Le nouveau Paris/68

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Paris : Louis-Michaud (p. 216-232).

LES BALS D’HIVER



Aux bals de printemps et d’été, à ces bals déjà très-nombreux, ont succédé rapidement ceux d’hiver. C’est une autre teinte, mais il n’y a point eu d’interruption pour


BAL DE LA BASTILLE
Peinture de Swebach-Desfontaines, gravée par Lecœur
(Musée Carnavalet).

ces plaisirs : partout des salles de danse. L’oisiveté ronge

le Parisien, (fainéant de son naturel), l’oisiveté qui le tuera avec ses dix-neuf spectacles journaliers ; le règne de l’oisiveté, dis-je, est aussi continu dans la grande cité, que la basse fondamentale d’un orchestre d’opéra.

Après l’argent, la danse est aujourd’hui tout ce que le Parisien aime, chérit ou plutôt ce qu’il idolâtre.

Chaque classe a sa société dansante, et du petit au grand, c’est-à-dire, du riche au pauvre, tout danse ; c’est une fureur, un goût universel. Ils dansent, les Parisiens, ou pour mieux dire, ils tourbillonnent ; car rien de plus difficile pour eux qu’obéir à la mesure, et rien de plus rare parmi eux qu’une oreille musicale !

Sous le règne de la terreur, les Parisiens cois et tremblants et n’osant pas même alors faire un journal, ni arrêter une charrette, s’enfonçaient dans les spectacles ou dans les clubs, et ne dansaient que dans les fêtes publiques, et quelquefois autour des échafauds : tout à coup tous les murs se sont couverts d’affiches nombreuses en style presque académique, annonçant des bals de toutes couleurs, quelques-uns à si bon marché, que la servante peut y atteindre.

Pas une fillette qui ne trouve un galant pour la conduire à ces écoles de turbulence et de séduction. Un jeune homme refuse-t-il de les mener au bal, ou ne danse-t-il pas assez assidûment avec elles, elles l’éconduisent promptement et lui vouent une haine féminine, c’est-à-dire, déguisée.

On danse aux Carmes où l’on égorgeait ; on danse au Noviciat des Jésuites ; on danse au Couvent des Carmélites du Marais ; on danse au Séminaire Saint-Sulpice ; on danse aux Filles de Sainte-Marie ; on danse dans trois églises ruinées de ma section, et sur le pavé de toutes les tombes que l’on n’a point encore enlevées : le nom des morts est sous les pieds des danseurs qui ne l’aperçoivent pas, et qui oublient qu’ils foulent des sépulcres.

On danse encore dans chaque guingette des boulevards, aux Champs-Elysées, le long des ports. On danse dans tous les cabarets où se réfugie l’infanterie de l’agiot, qui, après avoir trompé tout le jour les malheureux particuliers, fait encore là échec et mat à la fortune publique. Enfin, on danse chez tous les professeurs de rigaudons, qui s’appellent artistes, à l’exemple des histrions.

Il y a pourtant cette différence entre eux et les professeurs modernes d’entendement humain, qu’ils n’ont jamais cherché à savoir si quand l’homme dansait, son âme était alors dans son talon ou dans sa glande pinéale.

On réveille la nuit les ménétriers. On frappe, on sonne, on crie à leur porte, ainsi que l’on fait chez les accoucheurs dans les cas pressants. Eh ! vite ! levez-vous ! accourez ! on vous attend. Le ménétrier se frotte les yeux, jure. Quel chien de métier ! dit-il ; il se lève, il gronde, il s’habille ; il va gagner six écus de six livres, sans compter trois bouteilles de vin dont il ne laissera pas une goutte.

Tous les joueurs de violon sont retenus trois semaines à l’avance ; ils gagnent d’autant plus d’argent qu’ils vont longtemps. Aller longtemps ; voilà le mérite par excellence ; il faut aller toute une nuit, et que le poignet soit infatigable. Comment le violon a-t-il prévalu ? Je ne sais pourquoi ; mais il est couru, ce ménétrier, pourvu qu’il sache tenir l’archet jusqu’à quatre heures du matin ; et c’est là le fort du métier, que dis-je ? de l’art ! Le ménétrier enfin doit être fort du poignet, du bras, faire vibrer la corde !

