Le numéro treize/07

La bibliothèque libre.
Librairie d’éducation laïque (p. 87-102).


CHAPITRE VII.

Le charme.

Mes vingt ans passés, le moment d’interroger le sort arriva rapidement.

Etais-je destiné à vivre comme je l’avais fait jusque-là près de mon père et de ma mère qui m’aimaient tendrement, du père Lascience si gai avec son originalité, des voisins qui m’avaient vu naître et grandir ? vivre enfin avec tout ce que je connaissais, tout ce qui m’était cher ?

Ou faudrait-il quitter le pays, marcher dans les rues des villes le sac au dos, le sabre au côté, en troupe avec des étrangers ; courir le monde ; voir toutes mes habitudes détruites ; aller où personne ne m’appellerait affectueusement par mon nom ?

J’étais soucieux.

Certes, je ne craignais ni la fatigue, ni le travail, ni le danger ; mais une vie nouvelle m’épouvantait.

Comme je poussais ma charrue, tout en me livrant à ces pensées inquiètes, j’aperçus ma mère qui venait vers moi.

— Est-ce qu’il y a du nouveau, mère ?

Elle fit de la tête un signe négatif.

J’arrêtai mes bœufs à la fin du sillon.

— La jument serait-elle malade ?

— Non mon enfant.

— Alors, qu’est-ce c’est ?

— Rien ! ne te tourmente donc pas ! Je voulais seulement te voir tout seul.

— Est-ce que le parrain !…

— Ecoute ! Je vais te dire… J’ai fait un rêve… ne ris donc pas !… Tu avais un pantalon de soldat et une capote grise comme Joseph Barbin quand il est revenu au pays… tu marchais, tu marchais sans te retourner. Moi je criais : Daniel ! mon garcon ! mon cher garçon !… Mais tu n’avais pas l’air de m’entendre et tu marchais toujours. Alors je me suis mise à pleurer de chagrin, et, comme j’allais t’appeler plus fort, je me suis éveillée… étant éveillée, j’ai réfléchi, et j’ai bien fait.

— Ah ! pourquoi ?

— Tu ne partiras pas, mon garçon ?

— Comment ! je ne partirai pas ?

— Non ! j’en suis sûre.

— Vous en êtes sûre ?

— Aussi sûre que de te voir en ce moment, parce que j’ai trouvé un bon moyen.

— C’est ?

— Oh ! je ne peux pas te le dire !

— Parce que ?

— Par rapport à ton parrain.

— Ah | mon parrain, n’en est pas ?

— Non ! c’est moi toute seule qui… seulement si tu n’allais pas vouloir faire ce qu’il faut…

— Dame ! ça dépend !

— Malheureux ? Pense donc ! Partir pour la milice, se faire estropier, bonnes gens ! Se faire tuer… pendant sept ans ! Oh ! ça me fait frémir ! Partir pour la milice !

— Voyons, mère, ne vous désolez pas ! Vous me faites trop de peine. Je ne veux pas que vous ayez du chagrin, vous le savez bien | Je ferai ce que vous voudrez.

— Tout de suite ?

— Si ça se peut.

— Ah ! Mon bon garçon, je te reconnais bien là ! Quel bonheur ! Non ! tu ne partiras pas, aussi vrai que je tiens… elle chercha dans sa poche, — mon couteau.

Je pâlis. Je crus que le tourment troublait l’esprit de ma pauvre mère et qu’elle allait m’ordonner quelque sacrifice sanglant : la phalange d’un doigt, l’extraction d’une dent peut-être, ainsi qu’on l’avait vu faire à plusieurs pour échapper au sort qui les arrachait du sol natal.

— Mère, m’écriai-je tout ému, non ! je ne le ferai pas |

— Hélas ! Il dit non à présent ! Il ne veut plus… J’en mourrai !

— Soyez donc raisonnable !

C’est toi qui ne l’es pas ! Ce serait si vite fait pourtant…… Dire que je ne trouverai pas…

Elle fouillait avec impatience sa poche où tant de choses se mêlaient.

— Mais vous l’avez !

— Quoi ?

— Le couteau, parbleu !

— Non, mon ami, pas le couteau ! La petite bouteille !

— La petite bouteille ? fis-je sérieusement inquiet.

— Chut ! tais-toi !

— Vous ne cherchez donc pas le couteau ?

— Le couteau ? Pourquoi faire ? Dire qu’il ne comprend pas ! Quand je te dis la bouteille…

Ah ! La voilà ! Bois vite ! Bois tout !

— Qu’est-ce que c’est ?

— Bois toujours, tu le sauras après

— Allons ! Puisque vous le voulez !

Elle me tendit la fiole.

— N’en parle à personne surtout !

