Le p’tit gars du colon/08

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Editions Albert Lévesque (p. 80-94).


VIII

LENDEMAINS SOMBRES


D EPUIS ce jour, François Gaudreau, le père, est taciturne, presque bourru, tant le chagrin l’a remué, faisant refluer de ce cœur d’homme blessé par l’épreuve, le fiel et l’amertume des bas-fonds.

Ne l’avait-il pas senti que le malheur briserait sa vie ?

Tout était venu d’un coup : la récolte manquée, puis l’accident, cet orage tuant la meilleure bête de son troupeau ; puis tout le maigre argent dépensé dans la maladie de sa femme, les remèdes inutiles… les soins payés d’une étrangère, et la mort.

Les dettes s’accumulaient ; des appréhensions, des peurs terribles paralysaient son énergie ; le travail ne se faisait plus ; il le voyait : la ruine montait, hideuse et l’enserrant, de sa terre négligée, de ses bâtisses délabrées…

Il eut fallu secouer sa torpeur, se raidir et lutter, regarder plus souvent vers le ciel, prier. Espérait-il en Dieu ? là, vraiment, de l’espérance chrétienne qui demande le miracle et l’obtient ?

Quand la garde-malade s’en fut venue, tremblante, au petit-jour d’un lamentable octobre, balbutier : « Monsieur Gaudreau, je crois bien, votre chère dame… » lui n’avait rien répondu, même pas pleuré, d’abord ; mais dans un cauchemar, près du lit de la défunte, il s’était tenu debout, l’œil fixé sur ce corps rigide, combien de temps ?… il n’en savait rien… répétant le mot fatal « morte ! »

Ses quatre enfants l’appelaient, se tassaient près de lui. Eux du moins, pleuraient et priaient, agenouillés autour de la couche funèbre. Et ce leur était un soulagement divin, ces larmes, cette prière…

Des jours. Des semaines. Ils cherchent encore leur maman tant aimée par la maison vide, et froide, et mal entretenue ; ils songeaient à elle, mais n’osaient en parler dans leurs repas de misère, hâtifs et désolants.

Petits amis, ne cherchez ; plus votre mère : elle est partie pour l’au-delà si lointain. Vous n’aurez plus votre joie dans la pauvreté ; plus de sourire dans la souffrance ; ni le calme dans les nuits d’orage ; ni le chaud vêtement pour l’âpre hiver ; ni le parfum du repas frugal que l’amour rend délicieux ; ni le mot de paix et de lumière à l’heure trouble des jeunes colères ; ni la petite croix sur le front, le soir, avant l’heureux sommeil ; ni la parole émue, la parole sainte et pénétrante qui portait vers Dieu, vos âmes, pauvres chers petits enfants.

Avec la mère s’éteignent dans la nuit du tombeau les bonheurs journaliers qui peuplent nos foyers… Pleurez, petits enfants, pleurez et priez, mais ne cherchez plus.

Eux pourtant s’imaginaient la revoir.

Novembre était arrivé, tout chargé de longs nuages qui, des jours entiers, sans lueur vive, traversaient le firmament. Ils venaient de l’ouest, étouffant le soleil dès son lever, tuant toute espérance d’un peu d’azur par dessus la plaine morne et la forêt défeuillée.

Puis soudain, sans raison, le beau temps reprenait. C’était joie naïve en leurs âmes d’enfants de courir dans le vent tiède balayant les débris morts sous leurs pas, et par dessus leurs fronts, très haut, dans le bleu qui réapparaissait, tous ces vilains nuages de larmes et d’angoisse. Alors, on allait au grand bois chasser la perdrix, rejoindre le père qu’on savait parti, dès le matin, sa hache sur l’épaule, pour l’abatis nouveau.

Mais non. Rien ne frappait l’écho.

Jadis on l’entendait, vif et sonore, le coup rude sur le tronc sec. Et l’on courait, par dessus troncs abattus et branches brisées, par dessus ravines et buttons, dans l’appel vaillant de la hache, vers le bûcheron. Lui s’arrêtait, souriant, disait un mot joyeux, et reprenait la corvée.

Tout se taisait maintenant : la hache bruyante et la voix paternelle. Les enfants l’entrevoyaient, leur père, assis, le front dans les mains, l’outil gisant, inerte, à ses côtés. Il rêvait, regardait au loin, dans les profondeurs de la forêt, sans pensée dans les yeux, sans larmes non plus, obsédé par quelque vision macabre. S’il la secouait, la tenace vision ! s’il la chassait par de grands coups de hache sur les arbres immobiles !… c’était le remède à la mélancolie sombre. Les enfants le comprenaient, mais n’osaient rien dire, non pas même troubler de leur présence peut-être mal venue, l’éternelle rêverie.

