Le p’tit gars du colon/12

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Editions Albert Lévesque (p. 144-151).


XII

UNE HALTE AU SOLEIL


C E n’était pas, certes, un gros bourg.

Des rangs s’ouvraient sous la hache, se creusaient sous la charrue tenace. L’œuvre de colonisation transformait graduellement, vaillante et salvatrice, les rives spacieuses du Lac-Saint-Jean.

Des familles venues de Saint-Prime, ou de Saint-Félicien, ou de paroisses plus anciennes, avaient bâti leur « camp » sur les deux bords de la Ticouapé.

D’autres arrivaient, d’autres viendraient : les pionniers courageux, les fervents du sol, les artisans joyeux de ce beau miracle qui porte nom : la Survivance canadienne-française.

Cueillez les noms, sonnant francs et clairs, dans les guérets de Saint-Méthode… cela fait une gerbe odorante et glorieuse au front de la patrie.

Et tous aimaient la fière devise, montrant leurs mains robustes et calleuses : « Le travail fait notre force »…

Et tous essuyaient loyalement la sueur de leur visage basané, et ne devaient baisser les yeux devant personne : « Si humble que soit notre tâche, la gloire n’en est pas moins grande ».

Dans un de ces braves foyers, celui des Perron, furent hébergés nos petits orphelins : Théodule, François, Eugène. Jérémie s’en retournait vers la cabane de la grève ; François Gaudreau montait avec son fils Aimé, construire son moulin… « C’est plein de bon sens », lui avait-on répondu… Il y tenait tellement, c’était visible. À quoi bon le retenir ? L’expérience lui prouverait que de toutes les entreprises à sa portée, le sillon dans la forêt conduisait mieux au bonheur stable et paisible.

Un sillon dans la forêt ! La poésie de ces mots !

Ils ont glissé de ma plume ; évocation de la vie qui attend, demain, le p’tit gars du colon.

Car il s’en ira, lui aussi, dans un prochain printemps, s’établir sur la rive sauvage, au pied de la grande chute.

Mais le moulin paternel n’aura point de chanson pour son cœur. D’autres voix lui parleront, celles de jadis, réveillant les jeunes amours, venant de la petite ferme d’Hébertville, et de toutes les choses bonnes et chères laissées là-bas, un froid jour de janvier… Et la voix du sol qui veut secouer ses broussailles, et qu’on l’aide à donner la moisson ; la voix mystérieuse d’une terre inconnue qui deviendra village nouveau, région fertile et peuplée grâce, peut-être, au magnanime dévouement d’un premier colon.

Sera-ce, pour Mistassini, notre petit François ?…

« Ma tante Perron » comme il l’appellera, qui ne connaît rien de l’avenir, mais que la Providence, sollicitée par la maman du ciel pour son petit poussin, va rendre toute maternelle, tante Perron, la bonne hôtesse, formera l’enfant pour sa destinée future.

Il a douze ans, l’esprit droit, le jugement pratique, un beau courage au cœur, un désir inné d’utiliser vaillamment ses forces croissantes.

Et la terre cultivée, soignée, chérie fidèlement, la terre généreuse qui donne le beau froment, un grain riche et nourrissant pour une goutte de sueur, la paix du cœur pour chaque fatigue des bras… la terre chante mélodieusement son cantique du renouveau ; la terre ensorceleuse fascine le p’tit gars.

Elle le fit dès le premier soir ; elle guette son réveil très hâtif. Car, écoutez ceci : petit François, capté par le bel Angelus sonnant son arrivée, ne put s’endormir avant pacte formel et précis : « Je veux entendre, bien éveillé, demain matin, la cloche de Saint-Méthode. »

Il chargera du signal son bon ange. Dès quatre heures, ses yeux s’ouvrirent. Des flots de lumière vive et rose inondaient la mansarde, baignaient sa couchette blanche, l’attirèrent de force joyeuse à la lucarne ronde regardant l’orient.

Ô soleil !

Une infinie vapeur, respiration du sol, haleine fraîche et parfumée, s’élève… monte… gaze légère, ou prière silencieuse, psaume d’aurore, versets d’amour… vers Lui !

Quel tressaillement universel !

Le soleil !

Les feuilles s’agitent aux souffles du matin. Les fleurs s’ouvrent, boivent la lumière, se colorent dans l’éclat brillant des rayons. Toutes les verdures ont secoué les poussières de la veille, ont pris leur bain de rosée… Leur roi peut venir : elles seront belles !

Et voici le concert, l’harmonie matinale : tous les oiseaux font leur partie, sans jalousie ni règle tracée… l’instinct. La petite poitrine palpitante où vibre un cœur ! Ah ! c’est l’amour ; c’est mieux que la fleur : c’est la vie doublée merveilleusement du sentiment. L’oiseau chante parce qu’il aime. Et s’il ne connaît pas son Créateur, ses trémolos, ses trilles, ses roulades, parfois sa pauvre note uniforme et terne sont une louange quand même à Dieu.

François, l’enfant pieux, sensible et réfléchi, goûte ce réveil de la journée printanière dans la région des sillons nouveaux. La forêt sauvage, le grand lac solitaire n’ont pas cette vie plus sentie, plus familière, plus à notre portée : la vie commençante des terres neuves.

