Le nouveau roman de Mme Humphy Ward
- Eleanor, 1 vol. Londres, 1900[1].
Il y a, dans le nouveau livre de Mme Humphry Ward trois choses très distinctes, réunies là tout à fait par hasard, et dont chacune mérite d’être signalée séparément : ce sont, à savoir, un roman d’amour, une description de la Campagne Romaine, et un pamphlet contre la religion catholique. Voici d’abord, résumé aussi exactement que possible, le sujet du roman d’amour :
Le héros, Edouard Manisly, est un homme d’État anglais qui, jeune encore, après avoir été l’un des membres les plus brillans du parti libéral, a brusquement rompu avec son parti parce qu’il considérait le libéralisme, surtout en matière religieuse, comme incompatible avec la grandeur politique de l’Angleterre. Dans l’aimable et pittoresque solitude où il s’est réfugié, il achève à présent un livre qui sera sa justification, en même temps que l’exposé du rôle nouveau qu’il s’apprête à jouer : il y démontre, sous une forme à dessein imagée et poétique, la nécessité, pour un État fort, de s’appuyer sur une Église fortement établie. Il ne croit, d’ailleurs, ni à Dieu, ni au diable, ni peut-être même à ce que doit démontrer son livre : mais il a toujours eu la passion du paradoxe. Et peut-être n’apporterait-il pas à l’achèvement de son livre l’ardeur fiévreuse qu’il y apporte s’il n’avait point près de lui, pour l’encourager et le stimuler, une âme plus profonde, plus ardente que la sienne : car il a été rejoint dans sa solitude par une de ses cousines, une jeune veuve, Éléonore Burgoyne, qui s’est tout de suite intéressée à son travail, et a fini par devenir presque sa collaboratrice. Cette jeune femme est, — on le devine, — d’une troublante beauté ; et Edouard Manisty est, lui aussi, merveilleusement beau, du moins quant à la partie supérieure de son corps ; il a seulement, par malheur, une tête et des épaules si énormes que le reste de sa personne en est comme écrasé. Éléonore s’en rend compte ; elle sait également que son cousin a le travers de vouloir cacher cette bizarre difformité : elle sait qu’il est vain, puéril, égoïste : mais elle l’aime, chaque jour elle l’aime d’un amour plus violent, et le bonheur qu’elle éprouve à écrire sous sa dictée lui rend chaque jour davantage les forces, la santé, et le goût de la vie. Elle n’a cependant rien laissé voir de son amour à Manisty : ou plutôt celui-ci, tout occupé de lui-même, n’en a rien voulu voir : mais elle attend avec impatience une promenade qu’il lui a promis de faire avec elle, pour elle, le jour où il aura terminé son dernier chapitre. Ce jour-là, sans doute, leurs deux cœurs pourront enfin s’ouvrir l’un à l’autre !
Hélas ! l’espoir de la pauvre femme est tristement déçu. Au moment où va être terminé le dernier chapitre, Manisty rencontre un de ses anciens professeurs d’Oxford qui, en quelques séances, lui prouve que son livre n’a pas l’ombre de sens commun, tant au point de vue des idées qu’à celui de la forme ; c’est décidément une œuvre manquée, et l’auteur, loin de savoir gré à Éléonore de sa patiente et active collaboration, serait plutôt tenté de la lui reprocher. Mais ce n’est pas tout. Une jeune fille américaine, miss Lucy Foster, est venue passer quelques mois dans l’ermitage d’Edouard Manisty : et celui-ci, au premier instant, ne s’est aperçu de sa présence que pour redouter le dérangement qu’il allait en avoir : sans compter que cette naïve jeune fille ignore d’instinct toute coquetterie, et ne se soucie de faire valoir ni ses beaux cheveux, ni ses beaux yeux, ni tout son charme de gentil oiseau exotique, ni la science et l’esprit dont elle est remplie. Tout cela, cependant, qui échappe à Manisty, ne tarde pas à frapper Éléonore Burgoyne : et celle-ci, avec une imprudence à jamais regrettable, se plaît à parer, à embellir, à civiliser la jeune Américaine, qui s’enhardit même, un jour, jusqu’à complimenter Manisty de son talent d’écrivain. Alors Manisty s’aperçoit qu’elle est délicieuse : et, pour se distraire du souvenir de son livre, il se met à l’observer, et bientôt à l’aimer. En vain, Éléonore s’efforce de le rappeler à elle. En vain, dans cette promenade qu’elle a passionnément espérée, elle obtient, presque par force, que son cousin laisse un moment Lucy seule au bord d’un lac pour grimper avec elle jusqu’à des ruines parmi lesquelles, naguère, il lui a exposé le plan de son livre. De jeunes paysans, voyant Lucy assise sans personne près d’elle, accourent lui demander l’aumône ; et, n’en obtenant rien, imaginent de lui lancer des pierres, dont une l’atteint, grièvement au bras ; et lorsque Manisty, revenant avec Éléonore, découvre l’accident arrivé à la jeune fille, peu s’en faut que sa mauvaise humeur contre sa cousine ne se change aussitôt en véritable haine.
