Le naufrage de l’Annie Jane/Le récit/10

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Le fidèle messager (p. 53-55).


CHAPITRE X.

MONSIEUR NECKER DE SAUSSURE.


Il y avait alors dans la ville de Portree un respectable vieillard, originaire de Genève. Fatigué des bruits du monde, et jouissant d’ailleurs d’une grande fortune, il était venu passer paisiblement le reste de ses jours dans une magnifique résidence de Portree, dans laquelle il vivait depuis quatorze ans. C’était monsieur Necker de Saussure, bien connu par ses travaux sur la géologie de Vaud. Ayant entendu parler de notre naufrage, et sachant qu’il y avait de ses compatriotes parmi les victimes de la catastrophe, il se rendit le lundi soir à notre hôtel, et nous témoigna tout le plaisir qu’il avait de nous voir. Il nous fit entrer au salon et nous fit servir un excellent dîner, pendant lequel nous causâmes de l’accident qui nous avait amenés dans la ville, et de la patrie absente. Touché par nos malheurs, notre nouvel ami prit un vif intérêt à nous, et nous offrit ses services. Le jeune homme que monsieur Cornu amenait avec lui était avec nous. Il était réduit à la mendicité, et nous profitâmes de la générosité de monsieur Necker pour le prier de s’intéresser à ce malheureux. Mais ce noble vieillard insistait pour que nous lui disions aussi ce dont nous avions besoin : « Venez, dit-il à monsieur van Buren qui était le plus âgé d’entre nous, et je vais vous ouvrir un petit compte à ma banque. »

Au bout de quelques instants, monsieur van Buren, pâle et les yeux remplis de larmes, rentrait au salon : « Chers amis, s’écria-t-il, que le Seigneur est bon ! Combien nous devons être reconnaissants de sa bonté. Nous nous sommes confiés en Lui. Voyez s’il nous a trompés ! » Et, en disant cela, il posa sur la table sa bourse remplie de pièces d’or. Nous ne pouvions revenir de l’étonnement que nous causait la munificence de monsieur Necker. Nous qui, un instant auparavant, n’avions pas un sou, nous étions maintenant les possesseurs de deux cent cinquante dollars.

Monsieur Necker arriva bientôt lui-même mais ne nous permit pas de le remercier. « Cela n’en vaut pas la peine, dit-il : si cette petite somme n’est pas suffisante pour vos premiers besoins, dites-le. De plus vous ne partagerez pas la nourriture et les chambres des autres passagers. Demandez tout ce que vous désirez, et je me charge de la dépense. Et en allant à Glasgow, prenez les cabines de première classe ; je verrai à tout. »

Il tint en effet sa parole. Le maître d’hôtel auquel nous avions été recommandés par monsieur Necker, fut très poli envers nous et prévint tous nos désirs.

Ce fut avec joie que nous épanchâmes nos cœurs devant Dieu. Nous avions pu dire avec Job : « L’Éternel l’avait donné ; l’Éternel l’a ôté. Que le nom de l’Éternel soit béni ! » Alors nous nous trouvions dans l’abondance. C’était aussi une coïncidence remarquable qui nous avait fait rencontrer un homme aussi généreux et aussi dévoué à ses compatriotes.

Pendant les trois jours que nous passâmes à Portree, nous pûmes visiter à loisir cette belle petite ville. Elle est bâtie dans une situation des plus pittoresques, au fond d’un petit golfe, et entourée de deux collines surmontées de magnifiques terrasses, et bordées de bosquets charmants. Portree est parsemée de splendides villas, et de sites aussi magnifiques que variés. Les habitants de la ville sont hospitaliers, sympathiques et polis. C’est là, dans cette petite ville obscure, que l’on retrouve encore plusieurs de ces vieux Écossais au cœur chaud, et aux manières courtoises, et dont la politesse est proverbiale. Mais je reviens à mon récit.