— Vous avez donc trouvé l’élixir de longue vie, comme dans les contes de Mathurine… pouah ! c’est de l’eau !

— Tais-toi ! Tais-toi ! Ce n’est pas de l’eau ordinaire… Je l’ai puisée à la fontaine du Nain… bois donc !

Je bus jusqu’à la dernière goutte.

— Embrasse-moi ! s’écria-t-elle toute réjouie, tu es un brave garçon ! Puis elle s’en alla en murmurant : Il peut mettre la main dans le sac à présent ; je suis tranquille !

La fontaine du Nain était située tout en haut du pays au pied d’un bouquet de vieux saules, on assure que quand l’eau était claire on voyait au fond une goutte de sang que l’onde, coulant depuis des siècles, n’avait pu effacer,

La légende disait qu’à une époque très reculée, un combat terrible avait eu lieu entre le Nain Courtes-Bottes et le géant Noir-Menton ; on s’était battu, selon la coutume du temps, à coups de rochers et de chênes, aussi vieux que le monde ; de montagnes enlevées comme brassées de pâte par le mitron ; car maître Courtes-Bottes malgré l’exiguïté de sa taille, avait l’orgueil de combattre à armes égales. Il est vrai qu’il avait compté sur l’assistance de son beau-père Forminicule, roi des Fourmis, qui avait mis toutes ses sujettes à la disposition de son gendre.

Au moment où Noir-Menton soulevait de ses énormes bras un roc épouvantable pour écraser le nain, des millions de petites douleurs, cuisantes comme des brûlures, se font sentir à ses pieds et montent, montent en même temps que les Fourmis. Par un mouvement naturel les mains du géant se portent à l’endroit de la cuisson ; le rocher abandonné tout à coup par la force directrice d’avant en arrière, retombe brutalement en droite ligne et renverse l’infortuné. Courtes-Bottes pousse un cri de triomphe, Noir-Menton, transporté de fureur, frappe la terre de son large poing… Une source jaillit à l’instant, une source limpide comme le cristal qu’une goutte de sang tombée du front du géant vient aussitôt troubler.

Il fallut plusieurs siècles pour que l’eau reprit sa teinte primitive ; mais, aucun pouvoir, si grand qu’il fût, ne parvint à faire disparaître la tache, rougeâtre qu’on voyait au fond. Il est vrai qu’elle est visible encore aujourd’hui — mais allez donc raconter ces merveilles à certaines gens qui n’y voient qu’un dépôt ferrugineux !

Cette source avait, comme on pense, des propriétés surnaturelles ; la croyance en était tellement accréditée, surtout parmi les femmes, que manifester un doute sur sa vertu aurait semblé une impiété.

Le jour redouté du tirage au sort arriva, ma mère souriait avec confiance ; quand les camarades vinrent me chercher pour partir tous ensemble, comme c’est l’habitude, elle me prit à part.

— Attends un peu, dit-elle, j’ai quelque chose à te donner. Tiens !

Elle parlait bas.

— Des herbes ?

— Oui… trempées dans la fontaine avant le chant du coq.

Elle glissa le petit bouquet dans ma poche. Ainsi, je serai plus sûre encore. Prends garde de le perdre !

— N’ayez crainte !

Je l’embrassai, j’embrassai mon père. Les camarades dirent : Allons !

Nous nous mîmes en marche ; le père et la mère se penchaient sur le seuil de la porte à mesure que je m’éloignais.

— Bonne chance, garçon ! reviens tout de suite ! Ma mère me fit un signe d’intelligence.

— À ce soir ! lui criai-je de loin.

En cet endroit le sentier tournait.

Mes compagnons dissimulaient leur inquiétude sous une apparence de gaîté ; moi, je les écoutais rire et causer et je me demandais si de l’eau, puisée ici ou là, pouvait posséder l’efficacité que ma mère lui attribuait.

Il faut avoir grandi sous l’empire de préjugés et d’idées étroites, pour savoir combien il est difficile de s’en affranchir, si raisonnable qu’on soit.

Je le verrai tout à l’heure, me disais-je, en entendant les roulements vigoureux de la caisse, les chants des conscrits et les marches militaires faussées par des amateurs téméraires.

Il me semblait entendre un glas funèbre ; l’émotion me donnait des frémissements jusque dans les cheveux, ma lucidité d’esprit s’éteignait. Les oiseaux perchés sur les arbres le long du chemin me paraissaient venus là tout exprès pour me voir passer. Une vieille corneille vola à gauche et s’arrêta sur le tronc d’un arbre mort.

Couac… Couac…

Sept ans ! sept ans ? entendis-je.

J’eus froid.

Involontairement ma main s’enfonça dans ma poche et toucha les herbes cueillies avant le chant du coq pour détourner le présage.

