Le nouveau Paris/36

La bibliothèque libre.
Paris : Louis-Michaud (p. 126-131).

GRANDE DISETTE



C’est pendant l’hiver de 1794 que la disette de la viande s’est fait sentir à Paris. On vit affluer à la fois et en même temps dans les boutiques des bouchers, les femmes de ménage, les cuisinières, les domestiques, etc. La livre de bœuf s’éleva tout à coup depuis dix-huit sols jusqu’à vingt-cinq sols. Les citoyens murmuraient et ne songeaient pas encore que la consommation de cette denrée par une armée de douze cent mile hommes, jointe à l’extrême rareté des fourrages et à la guerre de la Vendée, occasionnait ce surhaussement de prix. Depuis lors, les envois de bestiaux à Paris diminuèrent insensiblement. Les manœuvres de la malveillance en augmentèrent aussi la pénurie. À cette époque, la Commune sanguinaire fit placarder presque à chaque porte de maison cet arrêté trop mémorable qui réduisait chaque bouche à une livre de viande par décade ; et les membres des comités révolutionnaires furent autant de docteurs Sangrado, qui modérèrent impitoyablement tous les appétits. Combien de mères de famille j’ai vu pâlir, et essuyer leurs larmes à la lecture de ce sinistre mandement sur le jeûne universel ! Derrière la foule des nombreux lecteurs, une marchande de choux, sa hotte sur le dos, s’écriait d’un ton dolent : « Ils sont partis, les bœufs, ratissons-nous les boyaux ! » Cependant on voyait arriver de la province des bandes de vaches laitières ; les dévorateurs du peuple commençaient ainsi l’exécution du pacte de famine, et ils travaillaient rapidement à anéantir la reproduction des espèces. Déjà les précurseurs de l’armée révolutionnaire, semblables à des loups affamés, parcouraient les campagnes, en dardant des yeux étincelants sur les fermes et les métairies. Ils s’y précipitaient armés de fourches et de baïonnettes, empoignaient les moutons, les volailles, incendiaient les granges, déliaient les bœufs dans les étables à la face des propriétaires, et vendaient leurs larcins à d’infâmes spéculateurs. Ces_atroces brigandages firent disparaître subitement le beurre et les œufs. Dès neuf heures du matin, la Halle, jadis ce vaste et riche dépôt de toutes les riches productions de la nature, se trouvait dégarnie. Bientôt il se forma de longues files de femmes, qui depuis minuit, bravant l’inclémence de l’air, attendaient patiemment chacune leur tour, pour conquérir au péril de leur vie trois œufs et un quarteron de beurre. La cavalerie et la force armée des sections, détachées par les animaux ravissants des comités révolutionnaires, augmentaient le tumulte et le désordre. Que de femmes enceintes (l’on a eu depuis plus d’égards pour elles ; et elles prennent leur tour avant tous les autres expectants) ont été victimes de ce malheureux temps ! Que de précieux gages de l’amour conjugal ont été étouffés dans leur germe et anéantis à la source de la vie ! Oh ! quel homme sensible a pu voir sans pleurer de douleur, des milliers d’individus de l’un et l’autre sexe poursuivre en courant dans les avenues étroites de la Halle aux boucheries, les porteurs qui, courbés sous le poids énorme de moitiés de bœufs, couraient eux-mêmes pour n’être pas assaillis par la foule qui se ruait sur eux, et semblait dévorer des yeux la viande crue ! Quels cris déchirants se faisaient entendre de toutes parts ! Le chagrin assombrissait la vie et les exécrables inventeurs de la famine : cependant on voyait les gendarmes faisant courir au galop leurs chevaux entre les étals qui n’ont point trois pieds de large ; ils culbutaient le monde, multipliaient les accidents sous prétexte de les prévenir, et favorisaient par une astucieuse tactique les plus honteux trafics. Des scélérats aux appointements de la Commune, faisaient ranger les femmes à la file, mais tandis qu’elles attendaient leur tour en grelottant de froid, des porte-faix formant de leurs larges épaules un rempart impénétrable devant les boutiques, enlevaient les bœufs entiers, et, quand le partage du lion était fait, les femmes rangées deux à deux n’avaient point avancé d’un pas, et se retiraient par centaines les mains vides.

D’un autre côté l’on se jetait sur le poisson qui se vendait à l’enchère aux marchandes ambulantes. Ce poisson était corrompu ; la disette du beurre en avait suspendu le débit ; la famine lui redonnant de la valeur, il causa de grandes maladies.

Au quai de la vallée, on vendait l’agneau quinze francs la livre ; la vente s’en continua longtemps avec une scandaleuse profusion. Les paysans circulaient alors dans les rues avec des paniers de volailles au bras. Les Parisiens achetaient à l’envi les poules et les poulets que, faute de grains mis en réquisition, il n’était plus possible d’élever dans les campagnes. Cette abondance factice d’une denrée qui ne fut jamais que le partage de la richesse, dura peu, et fit place uniquement aux herbages. Ce que l’on appelle légumes secs, tels que riz, lentilles, haricots, était amoncelé dans les magasins militaires, et on regardait comme une félicité, la découverte d’un litron de cette denrée que plus d’un ménage se vit réduit à manger à l’eau pure.

