Le p’tit gars du colon/Texte entier

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Editions Albert Lévesque (p. cov-).


LE P’TIT GARS
DU COLON
DU MÊME AUTEUR :

En préparation :
UN SILLON DANS LA FORÊT
Tous droits réservés, Canada, 1934.
BENOIT DESFORÊTS

LE P’TIT GARS
DU COLON



L’ÂME CANADIENNE
ÉDITIONS ALBERT LÉVESQUE
MONTRÉAL, 1934


I

LE FOYER NOUVEAU.


J ADIS, dans une échancrure de la forêt d’Hébertville, le logis du colon François Gaudreau s’élevait rustique et solitaire, tout de bois rond solide.

Solitaire, combien ! Deux points de l’horizon, l’ouest et le nord, obstrués d’épinettes, de trembles, de bouleaux : fouillis sombre, piqué de blancheurs, désert et sans fin. Mais du côté des soleils levants, un petit sentier serpente, parmi les souches d’un premier abatis, sous la futaie haute, dans l’ombre et le silence, vers cette clairière qui débouche à des cultures neuves…

Et cette maisonnette ? cette fumée vers le soleil ou les étoiles ?… Ces jappements d’un roquet ? Ce cri d’enfant ? C’est la vie, la famille, l’oasis… le premier voisin.

On n’y vient pas tous les jours.

Là, d’un cran de roche grise, on aperçoit le village par les temps clairs.

Hébertville, petite reine agricole, fleur de vaillance, éclose à quelques milles à l’est du Lac-Saint-Jean. Si belle, avec son léger clocher tendu vers les cieux pour porter à Dieu l’oraison d’un peuple, et, dans l’azur, cueillir les bénédictions de l’au-delà. Toute égayée par le blanc de ses maisons qui, presque toutes, servent de demeures heureuses à des cultivateurs… Le pastel se dessine dans le cœur : on l’emporte, ravi.

Et la musique douce des syllabes : Ville d’Hébert ! Le nom glorieux ! Le prêtre magnanime, avec ses braves, déblayant le terrain… Un sillon dans la forêt… l’église sur la colline souriant au sillon… « Venez, venez, bonnes gens : la paroisse est ouverte ! »

Et l’ancêtre lointain du premier Québec, ce Louis Hébert, qui, préférant à Paris le libre espace de la France Nouvelle, saisit merveilleusement le rêve de Champlain : donner aux blés nourrissants le généreux humus des érables canadiens.

L’a-t-il réalisé, le grand rêve fécond ?

L’histoire se répète : on trouve en ce pays, large et fertile, la trace des héros du sol, taillant leur domaine immense à tous les espoirs, à tous les amours.

∗∗∗

De l’un d’eux, voici donc le foyer nouveau.

Ni grand ni riche.

Petite ferme caressée d’une joie tranquille, qui grandira sous l’effort robuste.

N’y a-t-il pas l’exemple entraînant de ceux qui bûchent, qui labourent, qui sèment, qui moissonnent ?…

François Gaudreau et sa jeune épouse, Marie-Louise Boily, ont eu foi en des lendemains meilleurs.

Ils se sont mis à l’œuvre, bonnement, ne se doutant même pas de l’héroïsme de l’entreprise.

Trois mots remplissaient leur programme ; ils les savaient par cœur ; ils les trouvaient si naturels : entrer dans la forêt, « faire » de la terre, nourrir des profits du sol la famille qui naîtrait.

Depuis cinq ans, la tâche s’élaborait ponctuellement. Dieu merci, tout prospérait.

Parfois ils se redisaient leur histoire naïve…

∗∗∗

Un soir d’avril, ils s’en étaient venus dans la neige fondante, et par quels chemins d’alors, misère de misère ! Ils en rient encore.

La jument soufflait, s’enfonçait, brisait d’un coup traits et brancard, mais s’arrachait victorieuse, elle et son « quat’ roues », de cette glue printanière.

Puis, on s’était risqué sous bois, par ce tracé d’hiver où, gaillardement, glisse le traîneau, mais qui devient affreux quand la neige disparue met à découvert fondrières, chicots et racines.

Les traits, rafistolés vaille que vaille, et le brancard blessé, bandé de gros fil de laiton, en frémissaient d’épouvante.

Marie-Louise avait eu peur :

— Arrive-t-on, François ?

— Regarde, regarde : vois-tu l’abatis ?

— Quel beau travail, mon homme !

— Et vois-tu notre maison ?

La voix et la main du bûcheron tremblaient d’émotion.

— Qu’elle est grande ! qu’elle est belle !

Pauvre femme ! Et c’était sincère…

Cabane de troncs rugueux, sans cave ni grenier ; point d’étage, la porte basse ; deux étroits châssis donnant sur la forêt ; un toit d’écorce…

Mais, par dessus, le firmament brillait. L’amour enjolivait toutes les choses.

