Le nouveau Paris/73

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Paris : Louis-Michaud (p. 246-249).

LE PRÉ SAINT-GERVAIS



C’est le paradis terrestre, ou, pour parler plus juste, le jardin d’amour des Parisiens.

À peine aux premiers beaux jours du printemps, le zéphyr a-t-il épanoui les lilas de sa douce haleine, mille essaims de voltigeantes beautés s’y réunissent à l’envi. On les voit circuler en chantant, dans les sentiers étroits dont ces jolis arbustes couronnent les bords. Plus promptes que les Argus qui veillent à leur garde, toutes à la fois choisissent et détachent d’un doigt mignon leurs branches fleuries. Un jour voit naître et disparaître ces trésors. C’est un larcin d’habitude que l’amour chaque année justifie par l’intention, devant le rustique Municipal.

Mais c’est à la mi-juin, époque où les cerises brillent aux arbres comme des rubis, où les paysannes cueillent la groseille rafraîchissante, et portent sur leur tête des paniers de fraises, qu’il faut voir tout un peuple laborieux gravir en serpentant, la cime de Belleville, pour se régaler de ces fruits bienfaisants. Les enfants précèdent leurs parents, et portent les provisions du dîner. Cette promenade, qui leur fut longtemps promise, est la récompense de leur sagesse et de leur docilité. Transportés d’aise, ils brûlent d’arriver. Déjà la jeune sœur se repose à côté de son frère, au bas du moulin, d’où la vue plonge sur Paris et ses antiques tours. Là, toutes les filles sont belles : une douce fatigue a fait épanouir les roses de leur teint.

Quel pinceau exprimera la surprise d’un lugubre habitant de la rue des Rats[1] ou de celle Tire-charpe[2], qui ne voit d’autre jardin que le pot de basilic de sa fenêtre, à l’aspect de l’immense perspective, qui, de la hauteur de Romainville où il arrive trempé de sueur, se développe tout à coup à ses regards, surtout dans un de ces beaux jours, où le bleu foncé du ciel étend la majesté de son dais par-dessus ce magnifique tableau ?

Avec quelle satisfaction son œil se promène dans la molle ondulation des côteaux lointains et des moissons jaunissantes ! Comme il admire ces plaines fécondes que coupent par intervalles de longues avenues, des bouquets d’arbres, de petits bois, et des hameaux pittoresques !

Glorieux du pays qu’il découvre, le jeune époux s’empresse d’en faire remarquer toutes les merveilles à sa jeune compagne qui s’appuie languissamment sur son épaule. On dirait de deux aimables enfants qui regardent avec un tranquille plaisir, dans la Bible, l’image de la terre promise.

Tandis que la haute bourgeoisie, qui remplace la haute noblesse, vole en cabriolets à deux coursiers, vers les nouveaux jardins d’Armide, pour bâiller sous des saules pleureurs chargés de lampions septicolores, ou contempler, la lorgnette en main, quelques moutons errants sur des collines de six pieds de haut, la classe ouvrière, dédaignant ces fastueuses puérilités, continue d’aller admirer en liberté la nature aux Prés Saint-Gervais.

Elle ne cherche point dans ces riants vergers, les restaurateurs qui servent les potages à la Condé, mais de simples laitières, de modestes guinguettes dont les violons animent, au loin, le chant des oiseaux ; elle n’y voit que de joyeux convives qui, assis à l’ombre des pommiers, font, parmi les papillons et les fleurs, un champêtre repas.

Dans ce joli séjour, tout est vrai, tout est fraîcheur, tout est vie, tout est beauté ravissante. Pour concert, on a le ramage des rossignols, et la voix de mille amants, pour ombrage, des allées de cerisiers ; pour parterres, des carrés de fraises parfumées ; pour cascades, des ruisseaux qui roulent à petit bruit, sur un lit de cailloux, leur onde limpide.

Et quand l’automne montre sa tête chargée de fruits, quand la vigne laisse pendre ses grappes empourprées du haut des ormes qu’elle embrasse de ses rameaux, l’on y retourne encore pour jouir de ces dons, les uns pour toucher à la pomme défendue, les autres pour ravir de plus douces faveurs.

Ah ! que dans ces lieux enchantés la fin d’un beau jour a de charmes ! Et que le commencement du crépuscule y inspire de tendres désirs !

Souvent[3], à cet instant fortuné, une nouvelle Daphné s’échappe d’un bocage, et fuit un autre Apollon. L’amant, l’œil enflammé, poursuit avec l’aile du désir, l’objet de son amour. Qu’il est heureux ! Il l’atteint : elle ne se change point en lauriers dans ses bras vainqueurs !


VUE DU PRÉ SAINT-GERVAIS
Dessiné et gravé par Baltard.

C’est dans ce labyrinthe de félicité, qu’en espérant une paix glorieuse qui assure au monde la liberté des mers, les citoyens de Paris vont se délasser de leurs travaux.

Ah ! quel philosophe peut les regarder sans un sentiment de plaisir, redescendre à longs flots, sur le soir d’un beau jour, la montagne de Belleville, à travers l’illumination des guinguettes, l’odeur des cuisines, et les cris d’allégresse des danseurs qui dansent le pas de charge ?

  1. Entre les rues Galande et de la Bûcherie, près de la place Maubert.
  2. Existait à peu près à l’actuelle intersection des rues de Rivoli et du Pont-Neuf.
  3. J’ai été témoin de cette jolie aventure. (Note de Mercier.)