Le nouveau Paris/71

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Paris : Louis-Michaud (p. 236-245).

CARICATURES, FOLIES



Les caricatures semblent vouloir remplacer les feuilles périodiques et former une addition à la liberté illimité de la presse. Les passants s’arrêtent en foule au-devant des marchands d’estampes, pour regarder les incroyables, les merveilleuses, la marchande de merlans, le rentier, la folie du jour, l’anarchie, le danger des perruques. Il faut dire, pour l’instruction des étrangers, que cette dernière estampe offre une femme courant à cheval, et dont la chevelure et le chapeau s’envolent à la fois.

Ces peintures naïves de nos ridicules, de nos folies, de nos travers, de nos vices, n’excitent que le sourire passager d’un peuple volage qui s’étudie dans sa mise, qu’il varie à chaque instant du jour, à faire la charge même du ridicule dont on lui offre le fidèle miroir. Qui le croirait ? l’estampe des incroyables a généralisé les oreilles de chien : c’est ainsi que les journaux ineptes, frondeurs du républicanisme, ont fait beaucoup de républicains.

À côté de ces caricatures, figurent, en grand costume, les portraits de ces généraux, dont les noms inconnus se sont tout à coup couverts d’une gloire immortelle, et qui, généreux défenseurs de la France, ont, en la protégeant, sauvé l’Europe entière de l’horrible système d’oppression et d’esclavage que les rois avaient médité contre les peuples : leur concorde républicaine, loin de la basse jalousie, ne les honore pas moins que leurs victoires. Charrette fait nombre auprès d’eux ; et il était donné à la genérosite française de rendre hommage à ses talents en détestant son méprisable fanatisme. Les portraits du gros Louis et de sa fille sont encadrés et exposés comme les autres : ce sont des images et rien de plus aux regards du spectateur qui les achète s’il lui plaît, ou qui leur rit au nez, suivant sa fantaisie. On vous tire par la manche et l’on vous offre la Mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, tragédies ; cela ne vaut que quinze sous pièce, et personne n’en veut.

Mais ce qui frappe le plus, c’est la fainéantise du peuple. Le petit peuple travaille très doucement. Ses bras daignent à peine faire le moindre effort. Son métier est devenu pour lui une espèce d’amusement. Le gros travail lui fait peur : le brancard est peu chargé, la hotte est légère. Il loue ses bras comme par condescendance ; il veut dans une heure gagner le prix d’une journée entière ; il semble enfin, en travaillant avec l’insouciance la plus marquée, obliger encore le maître ou le bourgeois qui la paie chèrement. Au reste, les guinguettes, les spectacles sont remplis par lui de bonne heure. Oubliant le passé, tuant le présent, ne songeant pas à l’avenir, il va tous les jours aux promenades publiques ; il est sur les boulevards, sur les quais, les bras croisés ; il est dans les cafés, occupé d’une partie de billard, ou s’appesantissant sur un dé de dominos ; il y passe sa vie : il a presque honte du travail de la boutique. Enfin, grâce à la multiplicité indicible de tripots, de billards, de salles de spectacles à bon marché, de cabarets, le Parisien est devenu l’homme le plus paresseux de toute la terre. On se demande : quel travail nourrit cette multitude oisive ?

Il y a peu de jours la taille des robes des femmes illustres se dessinait en cœur ; actuellement celle des corsets se termine en ailes de papillons dont le sexe semble vouloir en tout se rapprocher, et qu’il prend le plus souvent pour modèle. Hier, c’étaient les chapeaux à la Paméla ; aujourd’hui, les chapeaux à l’anglaise : hier, elles se paraient de plumes, de fleurs, de rubans, ou bien un mouchoir en forme de turban les assimilait aux odalisques ; aujourd’hui leurs bonnets prennent la forme de celui de la femme de Philippe de Commines : hier, leurs souliers élégants étaient chargés de rosettes et fixés au bas de la jambe avec un ruban artistement noué ; aujourd’hui une grande boucle en paillettes leur couvre presque entièrement le pied, et ne laisse apercevoir que le bout d’un léger bouquet, dont la broderie vient finir sur la petite pointe du soulier : et que l’on ne croit pas que ce soit ici la caricature de nos illustres ; à peine est-ce une légère esquisse de leurs folies, de leurs changements variés à l’infini.

