Le nouveau pacte colonial

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Le nouveau pacte colonial
Revue des Deux Mondes5e période, tome 8 (p. 49-85).

Est-il vrai que la nation française soit sous le coup de la condamnation prononcée par Montesquieu contre certaines races d’hommes, qui sont, déclare-t-il, « les gens les plus aptes à posséder inutilement un vaste empire ? »

Un arrêt, aussi visiblement inspiré d’une partialité qui fut longtemps de mode en la matière soulèverait aujourd’hui les protestations motivées de quiconque a suivi de près l’effort silencieux et persévérant de cette grande France du dehors, dont, l’expansion laborieuse peut être envisagée comme la manifestation la plus réconfortante de notre relèvement national.

Des chiffres et des faits sont venus répondre aux supputations décourageantes dont on accablait les ouvriers de la première heure, et les fantômes pessimistes s’évanouissent à la clarté des résultats obtenus. Assurément toutes les promesses ne sont pas encore réalisées, et la moisson n’est pas en grange, mais on la voit sortir de terre.

Dès le mois de novembre 1899, M. Doumergue, censeur équitable et documenté, mais peu indulgent, de nos mœurs financières en matière coloniale, disait dans son rapport sur le budget du ministère des Colonies : « Ce qui n’est pas douteux, c’est que le mouvement commercial des colonies françaises va d’une façon générale en augmentant. Certaines d’entre elles, comme les colonies de la côte d’Afrique, à l’exception du Congo, sont même arrivées à réaliser des recettes suffisantes pour payer toutes leurs dépenses civiles. Le Sénégal lui-même… » Et il concluait en ces termes : « Il résulte de ce rapide exposé que notre situation coloniale s’est beaucoup améliorée. Il est établi que notre commerce et notre industrie commencent à tirer un profit, léger encore, mais qui va toujours croissant, de notre immense empire colonial. » On le voit, l’impulsion était donnée, le progrès s’est accéléré normalement depuis lors, et, l’année dernière, dans leurs rapports qu’anime un esprit critique amplement justifié par les vices inévitables d’une administration improvisée, qui s’organise à tâtons, MM. Pauliat et Le Myre de Vilers ont enregistré les résultats que l’on avait lieu d’espérer[1].

La tendance signalée par M. Doumergue a été consacrée depuis le dépôt de son rapport et généralisée par une excellente mesure budgétaire qui met, en principe, à la charge des colonies toutes les dépenses civiles et de gendarmerie[2], quitte à venir en aide par des subventions à celles de ces colonies qui ne sont pas encore en état de se suffire et surtout à celles qui ne peuvent plus le faire, car c’est principalement sous la forme de secours aux territoires indigens que s’exercera cette pieuse assistance.

L’activité avec laquelle on procède de toutes parts à la mise en valeur agricole des terres nouvelles décuplera d’ici quelques années, les profits déterminés par des échanges commerciaux dont les chiffres s’élèvent dans des proportions qu’on ne pouvait pas raisonnablement escompter à si brève échéance : comment espérer qu’avant d’être doté de l’outillage le plus élémentaire en chemins de fer, en ports de mer et en réseaux d’irrigation, notre domaine tropical développerait son trafic avec la métropole dans la mesure qu’indiquent les Annales du commerce extérieur ? De 1890 à 1899, les importations de la France dans nos colonies sont passées du chiffre annuel de 78 millions à celui de 179, tandis que les exportations croissaient de 130 à 167 millions[3].

Ce serait manquer de patience ou de bonne foi que d’en exiger davantage de nos colonies, dotées, depuis peu, du programme de travaux publics qui devait permettre à des hommes comme Gallieni, Doumer, Ballay et leurs précieux collaborateurs de couronner l’œuvre des conquérans, en effectuant la prise de possession par le rail, instrument d’annexion plus précis et moins onéreux que le canon. Ce sont là des frais de premier établissement assez élevés sans doute, mais ils nous libéreront avant peu des grosses dépenses militaires, qui constituent la charge la plus lourde du budget des colonies, dont elles absorbent les trois quarts : en dehors de la défense des frontières, d’une forte gendarmerie et d’une milice bien encadrée, notre œuvre de guerre sera terminée aux colonies quand les voies ferrées auront apporté aux races primitives, qui ont à peine entrevu leurs nouveaux maîtres et ne les ont pas encore compris, la loi du labeur, d’où naîtront le bien-être et la confiance. Les années qui viennent nous feront assister, il faut bien l’espérer, à ce spectacle rassérénant de la transformation graduelle d’un budget de la guerre en budget de travaux publics, s’il y a du vrai dans cet aphorisme d’une rigueur mathématique apparente : que le chemin de fer porte plus loin que l’artillerie.

Dès maintenant, il y a bien du numéraire et bien de l’effort humain en mouvement dans nos possessions récentes, où, phénomène peu commun, l’initiative privée a vu plus d’une fois le zèle administratif lui ouvrir la route, et la réponse est facile à faire aux gens d’humeur dénigrante à qui les coloniaux apparaissent, — d’un peu loin il est vrai, — comme des villégiateurs de grande banlieue, dont le temps se passerait à musarder sous les bananiers, en battant l’absinthe comme dans le bastidon ou dans le mazet de Tartarin ; dites-leur donc d’y aller voir !… Ils préféreront vous croire, et ce sera regrettable, car il ferait bon montrer au public sceptique avec quelle opiniâtreté sont à l’œuvre nos pionniers, conscients de l’énergie inlassable qu’exige en collaboration la rude nature tropicale, dont les trésors sont enfouis comme ceux du laboureur de la fable et n’apparaissent qu’à celui qui travaille et prend de la peine.

On retourne méthodiquement son sol, on l’ensemence patiemment de capitaux et de soins, et l’heure approche où la mère patrie, largement remboursée de ses avances, trouvera chez ses rejetons d’outre-mer le soutien économique indispensable à ses vieux jours. « La colonisation est pour la France une question de vie ou de mort, disait il y a quelques années M. Leroy-Beanlieu ou elle deviendra une grande puissance africaine, ou elle ne sera plus dans un siècle ou deux qu’une puissance secondaire[4]. »

Elle est dès maintenant la grande puissance africaine de l’Occident (si elle n’a pas su demeurer celle de l’Orient), et elle est en même temps une puissance asiatique arrivant à maturité. Les temps sont accomplis, et l’on n’aura pas la désolation de s’apercevoir que tant de nobles existences, robustes et généreuses, ardentes et pleines de foi, se soient sacrifiées à la dérisoire utopie d’une politique d’aventures.

Certes les hommes n’ont pas fait défaut à la cause, et, fût-ce le seul bienfait imputable à son actif, il faudrait grandement savoir gré à la politique coloniale d’avoir assuré la nation française démoralisée que la source des énergies individuelles n’était point tarie en elle, car on peut tout espérer d’un pays pour lequel tombent des hommes tels que Courbet et Borgnis-Desbordes, Francis Garnier et Rivière, Flatters et Mizon, Crampel et Morès, Béhagle et le commandant Lamy, Blanchet et Henri d’Orléans,et l’inépuisable légion de leurs frères d’armes. Et, grâce au ciel, il en reste debout et chaque jour voit grossir les rangs de ceux qui offrent leur jeunesse pour collaborer à la pacification organisatrice des territoires ouverts à notre domination par les Brazza, les Dodds, les Brière de l’Isle, les Duchesne, les Monteil, les Binger et les Marchand.

À vrai dire, l’œuvre coloniale a trouvé partout, depuis quelques années, de précieux encouragemens, et les concours indispensables ne lui sont plus marchandés dans les Chambres, averties par la panique parlementaire de Langson, qui faillit compromettre à tout jamais la conquête du Tonkin, malgré la force des situations acquises. Quel chemin parcouru depuis les exécrables mêlées où, plus d’une fois, les ennemis de la France trouvèrent au Palais-Bourbon un champ de bataille plus favorable que le théâtre de la guerre !

Actuellement, l’examen des crédits coloniaux donne lieu à des débats rigoureux, dignes de gens d’affaires également soucieux du succès de l’entreprise commune et de l’épargne des deniers engagés. Si ce n’est pas encore tout à fait l’image d’un conseil d’administration, ce n’est déjà plus le tumulte du champ de foire, et cette pacification parlementaire n’est pas un des moins glorieux triomphes de l’idée coloniale, qui a survécu aux plus lamentables défaillances de notre politique : l’abdication de Fachoda elle-même a trouvé, en regard du discrédit dont elle nous a momentanément affectés, une compensation matérielle d’une indéniable valeur dans l’obligation imposée au gouvernement de presser la réalisation de notre programme naval, la mise en défense de nos points d’appui (Bizerte, Dakar, Diégo-Suarez, cap Saint-Jacques, etc.) et l’installation d’un réseau de câbles sous-marins en rapport avec les nécessités actuelles de notre souveraineté et des intérêts qu’elle développe.

Un des indices les plus significatifs de la considération qui s’attache maintenant aux questions coloniales, naguère si décriées, c’est la modération du langage que l’on entend dans les discussions économiques engagées en ce moment même à leur occasion sur les principes fondamentaux de la doctrine. La Protection et le Libre-Echange, — depuis longtemps en présence sur les confins de nos possessions tropicales, qu’elles devaient inévitablement se disputer, — en viennent aux mains une fois encore et rompent la trêve de 1892, qui, après un violent combat, avait laissé l’avantage aux adversaires de la porte ouverte. À l’exception de quelques cas spéciaux, fondés sur des contrats antérieurs ou sur les difficultés du fonctionnement des douanes dans certaines zones, nos colonies étaient incorporées dans le régime douanier métropolitain, pour ce qui concernait leurs importations ; quant à l’exportation des denrées coloniales, elle était admise à l’entrée en France au demi-tarif ; c’est-à-dire que : 1° les produits étrangers, tissus, instrumens, conserves, etc., ne pouvaient avoir accès dans nos colonies sans acquitter les mêmes droits que pour pénétrer en France ; 2° les produits des colonies françaises devaient acquitter, pour entrer en France, la moitié des droits qui sont imposés aux produits de l’étranger. Le parti protectionniste avait même fait la plus vive opposition à cette dernière mesure considérée par lui comme une insigne faveur ; il prétendait soumettre les produits des colonies aux mêmes charges que ceux de nos concurrens économiques.

En peu de mots, cela consistait à traiter les colons français comme des frères, quand il s’agissait de leur placer notre machandise, et comme des ennemis, quand ils nous proposaient la leur. On n’alla point jusque-là, et, depuis 1892, nos concitoyens de l’Indo-Chine, de Madagascar, etc., s’ils ont le périlleux honneur de subir toutes les charges douanières de la mère patrie, quand il s’agit de s’approvisionner, ont obtenu l’avantage d’être traités en retour comme des demi-Français. Naïfs enfans prodigues, qui s’imaginaient qu’on allait tuer le veau gras à l’arrivée de leurs envois !

