Le oui et le non des femmes/23

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Calman Lévy (p. 255-258).
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XXIII


Le même soir Lucien fut transporté à Gênes, et, un mois après, le bateau à vapeur la Victorieuse prenait à son bord la comtesse Caroline et son fiancé, qui retournaient en France.

Lucien était encore bien faible ; mais sa tête charmante respirait le bonheur. Caroline souriait d’un sourire déchirant aux paroles de tendresse du jeune comte.

Elle regardait autour d’elle avec une inquiétude et une agitation qui augmentaient de moment en moment.

— Rien, murmurait-elle, rien encore ! Pourtant il l’a promis…

Le soleil faisait resplendir la ville et la mer ; on entendait de tous côtés les cris des bateliers, des pêcheurs et des marchands qui se culbutaient sur le pont du vapeur encombré de monde. Enfin la cloche du départ sonna ; une grosse fumée noire s’éleva vers le ciel par flocons inégaux, et bientôt on n’aperçut plus de la ville de Gênes que ses grands dômes de marbre et ses flèches pointues. Caroline regardait avec son âme l’horizon qui fuyait ; elle comprimait les battements de son cœur. Elle espérait encore ; mais le bateau doubla un petit cap, et la ville disparut tout à coup.

En cet instant une barque que faisaient nager quatre rameurs passa près du bateau. Un jeune homme couché dans la barque, et qui tenait enlacée une belle Italienne penchée sur son épaule, chantait à pleine voix :

Ah ! senza amare
Andare sul mare,
Col sposo del mare
Non può consolare !

Quand on fut en pleine mer, Caroline n’espéra plus ; elle regarda une dernière fois cette Italie qui, de loin, comme dans un rêve, lui avait montré le bonheur ; puis, portant à ses lèvres l’anneau de George :

— Adieu, ma force ! dit-elle ; adieu, ma vérité et ma foi ! Maintenant, où Dieu va-t-il me conduire ?

Et son dernier sanglot alla se perdre dans la chanson d’amour de Gaston, dont la brise lui apportait encore la voix.
 

Appuyé derrière les roches près desquelles le bateau venait de passer, un homme restait morne et grave ; sa figure était inondée de larmes.

— Non, Caroline, disait-il, tu ne dois plus me revoir ; il faut que tu me maudisses et que tu m’oublies, ô ma poésie et mon sourire ! ô tout ce que j’espérais et tout ce que j’aimais !

Il fit un geste violent, et, rejetant en arrière ses cheveux noirs, il releva sa tête fine et fière.

— Allons, dit-il, j’ai voulu devenir jeune, et il était trop tard !

Bellevue, 10 juillet 1860.


FIN.