Le nouveau Paris/22

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Paris : Louis-Michaud (p. 78-84).

PROCÈS DE LOUIS XVI



Une nation entière trop confiante a été trahie par son chef. Louis XVI, dédaignant d’être roi d’un peuple libre, s’est couvert d’une dissimulation profonde afin de se ressaisir du sceptre despotique, pour terrasser d’un seul coup la moitié du peuple, et paralyser l’autre. Il s’est environné de conspirateurs ; il a écouté de préférence, et comme par instinct, des conseillers pervers, et a malicieusement écarté tous les bons.

« Il n’a pas rougi, au champ de la fédération, de rendre témoin de son parjure tout le peuple Français rassemblé ; il n’a pas craint d’appeler en même temps l’étranger sur notre territoire pour étouffer la liberté naissante.

« Furieux de n’avoir pu incendier Paris en 1789, obstiné dans son ressentiment profond, il médita depuis tous les plans, tous les projets de sang capables de l’assouvir ; et lorsque son peuple, convaincu de sa perfidie, oubliait généreusement ce forfait abominable, le monstre couronné calculait avec le sang-froid d’une âme astucieusement concentrée, les mesures les plus efficaces pour l’égorger.

« Tombé dans ses propres pièges, et voyant arriver le jour de la justice, il veut interpréter en sa faveur quelques mots d’une constitution qu’il a déchirée : il veut nous dire que, dans le pacte social, nous lui avions permis d’assassiner la nation, et qu’il avait le droit d’armer des satellites étrangers, sans qu’on pût en rendre responsable sa tête couronnée. Ce genre de défense est un nouveau délit, un outrage fait à la raison humaine. Lorsqu’il n’y avait pas encore de lois contre les enfants parricides, parce que le législateur n’avait pas conçu la possibilité d’un tel crime, les enfants qui avaient tué leur père devaient-ils être renvoyés absous ? Pouvait-on supposer dans le texte de la constitution, un roi conspirateur, incendiaire, assassin, parricide ?

« Il paraît donc bien étrange qu’on veuille juger Louis XVI ou par la constitution qui n’existe plus, ou par le code pénal. Ses crimes sont notoires. Les frontières ont été inondées de sang ; le sang des Parisiens et des Marseillais a baigné les murs de ce château infernal, d’où le démon du despotisme a vomi mille morts.

« Les lois politiques seules doivent punir ses crimes d’une nature extraordinaire et dans une crise extraordinaire. Tout ici est nouveau, terrible, nécessaire. C’est le procès d’une nation outragée et d’un roi coupable.

« Les lois politiques qui appartiennent aux grandes sociétés et qui les modifient incessamment, ne sont plus celles du droit naturel ni du droit civil : elles veillent à la conservation du tout ; et n’ayant point d’autre but, elles ne sont point soumises à tous ces mots équivoques au moyen desquels, on soutient également le pour et le contre.

« Ce sont les lois politiques qui ordonnent la guerre, qui font brûler la maison où serait enfermé le germe de la peste, qui protègent l’écu du millionnaire contre la main du nécessiteux qui le convoite ; qui après la mort d’un homme, ordonnent la mort d’un autre. Ces lois politiques par leur nature et par leur utilité s’élèvent dans toutes les grandes circonstances, et conviennent surtout au jour de la tempête. Ce sont les lois politiques qui avaient voulu l’inviolabilité du roi, afin qu’il fût impassible dans l’exercice de ses sublimes fonctions. Les mêmes lois politiques ont prononcé la déchéance de la royauté, parce que la royauté allait opérer la dissolution de l’état et qu’il n’y avait plus de milieu entre la désorganisation et la république. Ainsi, ce n’est plus la jurisprudence qu’il faut suivre, puisque c’est l’insurrection qui a dit : Abattez le pouvoir. La Convention n’a pu ni déléguer cette autorité, ni créer un tribunal.

« Consultons donc les lois politiques, et mettons de côté les lois abusives et chicanières. Les fondateurs de la liberté ne doivent point s’engager dans des questions tortueuses et les ambages du barreau. Une philosophie trop timorée, comme le cri féroce du maratisme, nous égarerait en ce moment.