Cette paix boiteuse de 1892 n’a satisfait personne, et l’un et l’autre parti se proposaient depuis longtemps de la rompre ; la guerre vient d’être déclarée des deux côtés à la fois et les hostilités ont été engagées presque simultanément par un projet de loi de M. Méline et par une proposition de M. Gerville-Réache, renforcée d’un amendement de M. Le Myre de Vilers à la loi de finances, MM. Le Myre de Vilers et Gerville-Réache demandent que les denrées coloniales soient accueillies en franchise ; M. Méline y consentirait à la rigueur, mais il exige, en tout état de cause, que les colonies soient mises dans l’impossibilité de fabriquer les produits industriels ou agricoles que la métropole prétend leur fournir.

Tel est le principe du débat. Il est fondamental et l’on pensait voir à cette occasion se déchaîner les fureurs des économistes, plus ardentes encore que celles des grammairiens. Eh bien ! tout le monde a été frappé de la courtoisie, de l’esprit de conciliation, souvent même de la bonhomie spirituelle, dont se sont presque constamment inspirés les champions des deux doctrines dans les rencontres successives du tournoi brillant et passionnant ouvert par l’Union coloniale en l’honneur du régime économique. Voilà un signe des temps.

Quel adoucissement dans les mœurs ! Il n’est plus question de s’exterminer sur place et déjà l’on consent à écouter les sages qui s’interposent, venant dire : « Ne croyez pas qu’il y ait, comme on l’a donné à entendre, une hostilité de race entre la France et ses colonies, et que la prospérité des unes s’acquière aux dépens des autres. » On est disposé à admettre qu’il vaut mieux apporter quelques amendemens aux principes que de laisser périr les colonies ; on reconnait même qu’il y a plutôt un malentendu qu’un antagonisme irréductible ; depuis quelque temps déjà, les coloniaux n’étaient plus tout à fait des ennemis, mais c’était encore des étrangers, — et voilà que l’on parle de rouvrir le sein de la famille à ces parens éloignés… Hélas ! ce sont des parens pauvres : on va donc les exploiter.

L’essentiel est de ne pas exiger d’eux plus qu’ils ne peuvent supporter ; c’est le modus vivendi qu’il s’agit d’étudier selon les formules du do ut des.

Il y a quelque espoir d’aboutir, du moment où l’on consent à mettre le pied sur le terrain des concessions mutuelles, et il ne faut désespérer de rien dans cet ordre d’idées, à une époque où le Congrès des Chambres de commerce britanniques, réuni à Londres, a écouté sans frémir un de ses membres les plus autorisés déclarer que le libre-échange n’est pas une religion, mais seulement une politique, ce qui signifie qu’il est avec lui plus d’accommodemens encore qu’avec le ciel.

Nos protectionnistes ne sont pas de moins bonne composition ; ils l’ont montré dans mainte circonstance, et, de tous côtés, on s’oriente plus ou moins vers un possibilisme économique, dont l’idéal plane au-dessus des deux doctrines rivales. C’est de cet esprit que s’est inspirée l’Union coloniale, puissante association qui groupe les élémens les plus actifs et les plus vigoureux autour d’un programme dont le libéralisme doctrinal tient le plus grand compte des réalités de fait ; venue au jour dans le rayonnement d’un libre-échangisme sans mélange, elle n’a pas tardé à voir l’éclat de ses théories se ternir au frottement des réalités contingentes, et la lumière qu’elle dégage s’en est trouvée adoucie au point de devenir supportable à l’abat-jour des protectionnistes accourus en grand nombre.

C’était le lieu de s’entendre ; par la plume d’un de ses collaborateurs, M. Depincé, la Quinzaine coloniale, bulletin de l’association, a consacré une étude lumineuse et documentée au problème dont dépend l’existence même du vaste prolongement tropical, dans lequel on s’accorde enfin à voir un organe essentiel de notre circulation économique. Bientôt après, l’Union coloniale instituait un débat qui a occupé plusieurs de ses réunions mensuelles. Il ne pouvait malheureusement en sortir une décision efficace, mais il en a jailli beaucoup de clarté, et la conclusion qui demeure dans l’esprit de tous, c’est qu’il est urgent de sortir de l’indécision et du provisoire qui tiennent en suspens l’esprit d’entreprise le plus résolu

L’heure a sonné de fixer, et pour longtemps, le régime économique des colonies et il est indispensable de prendre un parti ou l’autre. M. Chailley-Bert, qui est cependant un des plus fervens adeptes de l’école libre-échangiste, déclare même loyalement que l’extension du système protectionniste, partiellement établi par la législation de 1892, lui semblerait préférable à une indétermination prolongée. « Les produits français, dans toutes les colonies françaises où l’on a pu, sont protégés contre les produits étrangers ; c’est une conception qui vaut ce qu’elle vaut, mais qui, une fois appliquée, doit être maintenue, » proclame le secrétaire général de l’Union coloniale.

« Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée » est un proverbe qui semble avoir été formulé tout exprès pour la circonstance, et l’on doit féliciter les libre-échangistes de vouloir bien reconnaître que l’hygiène de la porte fermée est, somme toute, préférable au régime du courant d’air.

Quels apaisemens peut-on attendre des protectionnistes en retour d’un sacrifice aussi considérable ? Quels sont les abandons possibles ? Quelles sont les concessions nécessaires ? Dans quelles proportions doivent être juxtaposés les élémens complexes dont la pondération minutieuse peut seule assurer un équilibre stable ? Problème ardu et qu’il est présomptueux d’aborder quand on n’est pas un économiste de profession. On pourrait cependant trouver dans cette infériorité reconnue un certain avantage, celui de la position : un poste d’observation, placé en dehors de la zone d’influence des deux écoles, et d’où les faits apparaissent à l’examen attentif et de bonne foi sous un angle que n’amplifie aucune suggestion doctrinale. J’invoque cet argument comme une excuse en entreprenant un travail aussi délicat.
I

On a beaucoup parlé du pacte colonial, à propos des mesures économiques dont il est question ; on a accusé M. Méline, de vouloir rétablir le système d’exploitation despotique que M. Depincé résume dans cette formule concise : « Tout de la métropole, tout à la métropole, tout par la marine métropolitaine. Elle exprime convenablement les principes essentiels d’une législation, qui fermait aux produits coloniaux tout autre marché que celui de la mère patrie, en même temps qu’elle réservait aux produits de celle-ci le marché des colonies, le pavillon national étant de rigueur pour les transports dans les deux sens. Cette stipulation, pivot de tout le mécanisme, avait sa raison d’être en un temps où le développement de notre marine marchande répondait aux nécessités du commerce français. Dans les conditions présentes, il ne viendrait à l’esprit de personne de rétablir une grave disposition restrictive, qui n’aurait même plus l’excuse de se trouver en rapport avec nos moyens d’action.

Si donc le pacte colonial devait revenir sur l’eau, ce serait en toute liberté quant au pavillon, et ses deux clauses primordiales ne reparaîtraient que délestées de leurs charges les plus lourdes et les plus oppressives, à savoir, le monopole exclusif au profit de la France continentale et l’unilatéralité du contrat. Aussi bien, il ne s’agirait plus, cette fois, de prohibition, et tout se tiendrait dans la mesure d’une protection discrète, d’autre part, les colonies trouveraient, dans la perception des droits acquittés par les marchandises étrangères présentées à leurs guichets (en moindre quantité il est vrai qu’il n’en passerait par la porte ouverte), une certaine compensation à la perte du bénéfice de la libre concurrence dans leurs acquisitions. Menus profits qui s’additionneront à l’énorme avantage résultant pour la production coloniale du privilège, — non plus imposé comme jadis, mais offert, — d’introduire en toute franchise ses denrées, dans les ports de France.

Or, savez-vous comment cela se chiffre d’après les données officielles ? Nous consommons chaque année pour plus de 1 200 millions de denrées coloniales, dont les neuf dixièmes proviennent des nations étrangères, alors que nos colonies, avantagées par la détaxe, devraient et pourraient aisément d’ici peu nous les fournir.

On voit, sans aller plus loin, que toute la question repose sur cette colonne de millions. Il saute aux yeux que l’effort de notre législation coloniale doit tendre exclusivement à la dérivation de ce prodigieux courant de richesses, qui sera tout naturellement amené, en présence des digues élevées devant lui, à faire son lit sur notre territoire colonial, pour peu qu’on se donne le peine de l’y creuser méthodiquement et patiemment.

À mesure que nos colons encaisseront les millions que représente le prix de ces denrées, leur faculté d’achat s’exercera nécessairement en faveur de nos produits, selon le principe « qui vend achète, » singulièrement favorisé dans l’espèce par les avantages constitués à notre commerce métropolitain vis-à-vis de cette clientèle de famille, qui nous devra sa prospérité, si nous savons en user raisonnablement avec elle durant les années difficiles de son adolescence économique.

Voilà comment il faut entendre notre nouveau pacte colonial, qui se distinguera de l’ancien par bien des points, notamment par ce mérite, primordial pour un pacte,… d’être un pacte, c’est-à-dire un contrat librement consenti de part et d’autre. Ce que l’on a jusqu’ici désigné sous l’euphémisme de cette appellation étant au contraire une charte léonine, — le pacte du loup et de l’agneau, ou tout au moins celui du boucher et du mouton, — un acte d’exploitation sans contre-partie et qui attribuait d’un côté tout le profit, de l’autre tout le détriment.

L’esclavage de l’indigène sous le fouet du planteur était moins rigoureux que celui de la colonie sous le fléau de la balance métropolitaine. Après avoir, avec tant de fracas et au prix de si terribles difficultés, aboli la servitude coloniale dans sa pratique traditionnelle, on ne saurait décemment songer à la rétablir sous une espèce insolite et contre nature.

Ce serait se méprendre étrangement sur le caractère de M. Méline et de ses amis que de leur attribuer le noir dessein de nous forger des chaînes, quand ils nous offrent des liens protecteurs. S’il y reste quelques épines, essayons de les adoucir, au nom de cette grande vérité, enfin reconnue de toutes les écoles, que le bien des colonies est un bien pour la mère patrie et que chacun est intéressé à faire disparaître les dernières velléités d’un néfaste antagonisme devant la persévérante et loyale coopération d’une solidarité fructueuse.

On répète à satiété ce truisme que métropolitains et colons sont les membres d’une même famille ; encore faudrait-il qu’elle fût unie, car les questions de famille sont parfois les plus irritantes, et, dans le fait, la mère patrie est souvent apparue à ses rejetons des lointains parages comme une sorte de marâtre. La littérature coloniale a prodigué les métaphores sur ce thème facile ; un des représentans les plus en vue de l’exportation et de la verve bordelaise a même poussé l’irrévérence jusqu’à prétendre, devant l’Union coloniale assemblée, que la vieille France se comportait à l’endroit de sa progéniture comme ces coquettes surannées qui prennent en grippe leurs filles dont la croissance est trop rapide.