Il est si important qu’il y a promesse, engagement par écrit ; car l’on ne badine pas avec l’administrateur d’un bal ! Le parjure violon qui manquerait à sa parole, qui tromperait l’attente d’une société dansante, serait plus en horreur que Marat, Drouet et Babœuf, et de plus serait cité devant le Juge de paix.

Il danse, le peuple souverain, il danse tous les jours ! Il n’est donc pas déjà si mécontent ? Et dans chacun de ces bals si renommés, il y a des salles de jeu, puis des buffets de rafraîchissements, des illuminations d’un côté, de l’autre des parties ombreuses, des demi-jours favorables, enfin des ténèbres visibles, qui ne sont pas celles de Milton.

C’est à qui s’étudiera à tuer cinq à six heures en se mettant en branle. Mais dans le style des beaux bals, on y ressuscite le ton noble des anciens paladins, c’est le cavalier et la dame : tandis que dans les bals du peuple on dit : Le citoyen et la citoyenne. On conçoit bien que les annonces pour les bals des élégantissimes ne sauraient être rédigées que suivant l’idiome aristocratique : c’est tout simple ; et nos inconcevables, et nos merveilleuses ne sauraient entrer dans un bal de citoyens. Fi ! cela sentirait la république : et il est convenu et chez la femme du notaire et chez celle de l’épicier, que c’était là un mot qu’on ne pouvait entendre : une république danse-t-elle ? On a vu un roi danser : Louis XIV, Louis XV et les bals de la cour, qui les remplacera ? Qui remplacera le menuet de la cour, où la danseuse archiprincesse tournait le derrière à son danseur archiprince pour présenter le devant au roi de France ? Oh ! que cela était majestueux !

Mais les deux cents bals et les bals de Ruggieri, de Lucquet, de Mauduit, de Wenzel, de Montansier, tous les bals de société, même les plus élégants, quoique pleins, s’effacent comme des gratte-culs devant les roses, à l’aspect du bal de l’hôtel Richelieu, qui rassemble un monde, un monde incomparable. C’est l’arche des robes transparentes, des chapeaux surchargés de dentelles, d’or, de diamants, de gaze, et des mentons embéguinés ! Son entrée n’est permise qu’à une certaine aisance. Dans ce lieu enchanté cent déesses parfumées d’essences, couronnées de roses, flottent dans des robes athéniennes, exercent et poursuivent tour à tour les regards de nos incroyables à cheveux ébouriffés, à souliers à la turque, et ressemblants d’une manière si frappante à cette piquante et neuve gravure qui porte leurs noms, que je ne saurais en vérité la regarder comme une caricature.

Là les femmes sont nymphes, sultanes, sauvages ; tantôt Minerve ou Junon, tantôt Diane ou bien Eucharis. Toutes les femmes sont en blanc, et le blanc sied à toutes les femmes. Leur gorge est nue, leurs bras sont nus.

Les hommes, par contraste, sont trop négligés. Ils rappellent quelquefois à ma vue ces laquais qui, dans l’ancien régime, dansaient au salon une fois l’année, le jour du mardi gras à minuit, vingt minutes avant le coucher des maîtres. Ils dansent d’un air froid, morose : on dirait qu’ils rêvent à la politique ; ils ne rêvent à rien, ou bien ils font des plans d’agiot.

Les femmes sont plus décidément au plaisir de la danse, mais sans trop d’abandon. Si l’on entend quelques paroles, elles sont rares, et ne sortent que de la bouche du rigaudonier, despote armé de son archet, qui affecte la gronderie et la mauvaise humeur, qui régente tous les distraits, au milieu de deux cents femmes dont la danse silencieuse est certes une singulière exception chez les Français. Elles se recueillent véritablement pour préciser davantage leurs mouvements divers[1].

Ce qu’il y a de singulier, c’est que les spectateurs soient pour ainsi dire mêlés avec les danseurs, et qu’ils forment comme des noyaux entre les différentes contredanses, sans néanmoins les gêner. Il est rare en effet qu’une danseuse éprouve le moindre choc. Son joli pied tombe à un pouce du mien ; elle s’élance, c’est un éclair : mais bientôt la mesure la rappelle au point d’où elle est partie. Semblable à une comète brillante, elle parcourt son ellipse en tourbillonnant sur elle-même, comme par un double effet de gravitation et d’attraction. Je m’avancerais encore un peu au-devant d’elle, sans craindre de toucher autre chose que son vêtement : j’ai senti presque son souffle, et sans l’effleurer.