Un bruit infernal éclata bientôt ; nous arrivions devant la mairie où les conscrits des environs étaient déjà rassemblés. Rapide comme l’éclair, la pensée du calme délicieux de nos champs traversa mon esprit ; un gros soupir s’échappa de ma poitrine, car les sonneries des trompettes, les roulements des tambours et les cris de la foule répétaient pour moi comme la vieille corneille :

Sept ans ! sept ans !

L’heure fatale sonna. Un grand silence se fit. J’entrai avec les autres.

Plusieurs furent appelés avant moi ; mais je ne savais s’ils étaient satisfaits ou non, tant les rumeurs de la foule m’étourdissaient. Mon nom fut appelé.

— Présent ! répondis-je.

Il se passa en moi quelque chose d’affreux, on aurait dit qu’une main de fer serrait ma gorge, que des griffes de feu pénétraient dans ma poitrine, mes tempes battaient à briser leurs canaux, mon cœur tressautait comme après une course désordonnée. J’avançai cependant, j’étendis la main… un voile rouge couyrit mes yeux.

— Il prend son temps, dit quelqu’un.

— Parbleu ! il veut le bon !

— Tiens ! il a raison !

— Chut ! du silence !

— Allons donc, conscrit ! dit le sous-préfet.

Je lui tendis le papier.

— Treize ! cria-t-il.

— Treize ! répétai-je machinalement. Je crus que tous ceux qui étaient là me désignaient du doigt en chuchottant :

Treize ! il a treize !

En passant sur la grande place, j’entendis encore dans les groupes murmurer le nombre fatal : treize !

Je marchais rapidement, cherchant à fuir ce nombre maudit, jusqu’à ce que je fusse loin du bourg. Seul enfin sur la route, je m’arrêtai pour respirer.

Assis près d’un buisson, la tête cachée dans mes mains, je m’abandonnai à l’amertume de mes pensées.

Hélas ! être là, heureux dans son pays natal, puis, tout à coup, transporté dans des lieux inconnus, se voir au milieu de ses parents, de ses amis et les quitter subitement pour un tas de garnements toujours prêts à railler… Encore, si c’était pour un mois ou deux, passe ! mais sept ans ! sept ans ! Ah ! pauvre mère ! que diras-tu ? Si seulement je n’avais pas pris ce numéro maudit ! Malheur ! malheur ! Il va m’en arriver de belles ! Hélas ! hélas ! Sept ans !

La secousse vigoureuse qu’une main imprima à mon épaule coupa court à mes lamentations.

— Eh ! garçon, que fais-tu là ?

— Ah | treize ! parrain ! treize ! treize |

— Eh bien ! après ? Est-ce le nombre qui fait la chance, benêt ? C’est la volonté, l’honnêteté et le travail.

— Sept ans ! sept ans ! Ah !

— Ah ! ça ! est-ce que tu vas gémir comme un galopin ?

— Ah | mon pauvre parrain, sept ans !

— Il y a toujours un bon côté aux choses, c’est celui-là qu’on doit regarder. Tu auras le temps de t’instruire !

— Trop tard à présent ! je suis trop vieux ! j’ai la tête trop dure !

— À vingt ans ! tu me fais rire, vois-tu ! C’est le bon moment au contraire, on n’apprend jamais mieux que quand on sent la nécessité de savoir, et que finalement on le veut.

— C’est un fier malheur pour moi que de tomber à la milice, vous avez beau dire… Et la mère. La voilà bien lotie avec sa fontaine !

— Qu’est-ce que tu dis ? Quelle fontaine ?

— Bon ! je ne sais plus tenir ma langue à présent ! Vous allez vous gausser de moi, parrain, mais puisque j’ai lâché le mot, voilà la chose. J’ai bu une fiole d’eau de la fontaine du Nain… et tenez, voilà les herbes… cueillies avant le chant du coq…

— Pour…

— Pour me porter bonheur.

— Et tu as pris le numéro treize. C’est réussi, l’ami, sais-tu ? Tu ne pouvais mieux tomber par la raison qu’il a plus de réputation que d’aucuns. C’est ta mère… Hélas ! pauvre femme ! Et toi, tu as pu croire. Tiens ! je vais te parler franchement : j’aurai, certes, beaucoup de peine à te quitter parce qu’il n’en existe pas un dans le pays ayant du raisonnement comme toi ; et aussi, parce que je t’ai quasi élevé, mais, au fond, j’en suis content ! D’abord, ceux d’ici apprendront ce que valent leurs âneries, puis cela t’ouvrira l’entendement à toi : les voyages forment la jeunesse. Avant deux ans, tu m’en diras des nouvelles. Que diable ! rester là comme un hibou dans son

Eh ! garçon, que fais-tu là ?
trou, comme une huître sur son rocher, comme

un limaçon dans sa coquille, c’est trop bête ! Ne pas savoir si à vingt lieues d’ici le blé pousse l’épi en l’air ? Tu as du chagrin, je le comprends ; quand on ne connaît que le clocher de son village, on se croit perdu dès qu’on ne tient plus la jupe de sa mère. Mais il s’agit de montrer que tu es un homme, que tu te souviens du voyage sans pareil. Allons, mon fils, du courage ! c’est la première bouchure

— Hélas ! mon parrain !