Ils s’en revenaient, moins alertes, en proie à la pensée triste qui les tourmentait bien aussi, les pauvres petits. Le bois les enveloppait à nouveau de la brume des soirs, des langueurs automnales ; parfois, brusquement, le vent subit frappait les vieux bouleaux et se déchirait dans les sapins touffus ; d’autres fois, il pleurait lentement parmi les branches molles des hautes épinettes… Ils s’arrêtaient pour entendre le vent gémir ; cela ressemblait au glas d’un jour de mort. Et Théodule ou François disait : « Écoutez : la cloche de l’enterrement… »

Ils espéraient toujours quelque résurrection, malgré le deuil des choses et de leurs âmes…

Au sortir du bois, à l’approche du logis morose, l’espoir tombait. Plus ne sortait de la cheminée basse, la fumée légère et accueillante ; plus, soudain, ne s’allumait dans l’encadrement du petit châssis la bonne lampe de famille. Son rayonnement, jadis, faisait accourir : il montrait la silhouette aimée de celle qui réservait à ses chers petits son maternel sourire, et pour eux avait préparé l’atmosphère tiède et l’odeur alléchante du foyer.

Plus rien, plus rien !… Ni fumée rieuse les appelant, ni clarté douce les réchauffant. Une cabane sombre et rigide, effrayante même dans l’obscurité rapide des soirées de novembre, et si douloureuse que le petit François dit, une fois, se retournant vers ses frères : « Notre maison… elle est morte ! »

Et quand, après eux, le père revenait, ce n’était pas la vie qui rentrait.

Vraiment, l’homme désolé n’avait-il pas au cœur une autre épine que le départ de son épouse ? Quel secret morbide rongeait son bonheur ?

∗∗∗

Ils l’avaient appris à Noël…

Deux étrangers, l’homme et son garçon, venaient d’arriver. On leur avait montré la maison. Ce fut tôt fait. Puis l’étable, la grange, le maigre bétail, l’outillage agricole. Ils s’étaient avancés vers les parcelles défrichées. Mais la neige couvrait les chaumes, hélas ! aussi des gerbes entières surprises par l’avalanche, qu’on aurait pu rentrer pourtant ; et même des tiges encore debout que les pluies et la gelée avaient tuées sur place, et qu’un linceul d’hiver cachait mal, tout au fond des arpents condamnés.

Il valait mieux que les étrangers n’eussent pas vu de tout près cette tristesse des labours inutiles.

Les quatre enfants, collés à l’étroit châssis, épiaient les allées et venues.

Et l’homme avait dit en rentrant dans la maison :

— Monsieur Gaudreau, c’est bien : marché fini. Venez, nous réglerons au village…

Leur père était monté dans la voiture avec les étrangers.

Marché fini. C’est donc qu’on allait vendre. Quoi ?… Les enfants restés seuls, anxieusement se le demandaient :

— La partie du lot non déboisée, peut-être ? Était-il besoin, pour cela, de visiter les bâtiments ?

— Et notre maison ?

— Et nos animaux ?

— Si c’était le tout que notre père va vendre ?

— Tais-toi, François : je ne veux pas, moi, disait Aimé.

— Ni moi.

— Ni moi.

— Ni moi…

La dernière protestation venait du petit Eugène, répétant le mot de ses trois frères, sans le saisir, mais par sympathie, par le secret ressort du cœur défendant un amour en péril.

Ils avaient dû vouloir, sans que le père eût permis une parole.

C’était bâclé. Marché fini. Ces deux mots leur torturaient l’âme.

L’on s’en irait dans huit jours, le trois de janvier. L’homme, son garçon et sa famille s’installeraient sur la ferme neuve des Gaudreau.

— Pourquoi partons-nous ?

— Papa, l’on va dans quelle place ?

— On emporte nos bêtes ?

— Et nos meubles ?

— C’est pour toujours, papa ?

Les questions timides, angoissantes, bientôt noyées de larmes, restaient sans réponse. Ou simplement, le père se défendant mal lui-même d’une soudaine horreur, leur criait presque dans son effroi :

— Laisses, mes enfants : nous partons, c’est tout.

∗∗∗

Partir !…

Décembre agonisait. On comptait sur les doigts ce qu’il restait à vivre de jours lugubres dans la maisonnette naguère joyeuse. Ensemble, ou séparément, d’après l’attrait plus intime, ils allaient, les bons enfants, revoir ce qu’ils ne verraient plus : chaque recoin du logis très aimé. Surtout, longuement, par les deux fenêtres peu larges, l’horizon, l’espace empli de neige, et tout au fond, la forêt, celle qu’on avait vue reculer chaque année pour des sillons nouveaux entre les souches…

Oh ! cette forêt ! La première grande image perçue par leurs yeux tout petits, l’un après l’autre, les quatre garçonnets, du seuil d’un berceau… et les pâturages libres, mal enclos de longues perches entrelacées…

Puis ils sortaient, courant par le froid, se réfugier près des crèches grossières, où ruminaient leurs grandes amies, les vaches mélancoliques. Ils leur parlaient, leur faisaient des adieux comme à de chères confidentes, les pauvres !… de leur chagrin. Et Théodule et François pardonnaient au méchant bœuf d’avoir de sa grosse tête qu’ils caressaient, brisé leur cage et tué la perdrix prisonnière.

