive, écrite sur un papier très mince, lorsqu’elle se retourna et regarda par-dessus son épaule ; elle n’était plus seule dans l’étude ! Il y avait quelqu’un là, non loin ! Ces pas furtifs, qui se rapprochaient à chaque instant… Mais bientôt, elle sourit… Ce n’était que les planchers qui craquaient… Ces craquements du plancher… elle n’avait jamais pu s’y habituer tout à fait et elle trouvait cela pour le moins désagréable ; si désagréable que, vraiment, L’Aire, malgré tout son confort, tout son luxe, ne lui paraissait pas être une demeure bien désirable. Heureusement, les de L’Aigle venaient d’acheter une splendide propriété, un véritable domaine, près de la ville de Toronto, et c’est là qu’on passerait désormais au moins tous les hivers.

Mais voyons ! Cette lettre ! Pourquoi tant hésiter à l’ouvrir ? Il est vrai que, pour toute personne de bonne éducation, lire une lettre qui ne lui est pas destinée, c’est une grave affaire ; cela répugne à la délicatesse ; il semble qu’on commet un délit.

Quelques gouttes de transpiration perlaient aux tempes de Mme d’Artois et ses mains tremblaient un peu quand, enfin, elle déplia le papier…

Elle n’en lut qu’une ligne… La lettre s’échappa de ses doigts… Elle devint blanche comme une morte et ses yeux se cernèrent de noir tout à coup. Ses jambes se dérobèrent sous elle et elle tomba assise sur le canapé de l’étude. Allait-elle perdre connaissance ?

— Ô mon Dieu ! murmura-t-elle.

À ce moment, elle entendit des pas légers se dirigeant vers l’étude ; c’était Magdalena !

Folle de terreur à la pensée que la jeune femme allait la découvrir dans l’état où elle était et qu’elle devinerait qu’il y avait quelque chose d’anormal, Mme d’Artois, les mains tremblantes, mit la lettre dans son enveloppe et cacha le tout entre les coussins du canapé.

Mme d’Artois, dit Magdalena, entrant dans l’étude en souriant, venez donc voir Claudette dans son beau manteau neuf ; elle… Mais ! fit-elle soudain. Vous êtes malade ?

— Non, non, Magdalena ! parvint à articuler la dame de compagnie.

— Vous… Vous avez l’air d’une… morte, ma pauvre amie ! Qu’y a-t-il ?

— Une toute petite attaque de la migraine… Ce n’est rien vraiment ; ça se passera aussitôt que je me serai reposée un peu.

— Vite, alors ! Allez vous mettre au lit ! s’écria la jeune femme. Jamais je ne vous ai vue si changée de ma vie !

— Tout à l’heure, Magdalena.

— Tout de suite, je vous prie ! Venez !

— C’est bien, je vous suis.

Les deux femmes quittèrent l’étude. Mme d’Artois s’installa sur le canapé de la bibliothèque, disant qu’elle préférait s’y reposer un peu avant de monter à sa chambre et se mettre au lit.

Profitant d’un moment où Magdalena était allée, elle-même, commander une tasse de thé bien fort pour « la malade », celle-ci partit à la course dans la direction de l’étude, et vite, elle s’empara de l’enveloppe contenant la malencontreuse lettre. Quelques instants plus tard, quand la jeune femme revint à la bibliothèque, Mme d’Artois se dit trop mal à l’aise pour pouvoir avaler même une gorgée de thé.

— Je crois que je vais me retirer dans ma chambre pour une heure à peu près. Ce n’est que du repos qu’il me faut. Le sommeil ; voilà qui me remettra complètement, je crois, Magdalena.

Elle se rendit donc dans sa chambre à coucher, et après en avoir fermé la porte avec soin, elle ouvrit un petit coffret en bois (un cadeau de Séverin) au moyen d’une clef qu’elle portait à son cou. Dans ce coffret elle jeta l’enveloppe longue et étroite, sans même l’ouvrir. Ainsi qu’elle l’avait promis, elle la remettrait à Claude immédiatement, à son retour.

Épuisée par tant d’émotions, elle s’étendit sur le canapé de sa chambre, non pour dormir, mais pour pleurer.

— Pauvre Magdalena ! Pauvre chère enfant ! disait-elle à travers ses larmes. Ô Dieu tout-puissant, protégez-la ! Ne permettez pas qu’elle découvre jamais ce que je viens de découvrir, moi ! Elle en mourrait !… Et quand je pense à M. de L’Aigle… cet homme si correct, si hautain… quand je me dis que… Non, ce n’est presque pas croyable, et si je ne venais pas de voir les preuves, en blanc et en noir, je ne le croirais pas… Mais Magdalena, la pauvre chère petite !… Et Claudette, l’innocente mignonne ! Ah ! c’est à en perdre la raison !

Mais lorsque Mme d’Artois descendit rejoindre Magdalena dans la salle à manger, à l’heure du lunch, il ne restait presque plus de traces des émotions par lesquelles elle venait de passer ; même, elle trouva le moyen de sourire à la jeune femme et de la rassurer complètement au sujet de sa migraine.

On le sait, plus d’une physionomie souriante cache, souvent, un cœur saignant.

VII

QUATRE DANS LE SECRET

Cet après-midi-là, Magdalena sortit en voiture, disant qu’elle ne serait de retour que pour le dîner, car elle se proposait d’aller rendre visite à Mme Thyrol et lui emmener Claudette, que la femme du médecin désirait tant voir.

Mme d’Artois, prétextant un peu de fatigue, refusa d’accompagner la jeune femme ; mais une demi-heure après le départ de cette dernière, la dame de compagnie sortit à son tour, avec l’intention de faire une longue promenade à pied ; elle voulait être seule avec ses pensées.

Pensées peu gaies assurément ; tristes, au contraire, infiniment tristes et bouleversantes. La lettre qu’elle avait trouvée, ce matin-là, lui causait une impression d’excessive frayeur, car elle se disait que Magdalena finirait, infailliblement par découvrir tout ce qui concernait son mari. C’était presque miraculeux qu’elle fut restée dans l’ignorance jusqu’alors ; elle avait été protégée visiblement par la divine Providence.

Le souvenir du voyage qu’elles avaient fait, à Montréal, avec Claude revint à la pensée de Mme d’Artois.

M. de L’Aigle pouvait bien essayer, par tous les moyens, d’empêcher sa femme de l’accompagner ! se disait-elle. Quel risque il courait d’être découvert aussi ! On serait presque porté à le plaindre ce pauvre homme ; il doit être continuellement sur des épines, surtout depuis son mariage… Dire qu’ils se sont mariés, ces deux-là, ayant un secret l’un pour l’autre ! Mauvaise affaire assûrement !… Mais le secret de M. de L’Aigle est infiniment plus grave que celui de Magdalena, oui, infiniment plus !

Soudain, une pensée lui vint ; une pensée si affreuse qu’une sueur froide inonda son visage et elle dut s’asseoir, ses jambes refusant tout à coup de la porter. Assise sur un rocher, les yeux démesurément grands, les lèvres terriblement pâles, les mains tremblantes, elle crut vraiment, cette fois, qu’elle allait s’évanouir.

— Non ! Non ! s’exclama-t-elle, tout en s’épongeant le front avec son mouchoir. C’est impossible ! Je prends plaisir à me torturer moi-même… Ça ne se peut pas ! Ce serait horrible, si horrible, mon Dieu !

Elle parut faire un certain calcul mental, puis cachant son visage dans ses mains, comme si elle eut voulu qu’ils ne vissent pas l’horrible tableau que son imagination venait de susciter, elle s’écria :

— Je ne me trompe pas ! M. de L’Aigle a… Ô Dieu tout-puissant, faites, faites que Magdalena ne découvre jamais le terrible secret de son mari ! Elle en mourrait, ou bien elle en perdrait la raison !

Se levant, elle continua son chemin. Sa démarche était hésitante, et à chaque instant, elle s’arrêtait pour murmurer :

— Non ! Non ! C’est impossible ! Dieu ne voudrait pas !… Pourtant, je dois me rendre à l’évidence… Oh ! Pauvre, pauvre Magdalena !

Le bruit de coups de marteau ou de pic lui arrivèrent, venant de la direction de la Villa Magda.

— C’est M. Lassève ou Séverin qui travaillent, tout près de la villa, se dit-elle. J’espère que je n’ai pas le visage trop défait, ajouta-t-elle ; je ne voudrais pas exciter les soupçons de M. Lassève, pour tout au monde !

À un détour du sentier, elle aperçut Séverin Rocques. Il enlevait, avec un pic, la glace qui recouvrait encore les rochers entourant la villa… Séverin… Un souvenir le concernant revint à la pensée de Mme d’Artois… C’était depuis le retour de se brave garçon, d’un voyage qu’il avait fait à Montréal, en même temps que Claude de L’Aigle, que Séverin avait cessé complètement ses visites à L’Aire. Son attitude aussi avait été étrange vis-à-vis du mari de Magdalena. La jeune femme lui avait dit, à elle, Mme d’Artois, que Séverin avait l’air d’en vouloir à Claude pour quelque chose. La dame de compagnie avait bien ri de cela, dans le temps ; ça lui paraissait fort ridicule aussi que M. Rocques en voulut à M. de L’Aigle… Non, il ne lui en voulait pas ; seulement, il avait dû découvrir… bien des choses, durant son voyage à Montréal et cela lui avait inspiré de l’inimitié, du mépris même pour Claude…

— Il faut que je découvre si Séverin sait quelque chose ! se disait Mme d’Artois, et je le saurai ! Je me disais, ce matin, que nous étions deux… non, trois, à connaître le secret de M. de L’Aigle : Eusèbe, Mme de St-Georges et moi ; car je suis positive maintenant que Thaïs n’est pas sans savoir à quoi s’en tenir… Certaines choses… certains regards échangés entr’eux ; je veux dire entre elle et son cousin, me reviennent à la mémoire… Est-ce que Séverin serait renseigné, lui aussi ?… Alors, nous serions quatre dans le secret… Quatre, c’est beaucoup… Un secret que quatre personnes connaissent (à part de l’intéressé), ça n’en est plus un… Cependant, ni Mme de St-Georges, ni Séverin, ni Eusèbe, ni moi, nous ne desserrerons les dents jamais !…

Mme d’Artois approchait de la Villa Magda.

— Allo, Séverin ! cria-t-elle.

Séverin leva la tête et apercevant celle qui venait de l’interpeller, il jeta sur les rochers son pic et sa pelle et accourut au-devant d’elle.

Mme d’Artois ! s’exclama-t-il. Quelle belle surprise que celle de vous voir ! Comment vous portez-vous, chère Madame ?

— Assez bien, merci, Séverin.

— Vous êtes un peu pâle, je trouve…

— Un léger mal de tête ; mais la marche, de L’Aire ici, m’a fait beaucoup de bien. N’est-ce pas que nous avons une température idéale, Séverin ?

Tout en parlant, elle était entrée dans la Villa Magda, où le poêle à l’huile, allumé, jetait une douce chaleur.