Le lendemain, un nouveau drame achève de prouver à la malheureuse Éléonore l’irrémédiable effondrement de toutes ses espérances. Manisty reçoit la visite de sa sœur Alice, qui est folle, et dont la folie consiste surtout à vouloir tuer les jeunes filles qu’elle rencontre, sous prétexte de leur épargner les tristesses de la vie. Elle s’introduit donc, la nuit, dans la chambre de Lucy Foster, et déjà elle s’apprête à la frapper de son poignard quand Manisty arrive, la désarme, et en présence d’Éléonore, recueille tendrement dans ses bras Lucy évanouie.
Et Éléonore, le lendemain, pendant que Manisty est allé conduire sa sœur dans une maison de santé, avoue à la jeune fille son amour et son désespoir. Elle lui montre un dessin qu’elle a fait, et au-dessous duquel est écrit : le Meurtrier et la Victime. La « victime » est enveloppée d’un manteau qui empêche de distinguer ses traits ; mais le « meurtrier, » avec ses grands yeux et ses longs cheveux noirs, c’est, à n’en point douter, Lucy elle-même.
Le visage de la jeune fille se couvrit d’une rougeur soudaine. Elle écarta le dessin, et s’efforça de sourire. Eléonore se leva et vint vers elle.
— Oui, dit-elle, j’ai pensé que vous verriez ce dessin ! Je souhaitais que vous le vissiez !
Sa voix était rauque et tremblante. Elle se tenait debout en face de Lucy, s’appuyant à une table de marbre qui se trouvait là.
Lucy sentit que sa rougeur disparaissait. En effet elle était maintenant aussi pâle qu’Éléonore.
— Est-ce moi que représente cette figure ?
Elle désignait du doigt le « meurtrier ». Eléonore fit un signe d’affirmation.
— J’ai dessiné cela dans la nuit qui a suivi notre promenade, — murmura- t-elle. — C’est une vision que j’ai eue… de moi ainsi.., et de vous… ainsi !
Lucy tressaillit. Puis elle posa ses bras sur la table et y cacha son visage. Sa voix n’était qu’un petit souffle à peine distinct.
— Je voudrais, oh ! combien je voudrais n’être jamais venue ici ! Eléonore hésita un instant ; puis elle dit, presque avec douceur :
— Vous n’avez à vous blâmer de rien ! Vous ni personne ! Cette image n’accuse personne. Elle représente un avenir que personne ne peut empocher, — personne, sinon vous !
— Mais d’abord — dit Lucy tout en larmes — qu’est-ce que cela signifie ! Comment suis-je « le meurtrier, » et vous « la victime ? » Qu’ai-je fait ? Comment ai-je mérité cela ?
Sa voix faiblit. Eléonore se pencha sur elle.
— Ce n’est pas vous, mais la destinée ! Vous m’avez pris… vous êtes en train de me prendre… la dernière chose qui me restait sur la terre. J’ai eu dans ma vie une chance de bonheur, avant celle-ci : un enfant, un petit garçon. Il est mort depuis huit ans ! Et enfin j’avais trouvé une autre chance… et vous êtes venue me la dérober !
Lucy, relevant la tête, s’écarta d’Éléonore, comme d’une ennemie.