∗∗∗

L’hiver précédent, le courageux François avait besogné rondement sur son lot de forêt vierge.

Profitant des neiges hâtives, il partait de « chez eux », au lendemain du Jour des Morts. Et sur le traîneau, le seul de la famille, on arrimait le sac de farine, le baril de lard salé, des ustensiles de ménage — oh ! les plus rudimentaires — et la tente qui serait la demeure provisoire sous les branches des sapins.

Tout près de lui, surveillée d’un regard protecteur, la hache était posée, l’arme du combattant, l’outil merveilleux qui chantera victoire aux longs échos du bois sonore.

En marche vers Hébertville !

Enfin, voici les premières habitations, l’église qu’il salue d’un élan confiant. Elle sera bientôt la sienne. Et tout au défilé des rangs, de l’autre côté de la paroisse qu’il trouve belle et qu’il aime déjà pour son air de bienvenue, son lot dûment payé, sa terre à lui, François Gaudreau, premier du nom.

La forêt. Des arbres tassés d’une limite à l’autre. Mais, par exemple, du bois de rapport superbe.

Il a tout calculé. Le travail s’activera. Deux parts seront faites : les troncs vulgaires — il s’en trouvera, car il est difficile, Tardent jeune homme — chaufferont la maison future ou brûleront sur place, par gros tas ; leur cendre engraissera le sol. Et l’autre part, celle qu’il soignera et qu’il voudra grande, énorme, de tout son cœur et de ses deux bras vaillants, les beaux arbres coupés en longueur de vente, et les pièces choisies pour les quatre murs de sa demeure.

Quel rêve ! qu’il y songera durant sa besogne pénible et solitaire !…

Non moins active et songeuse, là-bas, sous le toit de ses parents, celle qui doit venir au printemps, préparera l’humble trousseau.

François avait fixé la tente, brassé la couche molle et odorante de branchettes de sapin, puis dormi tout d’un somme, cette première nuit, dans la forêt calme de son domaine.

Au point du jour, il avait choisi l’arbre qui tomberait avant tous les autres ; un bouleau magnifique. Fiévreusement, il passa la pierre sur le taillant neuf de sa bonne hache ; elle brilla, joyeuse et décidée, sous le rayon de novembre ; il fit sans hâte, pour l’aide de Dieu, son signe de croix… Et vlan ! Et vlan ! Des copeaux volent et revolent ; des éclairs passent et repassent… l’acier dans le soleil montant ; des craquements sinistres ; un bruit sourd : le choc lourd de l’arbre tombant, s’écrasant dans un linceul de neige froide, sur tous les petits cadavres des feuilles jaunies et froissées de l’automne.

∗∗∗

Deux mois furent vite écoulés ; Noël ramena le cher absent, qui retourna, à sa terre, après « les fêtes ».

Trois mois encore : long carême de labeur et de séparation…

Quand carillonne l’alleluia pascal, François est revenu.

Quelle joie du retour ! La fierté de la nouvelle heureuse : « La terre est prête pour les sillons de mai. Le petit logis aussi… »

Le bon garçon ! plus rien ne vint de la phrase commencée.

Quelle sève sensible sous l’écorce du paysan !

Le père avait souri malicieusement : « Là, là, mon fils, c’est bien. »

La mère ajoutait : « Dieu te bénisse, mon cher enfant. »

Une jeune voix entrait soudain : « François, François, que je suis contente ! »

Ils se mariaient dans l’allégresse des Pâques — Blanches, puis montaient, joyeux, un soir d’avril, vers le « home » nouveau, blotti sous la feuillée renaissante.

∗∗∗

Ah ! leur histoire naïve !

Ils se la redisent aux veillées intimes et se rappellent comment, à la « brunante », par un tiède crépuscule de mai, François revint de ses labours achevés, fatigué mais radieux :

— Femme, demain nous semons le premier blé sur notre lot.

Le matin de ce jour émouvant se leva dans la splendeur du renouveau canadien.

L’homme était sorti, serrant dans le sac en bandoulière, comme le diacre porte l’étole pour l’Eucharistie, les grains dorés qui donnent la moisson de l’automne et le pain de l’hiver.

Marie-Louise l’avait suivi jusque sur le seuil de la cabane. Son regard ému vit François s’arrêter à l’entrée du champ, se découvrir ; et, comme avant le premier coup de hache sur l’arbre de la forêt, pour mieux jeter la première poignée des grains dans les sillons impatients, le colon fit le signe de la croix.

Son épouse traça, pieusement, elle aussi, le geste qui fait Dieu s’incliner pour bénir.

Mais rieuse, bientôt, jeune, toute à sa joie des espérances débordantes, elle leva les yeux sur le paysage.