— Avec un pareil soleil, dit Séverin, répondant ainsi à la dernière observation de Mme d’Artois, on a le pressentiment de l’été qui s’en vient.

— Venez vous asseoir auprès de moi et me tenir compagnie, Séverin, fit Mme d’Artois. Il y a longtemps que je vous ai vu et il me semble que j’ai une infinité de choses à vous dire.

— Je ne vous demande pas de nouvelles de Magdalena, répondit Séverin, car elle est passée ici en voiture, tout à l’heure et je lui ai parlé.

— Elle est allée rendre visite à Mme Thyrol… Magdalena n’était pas seule ; elle était accompagnée de Claudette et de… Rosine, n’est-ce pas, Séverin ? demanda Mme d’Artois, avec un sourire quelque peu malicieux.

— Oui, répondit-il, en rougissant légèrement, ce qui parut amuser beaucoup sa compagne. Mais, Madame, vous avez donc deviné ?…

— Sans doute ! rit Mme d’Artois. Il y a longtemps que je sais que vous admirez Rosine, mon pauvre ami, et que Rosine…

— Rosine ne l’a pas deviné même, encore…

— Le lui avez-vous demandé ?

— Demandé ?… Non, car Rosine n’a que faire de l’admiration d’un vieux garçon comme moi… Si j’osais lui dire les sentiments qu’elle m’inspire, il est plus que probable qu’elle me rirait au nez.

— Essayez, Séverin ; je vous le conseille fortement, recommanda Mme d’Artois. Puis, changeant brusquement de sujet : « Magdalena vous a-t-elle dit que M. de L’Aigle était absent ? »

Le visage de Séverin, de souriant qu’il venait d’être, devint sérieux et froid.

— Non, elle ne me l’a pas dit ; mais je le savais, annonça-t-il.

— Vous… Vous le saviez, Séverin ?… Qui vous avait renseigné ?

Comme s’il eut craint d’en avoir trop dit, il se hâta de répondre :

M. de L’Aigle s’absente souvent, n’est-ce pas, et…

— N’essayez pas d’expliquer… ce que je comprends très bien, mon ami, fit Mme d’Artois d’un ton grave. Je sais, voyez-vous… J’ai découvert, tout comme vous d’ailleurs, le but de ces voyages de M. de L’Aigle…

— Découvert ?… Vous dites que vous avez découvert le but de ?… Non, c’est impossible ! s’écria le brave garçon. Que… que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que je sais parfaitement pourquoi vous avez cessé tout à coup de venir à L’Aire, mon bon Séverin… J’ai… Je me suis rappelée les… dates, les circonstances… Vous avez fait un voyage à Montréal, en même temps que M. de L’Aigle, Séverin, et c’est depuis lors que…

— Je… Je ne comprends rien à votre langage, chère Madame… commença-t-il. Si j’ai cessé mes visites à L’Aire, c’est à cause de mes occupations…

— Allons ! Allons, Séverin ! Vous comprenez fort bien ce que je veux dire, au contraire ! … Dites-moi, mon ami, alors que vous étiez à Montréal, n’avez-vous pas vu… ou rencontré le mari de Magdalena… sans qu’il vous ait vu, lui ? Répondez-moi franchement, Séverin !

— Oui, répondit-il. Mais, reprit-il, qui a bien pu vous dire ?…

— Que vous importe ! s’écria Mme d’Artois. Je sais, voyez-vous !… Je devine autre chose aussi… Vous ne me demandez pas ce que c’est ?

— Je suis tellement étonné, répondit Séverin, que vraiment, je préfère ne pas trop vous questionner… Pourtant, je serais curieux de savoir ce que vous croyez avoir deviné.

— Voici alors : je devine que lors de ce voyage que vous fîtes à Montréal, en même temps que M. de L’Aigle, vous avez dû assister à… à une de… de ces… ces assemblées qui…

— Ô ciel ! s’écria Séverin. Il se leva d’un bond et se mit à arpenter le plancher. Son visage était blanc comme de la cire.

— Vous le voyez, Séverin, je sais…

— Mais, comment avez-vous appris ?…

M. de L’Aigle, au moment de partir, hier, m’a confié qu’il avait perdu une lettre, reçue la veille ; cette lettre avait, prétendait-il, une grande, une terrible importance. Magdalena ne devait pas la voir cette lettre, au risque d’une catastrophe…

— Une lettre ?… Ah ! Je crois comprendre !

M. de L’Aigle m’a demandé, en grâce de chercher cette lettre… de la trouver si possible et de la lui remettre, à son retour. Or…

— Et vous l’avez trouvée ?…

— Oui, mon ami, je l’ai trouvée, ce matin ; c’est la lettre convoquant M. de L’Aigle à… à l’assemblée… du… du Club Astronomique… une assemblée, dans le genre de celle à laquelle vous aviez assisté, vous.

— Oh ! Mme d’Artois, s’exclama Séverin, en pâlissant davantage, n’avez-vous pas été… épouvantée, lorsque vous avez appris le secret de cet homme ? Épouvantée pour Magdalena, je veux dire ?

— Mon épouvante a été telle, Séverin, que j’ai failli m’évanouir.

— Je le crois sans peine !

— Ce secret de M. de L’Aigle, nous sommes plusieurs à le savoir maintenant…

— Plusieurs, dites-vous ? Mais ! Il y a vous et moi…

— Et Mme de St-Georges, et Eusèbe.

— C’est bien vrai !

— Cependant, à nous quatre, nous garderons le secret et jamais Magdalena ne s’en doutera même. D’ailleurs, Séverin, le risque sera beaucoup moins grand maintenant, puisque M. de L’Aigle a démissionné… comme membre du… du Club Astronomique, vous savez.

— Démissionné ?

— Mais, oui ! Ce voyage est le dernier qu’il fait… Vous comprenez ce que je veux dire ?

— On se demande comment il se fait qu’un homme si… si distingué que M. de L’Aigle soit… soit…

— C’est incompréhensible, en effet, mon ami, répondit Mme d’Artois, et il est probable que nous n’aurons jamais la solution de cela. Dans tous les cas…

— J’ai juré à M. de L’Aigle que je ne desserrerais jamais les dents sur ce que je sais de lui.

— Je suis prête à jurer la même chose, fit Mme d’Artois… Séverin, ajouta-t-elle très gravement, faisons un serment solennel ; celui de ne jamais révéler à âme qui vive ce que nous savons.

— J’en fais le serment ! Je le jure ! dit le brave garçon en levant la main.

— Et moi aussi, je le jure ! s’écria Mme d’Artois, levant la main, elle aussi.

Certes, il serait gardé fidèlement le secret de Claude par ces deux sincères amis de Magdalena !

VIII

CHANTAGE

Magdalena était allée à la Rivière-du-Loup. Partie à dix heures de l’avant-midi, elle ne serait de retour que vers les sept heures du soir. Claude étant absent, elle avait projeté ce voyage, la veille, avec Mme Thyrol ; elles passeraient la journée ensemble, toutes deux, à courir les magasins et à s’amuser.

Onze heures de l’avant-midi venaient de sonner. Mme d’Artois, occupée dans sa chambre à coucher, entendit tout à coup frapper à sa porte

— Entrez ! dit-elle. Ah ! ajouta-t-elle aussitôt. C’est vous, Suzelle ? Qu’y a-t-il, ma petite ?

Mme d’Artois, annonça la fille de chambre, M. de L’Aigle est en bas et il désire vous parler.

M. de L’Aigle ? Il est donc de retour ?

— Il ne fait qu’arriver, répondit Suzelle.

— C’est bien. Je vais descendre immédiatement.

Quand la jeune fille eut quitté sa chambre, Mme d’Artois ouvrit le coffret contenant la lettre qu’elle avait trouvée, dans l’étude. Cette lettre, elle la glissa dans sa poche de robe, puis elle descendit à la bibliothèque, où Claude l’attendait.

— J’ai été fort surprise d’apprendre, par Suzelle, que vous étiez de retour, M. de L’Aigle, dit-elle. Cette pauvre Magdalena va tant regretter d’être sortie ! Elle est allée passer la journée à la Rivière-du-Loup, en compagnie de Mme Thyrol. Elle était loin de vous attendre si tôt.

— Je savais que Magdalena était absente, Mme d’Artois, répondit Claude.

— Vous le saviez, dites-vous ?

— Oui. Nous nous sommes croisés en chemin.

— Vraiment ? Alors…

— Magdalena ne m’a pas vu ; mais moi, j’ai, naturellement, reconnu notre équipage.

— Vous avez à me parler ? questionna la dame de compagnie.

— Oui, Madame… Je voulais vous demander si… si vous aviez trouvé cette lettre… que… dont…

— Je l’ai trouvée. La voici, M. de L’Aigle, répondit-elle, en tendant à Claude l’enveloppe longue et étroite dont il a été question déjà.

— Merci, Madame ! s’écria Claude, avec un soupir de soulagement et arrachant littéralement l’enveloppe des mains de Mme d’Artois. Vous… vous avez pris connaissance de cette lettre, je le présume ? demanda-t-il.

— Oui. J’ai dû en prendre connaissance… Pouvais-je faire autrement ?… Devais-je risquer de mettre en sûreté une lettre sans importance et laisser traîner dans la maison le véritable document ?

— Bien sûr que non ! C’eut été ridicule… tragique en même temps… Et, qu’avez-vous à me dire, Mme d’Artois ?

— Rien, M. de L’Aigle.

— Rien ? Vraiment ? Ni récriminations, ni reproches, ni même de malédictions ? fit Claude avec un sourire quelque peu narquois.

— Je le répète, je n’ai rien, absolument rien à dire, M. de L’Aigle. Il ne m’appartient pas de vous… vous juger… Savez-vous, ajouta-t-elle avec un sourire qui avait quelque chose de pathétique, je suis portée à vous plaindre plutôt qu’à vous blâmer.

— Votre charité est exquise ; elle ne connait pas de bornes, dit-il en souriant, et je…

— Si j’avais appris votre… secret lorsque vous courtisiez Magdalena, j’aurais fait, je ne m’en cache pas, tout au monde pour empêcher le mariage, car… Oh ! s’exclama-t-elle soudain, en cachant son visage dans ses deux mains, dites-moi, M. de L’Aigle, depuis combien d’années avez-vous… avez-vous… ce secret ?

— Depuis près de quinze ans, Madame.

— Ô mon Dieu ! Ô mon Dieu ! Alors, c’est vous qui… Maître tout-puissant ! C’est horrible, horrible !

— Je sais à quoi vous pensez… à quoi vous faites allusion, Mme d’Artois, dit Claude d’une voix grave. Oui, c’est moi qui… qui… Est-ce nécessaire de prononcer certaines paroles, que vous devinez, j’en suis sûr ?

— Non ! Non ! Ne les prononcez pas ces paroles, au moins ! s’écria Mme d’Artois en éclatant en sanglots. Oh ! Pauvre Magdalena !