Quant à celles qui trottent, elles singent assez bien les premières quant aux bonnets, aux chapeaux, aux ajustements ; mais elles sont toujours détestablement chaussées, non parce que leurs souliers sont plats, mais parce qu’ils sont mal faits, et déformés ; ce qui annonce qu’elles les achètent tout faits et qu’une jeune fille prend souvent la chaussure de sa grand’mère. Mon œil ne peut guère s’accoutumer à les voir marcher sans précaution, et quoique retroussées jusqu’à mi-jambe, se crotter encore plus que les hommes. Dans ma jeunesse, les femmes marchaient sur le bout du pied, et l’étoffe de leurs souliers était intacte : l’humidité ne passait pas la semelle.

Au moment où j’écris, les femmes ont la fureur des chapeaux de paille, des aigrettes de paille, qui remplacent les plumes triomphales.

Las de courir tout Paris pour charger ma palette, veux-je entrer dans un café, j’entends chacun se plaindre d’être ruiné par la révolution ; et tous ceux qui tiennent ce langage ne font rien et passent leur vie au café ; mais c’est un ton : il faut être ruiné par la révolution ; et celui qui avait vingt pistoles de revenu, veut vous faire accroire qu’il avait vingt mille livres de rente. Chacun appelle la paix à grands cris, et personne ne se réjouit de nos étonnantes victoires. Le bourgeois, qui a lu l’histoire romaine, n’est pas plus touché des grandes actions de nos généraux que d’un roman. Il se baissera pour vous dire mytérieusement à l’oreille : Bonaparte va passer le Rubicon et imiter César. Où a-t-il pris cette grande idée ? en causant avec son voisin, à la messe, où il va non pas par croyance, mais à ce qu’il imagine pour faire enrager la République.

Il plaint les prêtres ; parle de sa misère, de ses incommodités, qui toutes viennent de la révolution : tout ce qui arrive de fâcheux sur terre n’a pas d’autre source. Sa femme, sa fille sont attaquées de maux affreux d’estomac, c’est aux queues qu’elles ont amassé ce mal ; c’est à la suite du long jeûne, imposé il y a deux ans par Boissy d’Anglas. Ne croyez pas cependant qu’il lui en veuille ; il lui a pardonné ce dur carême ; il lui a rendu sa confiance parce que Boissy d’Anglas lui promet pour Pâques prochain les œufs rouges à la royale.

Le refrain éternel, c’est le malheureux sort des rentiers. Les mendiants de métiers sont de pauvres rentiers ruinés ; la République ne trouverait jamais dans ses ressources de quoi payer, je ne dis pas le principal, mais même les intérêts de toutes les rentes soi-disant appartenant aux prétendus rentiers : et voilà comme s’atténue l’intérêt que doit inspirer à l’homme sensible la position de quelques-uns de ces honnêtes créanciers de l’État.

Enfin tout est devenu rentier. Le vieux carrosse démantibulé, tiré par des haridelles attachées avec des cordes, ayant pour conducteur un cocher et un postillon en souquenilles, et dont les talons perçaient les souliers, ce plaisant attelage n’est plus la voiture du prétendant, c’est celle des rentiers.

Le boutiquier toujours avide, murmure, mais il est tranquille ; on dirait qu’il s’est aperçu qu’il perd ses paroles, et qu’on y fait peu d’attention. Les gens aisés ont pris un sage parti : ils ne se mêlent plus de politique ; ils ferment l’oreille aux discours des remuants, rient de la guerre des journalistes, n’étudient à leurs toilettes que les cases de leurs nécessaires et le cours des papiers, se mirent dans leurs bottes, et sont indifférents pour tout le reste.

Les nouveaux millionnaires encore plus indifférents, mais non moins déchaînés contre le gouvernement, se font une principale affaire de se trouver avec les princesses du jour aux concerts de Garat, dit sur le théâtre de Ribié, l’Orphée moderne[1]. Ces hommes parvenus ne connaissent rien à la musique, mais ils applaudissent à outrance les caracoulades du chanteur, et ils admirent les femmes qui embellissent toutes les loges.