Deux grives, à cinq pas, construisaient leur nid dans le cèdre géant épargné pour son ombre :

— François ! François ! Les merles vont nicher…

Il ne répondit pas.

Des mouches à miel allaient et venaient en quête de suc ravivé ; l’immense frondaison des conifères, toujours verts, reprenait sa teinte rafraîchie ; les trembles joyeux agitaient leurs feuillettes neuves, et tous les cerisiers fleurissaient.

François, lui, n’écoutait que l’appel de la terre, ne regardait que ce champ taillé de ses mains. Qu’il lui semblait grand maintenant, tout labouré, tout soigneusement hersé ! et beau surtout, avec ses mottes menues, brunes et humides, réfléchissant le rayon matinal et printanier !

Grave, de son pas régulier, de son geste ouvert royalement, une allégresse au cœur, il passait parmi les souches, reprenait la ligne droite, aidait l’œuvre divine des créations annuelles.

Et puis, quelques mois plus tard, les gerbes étaient rentrées, lourdes d’épis généreux.

Alors aussi vinrent les enfants.


II

AUTOUR D’UN BERCEAU


D ÉJÀ deux fils égayaient le jeune ménage quand parut le troisième.

On l’accueillit joyeusement.

On lui donna le nom de son père : « François ».

Et petit François fut l’ange du ciel apportant lumière et chaleur en l’humble maisonnette.

Oh ! sans doute, sur les bois rêveurs, octobre étendait sa mélancolie, présage des journées tristes réservées à l’enfant. Mais le père et la mère ne songeaient pas beaucoup à l’automne, non plus qu’aux lendemains sombres. L’heure présente avait son bonheur ; ils l’aimaient, s’en contentaient, remerciant la Providence.

∗∗∗

C’est le privilège des benjamins de trouver, à leur entrée dans la famille, la cour mignonne de leurs admirateurs.

De plus grand matin, l’heureux père réveillait les deux garçonnets dormant ferme dans leur commune couche de mérisier.

— Petits ! petits !

Il tâchait d’assourdir sa rude voix pour la mère qui reposait tout près, sur le haut lit.

Mais elle ne dormait pas.

Elle-même avait dit à son mari :

— Va ; qu’ils viennent l’embrasser.

Et les deux endormis, sans rien soupçonner de la joie nouvelle, se frottaient longuement les paupières toutes rougies et closes à demi. Quatre poings vigoureux, fiers petits bouts d’homme, passaient sur deux paires d’yeux qui prétendaient toujours ne pas s’ouvrir.

Le père en avait pitié ; il le reprochait à la mère :

— Un crime : faire lever nos innocents… ce qu’ils dorment de franc cœur !

— Non, non, François ; qu’ils viennent donc : le « nichouet » les appelle…

— Ah ! ça, tais-toi ; tais-toi, la mère ! fit l’homme exultant ; le nichouet ! parle-t-il seulement ? c’est-il vrai qu’il les appelle ?…

Il se penchait sur le berceau, caressait maladroitement le marmot minuscule de sa bonne grosse main de manieur de hache et de charrue ; caressait et badinait :

— Parle-t-il, le nichouet gentil ? sait-il crier, ce petit Gaudreau-là ?

Il riait ; la mère souriait.

L’homme ne tarissait pas : il s’attardait, savourait son bonheur.

La femme insista doucement :

— Va chercher les petits frères.

— Tiens, tiens, c’est vrai…

De quelle extase revenait ce travailleur des grands espaces déserts pour qui le monde entier tenait dans son foyer ?

∗∗∗

Les deux endormis avaient quitté la couchette. De se frotter les paupières, les yeux leur piquaient : le sommeil était loin.

Et puis certainement, il y avait là-bas, du côté du grand lit, quelque chose d’inaccoutumé, quelque mystère. Nos jeunes braves s’avançaient donc, voulant s’enquérir… Curiosité plus qu’obéissance ; mais ils venaient.

Vont-ils se présenter au bébé, fraîchement arrivé ?

D’abord Aimé, « mon plus vieux », disait le père. Il n’avait que quatre ans !

Et derrière Aimé, craintif un peu, lui, devant l’inconnu de ce berceau qu’il ne se souvient pas d’avoir occupé — voilà pourtant de cela pas tout à fait deux années —, Théodule, un blondinet rose et joufflu qui bégaie des petits mots charmants.

À qui lui demande : « Comment se nomme le petit garçon ? » il répond délicieusement, avançant en rond ses menues lèvres, s’enflant la gorge et roucoulant : « Dudule »…

Quand on ne lui plaît pas, il se tait. On a des principes…

Aimé, c’est un noiraud, vrai jeune campagnard épris du grand air vif, tout basané des brûlants soleils d’été, quand les rayons grillent la peau, et des soleils d’hiver, lorsque la neige les reflète et hâle le visage.