— Je comprends, croyez-le, toute… l’horreur de la situation… On ne saurait imaginer rien de pire, de plus tragique…

— Et Magdalena qui a tant confiance en vous ! Mais ! La chère enfant vous adore, M. de L’Aigle ! Si elle savait !…

— Que voulez-vous que j’y fasse, Mme d’Artois ?

— Rien… Excepté faire tout en votre pouvoir pour que votre femme ne découvre jamais votre secret.

— Elle ne le découvrira jamais, si cela dépend de moi… et de vous aussi, j’en suis convaincu. Vous le savez, j’ai… j’ai… démissionné comme… comme membre de… du Club Astronomique… C’est fini, Dieu merci, ce chapitre de ma vie. Ce voyage que je viens de faire est le dernier… de ce genre.

— Tant mieux, Seigneur !

— Vous me méprisez beaucoup, n’est-ce pas, Mme d’Artois ? demanda Claude, d’une voix qui tremblait légèrement.

— Je méprise… je hais… votre secret, M. de L’Aigle… Je trouve épouvantable la pensée que j’ai vécu sous le même toit qu’un… Ah ! Quand je me dis qu’au retour de chacun de ces voyages, de ces… assemblées, Magdalena reçoit, heureuse et confiante, vos caresses, vos baisers !… Vraiment, c’est… excusez le mot, je vous prie ; mais je trouve que c’est révoltant !

— Je suis profondément peiné de vous inspirer tant de mépris, Mme d’Artois, croyez-le ! fit Claude gravement.

— Je viens de vous le dire, c’est votre secret que je méprise et que je hais, répondit Mme d’Artois. Quant à vous personnellement, M. de L’Aigle, pourquoi vous mépriserais-je ? Je ne ressens envers vous que la plus grande reconnaissance… Lorsque M. Lassève est venu me chercher, dans mon triste alcôve, à Montréal, où je courais le risque de mourir de faim et de misère ; qu’il m’a dit que c’était Magdalena qui avait suggéré mon nom, comme surveillante et compagne ici, et que vous aviez généreusement et joyeusement acquiescé à son désir, je me suis jurée que j’essayerais de vous prouver que vous n’obligiez pas une ingrate… Et maintenant, M. de L’Aigle, je vous conseille fortement de brûler cette lettre immédiatement, ajouta-t-elle, en désignant l’enveloppe longue et étroite que Claude avait tenue dans sa main, depuis que Mme d’Artois la lui avait remise.

Regardant dans l’enveloppe, afin de s’assurer qu’elle contenait bien le papier compromettant pour lui, Claude de L’Aigle s’empressa de la jeter dans les flammes du foyer, contenant et contenu.

— Madame, fit-il ensuite, en s’adressant à la fidèle amie de Magdalena, je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance pour l’extraordinaire service que vous m’avez rendu…

— N’en parlons pas ! N’en parlons plus ! dit-elle. Que ce soit un chapitre clos pour toujours, et que jamais nous n’y fassions même la moindre allusion.

Nous devons protéger Magdalena et arranger les choses pour qu’elle n’aie jamais l’ombre d’un soupçon à votre égard. Ensevelissons donc, pour toujours, votre terrible secret, votre horrible passé, dont la pensée fait frémir.

— Madame, répondit Claude, je vous remercie, encore une fois !… Vous le devinez, sans doute, d’incontrôlables circonstances m’ont obligé de suivre le… chemin que j’ai suivi… Désirez-vous que je vous relate ces circonstances ?

— Non, M. de L’Aigle ! Vous venez de le dire, il y a eu des circonstances incontrôlables… Qu’un homme aussi distingué que vous, ait… Mais, c’est entendu que nous n’en parlerons plus ! L’important, c’est de veiller à ce que Magdalena ignore, toute sa vie, votre secret, la pauvre chère enfant ! Au revoir, M. de L’aigle.

— Au revoir, Madame, et merci ! s’écria Claude. Puis il ajouta : « Je vous verrai à l’heure du lunch, n’est-ce pas ? »

— Certainement ! assura-t-elle, en quittant la bibliothèque.

Ce n’est qu’après le lunch que Claude se rendit dans son étude. Il fut légèrement surpris de n’y pas trouver la secrétaire ; mais comme cette demoiselle ne lui était pas tout à fait indispensable, il oublia vite son absence. Il avait beaucoup d’ouvrage à faire d’ailleurs, surtout des corrections à son dernier manuscrit, et bientôt, il était plongé dans ses paperasses, par-dessus la tête.

Quatre heures de l’après-midi venaient de sonner, quand Euphémie Cotonnier entra dans l’étude enfin.

— Je vous demande bien pardon de n’avoir pas été à mon pupitre encore, aujourd’hui, M. de L’Aigle, dit-elle ; je…

— Il n’y a rien à pardonner, Mlle Cotonnier, répondit Claude. Vous n’êtes pas malade ?

— Un peu… Je me sens mieux maintenant… Mais, M. de L’Aigle, je me vois dans l’obligation d’abandonner ma position de secrétaire ici.

— Oui ? fit-il. Il éprouva plutôt du soulagement, à l’énoncé de cette nouvelle, car il n’avait jamais pu digérer tout à fait sa secrétaire.

— La raison pour laquelle je démissionne, reprit Euphémie, c’est que j’aurai des revenus dorénavant et je ne serai plus forcée de travailler, du moins, pas constamment.

— Je vous félicite de votre bonne fortune, Mlle Cotonnier !

— Vous ne me demandez pas d’où me viendront ces revenus, M. de L’Aigle ? Je vais… hériter de dix mille dollars…

— Vraiment ? J’en suis heureux pour vous, croyez-le !

— Dix mille dollars, à six pour cent, cela me donnera un revenu de six cents dollars par année ; c’est assez beau, n’est-ce pas ?

— Certainement ! Et si je ne m’informe pas de la source de vos revenus, c’est parce que…

— Parce que cela ne vous intéresse nullement peut-être ? Pourtant, M. de L’Aigle, dit Euphémie avec un rire désagréable, la chose comporte plus d’intérêt pour vous que vous ne le supposez, puisque le capital sur lequel je compte, c’est-à-dire les dix mille dollars, c’est vous qui allez me les donner.

— Hein ? Moi ! Moi, je vous donnerai une pareille somme ? Vous déraisonnez, je crois, Mlle Cotonnier ! fit Claude, à la fois mécontent et amusé. Lui, servir des rentes à sa secrétaire ! C’était très comique au fond !

— Je possède toute ma raison, croyez-le, M. de L’Aigle, répondit Euphémie, et la preuve en est que j’ai un papier… une lettre à vous vendre pour la somme de dix mille dollars ; une lettre qui, pour vous, vaut infiniment plus que cela ; de fait, j’aurais dû vous en demander le double.

— Je… je ne comprends pas… balbutia Claude en pâlissant, car il ne comprenait que trop.

— Oh ! oui, vous comprenez très bien, au contraire ! s’exclama Euphémie. Cette lettre, que je vous céderai pour la somme convenue, voici ce qu’elle contient, ajouta-t-elle.

Elle se pencha sur Claude et lui dit quelques mots à l’oreille.

— Ô ciel ! fit-il.

— Ne vous faites pas illusion, M. de L’Aigle, continua la secrétaire ; l’enveloppe que Mme d’Artois a dû vous remettre ce matin, ne contenait qu’un papier sans intérêt et sans valeur pour vous ; le véritable document, c’est moi qui l’ai en ma possession.

— Et comment êtes-vous parvenu à voler ce papier ? interrogea-t-il d’une voix tremblante.

— « Voler » est un gros mot, rit Euphémie ; mais passons ! Mme d’Artois, ayant quitté l’étude pour quelques instants, en compagnie de Mme de L’Aigle ; cette dernière étant entrée ici au moment où sa dame de compagnie venait de trouver la fameuse lettre, Mme d’Artois, dis-je, avait caché le précieux papier en sûreté, pensait-elle, entre ces coussins, ajouta-t-elle en désignant le canapé de l’étude. J’ai tout simplement mis une lettre inachevée dans l’enveloppe, à la place du véritable document.

— Ah ! Je comprends ! fit Claude d’un ton de dédain et de mépris.

— Ha ha ha ! Mme d’Artois n’y a vu que du feu ! Ha ha ha ! Cette lettre, si importante pour vous, je le répète, je l’ai en ma possession, et je vous la céderai pour la somme de dix mille dollars.

— Chantage… murmura Claude.

— Chantage, si vous aimez. Appelez cela du nom qu’il vous plaira ! Mais, si vous refusez… si vous hésitez même à me donner la somme demandée, ce soir même, cette lettre sera remise, par moi, à Mme de L’Aigle autrefois Magdalena Carlin…

— Comment ! Vous savez cela aussi !

— Sans doute que je le sais ! Je n’ai pas perdu mon temps ici ; de plus, j’ai suivi tous les détails du procès de Martin Corbot, dit l’boscot, dans les journaux… La fille d’Arcade Carlin, celui qui est mort sur l’échafaud, quoiqu’innocent, s’appelait Magdalena, (nom assez rare, vous en conviendrez) et elle fut adoptée par un Zenon Lassève, homme à tout faire, du village de G… Bah ! C’est clair comme de l’eau de roche ! Eh bien, M. de L’Aigle, qu’avez-vous décidé ? Allez-vous me donner la somme demandée, ou dois-je remettre la lettre à Mme de L’Aigle ?

— Ni l’un, ni l’autre, répondit-il.

— Ah ! Vraiment ?

Mlle Cotonnier, reprit Claude tristement, que vous ai-je fait pour que vous me menaciez ainsi ? Je vous ai engagée comme secrétaire, alors que je n’avais pas réellement besoin de vous, pour faire plaisir à votre tante et aussi, pour vous retirer, vous et votre mère, d’une situation précaire… N’avez-vous pas été bien traitée ici, et de quoi désirez-vous vous venger ?

— Bien traitée, dites-vous ! s’écria-t-elle, d’un ton mécontent. Bien traitée vraiment ! Mise au rang des domestiques, couchant sur le même plancher qu’eux, mangeant dans leurs quartiers… Bien traitée ! Hem !

— Comment ? Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que j’occupe la position de secrétaire ici et non celle d’une servante… Ma chambre est au troisième et…

— Mais, Mlle Cotonnier, répondit Claude, l’air très étonné. Il y a certaines situations sur lesquelles je ne devrais pas être obligé d’attirer votre attention, ce me semble ! Entr’autres ; j’étais célibataire, lorsque vous êtes entrée comme secrétaire ici ; il était bien naturel et… convenable que vous soyez sous le chaperonnage de votre tante Candide.

— Dans tous les cas, laissons cela, voulez-vous, M. de L’Aigle ; parlons plutôt de ces dix mille dollars…

— Que je ne vous donnerai certainement pas ! interrompit-il.

— C’est fort bien ; je sais ce qu’il me reste à faire, répondit Euphémie en se dirigeant vers la porte de l’étude.

— Attendez ! s’exclama Claude, en levant la main.