Mais bientôt, lorsque la jeune femme lui a raconté tous ses rêves, la pitié reprend tout le cœur de Lucy. Elle passe autour de son cou le bras d’Eléonore, et elle lui dit : « Chère amie, j’ai la certitude que vos craintes sont vaines. M. Manisly n’a pour moi qu’un peu de bonté : je ne puis lui avoir inspiré d’autre sentiment. Il reviendra à vous, et ce n’est pas moi qui vous l’aurai pris. Mais tout ce que vous me demandez, tout ce que vous m’ordonnez de faire, je le ferai ! » A quoi Eléonore, la serrant contre son cœur, répond : « Restez ici quelques jours encore ! Qu’il n’y ait point de choc, qu’il n’y ait rien pour provoquer Edouard ! Et puis disparaissez, sans qu’il puisse savoir où vous êtes allée ! Et il y aura au monde un être qui vous bénira du fond de son cœur, qui, aussi longtemps qu’il vivra, priera pour vous ses plus secrètes et ses plus saintes prières ! » Et les deux femmes s’embrassent en pleurant ; et Lucy, avec une tendresse maternelle, murmure à son amie « des paroles de promesse, de consolation, de repentir, sentant toute son âme se mêler à celle d’Eléonore dans un grand flot d’activé compassion. »
Cependant l’amour de Manisty pour Lucy revêt chaque jour une forme plus pressante. La jeune fille est forcée de reconnaître qu’Eléonore ne s’est point trompée. Et celle-ci comprend que le mal est désormais sans remède : après comme avant le départ de sa rivale, elle n’a plus à espérer que son cousin consente même à prendre pitié d’elle. Alors elle change d’avis ; et au lieu de laisser partir Lucy, elle se résout à partir avec elle. Elle l’emmène dans un vallon désert, où Manisty, sans doute, ne s’avisera jamais de les découvrir. Durant de longues semaines les deux femmes vivent là, cachées, se cachant l’une à l’autre la pensée qui les ronge : car Lucy, maintenant, sent bien qu’elle aime Manisty autant que l’aime sa malheureuse compagne. Elle l’aime, et rêve de lui ; mais elle reste fidèle à sa promesse, et il n’y a pas de soins ni de consolations dont elle n’entoure Éléonore, qui, de jour en jour, va s’affaiblissant et dépérissant. Puis, un jour, Manisty découvre enfin leur retraite. Il accourt ; Lucy, qui voudrait fuir, se trouve forcée de rester pour soigner Éléonore. Et en vain, plusieurs jours de suite, elle essaie de se dérober à la poursuite du jeune homme : l’amour qu’elle éprouve pour lui ne cesse point de grandir.
— Dites-moi, — lui déclara Eléonore, — dites-moi en toute franchise, avec la franchise qu’on doit, aux mourans, dites-moi si vous l’aimez ? Au cas où je n’eusse pas été là, où je ne me fusse pas trouvée sur votre route, auriez-vous consenti à vous marier avec lui ?
Lucy mit sa tête sur les genoux de la malade, essayant de retenir l’élan de son cœur.
— Comment puis-je vous répondre ? — dit-elle. — Je ne puis jamais penser à lui, sauf pour me rappeler la peine qu’il vous a faite.
— Mais si, chère amie, mais si, vous le pouvez ! — s’écria Eléonore en se jetant à genoux et en serrant la jeune fille dans ses bras. — Ce n’est point par sa faute que je suis dans cet état ! Le médecin m’a dit, aujourd’hui encore, que le mieux de l’année passée n’était qu’apparent. Le mal a toujours été là, toujours la fin a été inévitable. Tous mes rêves, et toutes mes déceptions, et tous mes chagrins insensés se sont à présent évanouis comme une fumée. Rien n’en reste, rien ! Et ce qui me reste, c’est l’amour, pour vous et pour lui ! Oh ! pas l’ancien amour, — reprit-elle comme pour se persuader elle-même plus encore que Lucy, — pas une once de cet amour-là ! Mais un amour qui souffre de sa souffrance à lui, et de la vôtre. Un amour qui ne me laisse pas de repos ! Qui me tue avant l’heure !
Elle se mit à marcher de long en large, fiévreusement. Lucy s’élança vers elle, la couvrit, finit par la décider à se laisser conduire dans sa chambre. Quand elle l’eut installée dans son lit, elle s’approcha de son visage, avec un visage tout ruisselant de larmes :
— Dites-moi ce que je dois faire ! Ai-je jamais refusé de vous obéir ?