Chacun est immobile sous le vent des danseurs ; et les femmes, que l’on juge à haute voix, passent et repassent avec vélocité, comme indifférentes aux éloges ; mais leur oreille n’a rien perdu de tout ce qui s’est dit sur leur compte. Leurs yeux qui semblent invariablement fixés sur leurs danseurs, ne s’échappent sur le cercle qu’avec une telle rapidité, qu’il faut étudier avec attention ce mouvement pour le saisir ; et cependant elles ont tout vu.

Plus loin, ce sont des courtisanes en groupes séparés. Là, le mouvement est encore plus rapide : étincelantes de diamants, elles en agitent toutes les aigrettes aux lumières. Elles mettent dans leur danse une expression plus caractérisée : on voit bien qu’elles craignent de paraître trop lascives ; mais le regard, le regard qui ne ment jamais, les décèle. Elles ne peuvent, et ne pourront jamais imiter les gestes, les repos voluptueux, mais décents, des autres femmes. Aussi les discours autour d’elles acquièrent-ils une sorte de licence qui n’existe point à trente pas de distance de ces groupes : ceux-ci, je vous l’atteste, ont payé un plus large tribut au parfumeur.

Tout à coup, à un certain signal, tous ces groupes se divisent ; les banquettes vides sont à l’instant occupées et uniquement par les femmes. Quelle nouveauté annonce ce dérangement ? C’est un concert qui commence. Alors les femmes, que retenait en dansant le désir de la supériorité sur leurs rivales, et l’attention qu’exigeaient les figures variées et multipliées des contre-danses, commencent à parler. Les hommes debout les dominent et les observent. Elles semblent s’être placées là pour recueillir les hommages dus à leur légèreté. On distingue celles qui ont mis des bagues aux doigts de leurs pieds, celles qui portent un vêtement étroit, couleur de chair, et si étroit, qu’on peut gager qu’il n’y a pas de chemise sur la peau.

Un bourdonnement confus étouffe le concert ; les sarcasmes, qui ont remplacé parmi nous l’ingénieuse épigramme, circulent. On maudit tout haut le gouvernement, lorsqu’il est doux et humain et l’on respectait le gouvernement tyrannique et sanguinaire. Les silences alors ne sont observés que quand Rhodes[2] s’efforce de tirer de son violon des sons aussi attendrissants que ceux d’Orphée ; mais ce n’est pas encore Viotti[3]. Les palissades rangées autour de chaque banquette (je veux dire les hommes, autant vaut), les palissades, dis-je, se livrent alors à mille déclamations contre tous les gouvernants ; ils tâchent de déchaîner contre eux la défaveur, le mépris et le plus souvent la haine publique. La région du bal devient l’antre de la calomnie ; mais plus insolente que malicieuse, elle dégénère en platitudes, en torrent d’invectives grossières, et bientôt elle éloigne même jusqu’au curieux. L’un dit à son voisin : Toutes ces femmes que tu vois — Eh bien ? — Elles sont entretenues par des députés. — Tu crois ? — Celle-ci aux yeux vifs, à la taille svelte ; c’est la maîtresse de Raffon[4]. Cette demoiselle, la gorge nue et couverte diamants, c’est la sœur de Guyomard[5] : on a payé sa dernière motion avec les bijoux de la couronne. — Cette belle blonde élancée, c’est la fille cadette d’Isnard[6], qui a mis de côté cent mille écus pour sa dot : on la marie demain. Il n’y a pas, vois-tu, un membre du corps législatif qui n’ait ici deux ou trois femmes, dont chacune des robes coûte à la république une partie de ses domaines.

Le concert est fini : commencent les soupers, où les femmes, qui n’ont plus la gêne des corps et des corsets qui les serraient autrefois à outrance, peuvent manger à satiété : elles s’en acquittent très bien. Elles dévorent les dindes aux truffes, et les pâtés d’anchois : elles mangent pour le rentier, pour le soldat, pour le commis, pour chaque employé de la république ; et tout en dévorant, elles disent un mal affreux de la république. Il n’y a rien d’horrible comme le régime actuel ; si elles dansent, c’est pour le faire enrager ; car elles ont ouï dire que les deux conseils n’aimaient point les danses. Elles ajoutent qu’il n’y aura que le bal qui ne périra point en France. Tous les écrouelleux qui cachent leur menton dans leurs cravates, s’écrient : paole victimée, cela ne peut pas durer. Cependant les femmes qui maudissent cet épouvantable régime républicain sont filles, sœurs, femmes de fournisseurs de la république : elles ne cessent de dévorer ; elles ne boivent plus de vin, à cause de la faiblesse de leurs nerfs ; mais elles avalent le kirschwasser, le marasquin et toutes les liqueurs des Îles.