On frappait à la porte de l’étude, et Claude ayant donné l’ordre d’entrer, Eusèbe parut sur le seuil.

— Vous avez sonné, M. Claude ? demanda le domestique.

— Oui. Ferme la porte à clef, tout d’abord et apporte-moi la clef.

— C’est fait, M. Claude, fit Eusèbe.

— Maintenant, reprit Claude, en désignant Euphémie, tu vois cette… personne ? Elle a volé une lettre m’appartenant, et cette lettre il me la faut !

— Est-ce ? commença Eusèbe.

— C’est… c’est la lettre me convoquant à… à Montréal.

— Juste ciel ! s’écria le domestique.

— Va chercher Mme d’Artois et emmène-la ici, sans retard.

Lorsque Mme d’Artois arriva dans l’étude et que Claude l’eut mise au courant de la situation, la dame de compagnie crut qu’elle allait s’évanouir ; une lettre si importante, si compromettante pour M. de L’Aigle entre les mains de cette fille sans scrupule et sans cœur !

— Personne au monde ne m’empêchera de remettre cette lettre à Mme de L’Aigle, cria Euphémie, personne !

— Vous vous trompez, Mlle Cotonnier, répondit Claude. Dès cet instant, vous êtes prisonnière ici, et, inutile de vous le dire, vous ne pourrez pas approcher de Mme de L’Aigle ; pas même du personnel de L’Aire.

— Non, hein ? Eh ! bien, je ferai un autre usage du papier que je possède ; je ferai publier dans un journal de la Rivière-du-Loup un article vous concernant, cher M. de L’Aigle. Je connais un jeune homme, un nouvelliste, qui ne demandera pas mieux que de faire connaître au public ce qu’est l’aristocratique M. de L’Aigle de L’Aire.

— Oh ! La vilaine ! s’écria Mme d’Artois. Heureusement, il n’y a pas un journal au monde qui ferait pareille chose !

— Nous verrons bien ! répondit Euphémie avec un rire méchant. Ambroise, le nouvelliste, vous savez, ferait tout au monde pour moi.

Mme d’Artois, Eusèbe, dit Claude, vous allez conduire Mlle Cotonnier dans sa chambre à coucher et l’y enfermer à clef. Mme d’Artois, continua-t-il vous ferez une perquisition sur la personne de Mlle Cotonnier, et, pendant ce temps, Eusèbe, tu feras des recherches dans la chambre de cette demoiselle. Il me faut cette lettre ! Mlle Cotonnier sera retenue prisonnière jusqu’à… jusqu’à nouvel ordre. Allez !

— Je proteste ! s’écria Euphémie. Vous n’avez pas le droit de…

— Protestez, tant qu’il vous plaira, Mlle Cotonnier, répondit Claude. Vous serez prisonnière, tant que vous ne m’aurez pas remis la lettre que vous avez volée et que vous n’aurez pas juré, sur la Bible, de garder pour vous seule ce que votre indélicatesse et votre indiscrétion vous ont fait découvrir.

— Cela, je ne le jurerai jamais ! cria Euphémie, pâle de colère.

Malgré ses protestations réitérées, elle fut conduite à sa chambre, où elle serait, ainsi que l’avait dit le maître de la maison, prisonnière, sous la garde d’Eusèbe, jusqu’à ce qu’elle eut changé de dispositions et d’idées.

IX

LA POURSUITE

Une tranquillité parfaite régnait à L’Aire. Il était onze heures du soir. Magdalena, un peu fatiguée de son excursion à la Rivière-du-Loup, dormait paisiblement dans sa chambre, sans se douter certes des nuages qui s’accumulaient sur sa tête et qui pouvaient, à chaque instant, obscurcir l’horizon de sa vie, ou de l’orage qui grondait et qui, assurément allait éclater et la foudroyer à moins que ses amis ne parvinssent à la dérober au danger qui la menaçait.

Claude, installé dans la bibliothèque, essayait à lire ou à écrire ; mais en vain. Trop de pensées se pressaient dans son cerveau pour qu’il pût lire même un paragraphe, écrire même une ligne. Ces pensées… Elles étaient les mêmes que celles de Mme d’Artois, en ce moment. Celle-ci enfermée dans sa chambre, se torturait l’esprit et essayait en vain de retenir ses larmes.

— Quel enfantillage de la part de M. de L’Aigle, se disait-elle, que d’enfermer Euphémie Cotonnier dans sa chambre et de l’y retenir prisonnière ! À quoi cela servira-t-il, je me le demande ? Aussitôt qu’on lui donnera sa liberté, elle parlera, quand ça ne serait que pour se venger. Cette fille ne pourra pas être gardée à vue indéfiniment ; il faudra bien qu’on finisse par la laisser partir… Alors, elle ébruitera partout ce qu’elle sait : elle essayera même à communiquer avec Magdalena, soit personnellement, soit par lettre, et à supposer qu’elle n’y parviendrait pas, elle s’arrangera pour que le secret de M. de L’Aigle devienne propriété publique, et cela avant longtemps… Ah ! La situation est vraiment désespérée, selon moi ! Inutile de faire appel aux bons sentiments de Mlle Cotonnier ; elle en est totalement dépourvue ; d’ailleurs, une jeune fille qui est dure pour sa propre mère, ne saurait avoir de cœur pour personne d’autre… Pauvre Magdalena !… Je viens de la voir ; elle dort paisiblement… Comme elle est loin de se douter des angoisses par lesquelles nous passons, en ce moment, M. de L’Aigle, Eusèbe et moi ; angoisses causées par la plus horrible des inquiétudes à son sujet… Ô ciel ! Qu’allons nous devenir tous ; qu’allons-nous devenir ?

Et pendant ce temps, que devenait Euphémie Cotonnier ?

Aussitôt que Mme d’Artois et Eusèbe eurent quitté sa chambre, cette bonne Euphémie tomba assise sur le bord de son lit et partit d’un rire prolongé, mais silencieux. La lettre était restée introuvable, malgré toutes les recherches qui avaient été faites sur sa personne et dans sa chambre. C’était assez comique, se disait-elle, car, cette malencontreuse lettre, elle pouvait mettre la main dessus quand il lui plairait. Dieu sait qu’elle n’avait pas eu grand’confiance en la cachette qu’elle avait découverte ; cependant, elle en valait bien une autre, n’est-ce pas, puisque, malgré tout le zèle qu’on avait déployé, elle était restée introuvable.

S’approchant, à pas de loup, de la porte de sa chambre, Euphémie regarda par le trou de la serrure : Eusèbe montait la garde, quoique la porte fut fermée à clef ; il considérait qu’il y avait des précautions à prendre, évidemment.

Poussant le verrou, à l’intérieur, afin de s’assurer de n’être dérangée par qui que ce fut, la secrétaire se dirigea vers la porte-fenêtre ouvrant sur le balcon. Accrochée au garde-corps en fer forgé était une sacoche grise ; Euphémie, s’en emparant, l’ouvrit et s’assura que le contenu y était encore ; un papier long, étroit et très mince, sur lequel trois ou quatre lignes seulement étaient écrites. Retirant la lettre de son réceptacle, la jeune fille la déplia et y jeta les yeux, tandis qu’un rire méchant s’échappait de ses lèvres.

— Ah ! M. de L’Aigle, je vous tiens ; vous ne pouvez pas m’échapper ! murmura-t-elle, entre ses dents. Vous avez fait fi de votre secrétaire, hein ; vous l’avez mise au rang de vos domestiques ; aujourd’hui, elle se venge… et elle se venge, en même temps de la… poupée que vous avez épousée… Car, aussi vrai que j’existe, demain matin, cette lettre, à laquelle vous attachez une si grande importance (non sans raison il est vrai) sera remise à Ambroise, mon ami, le nouvelliste, et quand même il n’aurait pas le droit d’en faire un article à sensation pour les colonnes du journal où il est employé, je le connais ce bon Ambroise ; il aura vite fait de communiquer à ses connaissances et amis ce que cette lettre lui aura apprise, ajouta-t-elle en remettant dans la sacoche le papier compromettant et accrochant de nouveau la sacoche au garde-corps du balcon.

À sept heures, Eusèbe vint lui apporter son dîner, puis il revint, à huit heures, chercher le plateau, prenant la précaution, chaque fois, de fermer la porte à clef, en entrant et en sortant de la chambre.

De huit heures à dix heures, Euphémie s’amusa à lire. À dix heures, elle enleva la robe qu’elle portait et en revêtit une autre, à la jupe courte, après quoi elle se mit au lit, toute habillée, faisant autant de bruit possible, afin qu’Eusèbe l’entendit.

S’étant tournée et retournée plusieurs fois dans son lit, pour donner le change au domestique qui faisait la garde dans le corridor, elle finit par s’endormir ; mais elle ne dormit pas longtemps. Éveillée en sursaut, elle consulta sa montre et vit qu’il passait minuit. L’heure avait sonné ! Elle allait partir, quitter furtivement L’Aire ! Sa vengeance était proche et ce pauvre Claude n’avait qu’à se bien tenir !

Tous ses plans étaient faits à l’avance. Se levant sans bruit, cette bonne Euphémie se dirigea vers le balcon et prestement, elle s’empara de la sacoche grise contenant la lettre compromettante pour Claude de L’Aigle. Toujours à pas de loup, elle s’approcha ensuite du pupitre, dans lequel elle prit une longue corde à linge enroulée ; cette corde avait servi, jadis, à tenir en place le couvercle de sa valise, qui, étant vieille, ne fermait pas sans cela.

L’Aire, après tout, n’avait pas été construite en vue d’en faire une prison, et pour une personne quelque peu ingénieuse, il était assez facile de s’en échapper. La corde à linge, attachée au garde-corps du balcon, atteignait presque le sol ; la secrétaire aurait à exécuter, il est vrai, un saut de six ou sept pieds ; mais cela ne l’embarrassait guère.

Ayant noué la corde au garde-corps et passé la sacoche grise à son bras, Euphémie se disposa à partir. Nul remords ne lui venait, à la misérable, à la pensée de faire du tort à Claude de L’Aigle, à celui qui l’avait engagée comme secrétaire, par excès de bonté, et qui lui avait rendu sa tâche la plus facile et la plus agréable possible. Pas un regret ne lui vint non plus de quitter cette maison où elle avait été si bien traitée ; cette maison où, jadis, elle avait espéré de régner un jour. Oui, elle avait, pendant plusieurs mois, caressé le rêve de devenir Mme de L’Aigle, de L’Aire, cette pauvre Euphémie ; au lieu de cela, elle en était réduite à quitter la maison furtivement la nuit, au moyen d’une corde à linge nouée au garde-corps d’un balcon… Mais allons ! Le temps pressait !

Escaladant le garde-corps, Euphémie parvint à se suspendre à la corde et aussitôt, elle se laissa glisser jusqu’en bas et si rapidement, que ses mains saignaient lorsqu’elle mit pied sur le sol ; mais ce n’était qu’un détail.