Éléonore ferme les yeux et ne répond rien. Et de nouveau Lucy s’obstine dans son sacrifice. Mais, le matin suivant, étant sortie pour une courte promenade, elle rencontre Manisty, qui l’attendait, et qui, cette fois, lui demande résolument si elle consentira quelque jour, plus tard, après des années, à devenir sa femme.
Les yeux de Lucy s’abaissèrent sur lui, fouillant et interrogeant ce regard dont elle sentait que dépendait désormais tout son être. Et Manisty vit, sur son visage troublé, l’aveu qu’elle n’avait plus la force de cacher. Il n’essaya pas de répondre à ses paroles ; c’est un autre langage qui, maintenant, commençait pour eux. Il poussa un cri, il usa d’une tendre violence, et Lucy céda. Elle se trouva serrée dans ses bras.
Mais quand elle se redressa, elle était en larmes. Elle prit sa main et la couvrit de baisers, follement, sans savoir ce qu’elle faisait. Mais son cœur se tourna vers Eléonore ; et c’était la voix d’Éléonore, dans son cœur, qui seule lui commandait et qui l’absolvait.
Quelques mois plus tard. Lucy devient la femme de Manisty. El Eléonore meurt, triste et seule : et le jeune couple vient pleurer sur sa tombe. « Ils avaient bien des motifs de se la rappeler ; mais pour un motif surtout, pour sa fuite avec Lucy, — la seule action égoïste de toute sa vie, — elle sera, aussi longtemps qu’ils vivront, passionnément, tragiquement aimée d’eux. »
Ce sont les dernières paroles du roman, et je ne me charge pas de les expliquer. Ou plutôt je devine bien qu’elles doivent répondre à l’idée que s’est faite Mme Humphry Ward du personnage de son Eléonore : elles ne répondent malheureusement en aucune façon à l’idée qu’elle nous a donnée de ce personnage. Et peut-être, en effet, la tentative d’Éléonore pour détourner de Lucy l’amour de son cousin est-elle « la seule action égoïste de toute sa vie ; » mais le roman est consacré tout entier à cette action-là, de telle sorte que nous-mêmes, — pour ne rien dire de Lucy et d’Edouard Manisty, — nous avons toutes les peines du monde à « aimer » une personne qui se laisse aussi aveuglément aller à sa jalousie. Je dois ajouter que, sur les 600 pages du livre, le seul récit de la fuite d’Éléonore en occupe 300, pendant lesquelles je ne crois pas que la jeune femme ait un mouvement sincère de remords ni de regret. Elle se désole, elle dépérit, tout cela avec beaucoup d’élégance et de « distinction » ; mais elle ne pense qu’à elle, et d’ailleurs elle met, à y penser, un égoïsme si monotone, et en fin de compte si inutile, qu’on ne comprend pas ce qui a pu déterminer Mme Ward à doubler son roman d’un pareil épilogue.
Mais si cette seconde partie du roman est franchement ennuyeuse, la première, en revanche, contient quelques-unes des scènes les plus émouvantes qu’ait jamais écrites l’auteur de Robert Elsmere et de Bessie Costrell. Aussi bien est-ce un défaut assez ordinaire dans les romans de Mme Ward, comme peut-être dans la plupart des romans écrits par des femmes, que la fin y soit très inférieure au commencement ; mais ici le contraste est, en vérité, trop fort, et risque même de rendre le lecteur injuste pour les précieuses qualités littéraires des 300 premières pages. Car l’arrivée de Lucy chez les Manisty, ses entretiens avec le jeune homme, ses étonnemens et ses scrupules, la malencontreuse promenade avec Eléonore et Edouard, la scène où celui-ci déclare son amour, tout cela nous est raconté très agréablement, d’un ton à la fois très simple et très varié. Et si les deux caractères d’Éléonore et de son cousin ne parviennent guère à nous toucher, ayant tous deux quelque chose de trop « inhumain » dans la continuité de leur égoïsme, le caractère de Lucy est, par contre, charmant, plein de vie et de vérité dans sa fraîcheur juvénile. Il nous montre, une fois de plus, l’art particulier de Mme Humphry Ward à créer d’aimables figures de jeunes filles ; et une fois de plus il nous porte à regretter que Mme Humphry Ward ne tire pas de cet art autant de profit qu’elle en tirerait, à coup sûr, si elle consentait à s’y livrer tout entière, au lieu de vouloir rivaliser avec George Eliot dans un art qui décidément n’est point fait pour elle.