Autrefois, les femmes dans les bals, prenaient des rafraîchissements, et tout au plus quelques biscuits dans un peu de vin. La gourmandise aujourd’hui les domine, et je ne cesse d’admirer leur contenance ferme à table, et avec quelles grâces franches elles satisfont leur strident appétit. Les perdrix froides font deux bouchées ; les viandes disparaissent et de grands verres d’eau rafraîchissent par intervalle leur palais brûlé par le feu des liqueurs.

Bruyants plaisirs, les femmes sont dans leur élément au milieu de votre tumulte ! Le contentement perce dans leur maintien, malgré leur déchaînement épouvantable, contre le temps qui court : jamais elles n’ont joui d’une telle licence chez aucun peuple ; la rudesse jacobite expire même devant les non-cocardées. Elles ont dansé, bu, mangé ; elles ont trompé trois ou quatre adorateurs de secte opposée, avec une aisance et une franchise qui ferait croire que notre siècle n’a plus besoin de la moindre nuance d’hypocrisie et de dissimulation, et qu’il est au-dessous de nous de pallier nos habitudes et nos goûts quels qu’ils soient.

Bientôt je rentre dans le cercle, ayant bien saturé mes regards de toutes ces attitudes diverses, de tous les points


LE THÉ PARISIEN
suprême bon ton au commencement du xixe siècle (Dessiné par Harriet, gravé par A. Godefroy).

de vue piquants et réellement neufs, car je suis statuaire et

peintre dans mon cerveau : et voilà pourquoi il n’y a pas un seul tableau au Muséum que je ne refasse dans mon imagination. Ah ! pauvres peintres ! que vous êtes en général, froids, monotones, sans esprit, et surtout sans invention ! que vous êtes bien nés pour peindre des calvaires ! Ah ! malheureux peintres d’histoire ! vous avez tué l’histoire. Je compare toutes ces figures dansantes, parlantes et mangeantes à celles que j’ai rencontrées en divers pays ; et je me confirme dans l’idée que les Françaises sont, de toutes les femmes, celles qui ont le plus de grâces, même dans les fonctions qui en admettent le moins, comme manger goulûment, regarder hardiment, parler hautement et déclamer anti-républicainement.

Mais aussi je ne sais si l’on a vu dans aucuns temps et dans aucuns pays, une femme, au milieu des hivers les plus rudes, sans bas, sans autre chaussure qu’une légère semelle en forme de sandale, et simplement attachée par de légers rubans, laisser voir ses doigts des pieds ornés, ou plutôt gênés par plusieurs bagues ou anneaux ; et l’ostentation seule lui fait certes dissimuler la gêne qu’elle éprouve en formant les pas de danse.

Qui croirait au milieu de ces bals que la guerre est sur nos frontières, sur les bords du Rhin, de la Sambre, de la Meuse, au delà des monts et sur toutes les mers. Que l’Europe conjurée, soumise au fanatisme insensé, au dogme des rois, encore plus absurde que le dogme de la présence réelle, menace opiniâtrement la France, la République, la Constitution, Paris, les bals et même tous les danseurs : personne ne songe à ces hostilités sanglantes, à ces majestés liguées qui veulent relever la dignité de leur trône sur les cadavres français.

Je vois même une foule de jeunes gens de 23 ans, embryon-bêto-crates, qui ont mis leurs cravates jusqu’à leur bouche, et qui dansent plus longtemps, comme enchantés de s’être soustraits (je ne sais comment) à la réquisition.