S’il y avait des poches à ses culottes déjà trop courtes, il fourrerait là-dedans ses deux mains, comme font les grands hommes : il a bien vu.

Maintenant, il les tient croisées derrière le dos : c’est encore une pose de grand homme.

Et planté, crâne et muet, devant le « ber », il examine son petit frère nouveau, prend son temps, pèse la décision, puis, relevant son minois calme, où parlent deux yeux foncés :

— Il est joli.

— Vrai, mon Aimé ?

Et la maman radieuse !

— Il est joli, oui, pour le sûr.

Jugement sans appel : le ton ne ment pas.

— Comment que c’est qu’on va l’appeler ?

— « François », fait le papa rayonnant d’allégresse et de fierté.

— Oui, mes petits : François, comme votre père ; c’est un beau nom, n’est-ce pas ? demande la bonne mère.

— François ? Oui, c’est beau, prononce Aimé.

Théodule qui ne dit rien — songez, donc : pas seulement vingt-quatre mois — veut pourtant saluer le nichouet gentil, si peu de chose à côté de lui ! Le frais manège recommence : menues lèvres arrondies, petits yeux mi-clos, sur le front, ce pli têtu de l’effort — certainement il arrivera dans la vie, Dudule sifflote, escamotant la double consonne initiale, impossible, voyons, à son âge : « Ançois… Ançois… »”

Frrançois, rectifie l’aîné, roulant, sonore, le r de victoire : Frrançois, dis comme moi.

Et Dudule croit dire « François… » et répète : « Ançois… Ançois… »

Du poupon ligoté n’émerge qu’un tout petit visage cramoisi, juste assez ; d’espace pour que, se baissant drôlement — ils ne se sont pas vus — Aimé puis Théodule puissent l’effleurer de leurs bonnes lèvres chaudes.

∗∗∗

Scène de famille, scène délicieuse, faite de rien, faite de tout !

Joie si réelle des foyers dont la peur de l’enfant n’a pas éteint la flamme vive des vrais bonheurs.

Demain, la fête sera plus grande et la joie complète : la cloche d’Hébertville sonnera le baptême d’un nouveau chrétien en terre canadienne.

Deux bambins suceront des dragées en l’honneur du petit roi François qui trônera dans ses langes grossiers, en la cabane du colon.


III

LES PREMIÈRES LEÇONS


E T l’enfant grandit.

Il regarda sa mère et son père : il les aima ; ses petits frères, et s’en réjouit ; aperçut la forêt, découvrit le ciel : tant de vert ! tant de bleu ! transports naïfs de sa jeune âme. Il cligna des yeux à l’ardent midi, fâché de ne pouvoir le fixer, comme l’aiglon, deux paupières ouvertes. Mais il sourit aux étoiles des nuits limpides, et s’en éprit, les trouvant belles pour leur douceur et leur poésie.

Il fut ravi de la blanche vision des neiges et cueillit, deux petites mains pleines, ces légers cristaux coloriés que la froidure et le soleil suspendent aux brindilles sans feuilles.

Il écouta l’harmonie sombre des vents du nord qui gémissent dans les sapinières ; ou les rafales, par les nuits d’hiver, hurlantes, réveillant même les tout-petits qui dorment si bien.

La musique des oiseaux le charma ; les cris du bois et des marais se fixèrent dans sa mémoire ; et plus tard, aux solitudes lointaines, seul en des forêts immenses, il reconnaîtra les appels de la faune pour guider son arme, ou parfois, simplement, pauvre isolé, pour récréer sa vue des envolées sveltes d’un écureuil.

L’âme paysanne communie au mystère de la nature ; elle s’en imprègne dès l’aube de sa journée terrestre. Elle pourra n’en rien dire, peut-être n’en rien savoir… elle le comprend, cependant ; elle le goûte, silencieuse et reconnaissante.

∗∗∗

Comme surtout dans vos cœurs bons et souples, jeunes campagnards, la foi s’enracine !

Il apprit à prier, notre petit François, de l’exemple et de la bouche de ses parents. Il acquit cette morale pratique qui fait agir pour Dieu et pour l’honneur ; la prière et le devoir s’enchaînent, se soutiennent, conduisent le chrétien vers sa grande fin surnaturelle.

Il s’initia, peu à peu, à la vie d’ici-bas et à celle de l’au-delà. C’est l’importante leçon. Dieu voulut, pour qu’elle se gravât dans nos mémoires, la revêtir d’un charme infini.