Il est doux de voir opposer à cette lamentation l’image rassérénante du bon économiste qui est un père pour ses petits colons ; aussitôt devenus grands, ceux-ci le récompenseront largement par leur travail des sacrifices qu’il s’est imposés pour les nourrir et leur donner une éducation coûteuse ; dès qu’ils auront acquitté la charge militaire, ils aideront leur vieux père, dont ils feront quelque jour l’orgueil et la prospérité. Admirable matière à mettre en images d’Épinal

Ce n’est malheureusement pas dans les conceptions ingénieuses de l’apologue que réside la solution d’un problème économique où il ne s’agit point d’une affaire de sentiment, mais d’un placement de capitaux ; la métropole a engagé dans une entreprise, fondée sur l’exploitation d’un vaste territoire à défricher, une somme dont M. Doumergue évaluait naguère l’annuité à plus de 35 millions ; quelle méthode convient-il d’appliquer à la gestion de ce domaine, pour le mettre en état de produire, dans un délai normal, un revenu supérieur à cet intérêt annuel immobilisé, en tenant compte de la réserve et de l’amortissement que comporte une sage administration financière ?

Si nous regardons autour de nous, nous observons trois systèmes d’exploitation coloniale, celui de l’Espagne, celui de la Hollande et celui de l’Angleterre. L’Espagne a procédé ouvertement à la mise en œuvre de ses colonies, en s’en tenant au principe financier : « Je prends tout et je retiens le reste, » dont l’abus a finalement amené la rupture de Cuba et des Philippines, considérées jusqu’alors comme des trésors inépuisables, dans lesquels il n’y avait qu’à plonger la main sans rien donner en retour. De tels excès se payent inévitablement, et c’est une faute irréparable pour un État souverain d’acculer ses dépendances à la nécessité vitale de reconquérir violemment la disposition de leur bien. L’Angleterre en a fait péniblement l’expérience avec les États-Unis. La Hollande, partant d’un principe analogue à celui du régime espagnol, a eu la sagesse d’en régler l’application d’une façon assez discrète pour ne pas compromettre la durée de l’opération. Elle plume la poule aux œufs d’or sans trop la faire crier, et c’est fort heureux pour elle, son armée coloniale n’ayant pas réussi à réprimer, en dix ans, la sédition du sultan d’Atchin, comme le constate, dans une excellente étude sur les colonies étrangères, M. Camille Guy, chef du service géographique au ministère des Colonies. Après bien des tâtonnemens, qui laissèrent longtemps l’Inde Néerlandaise dans une condition assez précaire, elle eut la bonne fortune de rencontrer « un homme de génie, Van den Bosch, et l’intelligence de lui confier l’exécution, à ses risques et périls, de l’admirable plan de campagne qui ne devait pas tarder à enrichir la métropole et la colonie[5]. » Sa méthode consistait essentiellement dans un monopole d’achat exclusif, tempéré par une minime participation bénéficiaire offerte aux colons, d’ailleurs largement encouragés et soutenus par les mesures les plus efficacement favorables au développement des cultures tropicales. « En introduisant dans l’Insulinde des cultures riches, en intéressant les colons aux plantations de café, d’épices, de canne à sucre et de tabac, Van den Bosch a permis à son pays d’encaisser en un quart de siècle, de 1830 à 1855, plus d’un milliard de bénéfices nets. La culture du café seul a produit 800 millions. Grâce à ce système raisonné de cultures, la Hollande a pu lutter économiquement avec les plus grandes nations de l’univers ; le pays fut divisé en un certain nombre de circonscriptions, dont chacune fut placée sous la surveillance d’un contrôleur, qui introduisait dans son district les cultures de son choix, ordonnait les travaux, encourageait et punissait les travailleurs. Au moment de la récolte, il achetait tous les produits pour le compte du gouvernement, déduction faite de deux cinquièmes pour l’impôt et d’une somme fixe pour le transport. »

Tel est, dans ses grandes lignes, le système de Van den Bosch, auquel on peut reprocher, avec M. Camille. Guy, la spoliation du cultivateur, toisé au prix du marché, selon une pratique analogue à celle qu’acceptent chez nous les producteurs de tabac. Toujours est-il que, grâce à la réalisation d’un admirable plan d’ensemble, qui comportait un vaste réseau de chemins de fer, de voies navigables et de canaux d’irrigation, le gouvernement néerlandais est parvenu à réaliser un bénéfice annuel qui a dépassé parfois 50 millions de francs[6].

C’est surtout par sa façon autoritaire de régler la question de la main-d’œuvre, — si étroitement liée à la propriété du sol, — que la Hollande a obtenu de son domaine un rendement incomparable. Le gouvernement s’est purement et simplement substitué aux princes insulaires, qui étaient avant lui les seuls maîtres des terres, et, comme eux, il a eu recours à la corvée. « Il a seulement réduit le chiffre des journées de corvées, mais, comme auparavant, le corvéable ne reçoit pas de salaire, observe M. Jules Leclercq dans un rapport au Congrès international de Bruxelles. Ainsi que l’Espagne, la Hollande a considéré comme résolu le problème, agité encore aujourd’hui en France, de savoir qui, de la métropole ou de la colonie, est le véritable propriétaire du sol ? Comme l’Espagne, elle a décrété que les produits appartiennent, à l’État, ou à ses cessionnaires, et que les indigènes doivent aux nouveaux possesseurs leur travail et leurs bras. Seulement, tandis que l’Espagne, abusant du droit qu’elle s’est arrogé, condamne les indigènes à un travail forcé et gratuit qui a eu pour conséquence la dépopulation et la révolte, la Hollande a conçu une sorte d’association, en proportion minime, il est vrai, mais qui a suffi pour déterminer une longue prospérité et le prodigieux accroissement de population qui, pour Java seulement, s’est traduit par une augmentation de 21 millions d’habitans en ce siècle, 25 millions au lieu de 3 millions et demi.

La Grande-Bretagne, sévèrement avertie au siècle dernier, sur les inconvéniens du despotisme métropolitain, n’a du système hollandais que la préoccupation agricole, manifestée par un zèle non moins actif et non moins éclairé ; rien n’a manqué, sous ce rapport, à l’éducation de ses colons et de ses indigènes, et les jardins royaux de Kew sont un modèle partout imité. Sous l’impulsion de ses spécialistes, à la suite de consciencieuses enquêtes en Chine, et d’une série d’essais progressifs, le thé de l’Inde a supplanté sur le marché européen celui du Céleste Empire, et, par des procédés analogues, elle est parvenue à détenir le monopole de fait de la production de l’opium. En Australie, un étranger, le baron von Muller, investi d’une mission analogue à celle que la Hollande confia en 1830 à Van den Bosch, a introduit et développé des cultures qui n’ont pas tardé à prospérer. Grâce aux mêmes procédés, les colonies des Antilles ont été l’objet de développemens dont l’efficacité n’a été démentie que par la crise sucrière.

Pour ce qui concerne les rapports de la métropole avec ses possessions, le régime britannique ne se renferme pas dans une formule d’ensemble ; c’est là que l’on voit, poussée à l’extrême, la complexité inhérente au génie d’une race d’hommes d’affaires, que leur esprit pratique éloigne de l’absolu des systématisations et pour lesquels l’Univers se réduit à des questions d’espèces, dont chacune comporte sa solution particulière selon le temps et selon le lieu. Dans l’interminable énumération des possessions, crown-colonies, protectorats, dominations, compagnies royales à charte, etc., sur lesquels s’exerce plus ou moins directement la souveraineté britannique, — sans compter l’empire des Indes, qui a son secrétariat d’État à Londres en dehors du Colonial Office, ni l’Égypte, occupée provisoirement, ni le Transvaal, théoriquement annexé, sous la réserve des difficultés qui empêchent l’annexion d’être effective, — il ne se trouverait peut-être pas deux territoires anglais soumis à un régime identique.

Au seul point de vue de l’exécutif et du législatif, M. Camille Guy relève, en dehors des exceptions précitées, quatre groupes généraux présentant quatre formes bien distinctes : (A) Gibraltar, Sainte-Hélène, le Zoulouland, le Bechuanaland et le Basoutoland, où tous les pouvoirs sont entre les mains du gouvernement local ; (B) la Nouvelle-Guinée, Ceylan, les Falkland, Fidji, Gambie, Côte d’Or, Grenade, Honduras, Hong-Kong, Lagos, Sainte-Lucie, Saint-Vincent, Sierra-Leone, Trinitad, où les pouvoirs sont confiés à un gouverneur, assisté d’un Conseil exécutif et d’un Conseil législatif (quelques-unes relèvent du gouverneur d’une colonie voisine, ainsi les Seychelles du gouverneur de Maurice) ; (C) colonies possédant une assemblée législative élue, entièrement ou partiellement, et un Conseil exécutif nommé par la couronne ou par le Gouverneur : Bahamas, Barbades, Bermudes, avec deux Chambres ; Guinée anglaise, Jamaïque, Maurice et Malte, avec une Chambre mi-partie ; (D) les colonies les plus avancées dans leur développement possèdent un gouverneur responsable : Canada, Terre-Neuve, Nouvelle-Zélande, Nouvelle Galles du Sud, Natal, Cap de Bonne-Espérance, Tasmanie, province de Victoria, Australie du Sud. L’exécutif y appartient à un gouverneur délégué de la couronne et qui nomme les fonctionnaires. Le Corps législatif se compose généralement de deux Chambres, dont la première, au moins, est élue. Le Canada, en vertu d’un acte du Parlement, constitue une union fédérale avec huit gouverneurs provinciaux dotés chacun d’un Parlement. Les possessions australiennes viennent, comme on sait, de se grouper également en fédération.

La diversité des conditions n’est pas moins marquée sous le rapport économique, malgré l’apparent absolutisme du grand principe libre-échangiste, plus hautement revendiqué que constamment appliqué. D’un bout à l’autre de l’empire, il règne, mais il ne gouverne pas toujours, et on l’invoque ou on l’oublie, selon qu’il s’exerce ou non à l’avantage du commerce anglais, qui n’hésite pas à le remplacer par une solide barrière, dès que se manifeste l’utilité d’un point d’appui. Or, voici que la Grande Bretagne, affaiblie par l’âge, ne se sent plus de force vis-à-vis de ses rivaux grandissans, les États-Unis, l’Allemagne, le Japon, dont, comme on l’a dit, chaque ouvrier enfonce un coup d’un invisible couteau dans le cœur d’un ouvrier anglais, — et, pour défendre sa vie, elle apprête son armure. Tant que sa vigueur la fit intangible, elle protesta contre l’usage des engins défensifs, avec une si éclatante bonne foi que son exemple entraîna ceux-là mêmes qui avaient le plus à se défendre contre elle. Menacée aujourd’hui, elle cherche une sécurité relative dans les moyens que lui suggère l’instinct de la conservation, et dont elle a le plus violemment critiqué l’emploi chez autrui : mais, au lieu de s’emprisonner dans un protectionnisme exclusif, entravant la liberté de ses mouvemens, elle prépare résolument, sous le nom d’impérialisme, un vaste plan de solidarité économique, qui, par une minutieuse combinaison de mesures douanières, déterminées sur chaque point selon les nécessités locales, protégera la collectivité contre l’ennemi commun, c’est-à-dire contre l’article étranger offert à meilleur compte que le produit national.