Et tout à coup leur revenaient les paroles de la maman disparue : « Ici-bas, rien n’est stable… Le bonheur ? une fleur qui se fane… une ombre qui passe. »

Décembre finissait.

Le jour de l’An montait, glacé, lamentablement désolé.

Était-ce pour échapper au marasme de son foyer désert ? peut-être à ses reproches ?… François Gaudreau appelait ses enfants ; ils s’en allaient au village ; assistaient à la messe, rendaient visite à monsieur le curé dont ils recevaient les conseils, et se dirigeaient vers le cimetière.

La neige s’amoncelait sur les tombes ; seules, les croix émergeaient du blanc suaire ; parfois même de gros ourlets de ce voile épais travaillé par le vent, cachaient les noms… Ci-gît ? plus rien ; l’inscription disparaissait, mais renaîtra quand le rayon du gai printemps consumera ce tissu lourd jeté par l’hiver. Ainsi pour nos défunts. Résurrection !… ils sont immortels ! Et tous les cinq au travers de cette neige, se suivaient dans le sentier tracé par le père ; ils arrivaient près de la sépulture qui seule, aujourd’hui, les intéressait. La croix modeste de bois noir disait en lettres blanches quelle dépouille dormait là, sous la neige et sous la terre, son long sommeil… n’avait-elle pas murmuré, la voix faible : « Je vais dormir si longtemps ».

Ci-Gît
Dame Marie-Louise Boily
Épouse de
François Gaudreau,
décédée le

La date du décès n’était plus lisible, embrouillée par les franges de l’immense couverture dont s’abritaient les tumulus. Mais que pouvait leur faire ? Ils savaient bien qu’elle était morte, sans qu’on s’en aperçût, dans cette nuit sombre du premier octobre. Trois mois déjà ! N’était-ce pas hier, ou ce matin même, l’affreuse réalité ?… Un cadavre, et l’enterrement, ici, dans le champ clos où viennent mourir, avec les morts, tant d’amours, tant d’espoirs… Ils restaient, tous les cinq, debout à cause de la neige, en demi-cercle, autour de cette croix. Les enfants ne s’étaient pas découverts ; le père le leur défendait car le froid mordait cruellement. Ils ne savaient pas non plus joindre les doigts à cause des grosses mitaines. Alors, quelle prière pouvait naître de ces postures frustes, chez ceux dont l’âme a tant besoin du signe sensible pour se recueillir et préciser une pensée ?

Laissons aux âmes leur mystère. L’image leur revint, au père, aux petits garçons, de l’épouse, de la mère, l’image vénérée…

Et c’est elle, en ce moment, qui, de ce petit cimetière enneigé et solitaire qu’ils visitaient pour la dernière fois, leur parlait d’espoir, de vie courageuse malgré l’épreuve, de confiance en la Providence, et d’amour, la grande force, l’amour plus fort que la mort.

Lentement les cinq tracèrent un large signe de croix, et pour cela se découvrirent sous le froid piquant ; et tous les cinq, dans la neige haute et molle, plièrent un genou devant la tombe aimée, perdue pour toujours, comme ils faisaient la génuflexion devant l’autel…

Et se suivant, le père le dernier, par le sentier blanc tracé tout à l’heure, ils s’en revinrent… Tandis que sous terre, doucement, continuait son grand sommeil celle qu’ils n’embrasseraient plus ici-bas, celle qui restait seule, gardant leur souvenir et leur bonheur passé, fidèle, en son sépulcre, fidèle, mieux qu’eux tous, au clocher d’Hébertville.

∗∗∗

Demain !

Ce fut le dernier mot du dernier soir.

Demain… Le petit mot d’espoir ne réservait pour eux qu’une poignante prévision.

Il arriva, ce lendemain néfaste. Et que parut longue et courte la nuit de ce deux janvier, au logis vendu de François Gaudreau !… Des heures d’insomnie, puis un sommeil agité, secoué de rêves terrifiants. Et ce lever machinal dans la fatigue des âmes endolories et des corps mal reposés.

Ils n’avaient plus d’idées.

Une seule flottait, parmi les débris d’espoirs, dans la débâcle : « En vendant mon bien j’ai payé mes dettes… l’honneur est sauf. » Mais, c’était la misère.