Marchant sur la pointe des pieds, elle se dirigea vers les écuries ; c’était à cheval qu’elle fuirait. Non qu’elle fut bonne écuyère ; loin de là ; jamais elle n’était montée en selle de sa vie. Elle se fierait sur sa chance ordinaire ; voilà tout.

Les portes de l’écurie n’étant pas fermées à clef, Euphémie les ouvrit sans bruit et entra. Lucifer et Inferno exécutèrent bien quelques ruades très réussies ; mais elle n’en fit aucun cas, d’autant qu’elle savait bien que les ruades ou piétinements des chevaux ne pouvaient s’entendre de la maison.

C’est Spectro qui fut étonné de voir une personne qui lui était presqu’inconnue entrer dans sa stalle, lui passer une bride au cou et lui poser une selle sur le dos ! Au milieu de la nuit ! Jamais il ne lui était arrivé pareille chose, depuis surtout ce long voyage qu’il avait fait, il y avait quelques années, dans un fourgon, pour venir dans cette partie du pays.

Au moment où Euphémie saisissait Spectro par la bride, ce dernier jeta les yeux dehors et vit qu’il faisait bien clair. C’était donc le jour ? Il s’était, sans doute trompé ; on n’était pas au milieu de la nuit, et l’astre qui brillait ce devait être le soleil et non la lune.

Au lieu de passer devant L’Aire, Euphémie contourna le Roc de l’Ancien Testament, tenant Spectro par la bride. Ses yeux cherchèrent un rocher assez haut, sur lequel elle monterait et au moyen duquel elle pourrait s’installer sur le dos de sa monture… Ah ! Voilà précisément son affaire !

Bientôt, Spectro était conduit auprès du rocher, et la jeune fille, non sans trembler un peu de peur, parvint à s’asseoir sur le cheval.

— Marche, Spectro ! commanda-t-elle ensuite.

Le cheval, en bête docile, se détacha du rocher et partit au pas… L’amazone en herbe crut qu’elle allait mourir de frayeur. N’étant jamais allée à cheval, il lui sembla qu’elle était montée sur la plus haute éminence, et à chaque mouvement de sa monture, elle crut que c’en était fait d’elle ; qu’elle allait piquer une tête et s’assommer sur les rochers qui pavaient la route. Mais elle dompta ses craintes, à force d’énergie et de courage ; au lieu d’abaisser ses yeux vers le sol, qui lui paraissait être à, au moins vingt-cinq pieds de là où elle était juchée, elle regarda droit devant elle ; de cette manière, elle évitait le vertige, dont, infailliblement, elle eut fini par être saisie.

Toujours allant le pas, Spectro atteignit le pont reliant la pointe à St-André, et tant qu’on fut dans le village, il maintint la même allure. Mais une fois les maisons dépassées, il partit au petit trot. Pauvre Euphémie Cotonnier ! Elle fut secouée d’une telle façon qu’elle dut se mordre les lèvres jusqu’au sang pour s’empêcher de crier. Pour une véritable écuyère, ou un véritable écuyer, rien n’est doux et agréable comme le trot d’un cheval ; mais pour celui ou celle qui ne s’y connait pas, c’est une vraie torture.

La première question que vous pose un maître d’équitation, c’en est une qui semble ne pas être très à propos, bien sûr : « Êtes-vous musicien… ou musicienne ? — Un peu, répond l’élève, ne voulant pas avoir l’air de se vanter. — Alors, reprend le maître, vous avez des notions de la mesure ; cela va vous aider considérablement, quand vous commencerez à faire trotter votre monture : comptez, en vous réglant sur les pas du cheval : une, deux, trois, puis, appuyez fortement votre pied gauche sur l’étrier et sautez… Ensuite, recommencez ». Certains élèves apprennent ce secret dès la première leçon ; d’autres y mettent plus de temps.

Or, Euphémie ne s’y entendait nullement, on le pense bien, et, nous le répétons, elle fut secouée, au point de croire qu’elle allait se… disloquer complètement. Spectro couchait des oreilles et rongeait son mors de bride, car ça le fatiguait excessivement cette personne qui résistait à tous ses mouvements ainsi.

Soudain, la jeune fille arrêta sa monture et écouta… Non, elle ne s’était pas trompée… Quelqu’un la suivait… ou la poursuivait… Elle entendait distinctement, quoique de loin encore, le bruit des sabots d’un cheval, qui se rapprochait rapidement… Eusèbe ? Ça ne pouvait être que lui… Eusèbe, monté sur Albinos sans doute ; il avait découvert la fuite de sa prisonnière et il s’était mis à sa poursuite…

On n’était pas très loin de Notre-Dame du Portage… Là-bas… tout là-bas, une masse sombre se dressait ; c’était le Rocher Malin… Si elle pouvait l’atteindre à temps, Euphémie se dit qu’elle y serait en sûreté. Vu la superstition des gens du pays, même Eusèbe n’oserait pas passer devant ce rocher surtout cette nuit, où la lune brillait dans tout son éclat. Elle était donc sauvée !

Euphémie Cotonnier frappa, de sa main ouverte, la croupe de Spectro ; le cheval, peu habitué à pareil traitement, partit à fond de train.

X

L’OMBRE SINISTRE

C’était, en effet, Eusèbe, monté sur Albinos, qui poursuivait la secrétaire de Claude de L’Aigle.

Le domestique, ayant fait la garde dans le corridor jusque vers les dix heures, résolut de se jeter sur un canapé, pour se reposer un peu. Afin d’éviter quelqu’esclandre peut-être de la part de la jeune fille, il avait placé le canapé en travers de la porte de chambre ; de cette manière, et pour le cas où Euphémie posséderait une clef, elle aussi, elle ne pourrait certainement pas faire de farces, sans qu’il s’en aperçut.

Installé confortablement (trop confortablement) sur le canapé, Eusèbe finit par s’endormir… Pendant combien de temps dormit-il ? Il n’eut pu le dire au juste ; mais, lorsqu’il s’éveilla, il constata que ce qui l’avait tiré de son sommeil c’était un fort courant d’air, venant de la chambre de la secrétaire.

— Le balcon ! s’écria-t-il. Elle s’est enfuie par le balcon ! Elle a dû fabriquer un cable avec ses draps ou choses de ce genre et… Ô ciel ! Et je dormais, au lieu d’être sur mes gardes ! Que dira M. Claude ? Bien sûr, il me fera des reproches… que je n’aurai pas volés d’ailleurs.

Il voulut ouvrir la porte de chambre, mais elle était fermée au verrou, à l’intérieur. Collant son œil au trou de la serrure, il essaya de voir ce qui se passait… s’il se passait quelque chose ; mais, quoique la lune brillât dans tout son éclat, on ne pouvait distinguer que très confusément les objets.

— Il faut que je la suive… que je la poursuive ! se dit-il, et Dieu veuille que je la rejoigne ! Mlle Cotonnier, en liberté, c’est comme un loup ou un tigre qui se serait échappé de sa cage et qui menacerait de semer partout, sur son passage, la destruction et la mort… Moi qui prétends tant aimer M. Claude et lui être si dévoué ! Dire que je dormais stupidement, pendant que la secrétaire s’enfuyait !

Marchant sans faire le moindre bruit, le domestique descendit l’escalier dérobé, arrivant ainsi dans un étroit corridor conduisant à la cuisine. S’emparant d’un chapeau et d’un pardessus qu’il vit, accrochés au mur, il sortit de la maison.

Se dirigeant du côté où était la chambre d’Euphémie, il aperçut, ouverte, la porte du balcon, puis, nouée au garde-corps, une longue corde à linge.

— Oui, elle s’est enfuie par là ! murmura-t-il. Quelle direction a-t-elle prise ? Sans doute, celle du pont, puisqu’elle doit aller vers la Rivière-du-Loup… Eh ! bien, je la rejoindrai cette demoiselle ; je la ramènerai à L’Aire et, cette fois-là, je ferai bonne garde ! Allons !

Il allait partir, lorsqu’il crut entendre une sorte de gémissement, de plainte, venant du côté des écuries. Il écouta… Ces gémissements, ces plaintes c’étaient les hennissements d’Albinos ; on eut dit que le cheval sanglotait.

— Quelque chose se passe aux écuries, pensa-t-il. Je vais aller voir… Peut-être Mlle Cotonnier est-elle là, ou bien… Je vais m’assurer de ce qu’il y a, dans tous les cas.

Contournant la maison, Eusèbe prit la direction des écuries, et plus il en approchait, plus Albinos hennissait.

Enfin, il arriva à destination. Il passa derrière les stalles des chevaux de trait, qui se démenaient de la plus belle façon, puis il s’arrêta près de la stalle de Spectro ; elle était vide ! Machinalement, les yeux du domestique se portèrent sur les crochets, auxquels les selles et brides étaient toujours accrochées et il vit que la selle de Magdalena n’y était plus.

— Ciel ! se dit-il. Cette demoiselle est partie à cheval… sur Spectro ! Elle sait donc conduire une bête de selle ? Elle doit, puisqu’elle a choisi ce moyen pour s’enfuir… J’espère, pour Mlle Cotonnier, qu’elle est bonne écuyère, car Spectro n’est pas commode tous les jours… ni toutes les nuits… Pauvre Albinos ! continua-t-il, en s’adressant au cheval, qui ne hennissait plus maintenant, mais qui piochait et renâclait sans cesse. Tu t’ennuies de ton compagnon, hein ? Eh ! bien, nous allons nous mettre à la poursuite de Spectro, toi et moi, et le rattrapper, si possible.

En un tour de main, Albinos fut sellé, prêt à partir, et bientôt, cavalier et monture prenaient le chemin conduisant à St-André.

Eusèbe avait laissé le village loin derrière lui, lorsqu’il aperçut un cavalier venant à sa rencontre ; il le reconnut aussitôt ; c’était le docteur Thyrol, monté sur son cheval Jumbo.

Eusèbe ! s’écria le médecin, lorsque son cheval fut nez à nez avec Albinos. Venez-vous de chez-nous ? Y a-t-il quelqu’un de malade, à L’Aire ?

— Non, M. le docteur, je ne viens pas de chez vous, répondit le domestique, et tout le monde est en bonne santé, à L’Aire. Je suis, en ce moment, à la poursuite de Mlle Cotonnier.

Mlle Cotonnier ? La secrétaire de M. de L’Aigle ?

— Elle-même ! Vous ne l’auriez pas rencontrée, par hasard… montée sur Spectro ?

— Non, je ne l’ai pas rencontrée. Voyez-vous, Eusèbe, je viens de chez les Terreault, qui demeurent, vous le savez peut-être, sur un chemin privé… Mais, pourquoi la secrétaire est-elle partie en chevauchée nocturne ainsi ?

— Je n’en sais rien, M. le docteur. J’ai entendu hennir, pleurer presque Albinos et je suis allé voir, aux écuries, ce qu’il y avait ; Spectro n’était plus dans sa stalle et la selle de Mme de L’Aigle avait disparu… ainsi que la secrétaire.

— C’est étrange, n’est-ce pas ?