À aucune époque, le commerce britannique n’a complètement abandonné les pratiques de la protection et il a fait bon marché de la doctrine partout où le suggérait le bien du business. C’est que, comme l’avouait un disciple avisé de Cobden, avec une franchise qu’il serait peut-être injuste de prendre pour du cynisme, « il en est du libre-échange comme de ces objets manufacturés en Angleterre pour être envoyés à l’étranger, mais non pour être consommés sur place. »

Ce protectionnisme pratique, qui vient à propos soutenir les défaillances d’une liberté poussée à l’excès, se manifeste sous les formes les plus variées, depuis les dispositions législatives ouvertement promulguées jusqu’aux expédiens administratifs les plus mesquins : un agriculteur du Nord de la France, dont le témoignage ne saurait être mis en doute, m’a raconté à ce propos une anecdote significative. L’un des plus grands seigneurs du Royaume-Uni, le félicitant sur la beauté d’animaux reproducteurs exposés à un concours agricole, l’avait vivement encouragé à les envoyer à une exposition de bétail en Angleterre.

— Je le ferais bien volontiers, my lord (je crois même qu’il fut dit monseigneur !), mais c’est impossible.

— Et pourquoi donc ?

— Parce qu’on ne les laisserait pas débarquer vivans.

— Vous savez cependant bien que le bétail entre librement chez nous ?

— Oui, théoriquement ; mais pratiquement, non : chaque fois que j’ai expédié des animaux reproducteurs, onn les a retenus au port, sous le prétexte d’une épizootie, dont cette manifestation douanière était d’ailleurs le seul symptôme apparent.

C’est ainsi que, dans un État bien gouverné, la vigilance de l’exécutif supplée à l’imprévoyance du législatif.

Si nous rentrons dans le domaine colonial et que nous jetions les yeux sur un des Blue-books où figurent les Colonial import duties, nous constatons aisément que les droits d’entrée dans les colonies anglaises n’ont rien à envier à nos tarifs : nos soies paient de 10 à 25 pour 100 ad valorem pour pénétrer en Australie et en Nouvelle-Zélande ; nos velours sont soumis à 30 pour 100 de droits au Canada, 35 à Terre-Neuve ; notre horlogerie est taxée de 20 à 30 pour 100 quand elle se risque en Tasmanie, en Nouvelle-Zélande, au Canada, au Queensland ; notre mercerie, nos chapeaux, notre parfumerie, nos jouets, nos eaux minérales, nos pianos eux-mêmes, tout est frappé à l’entrée dans la plupart des colonies anglaises. Au Niger, aussitôt le territoire déblayé par le moyen expéditif que l’on sait, la Compagnie royale imposait des tarifs élevés ; à Zanzibar, à peine le bombardement terminé, un droit de 5 pour 100 ad valorem était édicté contre toutes les marchandises étrangères, sauf la houille (de provenance anglaise) et l’ivoire, les dents d’hippopotame et l’écaille (généralement importés du territoire anglais de l’Ibea)[7].

Ces restrictions ingénieuses, au profit des intérêts de la mère patrie, marquent un acheminement discret vers les tarifs différentiels qui, d’ailleurs, fonctionnent au Canada, et dont la pratique tend à se généraliser dans l’Empire. En un dialogue retentissant avec sir Charles Dilke, publié au moment de Fachoda, un éminent interlocuteur, précisait la situation en ces termes « Dans certaines de nos colonies, au Canada par exemple, les marchandises anglaises bénéficient d’un dégrèvement qui peut atteindre 25 pour 100. Donc, au Canada, vous faites exactement ce que vous nous reprochez, avec cette différence que nos droits, en général, sont seulement protecteurs et que ceux du Canada sont prohibitifs… Votre nouvelle politique douanière s’est manifestée par la dénonciation des traités de commerce avec l’Allemagne et la Belgique. Votre gouvernement n’a pris cette résolution qu’avec le désir avoué de protéger désormais vos marchandises sur les marchés coloniaux et de retirer aux produits allemands et belges l’égalité de traitement avec vos produits métropolitains. C’est la même politique unioniste qui, tout autour du Soudan égyptien à peine conquis par vos armes, vient d’élever un mur de protection. »

L’idée a fait son chemin depuis lors, et, dans toute l’étendue de l’Empire qui ne voit jamais se coucher le soleil, on montre des dispositions non équivoques à en tirer parti. Au Congrès des Chambres de commerce, dont il a déjà été dit un mot, l’institution d’un Zollverein anglo-colonial a été examinée avec faveur et, en conclusion, on a émis le vœu qu’une commission royale fût chargée d’élaborer un projet.

Les délégués australiens se sont montrés particulièrement favorables à cette conception, mais sous réserve que les États-Unis, avec lesquels leurs échanges sont considérables, seraient admis dans l’union douanière. (Cela ne ferait peut-être pas l’affaire des manufacturiers coloniaux, mais on ne peut contenter tout le monde et sa mère patrie.) L’an dernier, une conférence protectionniste internationale s’est réunie à Sydney, proclamant la nécessité de décréter les mesures d’exclusion les plus draconiennes contre tous les produits étrangers et réclamant en faveur des industries locales quelques-unes de ces primes qui, jusqu’à présent, avaient le don de soulever les protestations les plus véhémentes des théoriciens du libre-échange. Et, plus récemment, la Chambre des communes a consacré une séance à la discussion d’une proposition de sir Evelyn Cecil tendant à soutenir par des primes la navigation sur la côte occidentale d’Afrique, où le pavillon britannique n’est plus en état de lutter avec celui de la Compagnie allemande de navigation[8].

On voit avec quelle dextérité la grande nation commerçante sait infléchir les principes dans le sens des opportunités ; c’est sous cette forme que la doctrine libérale a fait la fortune de ses inventeurs et l’on peut dire du libre-échange, comme on l’a dit du journalisme, qu’il mène à tout à condition d’en sortir.

Le fait est que les conditions économiques se sont modifiées de fond en comble depuis les beaux jours de Richard Cobden, dont les compatriotes ont eu longtemps une avance marquée sur tous leurs rivaux, grâce au tonnage de leur flotte marchande, au nombre de leurs colons, à la puissance de leurs grandes compagnies et à tout un ensemble de circonstances qui, en leur assurant la suprématie, leur permettait d’accorder sans péril aux nations étrangères une liberté commerciale dont la réciprocité comportait de sérieux bénéfices. « Ce n’est donc pas grâce au libre-échange, mais en dépit du libre-échange, dit encore M. Guy, que les rapports commerciaux entre la Grande-Bretagne et ses colonies ont été si étroits et si rémunérateurs de part et d’autre. »

Par sa position géographique, l’Angleterre était plus intéressée que toute autre nation à la prodigieuse activité des échanges qui devaient nécessairement résulter de la liberté douanière : en premier lieu, parce qu’elle se trouvait être le grand entrepôt du monde, l’intermédiaire universel, auquel (pour ne citer que ce qui nous concerne) nous expédions annuellement de 12 à 1 400 millions de marchandises, dont plus de la moitié s’en vont sur ses navires aux quatre coins du monde. Cette entremise a sans doute son prix, mais nous en ferions l’économie le jour où notre marine nous offrirait les conditions de bon marché que les transporteurs anglais réalisent par la supériorité d’une organisation fondée sur la multiplicité des transactions, l’activité ininterrompue du matériel et l’abondance du fret de retour d’un pays qui a du charbon à échanger contre les marchandises du monde entier[9]. Il y a là une réfutation péremptoire de l’argument qui nous représente l’Angleterre comme notre meilleure cliente, on a même dit pittoresquement comme notre meilleure colonie.

Ce travail à menu profit, inspiré du principe « vendre bon marché pour vendre beaucoup, » assure aux transporteurs anglais, en temps normal, un notable avantage sur leurs compétiteurs, moins bien placés ou moins bien organisés, mais cela ne va pas sans de graves périls : l’immobilité momentanée, le simple ralentissement d’une circulation maritime qui ne comporte pas un écart bénéficiaire important, tournerait vite au désastre, alors que nos opérations plus restreintes trouvent dans une plus ample marge de profits l’assurance qui permet de supporter les chômages. Le commerce maritime anglais, pour lequel c’est une nécessité impérieuse de travailler à tout prix, avait donc plus de raisons qu’aucun autre de rechercher tout ce qui pouvait contribuer à faciliter sur la surface du globe le développement d’un trafic dont la majeure partie, jusqu’à présent, devait lui passer par les mains.

D’autre part, l’Angleterre tire du dehors les quatre cinquièmes de sa subsistance. Donc, loin d’avoir une agriculture à protéger contre la production vivrière du dehors, elle est dans la nécessité, de favoriser l’introduction des denrées au plus bas prix. Il lui faut amener chaque année dans ses ports pour son alimentation 15 millions de tonnes de denrées, représentant plus du double du tonnage des marchandises de toutes sortes qui dans le même temps entrent en France ou en sortent.

De ce qui précède, il appert que : 1° Le libre-échange a eu pour effet de réduire à néant l’agriculture dans les Îles-Britanniques, situation dont la gravité en cas de guerre ne doit pas être perdue de vue et qui impose à la politique anglaise, quoi qu’on en prétende, l’obligation de demeurer pacifique ; 2° Il a cessé de garantir une suprématie industrielle, fortement battue en brèche par l’Allemagne (voir l’agitation du Made in Germany) et gravement menacée par les jeunes civilisations ; 3° Il ne semble pas avoir offert une caution plus efficace à la marine, qui était la plus grande source de richesse de la nation anglaise depuis le jour où Cromwell, par l’Acte de Navigation, déposséda les Hollandais de leur privilège de « Rouliers du monde, » et ce n’est pas sans raison qu’on s’alarme de voir M. Pierpont Morgan faire d’un seul coup l’emplette d’une des grandes compagnies de Navigation anglaise, tandis que l’Allemagne met en service à Hambourg les transatlantiques les plus puissans et exploite la Deutsche Ostafrikanische Gesellschaft, dont les progrès dans l’Océan Indien ont provoqué une interpellation au parlement[10].