Si ce monde est une rotation perpétuelle, pourquoi les anciennes marchandes de pommes et de tripes ne figureraient-elles pas à leur tour, surtout lorsqu’elles sont jolies ? car la vraie noblesse chez les femmes est la grâce et la beauté.

Les thés sont en grande faveur. C’est presque les seuls endroits particuliers où l’on se réunisse : il n’y a plus de repas ; chacun mange chez le restaurateur, dont le nombre se multiplie à l’infini : il y en a à chaque coin de rue. On n’aperçoit que barbouilleurs hissés au haut d’une échelle, dessinant pour enseignes, des lièvres, des jambons, des écrevisses, des saucissons, ou écrivant en lettres anglaises : Déjeuners froids, cabinets particuliers : on n’entendra que trop cette dernière annonce ; un bouchon est devenu la grotte de Vénus.

Il faut que le pot-au-feu soit renversé dans presque toutes les maisons. Autrefois on se présentait pour dîner chez son ami ; aujourd’hui c’est tout différent ; chacun reste chez soi : on va prendre, en catimini, son repas chez son restaurateur. Est-ce économie ? est-ce division ? Ce qu’il y a de certain, c’est que cette mode annonce rupture et désunion dans l’ordre domestique, et l’on peut dire que les restaurateurs indiquent un changement essentiel dans notre manière de vivre et dans nos mœurs.

Les thés au moins semblent rapprocher davantage ; ils sont le premier pas pour remonter vers l’urbanité française, depuis longtemps si méconnue. Les femmes y sont en grande parure ; c’est une réunion brillante ; il y règne un certain silence ; les conversations s’y font à demi-voix ;


PROMENADE DU BOULEVARD DES ITALIENS
AU PETIT COBLENTZ
Dessiné par Desrais. Gravé par Voysard.


chaque groupe s’isole au milieu même de la société, et les passions, qui, partout ailleurs, ont leur physionomie et leur langage, semblent y avoir déposé tout ce qu’elles ont de dur et de personnel ; mais si l’on ne parle pas, chacun se devine, se tâte, pour ainsi dire ; on veut lire dans les yeux ce qu’on entend pas dire, et les regards expriment tout ce qu’on ne dit pas ; la haine y est réellement affectueuse. Quoi qu’il en soit, les thés nous ramèneront peut-être à la politesse française.

Les jours où il n’y a pas de thés, l’on se promène à Coblentz[2], aux Champs-Elysées ; l’on va prendre des glaces chez Garchy, chez Velloni ; l’on va aux fêtes de Tivoli, aux feux de Ruggiéri ; et le pauvre frémit de l’étalage indécent du luxe, qui cependant le nourrit et l’entretient ; car il faut du luxe à Paris.

Les courses à cheval du Champ-de-Mars ont inspiré le goût de l’équitation aux favoris des amazones, non pas celles qui se brûlaient la mamelle pour mieux tirer de l’arc. Tous briguent la gloire de courir à côté d’elles aussi savamment que Franconi. Ils veulent tous monter à l’anglaise ; mais ne sachant pas saisir le mouvement du cheval, ils se fatiguent, et font rire de leurs sautillements convulsifs : le bois de Boulogne est leur carrière olympique. Il y a plusieurs années que de ridicules maquignons se sont ingérés de raser les oreilles des chevaux ; aujourd’hui c’est la crinière qu’on leur rase ; on leur met de la cire luisante aux sabots : bientôt on les poudrera.

On ne sait si les jeunes gens sont plus jaloux de faire parade de leurs montures que de leurs belles ; mais ils semblent plus charmés de leurs montures, au plaisir avec lequel ils caressent leurs coursiers, à l’attention avec laquelle ils les regardent et les flattent. Ceci rappelle le mot d’un ancien petit-maître qui aimait beaucoup les courses de chevaux et les soupers d’actrices. On lui demandait ce qu’il idolâtrait le plus, des filles ou des chevaux. Après un silence, il répondit : J’aime mieux les femmes, mais j’estime plus les chevaux[3].

On dit que la plupart de ces cavaliers n’ont que des chevaux d’emprunt, et que tous ces coureurs élégants fendent l’air avec la rapidité de la flèche pour aller retrouver les arrhes de la veille, afin de pouvoir dîner ; car le grand air donne de l’appétit.

