Le naufrage de l’Annie Jane/Le récit/4

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Le fidèle messager (p. 19-illust).


CHAPITRE IV.

MOMENTS DE RÉPIT.


Je reviens à mon récit. Le ciel était magnifique ; partout où la vue pouvait s’étendre, pas le moindre nuage. Nos deux capitaines se mirent en devoir de déterminer, à l’aide de leurs instruments, la distance qui nous séparait de notre destination. Ils nous apprirent bientôt que nous avions rétrogradé de cinq cents milles, et que nous ne pouvions être bien loin des îles qui entourent l’Écosse.

Il nous était impossible de continuer notre voyage, et, pour la seconde fois, nous mîmes le cap sur Liverpool. Autrement une mort certaine nous attendait. Le vent était favorable et le capitaine dirigea la course du vaisseau vers le sud-est, à la grande satisfaction de tous. Dire ce que nos amis malades souffrirent pendant les jours précédents est impossible. En proie aux tourments que donne le mal de mer, incapables de prendre de la nourriture, ils ressemblaient à des spectres tant ils étaient maigres et affaiblis. Nous fûmes obligés de porter monsieur et madame Kempf sur le pont pour leur faire respirer l’air pur et vivifiant, et améliorer leur état de faiblesse. Mais, au bout d’une heure, ils furent obligés de descendre dans leurs cabines tant ils étaient épuisés. Quant à messieurs Cornu et Vernier, et moi-même, nous ne souffrions que peu ou point du mal de mer, et nous pûmes rester sur le pont.

Le capitaine avait fait réparer le bâtiment aussi bien qu’il le pouvait ; mais nous n’avions que trois voiles à notre disposition. Malgré cela, nous avancions assez rapidement, grâce à un vent favorable. Le 27 septembre, nous fûmes entourés d’un épais brouillard qui nous dérobait même la lumière du soleil. Le temps était froid, et nous restâmes dans nos cabines.

Le 28 arriva, jour mémorable et terrible pour nous tous. Le brouillard ne s’était pas encore dissipé. Le capitaine paraissait être profondément affligé, mais nous ne pouvions en savoir la raison. Vers deux heures de l’après-midi, la mer était calme ; un vent d’ouest s’éleva et fit bientôt disparaître la brume qui nous entourait. En jetant mes regards vers l’est, je découvris, quoiqu’avec peine, quelque chose qui ressemblait à une montagne. Je courus de suite avertir le capitaine qui, au moyen de sa lunette d’approche, aperçut en effet une montagne qu’il dit être l’île de Barra, formant partie du groupe des Hébrides. Nous étions heureux d’apercevoir la terre, que nous avions perdue de vue depuis dix-neuf jours. Il nous semblait que nous touchions déjà au port. Vaine illusion ! Chacun faisait part à ses amis de ses pensées et de ses espérances ; une agitation extraordinaire régnait sur le pont. Tout le monde paraissait joyeux, à l’exception du capitaine qui, appuyé sur une vergue du mât de perroquet, examinait souvent la terre, puis parlait au capitaine Rose et semblait être dans une inquiétude mortelle. Une fois même, je le vis verser des larmes. D’après ce que nous dit ce brave marin, nous devions voir pendant la nuit la lumière du phare de Barra Head, la dernière île des Hébrides. Le vent augmentait de violence, et nous nous sentions inquiets en nous voyant approcher rapidement de la terre ferme. Vers sept heures du soir, nous aperçûmes le phare, et nous vîmes avec consternation que nous nous dirigions vers de dangereux récifs. Cette île de Barra Head, comme nous l’avait dit le capitaine, est entourée de récifs et de brisants sur lesquels nous devions trouver une mort certaine. Le capitaine était en proie à la plus vive angoisse ; toutes les voiles furent


« Vers sept heures du soir, nous aperçûmes le phare de Barra Head. »



déployées afin de gagner le large au plus vite. Mais la marée haute et la lourde cargaison du vaisseau étaient deux obstacles formidables à notre dessein. Le danger devenait imminent. Nous descendîmes dans nos cabines pour nous préparer au désastre qui paraissait inévitable.

Monsieur Kempf, ayant appris le danger qui nous menaçait, et se trouvant lui-même fort affaibli par les souffrances qu’il avait éprouvées, s’évanouit, et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que nous lui fîmes recouvrer l’usage de ses sens.

Tout à coup, en jetant les yeux sur la boussole du salon, je vis que la course du vaisseau n’était plus la même, et nous allions maintenant vers le nord. J’en parlai de suite à monsieur Vernier, et, en montant sur le pont, nous aperçûmes que le phare vers lequel nous nous dirigions auparavant était alors à la poupe du vaisseau. Soulagés par un tel changement, nous remerciâmes le Seigneur de ce qu’il avait secondé les efforts de notre capitaine. Celui-ci, qui avait ainsi fait un coup de maître, nous assura que tout allait pour le mieux, et que nous pouvions aller nous reposer en paix. Si nous avions été seulement un mille plus loin, nous aurions pu doubler sans danger la dernière île des Hébrides. Le vent était toujours très fort, et la marée très haute. Malgré cela, nous allâmes nous coucher en voyant la sérénité qui régnait sur le visage du capitaine. Tout fut bientôt tranquille autour de nous. En dépit du roulis du vaisseau, la fatigue et l’épuisement nous firent tomber dans un profond sommeil. Les capitaines se tinrent sur le pont ; monsieur Vernier se coucha dans le salon, et la sécurité la plus complète succéda à nos craintes. Mais quel terrible réveil nous attendait ! Qui l’aurait cru, ou même imaginé ?