Ruinée dans son agriculture, atteinte dans son industrie et menacée dans son outillage de transports, fondement de son commerce, la pratique Albion dirige ses regards vers un régime économique plus tutélaire que ce libre-échange dont les bienfaits paraissent épuisés. L’adoption d’un pacte d’union douanière unissant l’Angleterre à ses possessions dans une vaste entreprise de défense économique n’est plus qu’une affaire de temps, et cette constatation n’est pas de nature à décourager les hommes qui préconisent pour la France le recours à cette mesure de solidarité nationale. Sans pousser aussi loin que l’Espagne et la Hollande l’exercice du droit du plus fort, un pays qui a fait des sacrifices pour l’acquisition pacifique ou à main armée d’un domaine colonial est socialement fondé à prétendre se couvrir des avances engagées. Quand un gouvernement sollicite des crédits pour ce genre d’opérations, il a soin de faire valoir, en première ligne, l’avantage qui résultera pour le pays de la mainmise sur une clientèle indigène à équiper de pied en cap, — et, s’il n’ajoute pas immédiatement que cette fourniture sera strictement réservée à l’industrie nationale, c’est pour ne pas éveiller dans un moment inopportun les susceptibilités des nations concurrentes.

Aussitôt l’occupation effectuée, la pacification assurée, on voit la métropole inonder de ses produits la nouvelle colonie et s’étonner s’ils ne sont pas absorbés du jour au lendemain ; ce phénomène se rattache à une vérité économique qui ne se rencontre peut-être pas dans les ouvrages spéciaux, mais dont je me permettrai de présenter la formule empruntée à la doctrine de M. de La Palisse : « C’est que, pour acquérir un objet, s’il n’est pas toujours suffisant d’en avoir besoin, la condition nécessaire c’est d’en pouvoir payer le prix ; » or, le pouvoir d’achat des populations primitives, — dénuées du savoir-faire et du matériel indispensables à la mise en valeur de leurs territoires, et assoupies dans une paresse que justifie jusqu’à un certain point la modestie de leurs appétits, — est directement en rapport avec leur faculté de production ; c’est-à-dire qu’elle est à peu près nulle, particulièrement au lendemain d’une guerre dont l’effet habituel est d’interrompre la culture.

Si l’on veut leur créer des ressources, il est indispensable de les amener au travail, de leur fournir un outillage et de leur enseigner des méthodes appropriées. Pour ce qui est de l’outillage et de l’industrie agricole, nous avons vu de quelle façon ont procédé la Hollande et l’Angleterre, qui s’en sont trop bien trouvées pour que l’on ne tombe pas d’accord sur l’opportunité de suivre leur exemple ; il n’en va pas de même du premier point, qui est, comme disent les mécaniciens, le point mort de la question, et c’est de ce démarrage que dépend la mise en train du mécanisme économique.

Depuis l’abolition de l’esclavage, — dont ne s’est pas relevée la légendaire prospérité des colonies espagnoles et des Etats-Unis du Sud, — il a fallu trouver autre chose pour faire travailler le nègre. Les Hollandais, chez qui les préoccupations sentimentales ne figurent qu’au second plan dans les questions d’intérêt public, n’ont pas hésité à rétablir le servage noir, sous le badigeon d’une appellation plus décente et avec tous les adoucissemens qu’exige le progrès de la civilisation. On a vu qu’ils s’en trouvent à merveille. Parmi tant de procédés imaginés pour déterminer les indigènes à accepter la grande loi du travail, celui-ci se recommande par son extrême simplicité ; il est clair et péremptoire, on pourrait même alléguer à un point de vue philanthropique élevé, qu’en ne laissant pas aux Javanais d’autre alternative que de se mettre à l’ouvrage, il les soustrait aux angoisses de l’indécision, si cruelles aux hommes civilisés. Toutefois les générations successives d’Anglais qui ont appris à lire dans la Case de l’oncle Tom ne pouvaient accepter ouvertement cette reconstitution si peu dissimulée de l’esclavage ; ils ont trouvé mieux.

En dépit du proverbe, le nègre à l’état de nature montre une propension à la fainéantise dont on ne trouverait l’équivalent que chez les Européens, — s’ils n’étaient fouaillés par la nécessité. Inconscient imitateur du sage, qui sait se contenter de peu, l’enfant de la nature satisfait son estomac avec une poignée de riz ou une racine de manioc, et l’aiguillon d’aucune autre convoitise ne trouble une oisiveté qui se prolongerait indéfiniment si le démon tentateur de la civilisation ne venait lui faire goûter le fruit de la science du superflu, — chose si nécessaire au développement de l’industrie humaine : c’est, suivant les cas, une bouteille d’alcool ou une pièce de cotonnade bariolée qu’il offre au naïf indigène, ignorant de toutes les peines qu’amène derrière soi le vain plaisir de se draper dans un pagne de chez le bon faiseur hambourgeois ou d’ingurgiter une fiole d’esprit de bois de même provenance : dès qu’il a tâté de l’alcoolisme ou du snobisme de la cotonnade, l’enfant des tropiques est pris au piège colonial, non moins insidieux que celui de la nature ; le voilà captif du salariat ; c’est dans le pagne de Nessus que s’est enveloppée sa nudité ensoleillée : l’usage de la cotonnade amène le besoin de la chaussure, puis le goût du tuyau de poète et le désir du parasol, somptueux emblème de la suprématie des conquérans.

Si l’homme de couleur est inaccessible à l’alcool et au paillon, c’est qu’il a l’âme d’un héros ; offrez-lui des armes, il ne résistera pas à la séduction du fusil à pierre.

Tous ces achats se payent par un troc avec les produits du pays ; il faut donc les cultiver, ces produits, et le colonisateur fait d’un fusil à pierre deux coups : un ouvrier pour son domaine et un client pour sa pacotille[11].

L’alcool était jadis le principal argument auquel avait recours le pionnier européen pour opérer cette double transformation ; mais on n’a pas tardé à s’apercevoir que, s’il a du bon pour le marchand, il est désastreux pour l’employeur, et les Anglais, au Transvaal, ont édicté une législation rigoureuse en vue d’arrêter les progrès d’un fléau qui faisait le plus grand tort au travail des mines. Ils ne dissimulent d’ailleurs pas leur mécontentement contre les Allemands, qui empoisonnent la côte d’Afrique avec leurs trois-six meurtriers.

Comme, d’autre part, l’exploitation de la vanité des gens de couleur en matière de toilette s’exerce assez lentement, quoique sûrement, le génie britannique, pour précipiter la marche des choses, a créé un besoin nouveau, — mais ne nous hâtons pas trop de proclamer, avec le philosophe, que cela lui constitue un titre à la gratitude de l’humanité, du moins de l’humanité nègre : il a doté l’homme de couleur d’un besoin fiscal, impérieux, disons même accablant, — le besoin de faire face à une taxe personnelle qui, dans certains districts sud-africains, s’élève à 10 livres sterling, soit 250 francs. Une capitation d’un pareil chiffre est évidemment exorbitante pour de pauvres diables de matabéles qui ne possèdent pas un penny, mais j’ai hâte d’ajouter que sa rigueur n’est qu’apparente : tout indigène pouvant justifier d’un certain nombre de journées de travail fournies dans l’année à l’industrie minière est totalement exonéré de la taxe, qui ne représente à vrai dire qu’un impôt sur l’oisiveté, car il ne s’agit en aucune façon, notez-le bien, de corvée ou de prestation : ce n’est pas à l’État qu’est donné ce travail, mais à des particuliers, qui le rémunèrent largement. On peut donc convenir que, s’il y a là une atteinte à la liberté individuelle, déjà si ébréchée, elle est compensée par de sérieux avantages. L’application d’un système analogue à Madagascar, où la main-d’œuvre est insuffisante pour l’agriculture et surtout pour l’exploitation aurifère, a donné lieu à des abus qui ont amené le gouvernement local à y renoncer ; c’est regrettable à plus d’un titre et il serait à désirer qu’on en trouvât l’équivalent avec des garanties plus sérieuses[12].

D’une façon ou d’une autre, il faut à tout prix tirer l’indigène de la béatitude au sein de laquelle il demeurerait éternellement immobilisé si l’on ne devait compter que sur son initiative ; tel est l’objectif préliminaire de l’entreprise coloniale, dont la réalisation comporte ces trois termes essentiels : multiplier les produits des colonies, assurer leur circulation par des voies de communication et faciliter leur pénétration en France par l’abolition de droits d’entrée qui exercent à leur égard une action véritablement prohibitive, en les frustrant de la marge de bénéfices indispensable à toute entreprise aléatoire.

Or, l’absorption de ces produits peut seule procurer aux populations coloniales les ressources indispensables pour acquérir les articles variés que l’industrie nationale émet légitimement la prétention de leur vendre.

On ne saurait trop répéter cette vérité, banale, mais si souvent méconnue, — corollaire du sage principe d’économie politique qui interdit de frapper la richesse en formation.


II

Infiniment moins arbitraire que le vieux pacte colonial, l’amendement législatif de 1892 n’est cependant pas un foedus æquum, selon l’expression de l’homme d’État qui exerce depuis des années l’action, la plus décisive sur notre politique coloniale : « La compensation aux charges que les colonies supportent du fait du tarif, déclare M. Étienne, doit se retrouver directement dans l’égalité du traitement ; les marchandises coloniales entrant en France comme les marchandises françaises aux colonies, librement. »

La meilleure garantie de la durée d’un contrat et de sa fidèle application se trouve dans une équité relative assurant aux deux parties contractantes un sort à peu près supportable ; faute de cet équilibre, la stabilité du régime est nécessairement précaire et ne se peut maintenir que par des artifices momentanés. Si le pacte ancien a pu fonctionner si longtemps, c’est qu’il n’était pas aussi désavantageux qu’on en juge aujourd’hui pour des contrées tropicales d’une grande spontanéité de production, puissamment aidée, ne l’oublions pas, par l’esclavage, dont l’abolition a modifié de fond en comble la question des colonies. Despotiquement exploité par la métropole, le planteur retrouvait son compte dans l’exploitation des noirs. Cette compensation ne s’offre plus actuellement au colon, vis-à-vis de qui la métropole a bien voulu réduire de 50 pour 100 le poids de sa tyrannie, mais sans lui laisser le bénéfice d’une moitié d’esclavage, c’est-à-dire de la corvée pratiquée comme aux Indes néerlandaises. Il convenait pourtant de traiter le colon à peu près aussi bien que le nègre ; c’est ce que M. Le Myre de Vilers, avec M. Gerville-Réache, M. Étienne et tout le groupe colonial, va demander au Parlement[13].