Écoute, écoute, petit gars, souviens-toi, c’est Hébertville revenu ; tous les cris, l’écho de la petite ferme de jadis… six longs mois, tu ne les as plus entendus : le coq, son battement d’ailes bruyant, sa fanfare glorieuse : « c’est moi qui fais le jour ! » ; les bonnes vaches beuglant, impatientes, dans le clos libre ; elles sont massées à la barrière de perches par où doit passer la trayeuse… « Venez, venez ; pour notre beau lait tiède et mousseux ».

Devant la lucarne trop basse pour bien entendre et voir, l’enfant s’est mis à genoux ; — c’est une belle pose au lever du jour — il appuie ses bras croisés dans l’encadrement du châssis ouvert, tout large, tel qu’il resta les heures nocturnes pour le travail vigoureux des poumons ; il pousse dehors sa tête nue caressée par le souffle rafraîchi, baisée par l’ardent soleil. Que voit-il ?… Un sentier longe la maison, va se perdre dans un pré. Soudain paraissent quelques brebis… leurs agneaux… bêlements graves ou jeunets. Des sauts… des arrêts… course reprise : une invisible main leur jette adroitement des poignées de terre ; une voix décidée les excite : moût’ moût’ moût’… marchez, les p’tits moutons. »

De derrière la maison débouche celle qui lançait la terre et les commandements brefs. C’est une fillette, déjà debout, la petite, pour son labeur quotidien ; et, son troupeau devenu très sage dans le pré flairant la menthe, son petit monde broutant l’herbe neuve, humide, où parfois sont accrochés de légers diamants, gouttelettes au soleil, la bergère s’est mise à chanter… Ave, ave, ave, Maria !

C’est une fleur rose et blonde, une fauvette gazouillante, une âme chrétienne, petite gardeuse innocente aimant Jésus et Marie, Jeanne d’Arc, ou Bernadette, enfant de Saint-Méthode, fillette de colon : toutes sont sœurs.

Et petit François, lui, qui n’a pas de petite sœur, trouve que ce devrait être une bien bonne chose d’en avoir une pour partager, dans la vie, ses joies et ses peines.

Il lui semble qu’une petite sœur chante mieux que l’oiseau ; brille, plus mignonne que la fleur… Quel rêve le distrait ?

Les minutes ont filé si vite dans la lucarne ensoleillée. Cinq heures… un son de cloche… L’enfant tressaille : l’Angélus

Oh ! la joie sainte ! L’émotion pieuse… comme hier soir… meilleure : il est arrivé, il est presque chez lui, stabilisé dans son bonheur : les sillons, le soleil, l’Angelus, trois fois par jour…

Il ne sait pas que ce n’est qu’une halte… qu’il faudra repartir dans dix mois, vers la misère, dans l’abandon, pour la souffrance du corps et pour la souffrance de l’âme… Oh ! non, non, n’en dites rien, mais rien, pas un mot… Pauvre petit gars : laissez-lui son bonheur… Anges mystérieux qui feuilletez l’avenir, taisez-vous : ne troublez pas son bonheur…

Est-ce donc qu’il rêve encore, petit François ? Il est à genoux : il a joint ses deux mains pour l’Angelus

Et maintenant qu’il a prié gentiment, c’est mieux qu’un rêve : c’est une pensée, la vision plus douce, plus réelle, l’évocation des joies plus vraies.

Le son de la cloche, d’où venait-il ? Il a regardé par la lucarne, sortant ses deux épaules pour mieux voir, et voici… La brume, comme un grand lac, scintillait de soleil entier. Puis, à droite, sur une hauteur où sont des épinettes en bordure, par touffes charmantes, la chapelle de bois, la silencieuse église de mission, le clocher blanc, tendu vers le ciel de tout son naïf élan…

Le ciel est si haut… petit François a levé ses deux yeux pour mesurer la hauteur… Rien que du soleil et du bleu ! Rayonnement ! Éblouissement !!!

Il regarde vers la terre. Il songe que le ciel, c’est Jésus ; et que Jésus habite au tabernacle ; et que le ciel est donc sur la terre, à notre portée, dans une humble église de paroisse nouvelle ; et que là se trouve le trésor des colons : bénédiction pour leurs travaux, sourire divin sur des sillons rudes tracés dans les abatis.

Jésus est dans l’Hostie. Lui, petit François, n’a pas encore goûté ce bon Pain du Tabernacle. Il a douze ans : l’âge du mystique appel. Il recevra Jésus dans son cœur… là… là, dans la toute petite église qu’il voit, ce premier matin lumineux, dévotieusement, sur la colline inondée de soleil. Il y reviendra tous les dimanches.

L’extase devant le bel horizon.

Une voix d’en bas, l’appelle : c’est Tante Perron :

— Viens-tu, mon petit François ?

Cette voix de femme l’a remué. Une voix nouvelle… Mais toutes les mamans ont la même voix pour appeler leur p’tit gars.

N’est-ce pas sa vraie maman… comme autrefois, pour le repas du matin, pour le premier sourire, pour la première caresse de la journée : « Viens-tu, mon petit François ? »