Le signe de croix qu’on s’exerce à tracer large, tranquille et réfléchi, dès son lever. Et les trois mots d’amour balbutiés d’abord, cueillis sur les lèvres de sa mère : Jésus, Marie, Joseph… Et que, très vite, on redit sans faute, parce que l’âme en est touchée ; parce que, pleins de grâce, ils vibrent d’onctueuse mélodie ; les trois mots qu’on n’oubliera jamais dans les orages de l’existence ; et qui reviendront, cri suprême d’espoir et de repentir, aux agonies parfois désolantes des vies bouleversées : Jésus, Marie, Joseph !

Tout doucement le programme s’étend ; prières du matin, du soir, des repas ; l’angelus ; le rosaire ; les saluts à la croix et devant l’église…

Et quand tout est connu de ce qui sauve pour les cieux, l’autre leçon, celle des choses qui donnent le bonheur calme et le pain quotidien.

∗∗∗

Est-ce un rêve ? François est assis devant son papa qui le tient de moins en moins, sur le cou du haut cheval dont il serre, un peu courbé, deux menottes crispées, la rugueuse crinière.

Il arrive à se tenir, le buste droit, bien seul, en plein milieu du long dos, frappant des talons les vieux flancs à côtes saillantes.

Il se retourne, rieur, vers le cher papa venant à pied, par derrière…

« Marche ! marche ! papa… »

Marche ! La monture prend l’ordre pour elle, se réveille, sursaute. Comme des deux mains folâtres, redevenues craintives, François se cramponne ! « Ho ! Ho !… arrête !… »

Au cher papa de rire : « marche ! marche ! Tiens-toi bien, mon petit homme !…

Voici la halte et le travail.

— Viens-t’en, mon petit garçon.

De ces hauteurs s’en venir ?

— Je peux pas tout seul.

Et si le papa ne tend pas les bras et fait mine d’aller sa route, un pleur dans chaque œil apprendra que le chagrin suit de près le bonheur.

L’azur brille après la pluie.

Les deux bras ouverts ont reçu l’enfant ; la grosse moustache paternelle égratigne la joue tendre et sèche les larmes.

Ah ! les bonnes rudes moustaches d’autrefois, perdues, si loin, dans les souvenirs d’enfance ; qu’on admirait, qu’on tiraillait aux heures nombreuses d’épanchement, grimpé sur les genoux du papa ; ou qui faisaient trembler à de certains jours néfastes, quand, de ces broussailles, sortait la voix grondeuse !

∗∗∗

Tiens… cette charrue renversée au seuil d’un sillon à creuser. François croit la relever d’une main, des deux mains, de tout l’effort des jeunes reins cambrés… Que c’est pesant, cette charrue que le père manie d’un bout du champ à l’autre bout, très loin, au pas régulier de l’attelage ! Qu’il est fort, mon papa, songe le bambin galopant, trébuchant, heurtant les mottes derrière la lourde fendeuse du bon sol ! Qu’il est habile ! On s’est retourné près du bois, à cette lisière où s’arrête le labour.

— Regarde, petit, est-ce tiré droit un peu, la belle rigole fraîche ?

Une beauté nouvelle entre parmi les idées premières de l’enfant.

Peut-être, aussi, trouve-t-il que son père est courageux ; il l’a suivi deux, trois longs tracés… Cette fois tout repart, sauf lui qui s’étale sur la mousse, au pied d’un tremble où, parmi les bourgeons entr’ouverts, sautillent et babillent des mésanges revenues.

Plus tard, paraîtront la faux large pour les foins, la faucille des blés mûrs, la hache d’automne entamant l’abatis.

Misère ! se dit petit François, soulever tout cela : quel poids ! Jamais, jamais je n’arriverai…

Tu crois, petit ? Laisse-toi grandir, laisse les forces te venir dans l’air vivifiant des campagnes résineuses… Tu verras se renouveler pour toi, cher enfant des terres neuves, le beau miracle des vaillances indomptables.

Entre temps, il écoute ; il retient le nom de tous les instruments, de toutes les occupations de cette profession d’agriculteur qu’il aime de race.

Il photographie, dans son intellect très ouvert, les nobles gestes de son père tour à tour bûcheron, laboureur, semeur, faneur, moissonneur, batteur de fléau, pour la danse joyeuse et réchauffante, aux après-midi froides de l’hiver, des petits grains frappés et rebondissants.

Il retrouvera l’image ; d’instinct, il reproduira le modèle.

Ainsi l’abeille de nos ruchers coule son alvéole comme faisait l’ancêtre lointaine chantée par le poète. Et nos hirondelles ont même nid d’argile au rebord du toit qu’aux âges de Tobie l’Aveugle.

∗∗∗

Le soir est venu.

Près de sa maman, babillant à l’aise, François raconte sa journée.

La leçon s’élève sans effort, dans une sphère plus belle.

— Vois-tu, mon petit François, comme ton père travaille dur pour nous faire vivre ? Et pourtant combien, dans ses fatigues, il est heureux !

Aime-le, ton bon père, mon petit enfant ; tâche peu à peu de l’imiter.