Le jockey, qui souvent n’appartient pas plus au cavalier que le cheval, suit tristement son maître du matin, et attend avec impatience la fin de sa course. Au reste, peu de coursiers fringants : des espèces d’anglais à courte queue, à courtes oreilles, maigres de vieillesse ou de famine, voilà en partie la monture de nos anglomanes. Ils ont des prétentions ; ils prennent leurs positions guindées pour de la grâce, et s’admirent au milieu de leurs courses : piaffant, courant, caracolant, les jeunes gens ont l’air triste.

Mais ce qu’il y a de plus singulier, c’est que ces femmes, ces jeunes gens s’arrêtent subitement au milieu de leurs courses, et lorsque le soleil a encore plus de trois heures à parcourir ; ils quittent l’air pur de la campagne pour se rendre dans des salons malsains où l’on fait de la musique. Ce n’est pas qu’ils aient l’intention d’entendre, mais ils veulent trouver à qui parler de leurs courses ; et c’est le plus grand plaisir que le coureur en reçoit. D’autres monteraient à cheval par intérêt pour leur santé : nos chevaliers du jour n’y montent que par amour-propre.

On n’étale plus que des livres obscènes dont les titres et les estampes repoussent également la pudeur et le bon goût : l’on vend ces monstruosités partout sur des mannes, le long des ponts, à la porte des spectacles, sur les boulevards. Le poison n’est pas cher ; dix sous le volume. Toutes les productions du libertinage, et les plus licencieuses, renchérissent les unes sur les autres, et ont attaqué sans frein et sans crainte l’honnêteté publique. On dirait que ces vendeurs de brochures sont des marchands privilégiés d’ordures : tout titre qui n’est point infâme, semble être exclu de leur montre. La jeunesse y puise sans obstacle comme sans scrupule, les éléments de tous les vices. Cette horrible manufacture de livres licencieux a pour manufacturiers tous les contrefacteurs, genre de pirates qui tueront la librairie, la littérature et les hommes de lettres : elle a pour base cette liberté illimitée de la presse que réclament sans cesse les plus faux, les plus méchants ou au moins les plus aveugles des hommes.


LE DIVORCE
Gravure en couleurs du temps, sans nom d’auteur.

L’institution du divorce, le sacrement de l’adultère, vient à l’appui de ce désordre. Elle seconde puissamment la pente au libertinage, entretenu par les excès de la gourmandise et de la bonne chère, par l’usage journalier des spectacles, des bals et de ces dissipations frivoles dont il n’y a aucun exemple chez aucun peuple de la terre.

Cette multitude de théâtres naturalise la paresse, tue les arts et les métiers qui demandent quelque suite, paralyse les bras, effémine les esprits et cesse d’être un divertissement à force d’être répétés. Il n’y a plus de jours de loisirs quand chaque jour le peuple est invité à perdre la moitié de la journée pour nourrir ou mal nourrir une phalange d’histrions. Les Parisiens ont la lasciveté des moineaux francs qui peuplent leurs toits ; ils sont encore plus volages et changent de femelle plus fréquemment qu’eux : la plupart n’ont pas même leur délicatesse dans leurs plaisirs.

Aussi n’appartient-il qu’à ce peuple de badiner, de rire avec le mal qui est la suite de la luxure. Il n’est pas un angle de porte, pas un mur qui ne soit triplement couvert d’imprimés portant annonce de remède pour la guérison radicale de la maladie vénérienne. On met dans la main des vieillards, des femmes, des jeunes filles mille annonces de prétendus guérisseurs. Nul ne rougit de donner ou de recevoir le papier. Chaque quartier a sa maison de santé : ce sont des gâteaux-toniques, des pastilles, des dragées-chocolates, etc. Ensuite des charlatans de même espèce, mais moins en vogue, lui jouent la comédie à cheval ou en cabriolet, et Pierrot distribue aux assistants des remèdes antisyphiliques au son des cymbales, des clarinettes et des cors de chasse.

  1. Voir chapitre : Ribié, directeur.
  2. Actuellement le boulevard des Italiens.
  3. Voir Tableau de Paris de Mercier (édition Louis-Michaud) : Chap. Anecdotes diverses.