Peu de romanciers anglais d’à présent savent, aussi bien que l’auteur d’Eleanor, dessiner de gracieuses figures de jeunes filles ; et personne, peut-être, ne sait aussi bien qu’elle peindre un paysage, donner en quelques lignes l’impression vivante d’un coin de nature. C’est ce que nous atteste, une fois de plus, son dernier roman. Mais la nature qu’elle nous y décrit n’est plus, cette fois, celle des sévères collines du Westmoreland. Elle se plaît à nous transporter en Italie. L’ermitage où se réfugie Edouard Manisty, pour écrire son livre sur l’Église et l’État, se trouve être une villa de la Campagne Romaine, non loin d’Albano ; le lac où il conduit Éléonore et Lucy est le vénérable petit lac de Nemi ; et lorsque plus tard les deux femmes s’enfuient, c’est dans un village des environs d’Orvieto qu’elles essaient de se cacher à la poursuite de l’homme qu’elles adorent. Ce qui nous vaut une foule de paysages italiens, dont quelques-uns sont d’une couleur et d’une émotion admirables, surtout dans la première partie ; car ceux de la seconde, de même que l’action du roman et peut-être à cause d’elle, ne laissent pas de paraître quelque peu monotones. Et d’une façon générale, au reste, ces paysages italiens n’ont point la variété des paysages anglais que, récemment encore, nous avions l’occasion de louer dans Helbeck of Bannisdale[2]. On sent que Mme Ward, quelque soin qu’elle ait mis à les observer, ne les connaît point d’une façon aussi intime ni aussi familière. Parfois même nous ne serions pas surpris qu’elle commit de légères erreurs de topographie et d’archéologie. Tout auteur s’expose à en commettre, quand il parle d’un pays qui n’est pas le sien. Mais, rien de tout cela n’empêche certains paysages d’Eleanor d’être parmi les plus parfaits qu’on ait jamais écrits. Il y a notamment, dans le prologue du livre, des horizons au coucher du soleil, des vues de Rome, il y a une villa avec sa terrasse, dont on ne saurait souhaiter une image plus réelle tout ensemble et plus poétique. Personne, parmi les romanciers anglais contemporains, n’a plus que Mme Humphrey Ward le sentiment de la nature, ou tout au moins le talent de nous faire sentir la nature. Mais de ce talent-là, non plus, elle ne tire point le profit qu’elle pourrait en tirer : le tout parce que, au lieu de se résigner à nous montrer de belles jeunes filles dans de beaux paysages, elle se croit tenue à continuer George Eliot, et à justifier les espérances fondées autrefois sur elle par Thomas Huxley. Et l’agnosticisme, décidément, lui réussit de moins en moins à chacun de ses nouveaux livres.
Car, tout comme Helbeck of Bannisdale, Eleanor est un roman « agnostique. » Mais l’agnosticisme n’y revêt plus absolument que sa forme sinon la plus naturelle, du moins la plus familière et la plus commune, qui consiste à déprécier la religion catholique. Entre les divers épisodes du petit roman d’amour dont on vient de lire l’analyse — et pour le plus grand dommage de son intérêt romanesque, — Mme Ward s’est avisée de nous offrir une soi-disant peinture des mœurs catholiques. C’est ce qu’elle avait fait déjà, — on s’en souvient peut-être, — dans son dernier roman ; mais le pamphlet y était encore plus ou moins lié à l’intrigue du récit, et puis on était en droit de supposer que les mœurs décrites pouvaient être, en effet, celles de certains catholiques anglais, réagissant contre les tendances libérales de leur milieu protestant. Ici, rien de pareil. Ni Edouard Manisty, ni Eléonore, ni Lucy ne sont catholiques ; le drame qui se joue entre eux n’a pas le moindre rapport avec le milieu tout accidentel où ils se trouvent placés ; et les mœurs catholiques que prétend nous décrire Mme Ward ne sont plus celles d’un petit groupe d’excentriques anglais, ce sont bien les mœurs catholiques en soi, telles qu’au jugement de l’auteur elles sont et doivent être.