On ne saurait reprocher à M. Le Myre de Vilers de la précipitation dans sa façon d’opérer une réforme aussi urgente, et le nombre est grand des coloniaux qui, moins patiens, réclament le dégrèvement total et immédiat. Parmi eux est M. Étienne, qui ne prend pas en sérieuse considération l’argument budgétaire invoqué contre la détaxe intégrale par laquelle le budget se trouverait brusquement frustré de 1 100 000 francs selon M. Étienne, et de 34 millions et demi d’après le chiffre du ministre des Finances. Aux yeux du leader du groupe colonial, cela n’est pas payer trop cher la mise en valeur assurée de notre immense et précieux domaine, qui aura bien vite fait de compenser au centuple ce manque à gagner par une multitude de rentrées indirectes[14].

Les exemples probans abondent à l’appui de cette thèse ; nous n’en citerons qu’un seul : celui du thé de l’Annam ; encouragé par le prodigieux succès du thé de Ceylan, où l’on n’en faisait pas une feuille il y a vingt-cinq ans, et qui en exporte plus de 90 millions de kilos. L’Annam s’est mis activement à cette culture, qui a si bien réussi que, dans l’espace de trois ans, la production s’est élevée de dix mille à cent cinquante mille kilos. Qu’on lui ouvre le débouché continental et le profit sera immense avant peu.

Observons, en effet, ce qui se passe pour le riz, qui n’est soumis à aucune taxe ; d’après un rapport au Conseil du Commerce extérieur par M. Charles Lemire, ancien résident au Tonkin, l’importation annuelle du riz d’origine française s’est élevée en peu d’années de deux mille à quatre-vingt-dix mille tonnes, faisant baisser les prix d’un quart au profit de nos consommateurs et au seul détriment des producteurs étrangers, dont le centre le plus important est la Lombardie. M. Lemire estime, en outre, que le transport du riz de l’Indo-Chine est appelé à favoriser dans une large mesure notre marine de commerce en lui offrant le fret de retour, complément nécessaire d’une entreprise maritime avantageuse.

Nous ajouterons qu’au point de vue social, le développement de la consommation du riz dans les classes populaires présente un intérêt de premier ordre ; parmi toutes les denrées vivrières, le riz est assurément celle qui offre, sous le plus petit volume et au moindre prix, même transporté chez nous, l’aliment le plus substantiel et le plus sain. De quoi vit la majeure partie de l’humanité ? De riz, — et cela coupe court à la plaisante légende, immortalisée par Alphonse Daudet dans sa mémorable page sur la guerre « Riz et Pruneaux » à la table d’hôte du Righi Kulm. Si cette céréale exotique avait réellement les vertus que lui impute Tartarin, on se demande où en seraient les habitans du Céleste-Empire et tant d’autres peuples dont elle constitue à peu près toute la nourriture. Réhabiliter le riz dans l’esprit des populations françaises et vulgariser sa consommation en l’amenant à bon marché, ce serait rendre à notre pays un service comparable à celui qui a fait la gloire de Parmentier, introduisant la culture de la pomme de terre en dépit des préjugés de l’époque[15].

Il va sans dire que c’est principalement en ce qui touche au café que la détaxe produirait des résultats considérables, — surtout si, conformément au vœu exprimé par les représentans des diverses colonies, le ministère de la Guerre se déterminait à autoriser pour la consommation des troupes l’emploi du café Liberia qui, sans avoir les agrémens de l’arabica, présente toutes les qualités désirables au point de vue de la qualité du breuvage et se recommande par un prix infiniment plus avantageux. Or, la culture du Liberia réussit généralement mieux que celle de l’arabica dans nos nouvelles possessions. Il résulterait donc de son adoption partielle dans l’alimentation militaire un précieux encouragement pour nos colonies en même temps qu’une forte économie pour le budget de la Guerre, et, pour le troupier, cet avantage appréciable de voir remplacer par du vrai café, de bonne qualité, quoique moins aromatisé que le moka, une partie de la chicorée dont on l’abreuve, — et qui n’est pas une des moindres amertumes du métier !

Quel que soit le sentiment anticolonial dans lequel on envi sage la proposition Le Myre de Vilers, on est obligé de reconnaître qu’elle présente, au point de vue de la prospérité générale, les avantages les plus sérieux : l’abaissement du prix de certaines denrées de première nécessité offertes aux consommateurs, — la vie assurée aux colonies, — le débouché colonial pratiquement ouvert à l’industrie nationale, tout cela au seul détriment des marchés étrangers vis-à-vis desquels nos produits se trouveront, selon l’expression sportive, « handicapés, » dans des proportions qui leur permettront de regagner l’avance prise par nos compétiteurs dans la grande course économique.

Cette réforme, qui vient à son heure, ne trouve donc pas devant elle d’adversaires de parti pris et M. Méline ne la combat pas dans son principe ; il reconnaît même, — et sa grande compétence pratique dans les questions de cet ordre le garantissait à l’avance, — qu’un régime économique bien constitué ne doit pas se réduire à des mesures d’ensemble et qu’il importe de le compléter par des dispositions de détail, inspirées des conditions locales.

Tout le monde se trouve donc d’accord sur cette question des espèces. Malheureusement, ces bonnes dispositions du parti protectionniste sont viciées par une arrière-pensée de méfiance : si M. Méline et ses amis voient clair comme le jour qu’il y a un avantage immédiat à encourager les colonies dans la culture des denrées que ne produit pas le sol de la France continentale, cette riante perspective est troublée aussitôt par un spectacle qui fait frémir leur imagination impressionnable : quand ces colonies auront pris des forces, grâce aux bienfaits que leur prodigue la mère patrie, n’auront-elles point l’âme assez dénaturée pour mordre le sein qui les a nourries ? Auront-elles l’ingratitude de faire concurrence à la maison mère dans les produits de sa spécialité ?

Tant qu’il ne s’agit que de thé, de café, de riz et autres denrées exotiques, la plus franche cordialité ne cesse de régner ; mais, s’il allait être question de tissus, de blé, de vin, de charbons, — et qui sait ? peut-être un jour de métallurgie, de papeterie, voire même de modes, ou d’articles de Paris, — quelle angoisse pour les Vosges et pour la rue de la Paix !

Ainsi se présente l’âpre débat sur la production similaire, contre laquelle on demande des mesures prohibitives, tout en montrant les dispositions les plus libérales à la production complémentaire, c’est-à-dire aux produits que la métropole est incapable de fournir et dont l’introduction a pour effet de compléter son approvisionnement indispensable.

Dans un retentissant discours prononcé à la Société nationale d’économie politique, M. Méline disait en 1898 : « Je suis d’avis d’ouvrir largement nos ports aux produits de nos colonies, mais, en retour, nous entendons qu’elles ne viennent pas faire concurrence à nos produits nationaux. » C’est à dessein que je souligne le mot viennent, on verra pourquoi. Ce sentiment défensif s’est manifesté, depuis lors, d’une façon singulièrement agressive ; en juillet 1900, M. Henri Boucher, ancien ministre du Commerce, présentait, sous le patronage de M. Méline et avec le concours de M. Camille Krantz et d’un certain nombre de leurs collègues, selon la formule consacrée, une proposition de loi dont l’exposé des motifs, invoquant « le péril qu’offriraient pour la production européenne des exploitations établies dans des contrées où tant de circonstances se réunissent pour réduire la main-d’œuvre à un prix infime, » considère qu’il n’est pas admissible de « laisser nos colonies exercer pleinement leur activité dans toutes les voies où il leur plaira de la diriger et de leur donner toute facilité de nous infliger une concurrence désastreuse. »

L’aveu est dépouillé d’artifice ; comme pris de pudeur après l’avoir laissé échapper, les auteurs de la proposition ne se sentent pas le courage d’en porter seuls toute la responsabilité et ils appellent à l’aide… dans le camp de leurs adversaires : « Le droit pour les colonies d’être placées sur un pied de réciprocité absolue avec la mère patrie est dénié par les esprits les plus libéraux, » allèguent-ils avec un soupir de soulagement, sous prétexte que, dans un rapport sur le budget des colonies en 1896, M. Jules Siegfried recommandait aux colonies l’exploitation du sol, plutôt que l’industrie. Fortifiés de ce témoignage, M. Henri Boucher et quelques-uns de ses collègues proclament la mère patrie en danger, — en un danger que peut seule écarter l’institution d’une patente qui frappera rigoureusement dans les colonies « toute exploitation industrielle ou agricole dont le produit serait de nature à concurrencer les nôtres. » Voilà qui peut aller loin, et si cette prohibition, — c’en est une, on ne le dissimule pas ! — était poussée dans toutes ses conséquences, il ne resterait plus aux colons qu’à se croiser les bras en attendant venir la mort ; effectivement, il n’est rien qui ne puisse être envisagé comme concurrençant tel ou tel de nos produits : faire des cotonnades (et c’est surtout de cela qu’il s’agit pour le moment), c’est concurrencer les Vosges, Rouen et Roubaix ; faire du vin, c’est menacer l’Hérault ; du blé, la Beauce ; du fromage, la Brie ; tirer du sol le charbon elle fer qu’il contient, c’est inquiéter le Nord, la Loire et les Cévennes ; cueillir des pommes, c’est désobliger la Normandie ; confectionner des sabots, c’est attenter à la forêt ; des petits balais, au bocage. Laisser pousser les bananes, tomber les noix de coco et fleurir les orchidées, c’est porter un préjudice aux intérêts des grands établissemens horticoles dont les serres produisent une température équivalente à celle des pays tropicaux, mais plus onéreuse. Quant à la canne à sucre, quel péril pour le bâton de sucre de pomme ! Tout est concurrence, tout, et c’est « concurrencer » quelqu’un que de planter des choux.

Plaisanterie ! va-t-on dire. Exagération caricaturale et fausse interprétation du terme « concurrence ! » Comment pourrait-il venir à l’esprit de M. Méline de prétendre arracher aux colonies françaises le droit de faire des cotonnades, des blés, des vins, des charbons, des sabots, pour les besoins de leur consommation ? Il n’y aurait concurrence que si ces produits étaient importés dans la métropole et à bas prix.

Le bon sens paraît l’indiquer, mais on ne saurait croire dans quelles extrémités la peur du « péril jaune » peut jeter les meilleurs esprits. Les mots ont changé de valeur à leurs yeux éblouis par l’éclat de cette couleur d’épouvantail, et, pour eux, empêcher la concurrence à notre industrie ne signifie plus empêcher certains produits coloniaux de venir sur nos marchés, mais leur refuser le droit de se débiter sur place. Les cotonnades de l’Inde ne sont pas en train d’envahir Paris ou Marseille, mais elles sont vendues aux colonies. Est-ce tolérable ? Le Tonkin a de la houille ; lui sera-t-il permis d’en user chez lui ou devra-t-il en faire venir du Pas-de-Calais, si la France était exportatrice de charbon comme l’est l’Angleterre ? Madagascar pourra-t-il utiliser ses plantes laticifères le jour où les progrès de la chimie auront réalisé en Europe la découverte de ce caoutchouc artificiel dont la recherche est poursuivie si activement de tous côtés ?