— De la volonté ! c’est le cas. Pour moi je vais travailler.

Il me quitta et prit le chemin de traverse. Les paroles et les excitations du père Lascience m’avaient remué, je m’efforçai de vaincre l’apathie qui m’envahissait, et je m’acheminai vers la maison.

À mesure que j’approchais, mon cœur se serrait ; comment apprendre la triste nouvelle à ma mère après tant de sollicitude et d’espérances.

Mon anxiété augmentait en songeant à ce fatal numéro treize ; avec tout autre, l’amertume du départ aurait pu être adoucie par le mirage d’un riant avenir, mais commencez donc une carrière avec ce numéro dans la main

Pénétrer dans la maison l’angoisse de mon peinte sur la figure, c’était frapper cruellement ma mère. Je tâchai de prendre un air calme, de raffermir ma voix, d’être enfin tel qu’à ordinaire. Je fis le tour, passant derrière la maison pour me donner le temps de me remettre. J’essuyai mon front, je frottai mes mains, je toussai et je me dis énergiquement :

Allons ! numéro treize, en avant !

La porte était entrebaillée, je m’arrêtai un instant.

Ma mère, toute pensive, se tenait assise près du foyer. Je poussai vivement la porte, la pauvre femme se retourna.

— Ah ! s’écria-t-elle en se levant. Elle me regarda interrogativement. Mes yeux se remplirent de larmes.

— Je rêve… ce n’est pas possible !

— Si, mère c’est vrai !

— Chut ! c’est pour voir ce que je dirai, vilain enfant ! Non ! ne fais pas de jeu comme çà, tu me fais trop souffrir… dis-moi la vérité, la vraie !

— Hélas ! mauvais ! mauvais ! mauvais !

— Aurais-tu perdu les herbes ?

— Les voilà !

Il faut pourtant que le charme ait été rompu, çà ne peut pas manquer ces choses-là ! Comment cela a-t-il pu se faire ?

— Je ne sais pas, pauvre mère |

— Dis-moi, y avait-il beaucoup de monde là-bas ?

— Beaucoup.

— C’est çà ! ce doit être cà !

Le cousin Pierre entra.

— Bonnes gens quelles figures ! Voyons, Marie-Jeanne, il n’en mourra pas ! Est-ce que tu aurais pris le numéro un, par hasard ?

Je fis signe à Pierre de se taire, ma mère surprit mon geste, et, nous considérant l’un après l’autre :

— Vous me cachez quelque chose… pourquoi ? puisque le malheur est fait, ça ne sert de rien !

— Mais non, Marie-Jeanne, je ne vous cache rien. Je viens d’apprendre que Daniel a un mauvais numéro, me voilà, sans seulement savoir lequel, pour vous dire d’être raisonnable, vous qui êtes si bonne. Chacun souhaiterait que vous n’eussiez jamais ni maux, ni mal.

— Merci, mon Pierrot ! tu ne m’abandonneras pas, dis, quand il sera parti, mon pauvre garçon ?

— Oh ! Je vous le jure à tous deux ! Nous en ferons une fête quand il reviendra !

— D’ici là, il passera de l’eau sous le pont, comme on dit… sept ans !

— En voilà des idées ! ne pleurez donc pas comme une Madeleine ou le camarade ne sera plus bon à rien. Eh ! parbleu ! tous les ans il y en a qui prennent un mauvais numéro.

— Mais, tu ne m’as pas dit le tien, mon enfant, il ne faut peut-être pas désespérer… tu ne réponds pas ? Tu as peut-être le numéro un ?

— Non…

— Alors, je ne te comprends pas, dit Pierre, ce n’est pas le numéro un, tant mieux ! tu es certain de n’avoir pas choisi le pire.

Ma mère me regarda fixement.

— Mais, qu’est-ce qu’il a donc ? Ce n’est pas un, que tu as tiré ?

— Non ! pire !

— Pire ?

— Pire ! cent fois pire !… Treize ! entendez-vous ? treize ! oui, treize !

— Treize ! répéta ma mère épouvantée, c’est affreux !… Elle tomba sur une chaise, la tête dans ses mains.