« Qu’exige le rétablissement de la république, qu’exige l’intérêt national ? Je vois d’un côté une nation, de l’autre un individu. Cet individu mérite la mort, puisqu’il a compromis la sûreté publique et qu’il a été l’ennemi de la patrie : mais cet individu, quoique déplacé de sa sphère rayonnante, est encore un demi-dieu pour des adorateurs fanatiques. Les autres voient en lui le dépositaire de richesses immenses qu’il distribuait à ses favoris ; et ils voudraient rétablir le dépositaire. Tous ceux qui aiment l’or, regrettent le grand distributeur. D’autres se mettent en idée à sa place, et s’intéressent au criminel par la hauteur de sa chute. Le politique ne voit que le parricide national ; il ne balance pas à dire : Le chef de tant de conspirations, à qui le peuple a trop de fois pardonné, ne doit plus rencontrer que des lois inexorables : le roi qui se disait le Palladium de la constitution, et qui agit contre la constitution au nom de la constitution, mérite la mort. La patrie au bord du précipice, crie à tous les représentants du peuple : À moi, Vengeurs !

« Sous cet aspect, et le seul que la raison politique puisse offrir, les représentants du peuple ne sont plus des juges ; puisque les crimes sont avérés, ils ne sont plus que des vengeurs ; ils doivent sans retardement prononcer la peine qu’ils méritent. Les lois politiques d’une nature supérieure exigent que la France ne soit pas livrée à l’incertitude ; nous sommes en guerre civile ; deux partis se choquent afin que l’un cède à l’autre. Ou la république, ou le despotisme d’un seul ! Est-il utile, est-il nécessaire que Louis XVI périsse ?

« Je soutiens que le roi est mort, qu’il est enseveli : il n’a plus d’existence politique. Il aurait fallu, et il ne faut encore le considérer que comme étant retranché à jamais de la société ; les lois politiques ont tué l’être politique ; elles ont fait ce qui était nécessaire. Le roi n’est plus qu’un fantôme ; et avoir placé sa tête sous la hache de la loi, c’est comme si elle était tombée. Après la déchéance de la royauté il était de la saine politique d’écarter ou d’ajourner la peine du ci-devant couronné ; car le temps est aussi un législateur qui débrouille les questions les plus épineuses ; et la solution du problème était dans ce vers de la fable : Avant ce temps, le roi, l’âne ou moi, nous mourrons. Mais ce sage parti n’a pas plu au parti désorganisateur : il appelle le trouble, il aime la discorde, il échauffe tout pour produire l’incendie. L’un va jusqu’à dire : Je veux voir sa tête au Carrousel ; et il prend ce langage pour celui d’un législateur ; l’autre abuse du nom de républicain, sans songer que la république n’est pas encore faite. Le vrai politique dit : Jugez Louis XVI ; prononcez qu’il mérite la mort ; mais ne prononcez point la peine de mort.

« Si Louis XVI n’est plus un être politique pour nous, il l’est encore pour les potentats de l’Europe. Les maximes antisociales qui leur font regarder les états comme des métairies, et les peuples comme des troupeaux, ces maximes leur dicteront des impostures nouvelles : ils calomnieront les Français ; ils abuseront de l’ignorance de leurs sujets ; ils achèveront de verser l’or pour échauffer leurs farouches satellites ; le frère du traître sera proclamé régent ; le fils roi, son âge et son innocence deviendront, dans le lointain, des vertus. On sait combien les mots dirigent les hommes : chaque Bourbon se dira propriétaire du trône, et offrira des parties de la France à qui voudra le rétablir. Plus ces prétentions seront extravagantes, plus elles prendront chez des peuples accoutumés à regarder les rois comme des Dieux, sans lesquels rien ne saurait exister, et qui seuls peuvent donner la vie au corps politique.