Voilà ce que signifie le cri d’alarme poussé par M. Henri Boucher, et, s’il nous appelle aux remparts, ce n’est pas pour défendre la cité que rien ne menace, c’est pour nous mener à l’attaque du marché colonial. L’art de la guerre est fondé sur ce principe que la meilleure tactique défensive, c’est l’offensive ; M. Henri Boucher a l’âme d’un grand conquérant, mais il serait désirable de le voir jeter ses troupes sur le sol de l’ennemi, au lieu d’envahir les territoires amis ou alliés ; puisse-t-il ne pas devenir l’Attila des colonies !

L’idée de la patente coloniale, telle que la présente le projet Boucher, recule les bornes du despotisme métropolitain bien au delà du point où les avaient poussées dans ses plus mauvais jours ce pacte légendaire, dont le seul souvenir dresse les cheveux sur les crânes ; s’il refusait aux colonies la liberté de se fournir dans les comptoirs de l’étranger, il ne les soumettait pas à l’obligation tyrannique de traverser les océans pour aller chercher en France les objets qu’elles avaient à portée de la main, ce qui, serait outrager les lois les plus élémentaires de la mécanique en même temps que celles de l’économie politique et de l’équité sociale. Le gaspillage d’efforts que comporterait un pareil détour se solde inévitablement par une perte sèche ; une telle opération serait donc désastreuse pour tous les participans et ne saurait profiter qu’à nos concurrens de l’extérieur, qui tiennent compte jusque dans leur gestion commerciale du postulat mathématique d’après lequel la ligne droite est considérée comme le plus court chemin d’un point à un autre : contraindre une colonie, qui peut faire chez elle des tissus bon marché à en chercher de semblables, mais plus coûteux, à l’autre bout de l’univers, c’est aussi absurde, mais de plus fâcheuse conséquence, que de se contourner la tête avec l’avant-bras pour se gratter le bout du nez. On n’édifie pas un régime économique sur une acrobatie.


III

Si la question se présente avec une netteté indéniable en ce qui concerne le droit pour une colonie de fabriquer librement ce qui lui est nécessaire, il n’en va pas de même pour deux points spéciaux fort délicats et dont la complexité a projeté une grande confusion sur le principe même du débat, qui s’en est envenimé.

C’est de là qu’est né le malentendu, c’est là que se sont émues les susceptibilités protectionnistes, et non sans motifs. Ces deux points sensibles, c’est l’exportation intercoloniale, et l’affaire des guinées de Pondichéry.

La loi de 1892 laisse une liberté entière aux échanges de colonie à colonie ; il y a là une fissure par où, dans certains cas, peut passer la fraude. En effet, diverses possessions, dont la surveillance douanière est irréalisable, au moins actuellement, par exemple celles qui sont enclavées dans de vagues territoires insuffisamment délimités, — ont été placées en dehors de notre régime économique. Les produits étrangers y pénètrent donc en franchise et il suffirait de les réexpédier dans une de nos colonies à douanes, pour pénétrer notre enceinte économique sans acquitter de droits. Quoique fort amoindrie dans la pratique par le coût élevé des réexpéditions et des transbordemens, cette facilité offerte à la fraude est évidemment intolérable et on s’explique l’irritation qu’elle provoque.

L’affaire des guinées de Pondichéry a soulevé une émotion plus vive encore ; par respect pour une tradition commerciale dont l’origine est fort lointaine, la législation de 1892 a reconnu aux établissemens français de l’Inde le privilège d’introduire librement leurs cotonnades dans la métropole, sans préjudice du droit de les importer dans toutes nos colonies, en vertu du principe sus-énoncé. C’est surtout à la côte d’Afrique, et particulièrement au Sénégal, que vont ces tissus désignés de tout temps sous le nom de guinées. Cette situation privilégiée peut-elle donner lieu à des abus importans ? Cela ne fait pas doute aux yeux des auteurs du projet : « Ce n’est un mystère pour personne, dit, l’exposé des motifs, que des industries étrangères, à peine dissimulées sous quelques dehors français, se sont installées dans nos établissemens de l’Inde, à Pondichéry et à Chandernagor, » et ce sont ces industries qui bénéficient largement des avantages conférés par la loi de 1892. On propose donc : 1° d’appliquer le régime dit de la nation la plus favorisée aux colonies situées en dehors de notre action douanière (cela ne porterait en rien atteinte au traitement de réciprocité, puisque ces colonies ont tout le bénéfice d’une indépendance complète quant à leurs importations) ; 2° de supprimer la faveur spéciale accordée aux guinées de Pondichéry dans la métropole.

C’est là-dessus que les débats ont pris le caractère le plus âpre ; en dehors de la question de principe, il y a de gros intérêts particuliers en jeu. On a fort raisonnablement allégué du côté protectionniste qu’il était insensé d’ouvrir de nos propres mains une brèche dans les murailles que nous avons élevées à grand’peine contre la concurrence étrangère. On invoque, non moins justement, d’autre part, des droits acquis, fondés sur une tradition séculaire, confirmés par de récentes dispositions législatives, et qui ne sauraient être foulés aux pieds sans inconvéniens pour le bon renom de notre loyauté administrative ou tout au moins de notre esprit de suite.

Il semble que la meilleure façon de s’en tirer honorablement, ce serait de régler l’affaire par voie d’indemnité. C’est de simple justice, comme le dit fort bien un rédacteur du Temps : « La Déclaration des droits de l’homme, qu’on vient de faire afficher, dit qu’il ne peut être touché à la propriété privée que dans un intérêt public et après une juste et préalable indemnité : s’il y a intérêt public à exproprier les établissemens de Pondichéry, qu’on les indemnise ! » C’est parler aussi sagement qu’un cadi des Mille et une Nuits.

Il est bien évident que la métropole ne saurait accepter bénévolement la prolongation indéfinie d’un marché de dupe passé par erreur avec telle ou telle de ses possessions, et qu’il lui appartient, après avoir sauvegardé les droits légitimes des particuliers, de calfater les fissures par où pourrait passer la fraude ou simplement l’abus.

Il est même fort admissible de refuser aux colonies, en ce qui concerne les échanges de l’une à l’autre, une liberté absolue qui placerait la métropole dans une condition d’infériorité que rien ne justifie, car, s’il est incontestable qu’on ne saurait attenter au droit pour chaque colonie de se nourrir sur son fonds, on ne voit pas pourquoi telle ou telle d’entre elles aurait plus de titres que la mère patrie à ravitailler les autres rejetons de la souche commune.

Il faut donc féliciter M. Méline et ses amis de ne pas avoir donné à leur exposé d’autres conclusions législatives que celles qui portent sur les points spéciaux dont nous venons de nous occuper. Quant à la patente coloniale, ils en ont seulement posé le principe, mais c’est déjà trop, et nous n’attendrons pas que cette doctrine revête la forme du projet de loi définitif pour protester, comme devant un forfait exécrable, contre l’égorgement de la jeune famille coloniale par ceux-là mêmes qui lui doivent aide et protection et qui sont le plus intéressés à son développement. L’histoire traiterait comme un nouvel Ugolin l’homme d’État sans entrailles qui conseillerait à une grande nation moderne de dévorer ses enfans pour leur conserver une patrie.
IV

Plus on est pénétré de cette conviction, — affermie chaque jour par le spectacle de l’évolution économique en Angleterre et en Allemagne, — que les rigueurs d’une protection vigilante et minutieuse sont indispensables pour sauvegarder les intérêts fondamentaux de notre pays et en assurer le développement, plus fermement on doit protester contre le recours à des mesures abortives comme ce régime de la patente coloniale, meurtrière à la jeune sève qui bouillonne sous l’humus de nos terres vierges, au moment même où tarit la fécondité du vieux sol patrimonial.

Tant que la science n’aura pas trouvé le moyen de retenir dans une enceinte douanière le soleil qui fait épanouir les végétations luxuriantes des régions tropicales, il sera plus sage de chercher à se faire une part dans ses bienfaits qu’à l’arrêter dans sa course. C’est de ses rayons d’or qu’est fait le péril jaune dont l’irradiation trouble tant de cervelles, et pousse des gens de haute raison et de profonde expérience à prétendre qu’au lieu de cultiver notre jardin, nous le laissions en friche pour faire pièce au mystérieux envahisseur qui doit quelque jour nous déposséder d’après les Nostradamus de l’astrologie économique.

Avant que ces temps soient venus, la rareté de la main-d’œuvre, dont nos possessions auront à souffrir bien des années encore, quoi qu’en pensent les théoriciens, maintiendra l’industrie coloniale dans des difficultés qui ne lui permettront pas de songer à concurrencer qui que ce soit, absorbée qu’elle sera par les soins laborieux de pourvoir tant bien que mal à ses propres nécessités.

Et puis, s’il arrive un moment où les conditions du travail deviennent aussi avantageuses, dans telle ou telle colonie, que le prétendent les alarmistes du péril jaune, pourquoi nos industriels métropolitains ne s’appliqueraient-ils point à en tirer parti directement ?

« Pourquoi ne se syndiqueraient-ils pas, dit M. Chailley-Bert, et ne feraient-ils pas entre eux un capital de quelques millions de francs pour aller là-bas fonder de grandes usines, soit de filature, soit de tissage ? Cela leur donnerait de beaux bénéfices et leur assurerait directement cette clientèle que la politique coloniale leur avait promise. Voilà qui serait une conduite sage et pratique, voilà qui serait tirer parti efficacement des colonies. Pénétrant sur ce terrain de l’Indo-Chine avec leur expérience consommée de l’industrie, ils trouveraient sous leurs mains la matière première, la main-d’œuvre, la force motrice et, tout à côté d’eux, la clientèle, avec les types, dans toute leur variété, des produits qu’elle peut désirer. Dans ces conditions, le succès serait chose assurée ; on se demande pourquoi nos industriels n’en profiteraient pas. »

Quant à l’agriculture tropicale, elle a, Dieu merci, mieux à faire que de la vigne ou du blé d’exportation ! Que si cependant l’on veut à tout prix assurer l’avenir contre des éventualités improbables, ce n’est pas à la patente stérilisatrice qu’il faut faire appel, mais plutôt à des droits de sortie qui, tout en laissant à chaque colonie la liberté d’action indispensable pour la production de ce qui sera nécessaire à sa subsistance, lui interdiront de porter concurrence aux produits métropolitains sur leurs marchés naturels et même sur nos autres marchés coloniaux. Ce droit de sortie aurait, en outre, l’avantage d’offrir, dans les rares colonies où il trouverait matière à s’exercer, une compensation financière aux charges imposées de son fait, puisque le produit de ses recettes couvrirait dans une certaine mesure le préjudice causé aux intérêts locaux par les restrictions apportées au développement de certaines industries.