Le bonheur est dans le devoir.

Aime aussi la campagne, la culture de nos champs ; cherche son gai soleil. On respire ; on se chauffe, l’hiver : le bois ne manque pas !… on va, l’été, sous les grands arbres, dans l’ombre, dans la fraîcheur.

— Les maringouins, maman, les vilaines mouches noires, les brûlots…

— Quelques sacrifices pour le bon Jésus… Vois-tu, les petits garçons des villes ont à souffrir bien plus.

— Vrai, maman ? La ville ?…

Il interroge, il ignore jusqu’à ce nom ; combien davantage les mystères de douleur, de honte et de ruines qui peuvent s’y blottir.

La sage mère l’initie, par degrés, à ce dont il faudra fatalement, quelque jour, redouter l’attirance.

Tant, qui ne savaient pas, se sont laissés prendre !

— La ville ? Écoute, mon petit François : des maisons entassées, hautes, brisant la vue ; sans forêts ni cultures ; sans chemins de belle terre ; presque sans firmament par dessus les têtes…

— Oh ! c’est triste…

— Sans firmament, ou du moins, il faudrait le chercher par les toitures et les cheminées. La pensée et l’envie n’en viennent pas.

— C’est donc triste, maman ?

— Oui, mon enfant chéri, triste, pas beaucoup, sans doute, pour ceux qui sont nés là-bas ; pour nous, pour toi, venant de nos larges campagnes, ce serait à mourir de désolation.

— Je n’irai pas habiter cette ville… Et les petits garçons, ils y souffrent ?

— Tous ? non. Combien, cependant !

On étouffe, on gèle, on pleure de faim… tu ne peux tout savoir, tout comprendre. Crois ta maman : ne quitte jamais, jamais pour la grande ville, ta petite ferme heureuse.

— J’aime notre « chez nous ». Jamais je ne partirai, non, maman.

— Et surtout, François, trop de monde n’y prie point le bon Dieu.

— Ils vivent sans prier ?

— Souvent meurent sans prier.

— J’aurais peur. Rien déjà que d’aller dormir sans prière…

— Tu prieras fidèlement, chaque soir, comme maintenant… regarde : il se fait tard, le soleil s’en va dormir, lui aussi.

Joins tes mains, cher petit : « Mon Dieu, je vous remercie des grâces de cette journée. Je vous demande pardon… Bénissez papa, maman, les grands frères… et petit François. Bonne sainte Vierge Marie, je vous aime… »

La prière chrétienne est belle toujours. Celle du petit François le fut, ce soir, entre toutes. Il y mettait son cœur très pieux. Des reflets rouges, venus du couchant, pénétrant la forêt, caressaient le front grave de l’enfant. Une grive solitaire modulait dans le silence vespéral, l’hymne des soirées printanières.

Le chérubin s’endormit, bercé par la voix harmonieuse.

Un clair d’étoiles faisait la nuit ravissante. Pas un bruit, dehors, ne troublait la rêverie des campagnes.

Et paupières closes, mains croisées sur la poitrine, le souffle régulier, petit François était si beau, si gentil, qu’un long instant, sa mère le contempla dans ce rayonnement limpide venu de l’espace et le baisa sur son front pur. Petit François voyait des anges l’escorter par les forêts admirables, par les plaines merveilleuses où verdit le blé nouveau. Près de lui, sa maman radieuse montrait l’horizon, l’espace des lumières…

Un rêve.

∗∗∗

Le jour était levé ; François dormait encore.

N’avait-il pas, la veille, trotté derrière la charrue, dans les sillons ?

Alors, fatigué, monsieur faisait la grasse matinée.

Ah ! bien oui !

— Ançois ! Ançois !…

Dudule l’appelait.

— Viens voir, viens voir…

« Cloc…cloc…cloc… » La mère poule s’amenait avec sa couvée fraîche éclose, poussins trottinant, picorant, piaillant, s’évadant, revenant « cloc…cloc…cloc…» au signal angoissé.

— Oh ! les petits poulets jolis ! petits poulets mignons ! chantaient les deux enfants. Comptons : deux… cinq… sept… neuf… dix… tous noirs… qui s’en vont se blottir sous l’aile noire de maman-poule.

Mais là… là… ce onzième, en retard, qui se hâte, le pauvret… deux jambettes fébriles, deux embryons d’ailes battant l’air… Et tout blanc, tout blanc, lui. Pourquoi ?… Oh ! mais regarde, regarde, Ançois !

Deux canetons arrivaient, essoufflés, gauches, ridicules à plaisir avec leurs pattes palmées et maladroites sur le sol inégal, ce qui rendait leur course grotesque… et leur vilain bec, gros et plat, gazouillant d’inhabiles Coin… coin… d’apeurement.