Quel bruit se fait entendre ? Quelle est cette femme que les applaudissements précèdent ? Approchons, voyons. La foule se presse autour d’elle. Est-elle nue ? Je doute. Approchons de plus près ; ceci mérite mes crayons : je vois. Son léger pantalon, comparable à la fameuse culotte de peau de Monseigneur le Comte d’Artois, que quatre grands laquais soulevaient en l’air pour le faire tomber dans le vêtement, de manière qu’il ne formât aucun pli ; lequel, ainsi emboîté tout le jour, il fallait déculotter le soir, en le soulevant de la même manière et encore avec plus d’efforts ; le pantalon féminin, dis-je, très serré, quoique de soie, surpasse peut-être encore la fameuse culotte par sa collure parfaite ; il est garni d’espèces de bracelets. Le justaucorps est échancré savamment, et sous une gaze artistement peinte, palpitent les réservoirs de la maternité. Une chemise de linon clair laisse apercevoir et les jambes et les cuisses qui sont embrassées par des cercles en or et diamantés. Une cohue de jeunes gens l’environne avec le langage d’une joie dissolue : la jeune effrontée semble ne rien entendre. Encore une hardiesse de merveilleuse, et l’on pourrait contempler parmi nous les antiques danses des filles de Laconie : il reste si peu à faire tomber que je ne sais si la pudeur véritable ne gagnerait pas à l’enlèvement du voile transparent. Le pantalon couleur de chair, strictement appliqué sur la peau, irrite l’imagination et ne laisse voir qu’en beau les formes et les appas les plus clandestins : et voilà les jours qui succèdent à ceux de Robespierre !

Il en résulte néanmoins que toutes les femmes paraissent avoir absolument la même peau, ainsi qu’elles exposent au coup d’œil les mêmes chevelures blondes. Eh ! malheureux ! je n’idolâtre, moi, que les cheveux qui sont bruns ou noirs. Je sais cependant que sous cette décoration blonde… Oh ! quand viendra la mode de la peau brune ou demi-brune ? car je suis pour les beautés plus ou moins africaines.

Mais quittons ces grands bals ; le fifre et le tambourin ne battent plus que machinalement ; les lanternes colorées fument et pâlissent. Sortons pour rentrer demain dans les bals bourgeois.

Hé bien ! qui s’en douterait ? j’y ai là à deviner, mais beaucoup plus qu’ailleurs : le trait ressemblant y est bien plus difficile à saisir ; oui, infiniment plus de détails et de nuances, sous un premier aspect d’abord assez uniforme. La dissimulation, et la plus adroite règne ici, parce que l’on danse sous le regard des mamans, des tantes, des oncles et des frères. Il faut que la fille trompe tous ces nigauds : elle y songe ; elle y parvient. Dans ces bals, les mamans conduisent leurs filles il est vrai, mais à peu près comme ces bonnes qui accompagnent de jeunes actrices jusque dans les coulisses, et le tout pour la forme. Ces jeunes personnes sont d’abord comme honteuses des pirouettes, des rigaudons et des entrechats qu’elles entreprennent ; mais ce pas qu’elles ont médité, qu’elles ont étudié, qu’elles ont répété si laborieusement en présence du maître, sera pour elles, à ce qu’elles imaginent, le premier pas à la fortune. Elles dansent avec des intentions matrimoniales ; car elles visent toutes à épouser le plus riche du quartier. C’est ce qui sanctifie aux yeux des mamans le péché du bal. Le confesseur a perdu de son crédit ; mais il le reprend avec usure, quand il tolère le bal, et qu’il condamne et réprouve la République ; puis plus d’une fille pauvre a trouvé à se marier avantageusement, pour avoir fait preuve de cadence et de légèreté. Aussi les jeunes filles, ce que l’on n’avait pas encore vu, vont-elles partout. Il n’y a plus de ce qu’on appelait des séducteurs, depuis que la grande facilité des mariages, depuis que le divorce est venu si complaisamment au secours de toutes nos fantaisies. On ne redoute ni le contrat ni l’engagement qu’on peut rompre, refaire et dénouer. On ne craint plus ces accidents, qui autrefois entachaient une famille pour un demi-siècle.