— Très étrange, en effet ; mais Mlle Cotonnier…

— Vous n’avez pas d’objections à ce que je vous accompagne et que je vous aide dans vos recherches ? demanda le docteur Thyrol.

Eusèbe hésita quelques instants avant de répondre… Il y avait la lettre… S’il arrivait que le médecin mit la main dessus ! Mais son hésitation fut de courte durée, et comme s’il eut eu le pressentiment d’événements à venir et dont, pour sa propre sûreté, il valait mieux qu’il eut un témoin, Eusèbe répondit :

— Certes, M. le docteur, je serai très honoré de votre compagnie… Écoutez ! ajouta-t-il aussitôt. N’est-ce pas le trot d’un cheval qu’on entend ?

Le docteur Thyrol prêta l’oreille pendant quelques instants.

— Oui, énonça-t-il, c’est bien le trot d’un cheval qu’on entend ; mais si c’est Spectro, il est loin encore.

— Au galop alors, au grand galop ! Courons, ventre à terre ! Il faut que je rattrape cette personne le plus tôt possible !

Le médecin fit faire volte-face à son cheval et celui-ci, suivant l’exemple d’Albinos, partit au galop.

On approchait du Rocher Malin quand, tout à coup, Eusèbe se leva debout sur ses étriers et du doigt il désigna une écuyère, montée sur un cheval blanc.

Mlle Cotonnier… murmura-t-il.

— Oui, c’est bien la secrétaire, ajouta le médecin.

— Aussi vrai que j’existe, elle se propose de passer devant le Rocher Malin !

— Et vous pensez que Spectro… murmura le docteur Thyrol.

— Spectro ne passera jamais dans l’ombre de ce rocher, répondit Eusèbe d’une voix altérée. Mlle Cotonnier ! Mlle Cotonnier ! cria-t-il ensuite.

Mais Euphémie venait de se retourner et d’apercevoir ceux qui la suivaient. Elle avait frappé, de la paume de sa main, la croupe de Spectro qui, aussitôt, s’élançait, affolé, dans l’ombre du Rocher Malin.

— Pour l’amour du ciel ! cria le domestique. Arrêtez, Mlle Cotonnier, arrêtez, pendant qu’il en est temps encore ! Spectro ne voudra pas passer devant le rocher ! Arrêtez ! Arrêtez ! Un éclat de rire seulement lui répondit.

— Elle est perdue, la malheureuse !

— Peut-être que… commença le médecin. Mais des cris, des cris perçants, désespérés, lui répondirent.

— Ô Dieu tout-puissant ! firent les deux hommes ensemble.

Ils étaient accourus de l’autre côté du Rocher Malin, et le spectacle qui s’offrait à leurs yeux les firent frissonner et pâlir : Spectro avait pris le mors aux dents. Affolé, effrayé de l’ombre sinistre projetée par le Rocher Malin, il s’était mâté tout droit, puis, aux cris perçants d’Euphémie, il changea soudain de tactiques ; il se mit à plonger et à ruer. L’écuyère, dans sa frayeur, avait lâché la bride et, folle d’épouvante, elle s’était cramponnée au cou de sa monture.

— Tenez ferme, Mlle Cotonnier ! cria Eusèbe. Nous allons à votre secours !

Les deux hommes se mirent à courir. Mais il était trop tard : Euphémie venait d’être projetée sur le sol, ou plutôt sur le roc… Elle ne bougeait plus.

Spectro, délivré de son fardeau, voulut quitter au plus tôt les abords du Rocher Malin ; mais, le terrain était glissant, fait de cailloux comme il l’était, et il tomba. Dans les efforts qu’il fit pour se relever, il roula sur la secrétaire de Claude de L’Aigle, l’écrasant, du coup.

— Pauvre fille ! Ah ! pauvre fille ! s’écria Eusèbe, en détournant la tête.

— Si elle ne s’est pas fracturée le crâne en tombant, elle vient d’être écrasée sous le poids du cheval, répondit gravement le médecin.

Les deux hommes étaient arrivés sur le lieu de la tragédie. Le docteur Thyrol, après avoir fait un examen sommaire, déclara qu’Euphémie Cotonnier était morte, et que la cause de sa mort était la chute qu’elle avait faite et qui lui avait défoncé la cervelle.

— Nous ne pouvons pas la laisser là, ajouta-t-il. Si ça ne vous coûte pas de rester seul avec la morte, Eusèbe, je vais me rendre chez les Fauteux, qui demeurent tout près d’ici ; nous improviserons une civière et transporteront le corps chez eux, en attendant que nous prenions d’autres mesures.

— C’est bien, M. le docteur, répondit le domestique ; je vous attendrai ici.

Aussitôt que le médecin fut parti, Eusèbe alla s’assurer de ce qu’était devenu Spectro ; il le vit qui, tranquillement, mangeait de l’herbe, à côté d’Albinos et de Jumbo.

Retournant auprès du corps d’Euphémie Cotonnier, il se mit à observer les alentours, se demandant pourquoi les chevaux avaient tant peur du Rocher Malin, et vite il le comprit : le chemin, de chaque côté du rocher, était droit et clair, puis, brusquement, l’ombre sinistre du Rocher Malin coupait, en quelque sorte, la route, semblant vouloir leur barrer le passage. Cette ombre, les chevaux ne se l’expliquaient pas, et voilà.

Mais, à quoi songeait-il ? À quel enfantillage passait-il son temps ? Comment ! Il étudiait la topographie du pays, quand la lettre, si compromettante pour son maître, n’avait pas encore été retrouvée ?

Vite, Eusèbe se pencha sur la morte… Elle devait l’avoir cette lettre… Dans une sacoche sans doute, ou dans l’une des poches de son manteau ? Il fit des recherches… il ne trouva rien… Serait-il obligé de faire d’autres recherches, plus minutieuses, sur ce corps ? Combien cela lui répugnait ! Pourtant, il le faudrait ; son maître d’abord, ses sentiments personnels ensuite !

Cette tâche lui fut épargnée ; presqu’à ses pieds, il venait d’apercevoir une sacoche grise ; s’il ne l’avait pas vue plus tôt, c’était que, grâce à sa couleur, elle se confondait facilement avec les rochers environnants.

La lettre… Oui, la voici ! À la clarté de la lune, Eusèbe en prit connaissance, afin de s’assurer que c’était bien cela, puis il l’enfouit dans une des poches intérieures de son habit. Un petit calepin rempli de notes, trouvé aussi dans la sacoche, prit le même chemin, car, qui savait ce qu’il pouvait contenir ? Peut-être des choses compromettantes pour M. de L’Aigle.

S’étant assuré que la sacoche ne contenait plus que des objets sans importance, sans valeur pour son maître, Eusèbe la remit là où il l’avait prise. Il n’en eut que juste le temps ; des pas s’approchaient ; c’étaient ceux du docteur Thyrol et des Fauteux, père et fils, portant une civière.

Cette pauvre Euphémie Cotonnier ! À part de sa mère et de sa tante Candide, qui la pleura ? Pas Claude de L’Aigle, bien sûr ! Ni Mme d’Artois ! Tous deux furent excessivement soulagés du décès si opportun de la secrétaire.

La conscience de Mme d’Artois se révolta même du soulagement qu’elle éprouvait de la mort de la pauvre malheureuse ; « on n’a pas le droit, se disait-elle, de se réjouir du décès de qui que ce soit ». Pour calmer ses remords donc, l’amie de Magdalena paya le prix de trois messes pour le repos de l’âme d’Euphémie Cotonnier.

XI

CE QU’ÉTAIT MONSIEUR DE L’AIGLE

Ce printemps-là passa comme un rêve, pour nos amis de la Pointe Saint-André.

Le 2 juin, on célébra le cinquième anniversaire du mariage des de L’Aigle. Zenon Lassève, le docteur Thyrol et sa femme étaient venus à L’Aire pour la circonstance. On avait attendu, un peu, Mme de St-Georges ; mais celle-ci s’était vue dans l’impossibilité de partir, au dernier moment.

« Ma chère Magdalena, avait-elle écrit, à ce propos, je ne saurais vous dire combien grande est ma déception de ne pouvoir assister à la fête anniversaire de votre mariage ! Mais, attendez-moi pour le 3 octobre ; j’y serai. Puisque vous devez, en ce jour de votre fête à vous, célébrer aussi celle de Claudette, (dire qu’elle aura quatre ans la mignonne ! Que le temps passe vite et que ça nous fait vieillir ces petits) ! je disais donc que rien ne m’empêcherait d’être avec vous le 3 octobre ; j’arriverai même dans les derniers jours de septembre. Il me tarde infiniment de vous revoir, tous ; depuis près d’un an que nous ne nous sommes pas vus.

« Quand venez-vous prendre possession du splendide domaine que vous avez acheté, dans ces parages ? J’espère que vous n’avez pas changé d’idée et que vous serez mes presque voisins, l’hiver prochain ».

Par cet extrait de la lettre de Thaïs, on comprendra que les de L’Aigle avaient bien des projets de former ; d’abord, pour le 3 octobre, puis pour l’hiver suivant.

La fête de Claudette tombant à la fin d’octobre, Claude et Magdalena avaient décidé d’en avancer la date, afin de pouvoir organiser une fête champêtre pour l’occasion. On célébrerait donc, en même temps, l’anniversaire de la mère et de l’enfant et on ferait quelque chose de bien.

Lorsque nous retrouvons nos amis, au milieu du mois de septembre, les préparatifs pour la fête en vue allaient bon train. Il y aurait beaucoup d’invités ; des enfants surtout ; le docteur Thyrol et sa femme se chargeraient de réunir tout un groupe de petits et de les faire transporter à L’Aire. Il y aurait grand festin, puis jeux et danses sur la terrasse et, si le temps était exceptionnellement beau, une excursion serait organisée à bord de L’Aiglon, jusqu’au Brandy Pot, avec arrêt à l’Île aux Lièvres, soit à l’aller, soit au retour.

Un gracieux kiosque était déjà en construction, pour la circonstance. Ce kiosque, dont le plan avait été dessiné par Séverin Rocques, servirait à abriter un petit orchestre, qu’on ferait venir de la Rivière-du-Loup.

Il était trois heures de l’après-midi. Dans la maison, tout était tranquille : Claudette dormait, dans sa chambre, en haut, sous la garde de Rosine ; Mme d’Artois, retirée à la bibliothèque, était à écrire une lettre, et Magdalena, debout près de la porte du corridor d’entrée, regardait travailler Claude, Zenon et Eusèbe ; tous trois étaient à ériger le fameux kiosque. Le bruit sonore des coups de marteau, le chant monotone de la scie, les gémissements du rabot, arrivaient distinctement à la jeune femme.

Elle souriait, l’heureuse mère, en regardant travailler les trois hommes ; ils y mettaient tant d’ardeur aussi ! On eut dit que leur vie — ou leur réputation — dépendait de leur succès…

Zenon, juché sur un échafaudage, tenait à la main l’extrémité d’un cable. Ce cable servait à hisser jusqu’en haut les poteaux en bois tournés, véritables charpentes du kiosque. Ces poteaux étant numérotés, Eusèbe les disposaient par numéro d’ordre, tandis que Claude, au pied de l’échafaudage, attendait qu’on lui apportât les poteaux, auxquels il devait glisser un nœud coulant, tout préparé à l’autre extrémité du câble.