Ces mœurs, d’ailleurs, sont infiniment plus fâcheuses encore que ne nous les montrait Helbeck of Bannisdale. Il n’y a pas de sottise qu’elles n’impliquent, ni de fausseté, de bassesse, de laideur morale et de dégradation. Par le seul fait de leur catholicisme, les cardinaux sont des hypocrites, les prêtres des coquins, les séminaristes des niais ; par ce seul fait les paysans sont des mendians, et même des assassins quand l’occasion s’en présente. J’ajoute que le roman de Mrs Humphry Ward contient une thèse générale : il a pour objet de nous affirmer que la plaie de l’Italie contemporaine est le catholicisme, et que, tant qu’on aura un pape, des cardinaux, voire des curés de village, tout l’effort des hommes politiques italiens restera stérile. « Pauvre État, sans cesse aveuglé et souffleté par l’Église ! » Et « si la lutte, si le martyre de tant de héros, — les Cavour, les Mazzini, et les Garibaldi, — si tout cela n’aboutit qu’à un grand flot d’impuissance et de corruption, à qui en est la faute, si ce n’est aux prêtres, si ce n’est à cette noire papauté qui a tari toute liberté dans le sang italien ? »
Ai-je besoin de dire, après cela, que ce violent réquisitoire ne s’appuie sur aucun fait, ou, tout au plus, sur quatre ou cinq menus détails d’une portée très restreinte ?
Pour nous prouver que le catholicisme est la plaie de l’Italie, Mme Ward nous montre une foule cosmopolite assistant à la bénédiction pontificale dans l’église de Saint-Pierre, « avec une curiosité mêlée d’indifférence. » Ou bien elle nous déclare que le catholicisme, en écartant les femmes des fonctions sacrées, condamne les prêtres à ignorer tout de l’âme féminine. Ou bien elle met en scène un curé de village qui a été désigné pour prêcher l’A vent dans une église à Home, et qui, cependant, attribue à Michel-Ange une ancienne copie de la Sainte Cécile. Ailleurs encore, une jeune fille, dont le frère vient d’être tué en Abyssinie, abandonne sa mère pour entrer au couvent. Et, si des jeunes gens se résignent à faire partie de la garde noble, « ce n’est qu’en considération des beaux uniformes qu’ils sont ainsi admis à porter. »
Tels sont, cette fois, avec cinq ou six autres du même genre, les argumens de l’agnosticisme de Mme Humphry Ward. Mais il y a au-dessus d’eux une figure qui, sans jouer presque de rôle dans l’action du roman, y tient cependant une place considérable, et dont la seule destination est, suivant toute apparence, de mettre en relief et de prouver la thèse de l’auteur. C’est un vieux prêtre bavarois, le Père Benecke, à qui Manisty accorde l’honneur d’une estime toute particulière. « Ses joues sont creuses et sa face parcheminée, mais il a dans les yeux une innocence et une jeunesse exquises. » Il est venu à Rome pour défendre devant la Congrégation de l’Index un ouvrage qu’il vient de publier, « un ouvrage d’une nuance un peu libérale, à peine libérale, avec une légère touche d’évolutionnisme, de critique biblique. » Et l’on apprend, un beau jour, que l’ouvrage a été condamné, et que le Père Benecke s’est soumis à la condamnation. Mais lui-même, le lendemain, vient annoncer qu’il ne se soumet plus :
— Oui, c’est vrai, je m’étais soumis. J’avais cédé. Ils m’avaient apporté un message du Saint-Père qui m’avait brisé le cœur. La semaine prochaine ils allaient publier la rétractation officielle : Librwn reprobavit et se laudabiliter subjecit, vous savez la formule ! Mais, après cela, ils m’ont demandé davantage ! Son Éminence m’a demandé une lettre privée, afin de la placer sous les yeux du Saint-Père. Alors j’y ai mis une condition. Je voulais bien écrire la lettre, mais ils me promettraient, de leur côté, de ne rien publier que la rétractation publique ; ils me promettraient de ne faire usage de ma lettre que pour eux et pour le Pape. Et ils me l’ont promis, — oh ! de vive voix, pas par écrit ! — et j’ai écrit la lettre. Je me suis placé, comme un fils, entre les mains du Saint-Père. Et voilà que, ce matin, ma lettre, tout entière, a paru dans l’Osservatore romano ! Je viens donc vous annoncer que demain je retire tout, je retire ma rétractation !