Ainsi les bals ont remplacé, pour les filles, les couvents : on allait les voir à la grille ; on va faire l’entrevue chez le maître à danser ; il est devenu tout aussi honnête et tout aussi commode qu’un peintre en portraits. Félicitez-vous, bonnes mamans ; et vous, augustes bourgeoises, raisonneuses boutiquières, aristocratissimes notairesses ; naguère le sermon de la paroisse vous ennuyait ; maintenant vous avez la morale du Vaudeville, les vêpres mises en vaudevilles dans la pièce de Santeuil et Dominique[7], les vêpres chantées par arlequin. Ce chant réjouit toute votre petite famille, et vous toutes les premières ; convenez-en. Le bal, après cela, vous paraît un lieu de décence, car tout est comparaison : vous n’y voyez aucun inconvénient. Oh ! ce n’est pas le moment de les condamner, ces bals ! ils facilitent les mariages. Je ne suis pas rigoriste assurément ; je ne veux pas empêcher les filles de se marier ; mais ces bals du soir et prolongés dans la nuit, enfin ces bals où le fifre perçant et le tambourin raisonnent, je vous en avertis, complaisantes mamans, favorisent bien des choses, et ne feront qu’agrandir les salles des Enfants-trouvés[8].

Les bals militaires se distinguent encore par une plus grande effervescence. On y entend, pour ainsi dire, le tumulte des camps et le cliquetis des armes. Les gestes, les pas des danseurs ont quelque chose de mâle, et l’on s’aperçoit à leur air martial qu’ils passeraient avec la même ardeur des bras du plaisir aux champs de la victoire : tous les mentons y sont nus, et les visages non efféminés offrent aux regards l’honorable moustache. C’est avec regret que nous avons vu ces braves défenseurs de la patrie environnés de ces femmes sans pudeur, plus propres à les détourner de leurs devoirs qu’à les y porter, et qui, par leurs appas dangereux, peuvent les rendre incapables de soutenir le poids des armes et les fatigues de la guerre. Femmes honnêtes et pudiques, chargez-vous de la reconnaissance nationale ! accordez votre main à ces guerriers, dont le caractère en général est toujours plus franc que chez les autres hommes.

Il est des bals pour tous les états ; les porteurs d’eau et les charbonniers ont les leurs ; je ne veux rien oublier. Dans les caves, même au fond de quelques allées, dans de sales cabarets, au son d’un violon grossier, ou d’une rauque musette, tous les dimanches et toutes les décades (car le peuple chôme doublement), souvent même dans l’intervalle, les auvergnats dansent à ébranler les planchers et à faire craindre les réparations locatives. Le lieu de la danse est éclairé ou par un lustre composé de deux morceaux de bois en croix, ou par quelques lampions rangés à terre le long des murs. Au milieu d’un nuage de fumée, de tabac et d’odeur d’eau-de-vie, vous voyez s’élever et retomber sans cadence et sans mesure des danseurs inimaginables ; et tout à côté, sur de méchants bancs à moitié vermoulus, des groupes d’hommes et de femmes se barbouillent de gros baisers, si hideux qu’ils me font détourner la tête, et que je voudrais, aujourd’hui, les déloger de ma mémoire. Quelquefois le soulier à clou dans son élan écrase le lampion et asperge toute l’assemblée : cela ne fait rien ; il n’y paraîtra ni aux bas ni à la chaussure, ni aux cotillons ; le suif enflammé ne mord point sur le cuir tanné de ces Vestris : ils reprennent leurs bandouillères ; et s’en vont, en se donnant pour rire de gros coups de poing.

Enfin j’ai vu des bals où des danseurs de profession, costumés en nègres, en sauvages, en Chinois, en paladins, se faisaient grandement admirer, parce qu’ils n’étaient pas connus ; mais ces subtils escamoteurs de renommée, j’ai su, moi, les reconnaître. Que n’ose point cependant l’amour de la gloire ! je les ai surpris dans un bal de blanchisseuses ; s’enivrant de l’admiration de vingt couturières : ainsi un comédien du troisième ordre, sifflé et resifflé, va représenter chez Nicolet ou Ribié, et y enlever des applaudissements : il fait alors une bonne nuit.

Fameux danseurs de l’Opéra, est-ce vous qui avez tourné toutes les têtes de la cité ? Sachez que vous comptez autant de lourds imitateurs qu’il y a de prétendants aux grâces corporelles : mais si, d’un côté, l’on vous imite, célèbre Vestris, l’on entend les mêmes danseurs vouloir vous imiter en même temps, vous, gosier-Garat ; on n’entend plus que caracouler vos perpétuelles caracoulades. Or, le gosier-Garat est un instrument, dit unique, qui exécute des difficultés musicales, et de si grandes difficultés qu’elles en sont vraiment baroques. On dit que cela est admirable ; on s’y pâme ; et voilà ce que j’y ai trouvé de plus curieux. Dans ces bals, dans ces concerts, l’arbre du luxe, de l’opulence, fleurit au milieu d’une ville peuplée de misérables ; et c’est ainsi que l’on voit un superbe oranger qui s’élance d’une caisse peinte et remplie de fumier.