« Mais Louis XVI est prisonnier : les princes émigrés oseront-ils dire qu’il n’est plus ? Fidèles à leur détestable logique, ils ne veulent que tyranniser sous son nom ou après lui. Les plaines de Châlons violées par les ennemis déposent que Louis est à la lettre prisonnier de guerre : il n’est pas permis d’égorger son ennemi. Si le matin du 10 août, il fût tombé sous le fer des vengeurs de la liberté sa mort n’eût point été un crime : elle eût été un grand acte de justice aux yeux de l’Univers : tout était légitime alors. Mais la Providence qui me semble avoir disposé tous les événements de cette grande révolution, ne l’a pas permis ; elle semble avoir dit aux Français : Vous aurez une république, et vous aurez en même temps la gloire d’avoir épargné le sang de votre plus cruel ennemi. L’exemple sera le même pour toutes les têtes couronnées : faire tomber celle de Louis XVI, serait faire croire qu’il est encore redoutable. Il ne l’est plus : l’incompréhensible talisman est brisé. Le meurtrier de la Bastille, de Nancy, de Tournay, des Tuileries, portera sur son front la marque éternelle de sa réprobation ; et son pied ne foulera plus la terre vivante de la liberté ; il ne jouira pas même du doux plaisir de la contempler. Du fond de son obscure prison, il entendra nos hymnes de victoire : et qui sait, si le remords ne pénétrera point son cœur avec les larmes d’un vrai repentir ; si dans la douleur amère qui oppressera son cœur, il ne s’écriera pas : J’étais un insensé, j’étais un barbare : mais les hommes m’avaient fait roi.

« Il faut donc compter pour quelque chose la réaction morale qui détermine toujours les esprits vers la pitié, lorsque la justice a fait couler le sang. Si le roi périt sur un échafaud, cette tragédie partagera l’Europe ; elle sera l’origine de débats interminables qui serviront de prétexte contre les Français.

« La captivité prévient ces commotions sanglantes. Ceux qui seraient tentés de se dire rois, ne l’oseront pas ; nous n’aurons point de prétendants, on cessera bientôt de s’intéresser pour un fantôme qui doit s’éteindre : il sera dit à l’Europe que l’impunité n’est plus le privilège des potentats. »

Tel est à peu près le résumé que je me suis fait sur cette grande question ; et mon opinion fut conçue dans presque les mêmes termes.

Les Girondins voulaient sauver le roi, mais ils ne voulaient pas en même temps perdre leur popularité ; et le despotisme populacier exerçait alors tout son empire ; c’était à qui le caresserait. Les Girondins imaginèrent l’appel au peuple, comptant bien qu’en prenant cette route, l’issue du procès aurait une foule de chances favorables ; mais ils se trompèrent, et je fis de vains efforts pour les dissuader. Je m’opposai à l’appel au peuple, et je leur dis qu’ils s’enferreraient eux-mêmes. Ils auraient pu être divisés sur la peine capitale : ils se réunirent dans le même vote, et, par là, ils composèrent la voix de la majorité, quoique leur dessein secret fût d’épargner à la nation le spectacle d’un roi traîné à l’échafaud.

C’est ainsi que dans les grandes affaires politiques, le raffinement et la dissimulation vous font toucher un but contraire. Je crus de mon côté qu’il ne fallait point ruser, et supérieur à la crainte, ferme dans mes principes, je me séparai dans cette occasion des Girondins que j’avais toujours aimés et estimés. Je votai contre l’appel au peuple, en m’énonçant avec la même franchise contre la peine de mort.

L’examen de cette question me donna une fièvre de quarante-huit heures, et je fis passer par ma tête des volumes de réflexions. J’en tombai malade ; et ayant rencontré (à ce qu’il m’a toujours semblé) le point véritable, je ne me cache point de dire que ceux qui ont voté différemment, ont commis à mes yeux une bévue politique. Probablement qu’ils n’avaient pas fait les mêmes efforts pour parvenir à la solution de ce grand problème, qui, cependant, ne sera bien jugé et en dernier ressort, que par la plume du Tacite qu’adoptera la postérité. Quant à moi, j’ai fait mon devoir d’homme et de législateur ; et je le fais encore ici, comme écrivain indépendant et libre.