Ouvrir largement l’accès de la métropole aux produits de nos colonies, en vue de leur créer des ressources qui se consacreront inévitablement en grande partie à l’acquisition des produits de la mère patrie ; — abolir des privilèges dont l’abus peut donner passage à des fraudes gravement préjudiciables aux intérêts communs, mais assurer dans cette brusque transformation législative le respect des droits acquis par les intérêts privés ; enfin garantir à chacune de nos possessions le libre exercice du droit de développer toutes les formes de production nécessaires à sa consommation locale, mais en préservant la mère patrie contre les éventualités d’une concurrence coloniale sur ses marchés intérieurs ; telles sont les fondations toutes prêtes sur lesquelles il est désormais facile d’édifier solidement notre nouveau régime. Tous ceux qui coopèrent à cette œuvre nécessaire, avec le même zèle, mais avec des préoccupations différentes, sont bien près de s’entendre et il ne reste que de menus retranchemens à obtenir des deux côtés pour que le monument se tienne sur ses bases en un durable équilibre.

Puissent les uns et les autres, échappant aux sombres formules dans lesquelles sont emprisonnées les questions économiques, trouver dans la pleine lumière de la vie réelle les clartés nécessaires pour élucider un problème national dont la solution relève du bon sens, et qui ne nous permet pas de méconnaître que le meilleur moyen de fortifier une collectivité, c’est de donner toute leur vigueur aux élémens qui la composent ! Associer ces divers élémens dans un esprit de commune défense par les liens souples et tenaces d’une solidarité loyalement établie, voilà le grand secret du protectionnisme de fait, dont le besoin éclate aux yeux de toutes les grandes nations depuis qu’elles sont arrivées à « se rendre compte que les grands intérêts idéaux d’un empire ne sont rien sans ses intérêts matériels, » comme le disait récemment, dans un grand discours sur la politique douanière de l’Allemagne, le nouveau ministre du Commerce prussien, M. Moeller, un industriel brusquement appelé à occuper une place toujours réservée jusqu’alors à de hauts fonctionnaires.

C’est peut-être à de tels hommes d’affaires, façonnés par le contact avec les réalités, qu’il faut demander, plutôt qu’aux grands maîtres de la doctrine, le règlement des questions économiques auxquelles est liée la fortune de notre empire colonial. C’est chez eux que l’on a quelque chance de trouver, sinon la formule, du moins la pratique d’un protectionnisme à armes défensives, qui ne prendrait pas à tâche de commencer par détruire ce qu’il est le plus urgent de protéger, disons le mot : d’un protectionnisme libéral.

Puissions-nous assister à l’accolade de ces deux mots, qui se sont si longtemps fait la guerre, — car il y a une grande part de logomachie dans ce vieux débat des doctrinaires du Protectionnisme et de ceux du Libre-Échange. Liberté ! Protection ! que de crimes commis en vos noms ! M. de Bismarck assurait qu’il n’y a rien de commun entre le Libre-Échange et la Liberté, mais il faut compter avec le redoutable et impérieux prestige des mots ; comme l’écrivait Girardin : « Tel mot fut plus puissant que tel monarque, plus formidable qu’une armée ; tel mot, se décorant d’une fausse acception, appelant pouvoir ce qui est abus, ou liberté ce qui serait excès, peut semer la propagande, égarer les esprits, soulever les peuples, ébranler les trônes, rompre l’équilibre des empires, troubler le monde, et retarder de cent ans la marche de la civilisation. »

Puissions-nous voir nos hommes d’État se soustraire à l’hypnotisme des mots pour regarder les choses en face et régir notre domaine colonial, non en théoriciens, ni en politiciens, mais en administrateurs paternels : le contrat colonial est un acte familial qui doit reposer sur la bienveillance, sur la confiance et sur la patience. Le pacte de l’ancien régime traitait les colons un peu comme des coquins de neveux, le nouveau pacte doit envisager dans les colonies la pépinière des futurs oncles d’Amérique.


ÉTIENNE GROSCLAUDE.


  1. Depuis qu’a été écrit cet article, dont la publication s’est trouvée retardée par un voyage de son auteur à Madagascar, la question qu’on y étudie a fait l’objet de plusieurs travaux parlementaires importans. La commission des Douanes a examiné les projets de loi auxquels il y est fait allusion, et des rapports qui, émanent l’un de M. Noël, l’autre de M. Boucher, ont été déposés, ainsi que ceux de MM. Bienvenu-Martin et Pauliat sur le budget des Colonies.
  2. Des colonies, qui sont vieilles au plus de dix ou quinze années, peuvent se passer, ou peu s’en faut, de toute subvention de la métropole ; elles font face à leurs dépenses, elles peuvent même faire les frais de leur outillage. Les recettes du Sénégal ont passé de 3 700 000 francs en 1897, à 4 600 000 en 1901 ; celles de la Guinée, de 368 000 francs en 1890, à 576 000 en 1895 et à 2 974 000 en 1901 ; celles de la Côte d’Ivoire, de 1 300 000 en 1893, à 1 780 000 en 1895 et à 1 900 000 en 1901 ; celles de l’Indo-Chine, de 46 millions de francs en 1891, à 85 millions en 1901 ; et, pour juger de tout le progrès que cette colonie a réalisé, il faut prendre garde que la piastre, instrument monétaire de l’Indo-Chine, valait 4 fr. 04 en 1891 et ne vaut plus, en 1901, que 2 fr. 40. » (Chailley-Bert, Dix années de politique coloniale. — Débats du 11 septembre 1901.)
  3. Dans cet espace de temps, l’Indo-Chine voyait son commerce d’importation monter de 11 à 21 millions (les cotonnades seules de 4 à 12 millions) et son exportation de 13 à 46 millions : Madagascar, dont le commerce général ne dépassait guère 17 millions de francs en 1896 (au lendemain de la prise de Tananarive), opère en 1899 sur 35 965 000 francs, et s’élève en 1900 jusqu’à 51 millions, dans lesquels figure, pour 42 millions, son commerce avec la métropole, qui ne participait que pour un quart dans l’activité de ces échanges, il y a cinq ans (Rapport officiel du gouverneur général). On y a, vu la vente des cotonnades progresser de 6 millions dans l’espace d’une année.
  4. La Colonisation chez les peuples modernes.
  5. Camille Guy, Colonies étrangères et Colonies françaises. (Extrait du Bulletin de la Société nationale d’Economie politique.
  6. Les profits ont même été assez grands pour déterminer un véritable soulèvement des colons, impatiens de voir l’État absorber presque la totalité d’un bénéfice, dont une bonne part leur revenait légitimement, et leurs revendications ont abouti, sinon à l’abandon complet, du moins à la transformation radicale du système qui avait donné aux colonies hollandaises leur vitalité première.
  7. Imperial British East Africa.
  8. On sait que le parlement des États-Unis se prépare à voter une loi qui accorde à la marine américaine des primes sur la navigation d’un chiffre fort élevé.
  9. Encore une suprématie que vont lui disputer les houillères des États-Unis, du Japon, de l’Afrique du Sud, du Tonkin et de la Russie, pour ne pas dire du monde entier.
  10. On lit dans un des plus récens numéros du Daily Mail : « Nous sommes, par la lecture des bulletins du Board of Trade, amenés à constater que la marine anglaise perd du terrain, alors que nos concurrens fortifient leurs positions. L’année dernière, les entrées et les sorties des bâtimens se sont traduites par une diminution de plus de 2 millions de tonneaux. » Les statistiques du canal de Suez, qui sont une indication caractéristique, fournissent les mêmes navrantes constatations. (Réforme économique du 15 septembre 1901.) Ajoutons que le canal de Suez a puissamment contribué à diminuer l’importance de l’entrepôt mondial des Îles Britanniques, en dispensant du détour atlantique les marchandises d’Extrême-Orient à destination de la Méditerranée.
  11. En Extrême-Orient, ce sont l’opium et le jeu qui interviennent comme de puissans mobiles d’activité populaire, tandis que déjà, dans certaines contrées, assagies par une organisation plus régulière du travail, le goût de l’épargne intervient non moins énergiquement.
  12. La crise de main-d’œuvre dont se plaignent la plupart des colonies tient dans une certaine mesure à des causes momentanées, dont la plus active est la prodigieuse fièvre de travaux publics qui a éclaté simultanément sur tous les territoires ouverts à la colonisation et qui dévore un personnel illimité, dans le moment même où ces contrées sont en partie dévastées par la guerre, d’où les voici à peine sorties, et par toutes les calamités qui la suivent. La pacification et le développement d’une certaine prospérité agricole doivent normalement avoir pour effet de multiplier la natalité, comme il est permis de l’espérer d’après l’exemple de Java, où la population a sextuplé en trois quarts de siècle.
  13. M. Gerville-Réache, dans sa proposition de loi, demande que le cacao, le cacao broyé, le chocolat, le café en fève, le café torréfié ou moulu et la vanille importés des colonies, soient dès à présent dispensés de tout droit d’entrée dans la métropole, sous réserve d’un simple droit de statistique de 0 fr. 50 par cent kilos. Un décret rendu chaque année sur la proposition du ministre des Finances et du ministre des Colonies, déterminerait pour chaque colonie la quantité des produits qui jouiraient de cette franchise.
    M. Le Myre de Vilers, par son amendement à la loi de finances, accorde la même latitude aux ministres des Finances et des Colonies, et ne demande la détaxe complète des produits coloniaux qu’à partir de l’année 1905. D’ici là, le dégrèvement serait progressif ; on élèverait la détaxe de moitié à 7/10 en 1902, à 8/10 en 1903 et à 9/10 en 1904. En 1901, elle eût été élevée à 6/10.
  14. « Si le ministre des Finances a peur du déficit, dit M. Chailley-Bert, il peut combler ce déficit sans chercher ailleurs que dans le budget même des Colonies. Les colonies, dans leur ensemble, doivent, aux termes du budget de 1901, fournir à la métropole un contingent au total de 11 millions de francs (exactement 10 947 881 fr.) ; la métropole leur donne des subventions qui, au total, s’élèvent à 8 millions et demi. (exactement 8 621 500 fr.) ; soit dit en passant, les colonies donnent, à ce compte, 2 336 381 fr. de plus qu’elles ne reçoivent, ce qui devrait rendre le ministre indulgent pour le déficit entrevu de 3 500 000 francs. S’il trouve cependant que les subventions des colonies sont trop élevées, qu’il les réduise encore : il n’est pas un véritable ami des colonies qui s’y oppose ; il vaut mieux que les colonies soient réduites à se priver ou à s’imposer extraordinairement et que le grand principe d’égalité économique entre elles et la métropole soit enfin reconnu et sanctionné. »
  15. La France est, croyons-nous, après l’Angleterre, le pays du monde où l’on mange le moins de riz. L’Allemagne en fait une très forte consommation, et l’Italie ne pourrait s’en passer.