Ce qu’ils riaient de bon cœur, les enfants !

Puis, soudain, François devenait sérieux. Voilà, c’était un mystère.

Les poussins noirs : poule noire, poulets noirs, très bien ! Comme rouge et blanc, le petit veau délicieux criant famine, tout près, dans l’enclos, à sa bonne vieille mère de vache blanche et rouge retenue dans l’étable.

Mais qu’une poule noire ait un poussin blanc, et surtout, Dudule, est-ce possible ? deux petits canards !!

Dudule sourit, lui qui savait :

— Tu comprends, Ançois, on glisse les œufs qu’on veut, quand elle couve…

Il retint, sans peut-être comprendre.

La voix de la maman :

— Mes petits enfants ?

Elle apportait plein sa chaudière de linge à sécher. Dudule, complaisant, tira un par un les morceaux frais lavés que sa mère secouait et fixait avec de longs éclats de cèdre fendus que lui tendait François.

Et Dudule, encore, très éveillé, courut chercher la gaule pour relever la corde, lourde de ces pièces bariolées. Du soleil les baignait ; le vent du matin les balançait. Petit François, naïf et joyeux, passa trois ou quatre fois sous la corde très haute, en se baissant « pour ne rien accrocher », disait-il…

On s’en revenait.

La poule noire parut avec ses poussins, brave petite mère : plumes du cou hérissées, pour les défendre ; deux ailes entr’ouvertes pour les abriter… « cloc… cloc… »

Marie-Louise avait ce don précieux d’instruire ses enfants des mille incidents quotidiens.

— Ah ! mes chers trésors, la poule nous dit bien des choses : charité pour tous, recevez sous votre toit les malheureux… les orphelins…

Ce mot lui fut dur à prononcer.

Elle le répéta cependant, lentement, avec une émotion qui fit lever les yeux tout chagrins aux chers innocents. Les orphelins… qui n’ont plus de maman, comme le petit poussin blanc, comme les deux petits canetons. La poule les aime autant que les petits noirs qui sont bien à elle.

— Ainsi, mes enfants, dans nos foyers canadiens sont recueillis, réconfortés sous l’aile d’un même amour, les petits dont la maman est partie pour le ciel.

Elle n’en sut dire davantage : des larmes lui montaient aux paupières.

Cette pensée de la mort lui revenait sans cesse.

Elle songea très vite que ses poussins trouveraient l’abri d’un cœur charitable ; elle sourit pour consoler les deux enfants que sa tristesse soudaine alarmait. On passait près du four rustique, fait de glaise durcie, pauvrement préservé des neiges et du soleil sous un toit d’écorces mal jointes :

— Tenez, mes enfants, j’oubliais : c’est jour de cuisson. Vous allez préparer le bois.

La besogne nouvelle plut énormément ; ce fut l’heureuse diversion.

Les deux frères apportèrent, par menues brassées, les rondins odorants de sapin dont s’active une flamme superbe ; on vient la regarder par les fissures de la petite porte de fonte.

Et la mère, entre temps, mesurait la nourrissante farine brune récoltée sur leur terre ; elle deviendra, ce soir, savoureusement, dans la chaleur douce, le bon pain d’habitant.

Et tandis que la vaillante femme, manches retroussées, longuement, péniblement à cause de sa frêle santé, pétrissait la pâte épaisse, petit François, muet, contemplait sa maman, comme il avait, la veille, observé son papa labourant le champ nouveau.

L’enfant recevait sa meilleure leçon de travail, d’énergie, d’héroïque fidélité à la loi divine : « vous mangerez votre pain à la sueur de votre visage. »


IV

LE JOUR DU SEIGNEUR


P APA avait dit : « S’il fait beau, dimanche, nous irons tous à la grand’messe. »

Mais, ce dimanche de juin, il avait plu toute la nuit et vers sept heures, l’averse tombait encore.

Le déjeuner de famille fut triste : une inquiétude serrait les cœurs.

Le père se leva, scruta l’horizon de son œil connaisseur. Les enfants ne bougeaient plus.

Il prononça :

— Le temps se répare ; on sent le soleil.

De la joie brilla sur tous les fronts ; le père ne se trompait jamais. L’impatience fiévreuse gagna le petit monde.

La mère intervint :

— Nous allons réciter dix fois « Je vous salue Marie » pour le beau soleil ; à genoux, mes enfants. Les voix jeunes et claires répondirent allègrement : « Sainte Marie, Mère de Dieu, priez… » Le reste se perdait dans l’enchevêtrement des mots tronqués et précipités.

La méritoire dizaine qu’il fallait poursuivre !

Grain par grain, le soleil étendait sa nappe de lumière ; le grand sourire du ciel remplissait par degrés la chambrette heureuse, elle aussi, de la bonne chaleur revenue.

