Le nouveau Paris/63

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Paris : Louis-Michaud (p. 198-202).

PARIS VILLE DE GUERRE



Il ne manquait à Paris pour offrir tous les genres de spectacle, que d’être une ville de guerre : eh bien ! l’on y peut jouir de la vue des armes. La générale se bat, les canons sont traînés ; le jardin des Tuileries, sans que l’on s’en soit douté la veille, est inondé de régiments de cavalerie ; des tentes sont dressées ; le pied des chevaux creuse la promenade des allées, leur dent offense l’écorce des jeunes arbres : c’est un camp. Chaque arbre a ses huit cavaliers en rond.

On est accoutumé au son du tambour, à voir les habits bleus ; on voit galoper dans les rues des dragons, des hussards ; on voit passer des généraux à doubles épaulettes, en écharpes, le panache rouge ornant le chapeau brodé.

On monte sa garde, on fait patrouille ; il y a des instructeurs de troupes de ligne qui sont chargés de montrer l’exercice aux citoyens. Dans toutes les salles publiques, vous voyez des drapeaux, des étendards ; et tous les feux d’artifice n’offrent que le bruit des bombes et la détonation de l’artillerie dans un jour de bataille. On brûle chaque jour de la poudre à canon et en quantité ; on jure, on fume comme à l’armée ; l’habit bleu est l’habit de tout le monde et tel ne se fait plus raser que dans l’éclat de bombe qu’il a fait venir de Lille ou de Valenciennes.

J’ai vu une armée, une armée redoutable : ce fut le jour que Louis Capet et Marie-Antoinette furent ramenés au château des Tuileries. Antoinette avait passé sous le nom de comtesse de Korff, Louis pour son valet de chambre, et Élisabeth pour sa chambrière. Les combattants sous Xerxès ne furent guère plus nombreux. On eût dit de la garde, non d’un roi prisonnier, mais du plus grand roi de la terre. Le cortège ne tarissait pas. On peut affirmer que de Strasbourg à Paris il y avait plus de cinq cent mille hommes sous les armes. Trois personnages étaient attachés sur l’avant-train de la voiture. Jamais la puissance du peuple n’a paru sous un jour plus redoutable, et le peuple, ce jour-là, s’est singulièrement respecté. Tout en armes, il ne s’est pas permis une expression insultante ou dérisoire ; et le roi lui-même prenant part à cet extraordinaire spectacle, souriait au peuple et disait avec une ingénuité propre à exciter le rire de pitié du sage : Eh bien ! me voilà !

Lorsqu’il était environné de cette grande armée parisienne, je me disais : Oui, le voilà, cet être marqué du sceau d’une fatalité particulière : en naissant il fut l’objet de la haine de son grand-père qui détestait toute sa race, parce que son fils avait voulu le faire assassiner pour régner. Louis XV, à son tour avait empoisonné son fils pour se venger ; et il avait éteint dans ses petits-fils, par une méthode barbare, les sources de la génération. Louis XV, le plus crapuleux des hommes, avait ouvert, pour ainsi dire, cette carrière d’humiliation où était tombé son petit-fils toujours dominé par l’altière maison d’Autriche.[1]

Je la voyais à ses côtés, la moderne Frédégonde, ennemie née de la France, courbée sous le poids de sa rage impuissante et trahie, mourante de dépit et d’effroi, elle serrait dans ses bras, comme sa sauvegarde sacrée, l’héritier présomptif de la royauté qui semblait être puni par une main divine des forfaits de ses aïeux. Le parricide, le poison, l’inceste leur avaient été tout aussi familiers que dans l’ancienne maison d’Atrée et de Thyeste. Toutes ces grandeurs humaines abaissées, me faisaient songer à Bossuet, lorsqu’il tonnait au nom de Dieu sur la tête des rois.

Il a été donné à peu de mortels d’avoir vu ce que j’ai vu, et sous le jour surtout que je l’ai vu. Le règne de la terreur m’a enlevé et fait disparaître beaucoup de papiers où j’avais consigné mes réflexions. Les uns ont été brûlés par mes proches, dans la crainte qu’ils ne fussent surpris entre leurs mains ; d’autres ne m’ont pas été rendus ; mais il m’en reste assez pour donner à la postérité un aperçu de ces scènes neuves et grandes.

Je l’ai dit : Louis XVI était dévôt ; mais comment osait-il, s’il était dévôt, se parjurer à la face du ciel et de la terre, et tromper le peuple qui avait cru à des serments aussi solennels ? C’est parce qu’il était dévôt ; il ajoutait foi à la puissance d’un être supérieur à lui, à la puissance


RETOUR DE VARENNES. ARRIVÉE DE LOUIS XVI À PARIS
(25 juin 1790)

du Pape, qui pouvait à volonté le relever de son serment.

Cette fausse et méprisable idée le conduisit à ne regarder l’acte du serment que comme une vaine formule qui ne pouvait le lier en aucune manière.

C’est donc depuis la révolution une ville de guerre, que cette grande cité ; car elle abonde en soldats qui vont, qui viennent, qui passent, qui restent, qui séjournent ; et c’est un des grands embarras du ministère, que de les discipliner sans trop les contraindre : car une permission pour venir à Paris est ordinairement une récompense de leur bravoure.

Les enfants au lieu de jouer à la chapelle, font des patrouilles avec des bâtons et des bonnets de grenadiers en papier.

Chacun monte sa garde : le plus étourdi, le plus sourd, comme le plus sage et le plus attentif. Dernièrement un factionnaire criait à tue-tête, qui va là ! qui va là ! le passant qui avait la voix grêle disait en vain : C’est moi, citoyen, c’est moi ; l’autre allait tirer. — Eh ! mon ami, ne me tue pas ; c’est toi qui montes la garde pour moi. — Le factionnaire approche, et le maître reconnaît son cuisinier, portant au lieu de broche, baïonnette au bout du fusil.

  1. Voir le livre de MM. Savine et Bournand : Les Jours de Trianon (Louis-Michaud : Collection historique).