Et le vieux prêtre fait ainsi qu’il l’a dit. Attachant plus de poids, sans doute, à son amour-propre qu’à ses idées, il envoie à un journal anticlérical une lettre où il déclare qu’il ne se rétracte plus, mais entend, au contraire, continuer à soutenir la thèse condamnée. Et depuis ce moment il devient, pour les héros du roman et pour Mme Ward elle-même, un véritable saint, le seul peut-être qu’ait jamais produit l’Église romaine. « Avec son merveilleux désintéressement, son poétique et passionné détachement de toute ambition, » il représente « l’idéalisme sous sa forme la plus pure. » Contraint de quitter Rome, il se réfugie, — coïncidence singulière, — dans le même village des environs d’Orvieto., où se réfugient Eléonore et Lucy. Il y récrit son livre, mais cette fois plus à son aise, avec une « touche » infiniment plus forte « d’évolutionnisme et de critique biblique. » Et son divertissement favori est de raconter aux deux jeunes femmes le mauvais tour qu’on lui a joué à l’Osservatore romano.
Encore n’est-ce point la seule chose dont il ait à se plaindre. Un cardinal, qui lui avait témoigné de la sympathie, refuse maintenant de répondre à ses lettres. Le curé du village refuse même de le saluer. Les gamins lui jettent des pierres en l’appelant Bestia ! Personne ne consent à le servir, ni à l’écouter. Sa chaire de théologie lui est enlevée. Sa sœur lui annonce qu’elle préfère désormais ne plus demeurer avec lui. Et de chacune des phases de son martyre il se plaint abondamment à Eléonore, sa sainteté n’ayant pas la muette résignation de celles que nous raconte la Légende dorée. Aussi Eléonore, de jour en jour, sent-elle grandir sa vénération, son enthousiasme pour lui ; et Mme Ward, elle aussi, aime et admire sans cesse davantage cet « humble serviteur de la patrie céleste, » jusqu’à ce que, à la fin du roman, elle lui procure une chaire de théologie dans une université de Vieux-Catholiques. Le « martyre » du Père Benecke n’aura duré, au total, que deux ou trois mois !
Mais avant de se convertir tout à fait au vieux-catholicisme, « l’humble serviteur de la patrie céleste » a l’occasion de nous offrir, une fois de plus, le spectacle de son « idéalisme. » Car Eléonore, inquiète de la façon dont elle a agi avec Lucy, s’avise de le prendre pour confesseur. « Mon père, lui dit-elle, vous êtes prêtre. Et moi, sans être catholique, je suis un être humain, avec une âme, si une telle chose existe. Je suis en peine, et probablement sur le point de mourir. Voulez-vous entendre mon aveu comme si c’était en confession, sous le même sceau ? » Benecke consent, et Éléonore lui avoue qu’elle a séparé Lucy de l’homme qui l’aimait. Et le confesseur, en la quittant, songe que le seul remède au mal qu’elle a fait serait de prévenir Manisty, qu’il s’est engagé à ne point prévenir. Sur quoi il se rappelle sa « théologie. »
Benecke se souvint que, d’après saint Thomas, un confesseur a parfois le droit de tenir compte de ce qu’il a entendu en confession pour travailler à détruire des obstacles entravant les progrès spirituels de son pénitent. La théologie moderne nie absolument la légitimité d’un tel acte, qui, pour elle, est la violation du sceau sacré de la confession. Mais, pour Benecke, en cet instant, le tendre argument de saint Thomas revêtit une beauté et une force convaincante qu’il ne lui avait point, jusque-là, soupçonnées.
Si bien que le néo-thomiste, sitôt rentré chez lui, écrit à Manisty, non pas en vérité pour lui révéler l’adresse de Lucy, mais pour lui révéler sa propre adresse, qui est la même que celle de la jeune fille. Et pas un seul instant l’auteur ne s’en étonne. Elle approuve, elle admire de tout son cœur l’ingénieuse casuistique de l’ex-Père Benecke. Dès la page suivante, elle recommence à nous représenter celui-ci comme « l’humble serviteur de la patrie céleste. » Et les critiques anglais, après avoir signalé les défauts littéraires de son Eleanor, se trouvent unanimes à proclamer que jamais on n’a imaginé une plus idéale figure de prêtre, ni peint avec plus d’exactitude les mœurs catholiques !
T. DE WYZEWA.