— Voici le numéro 1, M. Claude, fit tout à coup la voix du domestique.

S’approchant de son maître, Eusèbe plaça le poteau debout, près de lui… puis…

Mme d’Artois, occupée à adresser la lettre qu’elle venait d’écrire, leva soudain la tête… Des pas s’approchaient de la bibliothèque… des pas inconnus… singuliers ; on eut dit quelqu’un qui eut zigzagué en marchant. Puis, à travers les portes vitrées, la dame de compagnie aperçut Magdalena… Mais, était-ce bien Magdalena qui s’avançait ainsi ? Était-ce la jeune femme de Claude de L’Aigle, cette personne, qui avait l’air d’avoir vieilli, tout à coup, de vingt ans ? Magdalena ? Impossible ! Ces joues, ces tempes creusées, ces lèvres blanches, ces yeux effrayés, hagards, désespérés même, qu’entouraient de larges cercles, noirs comme du charbon ! Non ! Ça ne pouvait être Magdalena !

Pourtant, c’était bien elle, la femme tant enviée de Claude de L’Aigle ! Toujours zigzaguant, elle entra dans la bibliothèque et tomba sur la tête de Mme d’Artois. En un clin d’œil, celle-ci fut auprès de la jeune femme.

— Magdalena ! s’écria-t-elle. Qu’y a-t-il, ma pauvre enfant ?

Mme d’Artois… parvint-elle à balbutier, tandis que ses yeux désespérés se fixaient sur sa fidèle amie. Je suis… je suis… maudite, maudite… Claudette aussi !

Des sanglots, d’horribles sanglots la secouèrent, puis elle s’évanouit.

Le premier mouvement de Mme d’Artois ce fut d’appeler Claude ; mais un je ne sais quoi, un instinct quelconque lui fit changer d’idée. Elle courut plutôt vers un petit cabinet, où elle savait trouver du cognac, et bientôt, elle frottait de cette boisson les lèvres et les tempes de la jeune femme, et celle-ci ne tarda pas à ouvrir les yeux. Aussitôt, le souvenir de ce qui l’angoissait tant lui revint et elle s’écria, en cachant dans ses mains tremblantes son pauvre visage si altéré :

— Oh ! L’horrible chose que je viens de découvrir !!

Mme d’Artois n’eut pu proférer une seule parole, quand même elle l’eut voulu… Qu’avait découvert Magdalena ? Était-ce… était-ce le secret de Claude de L’Aigle ; ce secret qu’on avait tant essayé de lui cacher ; ce secret qui avait, pour ainsi dire, coûté la vie à Euphémie Cotonnier ? Impossible ! Cependant…

Mme d’Artois, reprit Magdalena, parlant avec beaucoup de difficulté, car ses lèvres tremblaient et ses dents claquaient affreusement, je vais m’en aller d’ici… et emmener Claudette.

— Vous en aller ? Mais, ma pauvre enfant.

— Je vous l’ai dit ; je suis maudite, maudite !

— Vous êtes malade… ou bien, quelque chose vous a beaucoup effrayée, chère petite, répondit Mme d’Artois. Laissez-moi aller chercher votre mari.

— Non ! Non ! cria la jeune femme.

À ce moment, Claude entra dans la bibliothèque en sifflotant ; il venait chercher un tourne-vis. Soudain, il aperçut Magdalena. Il fit un pas en arrière, tout d’abord, tant il fut surpris de son apparence, puis, il voulut s’approcher du fauteuil où elle était assise.

— Magdalena ! s’exclama-t-il. Magdalena ! Tu es malade ? Tu…

— Va-t-en ! Oh ! Va-t-en ! cria-t-elle.

— Mais… commença Claude.

— Va-t-en ! répéta-t-elle. Ne m’approche pas !

Claude jeta les yeux sur Mme d’Artois, comme pour lui demander l’explication de l’attitude de sa femme envers lui ; mais la dame de compagnie lui fit un signe presqu’imperceptible et il quitta immédiatement la bibliothèque.

— Cet homme… Vous voyez cet homme… dit Magdalena en désignant son mari qui, hâtivement, quittait la maison ; eh ! bien, je le méprise et je le hais… autant que je l’ai respecté et aimé jusqu’ici. Il est méprisable aussi ! Ah ! si vous saviez ! acheva-t-elle en éclatant, de nouveau, en sanglots.

— Je ne comprends pas…

— Non, hein ? Écoutez, Mme d’Artois, je vais vous dire ce que je viens de découvrir… Mais d’abord, parlons du drame qui, alors que j’étais encore enfant, a fait de moi une orpheline ; je veux parler de la mort ignominieuse de mon pauvre père… L’ombre de l’échafaud a toujours, depuis, assombri mon existence… Combien de fois je revois, par la pensée, par le souvenir, l’exécution de mon père ; exécution à laquelle m’a obligée d’assister, vous le savez, une femme indigne, sans entrailles et sans cœur…

— Pourquoi rappeler de tels souvenirs, ma chérie ? fit Mme d’Artois.

— Pourquoi ? répondit-elle en riant d’un rire qui avait quelque chose d’effrayant. Parce qu’il faut un… un prologue à ce qui va suivre… Je disais donc que je revis souvent le drame de jadis… Au pied de l’échafaud, je les revois tous… tous… Mon père… le prêtre… je pourrais peindre leurs traits, de mémoire… Un seul visage resta toujours confus dans mes souvenirs : celui de l’exécuteur… du bourreau…

Mme d’Artois faillit crier. Les mains cramponnées au fauteuil sur lequel était Magdalena, elle devint soudain aussi pâle, aussi défaite que la jeune femme et elle tremblait tellement qu’elle craignit de tomber.

— Le bourreau, comprenez-vous, mon amie, reprit Magdalena, très excitée. J’essayais, mais en vain, de me remémorer ses traits… Maintenant, je sais ! L’exécuteur de mon père, le bourreau ; un de ces êtres que tous fuient et méprisent, dont les mains pataugent continuellement dans le sang humain ; ce meurtrier légal, c’est Claude de L’Aigle !

Mme d’Artois crut qu’elle allait s’évanouir… Ainsi, malgré toutes les précautions qu’on avait prises, Magdalena avait tout découvert ?… Comment cela se faisait-il ? Qui avait parlé ?… Pas Eusèbe, bien sûr, et Zenon Lassève ne savait rien.

— Magdalena… parvint-elle à articuler.

— Vous ne comprenez donc pas ? s’écria la jeune femme. Lorsque, j’ai aperçu M. de L’Aigle sur son yacht L’Aiglon, alors qu’il venait de nous sauver la vie à mon oncle Zenon et à moi, je me suis dit que je ne le voyais pas pour la première fois. Mais de là à le soupçonner d’être l’exécuteur de mon père il y avait loin, et quoique, devant moi, souvent, on l’appelait « le mystérieux Monsieur de L’Aigle », je trouvais cela ridicule tout simplement… Tout à l’heure… Ô mon Dieu ! Je l’ai reconnu ; c’était lui, lui ! Horreur ! Horreur !

Elle fut secouée d’un terrible frisson.

— Ma pauvre petite…

— Ah ! Je sais, voyez-vous, je sais ! Je les regardais travailler, tout à l’heure, mon oncle Zenon, Eusèbe et lui… À un moment donné, Eusèbe plaça à côté de mon mari un poteau, afin qu’il y attachât un câble

— Ô ciel ! Ô ciel ! s’écria Mme d’Artois, qui venait d’avoir le mot de l’énigme. Personne n’avait commis d’indiscrétion alors ; c’est le hasard qui…

— Vous avez donc compris, Mme d’Artois ? demanda Magdalena, d’une voix méconnaissable. Au mouvement que fit mon mari en jetant le nœud coulant pardessus le poteau, je l’ai reconnu ! C’est bien lui l’exécuteur de mon père, le méprisable bourreau… et moi… et moi… je suis maudite !

— Voulez-vous me permettre de dire…

— Non ! Non ! Taisez-vous ! Qu’auriez-vous à dire, d’ailleurs ? Je le répète, je sais… Le mystérieux M. de L’Aigle ; celui qui en impose à tous par son attitude si froide, si hautaine, n’est que l’exécuteur public, un méprisable bourreau… Ô Dieu tout-puissant ! Et cet homme est mon mari, le père de ma fille ! J’en mourrai de honte et de désespoir ; oui, j’espère que j’en mourrai, car je ne saurais vivre, avec une si horrible certitude !

Mme d’Artois se demandait ce qu’elle allait faire, quelle attitude elle allait prendre… Essayer de parler raison à Magdalena ? Elle le savait d’avance, ce serait inutile… Lui dicter son devoir ; c’est-à-dire lui faire comprendre qu’elle devait pardonner à son mari et oublier, si possible, ce que le hasard lui avait appris ; lui dire qu’elle était obligée de tolérer tout, quand ce ne serait qu’à cause de Claudette ?

Non. Cela amènerait des résultats plutôt funestes peut-être… Il ne restait qu’une chose à faire et elle le ferait, quand même cela lui répugnait et qu’elle trouvait cela horrible. (Elle devint tout simplement une héroïne la bonne amie de Magdalena, en cette tragique circonstance). Et c’est pourquoi lorsque la jeune femme leva ses yeux désespérés, cherchant, dans le regard de sa compagne la sympathie à laquelle elle aspirait, à laquelle elle avait certes droit, elle la vit qui… riait silencieusement.

— Comment ! Vous riez ? s’écria-t-elle. Avez-vous perdu la raison, Mme d’Artois ?

— Je vous prie bien de me pardonner, Magdalena, répondit la dame de compagnie, feignant d’être prise d’un incontrôlable fou-rire ; mais, votre récit voyez-vous… M. de L’Aigle l’exécuteur public… le bourreau ! C’est du plus grand comique, selon moi !

— Mais… balbutia Magdalena, car déjà, l’impression ressentie si vivement tout à l’heure s’effaçait rapidement et sûrement. Dieu le voulait ainsi. Ils étaient mari et femme, ces deux-là, Claude et Magdalena, puis, ils avaient un enfant.

— Vous n’êtes pas la seule cependant qui se soit trompée sur l’identité d’une personne, ainsi, reprit Mme d’Artois, décidée à faire l’impossible pour convaincre la jeune femme qu’elle avait fait erreur. Je me souviens, moi, ajouta-t-elle, improvisant avec un remarquable brio, qu’un jour, à la gare de Montréal, je me suis jetée dans les bras d’un inconnu et je l’ai embrassé, le prenant pour mon frère. Ha ha ha !

Magdalena sourit.

— Tous, tant que nous sommes, nous avons notre « double » en ce monde, vous savez, Magdalena…

— Vous croyez, vraiment ?