À cette désolante pénurie de subsistances se joignait la difficulté plus désolante encore d’avoir du pain. Dès deux heures du matin, les femmes se rangeaient deux à deux sur une longue ligne, que le peuple désigna depuis sous le nom de queue. Les jeunes filles n’étaient point les dernières à se mettre en rang. Leurs propos agaçants, leurs ris immodérés se faisaient entendre de loin, et réveillèrent plus d’un adolescent. L’obscurité de la nuit, les portes des allées entr’ouvertes à propos, favorisèrent des tête-à-tête adroitement concertés et la luxurieuse audace de la jeunesse qui ne sait point aimer. On voyait aussi des hommes sexagénaires, des valets, des garçons de boutique, qui s’arrêtant sur chaque rang, faisaient le signalement des visages et choisissaient leurs dulcinées. D’autres plus déhontés, se ruaient en taureaux sur les femmes qu’ils embrassaient toutes l’une après l’autre. Rien n’était sacré pour leurs mains, complices visibles de leurs fougueux désirs ; et voilà comme ces rapprochements dangereux achevèrent de pervertir la morale et d’éteindre toute pudeur. Les sentiments de fraternité s’anéantirent aussi dans tous les cœurs. Chacun se fit une maxime de se préférer ouvertement à son semblable. La ruse devint une qualité commune à tous les esprits. Les derniers de la file surent se faufiler aux premiers rangs. Bientôt les femmes luttèrent de force contre les hommes. Leurs caractères s’aigrirent par la résistance des plus forts. Toutes devinrent plus irascibles ; toutes contractant l’habitude de jurer, on ne distingua plus leurs voix enrouées par les cris de la colère, d’avec celles des charretiers.

Aux débats scandaleux succédaient des intervalles de silence, on entendait alors les vagissements des enfants, et les cris d’autres plus âgés qui demandaient du pain. Ah ! que je plaindrais l’être insensible qui n’aurait pas été ému de ces cris !

À peu près dans ce même temps, on remarqua que d’autres queues se formèrent pour l’huile, le savon et la chandelle. Au mois de Mai il y en eut une qui, commençant à la porte d’un épicier du Petit Carreau, s’allongeait jusqu’à la moitié de la rue Montorgueil. Les ouvriers, l’air morne et les yeux fichés en terre, comptaient, en gémissant, les heures qu’ils perdaient sans travailler.

Le renchérissement subit et excessif de la main-d’œuvre fut le fruit de loi homicide du maximum. L’exécrable Commune avait basé sur cette loi son plan de famine universel ; mais pour mieux masquer son projet aux yeux du peuple incrédule, elle fit, au moment de sa publication, placarder une affiche par laquelle tout marchand boucher ou épicier qui renoncerait à son commerce, serait réputé suspect et arrêté comme tel.

Cette loi féroce aggrava le mal : tout disparut, et les marchands pour s’indemniser de leurs pertes, et surtout des pillages de beurre, de sucre, de café, et des confiscations arbitraires des Commissaires aux accaparements, firent colporter en cachette leurs marchandises dans les maisons des particuliers, qui les achetèrent à tout prix.

Telle fut, en 1794, la situation en denrées de cette ville populeuse régnaient jadis la paix et l’abondance, qui font chérir la patrie.

L’année 1795 ne fut pas plus heureuse que la précédente. On vit dès le commencement de l’automne s’établir, à chaque coin de rue, des Mercandières qui commencèrent par vendre la livre de viande 25 sols, et qui au mois de Ventôse, en demandaient 3 livres 10 sols ; encore eurent-elles le soin de la dégraisser pour faire du suif.

Des préposés de l’ancienne commission ont donné naissance à cet odieux commerce. Au moyen du droit de réquisition et dépréhension dont ils étaient investis, ils achetaient de la viande au prix du maximum, puis la revendaient aux détaillants, à un prix exorbitant.

Le même brigandage s’est observé depuis sur les autres denrées, ce qui, joint à l’agiotage de l’argent, des montres et autres bijoux d’or par les courtiers[1], sur le Carreau même de la Halle, contribua singulièrement au discrédit des assignats.

À tous ces malheurs le froid vint encore se joindre ; depuis deux ans, la capitale se chauffait au jour le jour. Le charbon était extrêmement rare ; on a remarqué la singulière exactitude de n’en faire venir qu’un seul bateau à la fois dans chaque Port. Il fallait passer trois nuits, pour obtenir son tour par numéros. Le bois s’est vendu à mesure que les débardeurs le retirèrent de l’eau. La rivière, subitement enchaînée par les glaces, en causa la disette totale, et l’on n’eut plus d’autre ressource que celle de couper les bois de Boulogne, Vincennes, Verrières, St -Cloud, Meudon etc. Des sangsues, sorties de la fange des cavernes à voleurs, profitèrent du malheur public pour se gorger aussi d’or et d’argent. Ils vendirent quatre cents francs la corde de bois ; et l’on vit alors des nécessiteux, scier dans les rues, leurs bois de lit pour faire cuire leurs aliments, et s’empêcher de mourir de froid. Des vieillards revenaient des forêts, le dos courbé sous des fagots et rappelaient la fable de la mort et du malheureux. Les fontaines étaient gelées : les porteurs d’eau des quartiers éloignés de la rivière, forcés d’aller au loin en puiser, la firent payer quinze et même vingt sols la voie ; les citoyens indignés de cet impôt, se firent tous porteurs d’eau, et lorsque les réservoirs des fontaines publiques furent dégelés, les queues s’y formèrent aussi, et l’on y disputa son tour.

  1. Grand nombre de ces honnêtes Sans-culottes furent arrêtés pour avoir vendu des montres de cuivre doré qu’ils négociaient comme de l’or pur.
    (Note de Mercier.)