Et l’on partait.

La Grise, que seule on gardait, et ce fut un peu de joie, et pour cette joie dans le malheur, on entoura de plus d’amitié la vieille jument, la Grise fut attelée au lourd traîneau qui portait la grande boîte. Et dans le foin se tassèrent les quatre enfants, sans rien que leurs vêtements pauvres, au travers de ces lambeaux la froidure les pinçait… deux couvertures, quelques ustensiles de cuisine, un crucifix, une image de Marie, et la hache : le gagne-pain. Rien de plus… sauf la vision fuyante des joies finies, vendues comme le reste, et devant eux la marche longue et grelottante, sur la neige et dans la bise, vers l’inconnu…

— Papa, notre maison !

Petit François qui se retournait, comme on gravissait une côte, l’aperçut, tout au bas, déjà loin…

Notre maison !… Ce n’était plus la leur… Tous regardèrent, l’homme aussi qui pâlit soudain.

— Marche ! marche ! la Grise…

Il fouetta la bête ; un sanglot passa dans la voix rauque ; le vent souffla… Sur la côte dévalante la Grise galopa…

Puis tout disparut dans la forêt qui s’ouvrait, et la route morne qui reprenait.

Et l’on s’en fut par les déserts, les bois et les savanes, sans chemin frayé, toujours plus au nord, jusqu’à ce Lac Saint-Jean qu’on disait grand comme une mer, et sans une maison sur ses bords extrêmes, sans un labour dans les forêts qui l’environnent, sans âme qui vive, sinon les quelques bûcherons peinant, là*bas, tout l’hiver, ignorés, perdus, six mois durant, dans les vastes solitudes.

Après plusieurs heures d’un voyage presque sans paroles, on arriva près du lac. On fit halte sous des épinettes vigoureuses dont les fortes ramures mettaient à l’abri du vent glacial. L’atmosphère restait froide douloureusement, quoique le soleil brillât très lumineux, par dessus les hautes cimes vertes.

François Gaudreau fit allumer du feu dans un espace qu’on déblaya sommairement ; et ce travail ravigota le sang ; une flamme soudaine monta sous le couvert des longs panaches baignés des lumières blanches du firmament et du reflet du brasier ; le repas tout frugal, — n’était-ce pas celui de tous les midis ? — parut excellent. Des flammes actives rayonnaient une douceur pénétrante, inespérée… La halte dans la forêt, près du lac, leur fut bonne à tous les cinq.

Il advint que la chaleur soigneusement entretenue et le parfum de résine qu’exhalaient les bûches embrasées, attirèrent dans les arbres caressés par cette joie, toutes les mésanges du massif. Elles étaient de cette espèce que ne chasse pas l’hiver canadien, petites éveillées charmantes, vêtues de blanc, d’olive, de gris cendre sur brun foncé, rieuses, familières, voltigeant de branche en branche, les contournant, se suspendant sur le vide, toujours en mouvement et gazouillant des heures pleines de par les futaies silencieuses. Leur gai concert charma les convives. Ces âmes d’enfants goûtaient si facilement les bonheurs simples de la campagne ; c’est la belle récompense des fervents du sol. Le père lui-même se dérida, sourit aux menues chanteuses qui semblaient venir tout exprès, ce midi, semer leurs frêles harmonies sur la mélancolie taciturne.

— Voyez, mes enfants, qu’elles sont gentilles, les petites sorcières !

Ce fut assez de ce mot tout simple pour créer une allégresse où communièrent d’emblée ses quatre fils.

Oh ! qu’il leur pesait, depuis des mois, le silence de leur cher papa ! Voilà que son front s’éclairait, que ses lèvres redevenaient paternelles…

Et les mésanges, d’entendre parler sous les branches tièdes et parfumées, crurent certainement qu’on célébrait leurs grâces. Et plus fortes, plus expressives, leurs voix chantèrent ; plus familières leurs ailes voletèrent…

Cependant que les anges gardiens de nos voyageurs remerciaient leurs sœurettes les mésanges pour la paix qu’elles donnaient aux âmes.

On ne pouvait rester.

La course longue redevint pénible.

C’était ce lac immense à traverser sur sa route de glace. Que de milles jusqu’aux rivières Péribonca, tout au nord, par le vent gelé qui frappait au visage, sans un abri dans cet espace ouvert, sans monticule ou taillis pour couper la rafale !

Où donc allaient-ils sans fin, dans cette froidure, par la nuit qui descendait rapidement ?…

Le petit François le demanda tristement. Le père ne répondit que d’un regard sur la hache ; il étendit le bras vers l’horizon brunissant où l’on devinait la forêt.

Ils comprirent qu’on marchait au chantier, et se résignèrent.