— Non seulement, je crois, mais je sais ! Il y a, quelque part sur le globe terrestre, quelqu’un qui vous ressemble, quelqu’un qui me ressemble à moi aussi ; donc…

— Ainsi… j’aurais pu me tromper… en ce qui concerne Claude ?

— Mais, certainement ! M. de L’Aigle serait fort étonné… et mécontent, (à moins qu’il ne prit la chose sur son côté comique), s’il savait pour qui… ou quoi vous l’avez pris, ma pauvre enfant, fit l’héroïque femme, feignant toujours d’être très amusée.

— Je l’ai repoussé, tout à l’heure Claude… murmura Magdalena ; je lui ai dit de s’en aller…

— Il ne vous en gardera pas rancune, j’en suis sûre.

— Il me fera d’amers reproches…

— Je ne le crois pas, ma chérie… Laissez-moi arranger cela, voulez-vous, avec M. de L’Aigle, puis je vous l’enverrai ici, dans quelques instants.

— Vous… vous ne lui direz pas…

— Certes, non !

Elle sortit de la bibliothèque et alla à la recherche de Claude. Elle mit celui-ci brièvement au courant de ce qui venait de se passer.

— Ainsi, Mme d’Artois, elle sait ? s’écria-t-il en pâlissant affreusement.

— Elle est certaine de s’être trompée maintenant, répondit la dame de compagnie. Allez la trouver ; elle vous attend dans la bibliothèque.

Lorsqu’ils se rencontrèrent, tous trois, à l’heure du dîner, Mme d’Artois eut la satisfaction de constater que son plan, si héroïque, avait pleinement réussi et que la paix et la confiance étaient revenues pour toujours, elle l’espérait, dans le cœur de Magdalena.

XII

VILLA MAGDA

Un dernier coup d’œil, s’il vous plait, amis lecteurs, sur ceux que nous avons suivis à travers tant de péripéties, d’épreuves et de joies.

Franchissons une espace de trois années et allons rendre visite aux de L’Aigle, avant de leur dire adieu pour toujours. Mais nous les chercherions en vain à L’Aire, sur la Pointe Saint-André ; ils n’y sont plus. Ils habitent, sur les bords du lac Ontario, une riante, belle et confortable demeure, qui fait penser aux manoirs de jadis, et qui est connue, dans les alentours, sous le nom de la Villa Magda. C’est Claude de L’Aigle qui l’a nommée ainsi, en l’honneur de sa femme d’abord, puis en souvenir de la salle d’attente, ou de repos, là-bas, sur la Pointe.

De splendides terrains entourent la Villa Magda ; on dirait un parc en miniature, où les fontaines et les jets d’eau entretiennent toujours une douce fraîcheur, et où les fleurs les plus variées croissent en extraordinaire quantité ; nonobstant cependant les immenses serres, s’étendant en ailes, de chaque côté de la villa, et dont l’une regorge de roses.

Quant à la villa elle-même, elle est construite en stuco blanc, qui reluit comme du cristal au soleil, ou aux rayons plus discrets de la lune. Des vérandas et balcons en fer forgé ornementent toute la façade. Il n’y a ni tours ni tourelles, bien sûr, comme à L’Aire ; mais ceux qui passent sur le chemin s’écrient, en apercevant la Villa Magda : « Que voilà une maison à mon goût ! Ses pièces doivent être si vastes, si confortables ! Et voyez donc ces magnifiques serres ! Qu’ils doivent être heureux ceux qui demeurent là ! »

L’Aire avait donc été abandonnée ? Non, pas tout à fait. On y passait encore quelques semaines de la belle saison. Mais, nécessairement, ce n’était plus la somptueuse demeure de jadis ; les terrains n’étaient plus entretenus ; voilà pour l’extérieur, puis, on avait fait transporter à la Villa Magda les meubles les plus luxueux de la maison, les tableaux, les œuvres d’art, les candélabres de prix, etc., etc. Déjà, l’une des grandes cheminées s’écroulait ; il viendrait un temps sans doute où il ne resterait que des ruines de ce qui avait été un château, des ruines qui finiraient par se confondre avec les rochers des alentours.

Tout le personnel de L’Aire avait suivi les de L’Aigle dans la province d’Ontario, excepté Rosine cependant, qui avait épousé Séverin Rocques, et Suzelle était devenue bonne d’enfants à sa place. Rosine était donc restée à Saint-André et Magdalena se disait qu’elle n’aurait jamais d’inquiétudes au sujet de son père adoptif maintenant ; elle savait que Rosine aurait bien soin de lui. Les de L’Aigle avaient proposé à Zenon de les suivre ; il y aurait place pour lui, et amplement, à la Villa Magda ; mais il n’avait pas voulu quitter la La Hutte.

En ce qui concerne l’ex-bonne de Claudette, elle n’était pas partie les mains vides, de L’Aire ; les de L’Aigle l’avaient comblée de cadeaux, puis, à l’occasion de la naissance de son premier enfant, Magdalena lui avait envoyé, de Toronto, la plus belle, la plus complète layette qu’elle put trouver.

Un grand événement avait eu lieu depuis que les de L’Aigle demeuraient dans les environs de Toronto ; un fils leur était né. Mme de Saint-Georges s’était considérée très honorée d’être demandée à devenir marraine du nouveau-né.

— Mais, qui sera le parrain ? avait-elle demandé en souriant.

— C’est à vous de choisir, Thaïs, avait répondu Magdalena.

— Parmi tous vos admirateurs, ma cousine…

— Ah ! Taisez-vous donc, Claude ! fit-elle en riant. Pourquoi ne choisirais-je pas l’admirateur d’une autre plutôt ; le docteur Magny par exemple, ajouta-t-elle en jetant sur Mme d’Artois un regard à la fois taquin et malin.

— Oh oui, le docteur Magny ! Et je suis bien certaine qu’il acceptera avec plaisir, dit Magdalena. Qu’en pensez-vous, Mme d’Artois ?

— Sans doute… Je veux dire que le docteur Magny sera probablement fort honoré de votre choix, Mme de Saint-Georges, répondit Mme d’Artois en rougissant légèrement.

Sans raison apparente, tous pouffèrent de rire.

On aimait à taquiner la dame de compagnie à propos du médecin. Heureusement elle entendait bien à rire ; d’ailleurs, il était évident pour tous que le docteur Magny faisait la cour à la veuve, et les amis de celle-ci s’en réjouissaient, car les de L’Aigle disaient à qui voulait les entendre qu’il n’y avait pas d’homme plus estimable, plus aimable que leur voisin. Il ne pratiquait plus depuis quelques années, vivant de rentes bien gagnées ; tout de même, personne ne frappait en vain à sa porte, ni le jour, ni la nuit ; il était obligé de soulager l’humanité souffrante, disait-il, puisqu’il était médecin. Le docteur Magny demeurait dans une grande et belle maison entourée de magnifiques terrains ; ces terrains touchaient à ceux de la Villa Magda.

— Quel nom allons-nous donner à votre fils, Claude ? avait demandé Thaïs, la veille du jour fixé pour le baptême.

— Nous le nommerons Claude, répondit Magdalena.

— Claude ? Vraiment ?

— C’est très malcommode deux qui portent le même nom, dans la même maison, ne trouves-tu pas, ma chérie ? objecta l’heureux père.

— Et vous avez déjà Claudette, dit Zenon Lassève, qui était venu à la Villa Magda pour la circonstance.

— N’aurais-tu pas un autre nom à suggérer alors, mon Claude ? demanda la jeune mère.

— … Oui… J’aimerais que notre fils porte le nom d’un petit pêcheur et batelier, que j’ai connu jadis et qui m’était cher…

— Et il se nommait ? questionna Thaïs.

— Il se nommait Théo.

— Théo… C’est un joli nom, assura le docteur Magny ; mais ce n’est qu’une abréviation, n’est-ce pas ?

Magdalena avait rougi et échangé un sourire avec son mari, son père adoptif, et Mme d’Artois ; tous trois étaient dans le secret ; ils avaient bien connu le petit pêcheur et batelier qui se nommait Théo, jadis.

Quelques semaines après le baptême du jeune citoyen Théo de L’Aigle, Mme d’Artois annonça à ses amis qu’elle allait épouser, dans un mois, le docteur Magny.

— Chère Mme d’Artois ! s’était écriée Magdalena, quoique je regrette de vous voir nous quitter, je ne puis que me réjouir de la nouvelle que vous venez de nous donner. Le docteur Magny est si charmant, si bon, et ensuite, je me console un peu de vous perdre, puisque vous serez notre voisine.

— Je vous félicite, Madame ! avait dit Claude. Le docteur Magny surtout mérite d’être félicité… Comme le dit Magdalena, vous nous manquerez beaucoup ; mais nous ne sommes pas des égoïstes, je l’espère, et nous prenons une très large part à votre bonheur.

— Magdalena, fit la dame de compagnie, jamais je ne me serais décidée de vous quitter si vous aviez continué à demeurer à L’Aire, sur la Pointe, là-bas ; vous y viviez si seule, si retirée ! Mais ici, vous avez tant de connaissances et d’amis ; vous êtes invitée et vous assistez à tant de fonctions mondaines ; vous recevez tant aussi ! Et puis, vous avez deux enfants maintenant ; vous…

— Je comprends parfaitement, fit la jeune femme. Vous vous seriez sacrifiée pour moi, jusqu’à la fin de vos jours, s’il l’eut fallu, chère bonne amie… Heureusement que…

M. de L’Aigle, interrompit Mme d’Artois, vous avez bien fait de venir demeurer ici… L’Aire était un splendide domaine, sans doute ; mais votre femme y était trop isolée.

— Vous avez raison, répondit Claude. Magdalena est trop jeune pour vivre dans l’isolement ; il lui faut les distractions et les plaisirs de son âge.

La Villa Magda fut en fête pendant bien des jours, à l’occasion du mariage de Mme d’Artois au docteur Magny. Les nouveaux mariés, à leur retour d’un court voyage de noces, durent assister à des dîners, des réceptions, des soirées donnés en leur honneur par les de L’Aigle, et aussi par Mme de Saint-Georges.

En ce qui concerne directement notre héroïne, jamais plus un seul soupçon ne lui vint, au sujet de Claude. Elle était, et elle serait toujours une des femmes les plus heureuses de l’univers. Son mari la comblait de soins affectueux et constants et ses enfants, vigoureux et bien portants, grandissaient autour d’elle.

Souvent, lorsque Magdalena entendait les cris joyeux de Claudette et de Théo, soit dans les corridors de la Villa Magda, soit sur la terrasse, elle se tournait vers son mari et, le cœur débordant d’émotion, elle lui disait :

— N’est-ce pas que notre bonheur est grand, mon Claude !

Quant à Claude, il se considérait l’homme le plus heureux de la terre, surtout depuis qu’il avait changé d’environs et de manière de vivre. Dans la province d’Ontario, où il avait élu domicile, jamais personne ne songeait à le nommer, même tout bas, « le mystérieux Monsieur de L’Aigle ».

Fin de la Cinquième et dernière Partie.