Le nouveau Paris/75

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Paris : Louis-Michaud (p. 251-254).

CARTES DE RESTAURATEURS



Vous les recevez en entrant tout imprimées ; c’est une feuille in-folio. Tel, accoudé sur une table, les médite longtemps avant de se décider ; tel tâte son gousset pour savoir s’il a vraiment de quoi dîner, car l’on ne dîne plus à bon marché. Faites bien votre calcul, si vous ne voulez pas être pris au dépourvu, et laisser votre montre ou votre tabatière au comptoir, en gage d’une moitié de poularde.

Vous voyez bien les prix, mais vous ne voyez pas le plat ; quand il arrive, ce qu’il contient pourrait être servi dans une soucoupe ; ou dans une palette à saignée. On voit au firmament la croissance de la lune, on ne voit chez les restaurateurs que la décroissance des plats ; et les prix sont fixes et invariables, comme l’étoile polaire. La viande est découpée en filigramme, et bientôt le sera en dentelles. On dirait que les bœufs sont devenus pas plus gros qu’un dindon ; la demi-once tient lieu d’une demi-livre ; et l’apothicaire ne pèse pas plus scrupuleusement ses doses.

Si vous demandez d’un tronçon d’anguille à la tartare, on vous en apporte ; mais ce tronçon n’a qu’un pouce et demi de longueur : ayez soin que la carte dise combien vous en aurez de pouces, sans quoi votre tronçon ne sera qu’une roulette. Il en est de même de tous les autres mets ; c’est l’exiguïté la plus délicate : on dirait qu’on vous apporte des échantillons d’un repas futur. Eh ! citoyens restaurateurs, je ne veux pas me faire faire un habit ; je veux dîner.

Il n’y aurait pas assez d’argent en France pour donner une seule fois à dîner à tous les individus de Paris, au prix que coûte un seul repas.

Que votre bourse, quand vous entrez chez un restaurateur, soit mieux fournie que la carte, et prenez garde encore de jeûner, tout en payant beaucoup. Rien de plus trompeur que l’aspect des prix, parce que le restaurateur, quoique gros et gras, regarde tous ceux qu’il traite comme de vrais Lilliputiens. Un plaisant disait : Je ferai mon dîner en cinq actes avec changements de décorations, mais non dans la même salle.

Il y a des dénominations plaisantes dans ces cartes ; on entend un garçon desservant crier à une espèce de maître-d’hôtel : apportez un potage à la ci-devant reine, avec deux rognons à la brochette ; apportez un potage à la ci-devant Condé avec du civet de lièvre. Là, on mange le potage de ce Condé qui a fui si vite et si loin ; et son nom, qui résonne le long des tables, ne signifie plus qu’une soupe, dont il ne tâtera plus.

Une sole au gratin, dit une petite voix grêle et féminine ; un quart de chapon, dit une autre voix forte et mâle.

Votre potage, vos petits pâtés, vos côtelettes, votre fricandeau, votre pomme, votre biscuit, tout cela est enregistré au moment que vous l’avalez ; et si votre estomac doutait de ce qu’il a englouti, ou s’il l’avait oublié, un procès-verbal vous le remet sous les yeux. Car pour le compte, il est fait d’après les règles de Barême : payez ; et je vous le conseille, allez dîner ailleurs.

On vous offre à ces tables l’Épître du Cordelier qui s’est fait comédien, adressée à la Carmélite, marchande de modes. (il n’y a que le titre qui en soit piquant.) Si vous prêtez l’oreille, c’est un mélange bizarre de délire et de raison, de tritesse et de gaîté, de silence et de bruit, d’esprit et d’ignorance, d’esclavage et de liberté ; et le discours est un vrai salmigondis, qui ressemble à ce qui reste de tous les plats.

À la Courtille, à la petite Pologne, à la nouvelle France[1], les traiteurs sont plus loyaux que les restaurateurs des villes ; dans ces guinguettes, vous voyez le plat en même temps que le prix ; vous pouvez les comparer, et sur-le-champ l’enlever cuit ou incuit. Les fripiers vendent leurs marchandises dans l’ombre pour en déguiser les taches ; les restaurateurs vendent des plats invisibles, et que les marmitons ne dévoilent que lorsque vous êtes engrené ; les restaurateurs méritent donc, ainsi que les fripiers, qu’on les appelle des juifs.

Ils s’enrichissent assez promptement ; ce qui le prouve, c’est que l’on voit en gros caractère tel qui s’annonce pour successeur d’un tel. Déjà Léda le dispute au fameux Méot. La goinfrerie est la base fondamentale de la société actuelle : on ne songe sérieusement qu’à manger, qu’à bien dîner ; et tous ces miroirs qui décorent ces salles de restaurateurs, réfléchissent l’égoïsme qui seul dévore tout à son aise ; et qui, quand il a dîné, n’est touché de l’infortune de personne.

  1. Voir les descriptions de ces endroits dans le Tableau de Paris.