Parisiens, mes chers Parisiens, dansez ou allez à la messe ; allez à la messe ou dansez ; dansez même et allez à la messe en même temps ; mais pour Dieu ne politiquez pas : car quand vous voulez politiquer, vous tombez dans les pièges les plus grossiers qui vous sont offerts. Vous vous acheminez sur la foi de quelques scélérats vers toutes les horreurs de la dissolution anarchique. Dansez, je vous en supplie, dansez ; car il est impossible que vous ayez un autre caractère qui vous convienne mieux. Eh ! n’aurait-il pas mieux valu pour vous de danser et le 31 mai, et le 2 juin, et le 4 prairial, et le 13 vendémiaire !

Ensuite, crédules Parisiens, qui n’écoutez-vous pas ? Il y a moins d’ennui à voir danser que d’entendre un pot-pourri royaliste[9] sortir, dans les Lycées, de la bouche d’un littérateur qui se prodigue comme un chanteur ou comme un violon, et qui vend en personne sa rhétorique usée. Ainsi que le violon, il recommence sans cesse la même ritournelle qu’il débite depuis dix ans ; et il ne sentira pas même l’ennui qu’il distille.

Vive donc la danse, mes chers Parisiens ! et de préférence à la triste et monotone littérature de nos redondantes académies, de préférence surtout à tous ces lieux communs d’aristocratie hébétée et de royalisme extravagant. Que nos Lycées, au lieu de nous distribuer des phrases si rebattues, ouvrent leurs vastes salles à la danse. Pesants duri-crânes, dont le style même ne danse jamais, taisez-vous : vous ne valez pas le violon qui nous met en joie, car vous attristez une brillante et nombreuse assemblée : faites place au tambourin ; et pour le mieux prouver, voici ce que le grave Montesquieu a écrit sur la danse : « La danse nous plaît par la légèreté, par une certaine grâce, par la beauté et la variété des attitudes ; par sa liaison avec la musique ; mais surtout elle plaît par une disposition de notre cerveau, qui est telle qu’elle ramène en secret l’idée de tous les mouvements à de certains mouvements, la plupart des attitudes à de certaines attitudes »[10].

  1. Ce que j’ai vu de plus majestueux dans ma vie, de plus gravement solennel, de plus grandement ridicule, c’est le menuet français, dansé devant le roi de France : on n’entendait presque pas le pas des danseurs : un silence… On ne peut rendre ce recueillement respectueux ; j’en appelle aux témoins qui ne sont pas tous guillotinés. Pauvres humains ! (Note de Mercier.)
  2. Ou Rode. Élève de Viotti. Fut nommé professeur de violon au Conservatoire lors de sa fondation.
  3. Le plus célèbre violoniste de cette époque. Fut nommé directeur de l’Opéra en 1818.
  4. Député de la Convention. Prétendait que la cocarde était le plus bel ornement du citoyen.
  5. Membre de l’Assemblée législative et de la Convention.
  6. Idem.
  7. Par Augustin de Piis, qui fut par la suite secrétaire général de la police.
  8. Le nombre des Enfants-trouvés s’est accru, à Paris, depuis dix-huit mois de près du double. (Note de Mercier.)
  9. Pauvres déclamateurs qui nous déployez sans cesse la robe ensanglantée de César (qu’Antoine ne montra qu’une seule fois au peuple Romain), sachez qu’en politique le jour d’hier est un cadavre, et que le jour de demain est quelque chose ; et que dans la personne de Louis XVI, ce n’est pas un homme que l’on a mis à mort, mais un gouvernement. (Note de Mercier.)
  10. Une partie de ce chapitre a été insérée au Moniteur du 28 pluviôse an V. « On y reconnaîtra, dit le journal officiel, toute l’originalité et la justesse d’observation qui distingue Mercier, quand il veut se borner au seul genre qui lui convienne. » La suite de la note nous apprend que Mercier n’avait pas encore fixé son titre de Nouveau Paris et qu’il conservait pour ce projet d’ouvrage celui de Tableau de Paris.
    (Note de l’édition Poulet-Malassis.)