Il y eut, surtout au « Gloire soit au Père… » des regards furtifs vers le châssis du coin donnant sur l’est.

Les clartés vives s’allumaient tout à fait. Le signe de croix final, si lent, fut un martyre.

Enfin !

Six grands yeux ravis ; trois promptes langues déliées : « Ain-soi-ty… » Maman, maman, le soleil !

Adieu, la dizaine longue !

On irait à la grand’messe.

La Grise fut attelée — une vieille Grise authentique, vigoureuse encore, rétive un tantinet, mordeuse en ses jours de migraine — Eh ! mon Dieu, qui ne l’est pas dans ces vilains jours ?

Et de son pas gaillard, sous le rayon chaud qui l’enivre, sous la baguette de saule qui l’encourage aux montées, la bête va, tirant sa charge.

Dans la voiture à ressorts — quel charme, ces ressorts, après les cahots de la charrette, les six jours de la semaine — sur le siège d’arrière, la mère ; à son côté, bien droit sur la banquette de crin, Théodule, le sage enfant qui sourit toujours, quand tout lui plaît ; à l’avant, le père ; son grand fils Aimé, puis, entre eux deux, François, ravi, riant, babillant, regardant de droite, de gauche, se retournant : « Maman, maman, voyez !…» sur la route de sable d’un bond soudain, sous le museau de la Grise, passe un lièvre effaré. Un papillon voltige, qu’il veut saisir ; de hautes fleurs rouges de savanes ouvrent leurs corolles en grappes qu’il faut cueillir :

— Ho ! ho !… la Grise : arrête !…

— Marche ! marche ! fait le père ; jamais nous n’arriverons.

D’un chemin creux, dont les bords se rapprochent, et qui descend dans la ravine feuillue, une fraîcheur moite et parfumée s’élevait des flaques d’eau formées par la pluie nocturne. Des épinettes sombres se dressent sur les deux berges, et tout d’un coup l’impasse devient noir et triste !… sans plus de soleil ni d’horizon…

Mais une hirondelle, une seconde, et d’autres, et d’autres quittent leurs nids profonds creusés dans les parois sableuses de la côte, et d’un vol rapide, et d’un appel joyeux réveillent tous les espoirs.

Va, va, la Grise !…

Les clartés renaissent ; l’espace s’élargit. Le ravin gravi, tout est rayons, chansons, carillon. Le signal du clocher — l’entendez-vous ? glisse dans l’air sonore. Des grives chantent sur les branches élevées ; des flammes ardentes coulent du firmament splendide et boivent l’humidité de la nuit s’exhalant du sol en buée légère — Savanes reverdies, lac immense d’herbes frissonnantes, taillis d’aulnes et de trembles montrant leurs feuilles luisantes lavées par la pluie ; des ailes s’y pourchassent, des trilles s’en échappent. Les abeilles sauvages bourdonnent fébriles, par dessus la voiture, vers les floraisons vierges partout ressuscitées…

Oh ! les joies printanières !

Et dans les âmes, cette paix dominicale !

Soudain, soubresaut de la Grise. Sa vieille tête s’est dressée, et ses deux oreilles, toutes droites. Qu’est-ce donc ?

— Pour sûr, dit le père, elle a saisi l’odeur d’un ours.

— Allons-y, papa…

C’est François, figurez-vous, le petit homme de six ans, qui veut descendre de voiture et marcher sus à l’animal féroce. Irrésistible instinct du chasseur : l’enfant tient de race.

— Et que ferais-tu, petit François, questionna le père, amusé de l’envie du marmot… que ferais-tu si l’ours arrivait ?

— Le tuer, papa.

On rit.

L’enfant s’imagina qu’on se moquait de sa réponse, pourtant si naturelle. Un ours, on le tue, n’est-ce pas ?… Des larmes vinrent au seuil des paupières et… s’arrêtèrent, car un grand bonheur fit diversion.

— Tiens, mon gars, mène la jument.

Et François, père, connaissant l’art de consoler tous ces chagrins d’enfants, remit les guides aux mains de son petit compagnon de route.

On approchait de la bifurcation des chemins par où d’autres voitures se hâtaient. François comprit que l’honneur de la famille exigeait un sacrifice : il passa les rênes à son papa… Le village était en vue. Et cette fois, en mains sûres, la Grise fila, tête haute, crinière au vol, par devant les maisons, d’un trait jusqu’à l’église.

Gaudreau mena reposer la bête essoufflée. Marie-Louise et les enfants gravirent lentement, raidis par l’immobilité longue sur leurs sièges, les marches du perron.

∗∗∗

La maison du bon Dieu, comme elle était bien aussi la maison de chacun, faite pour abriter les pèlerins d’ici-bas.

Repos, nourriture, parole d’encouragement, grâce du ciel, parfum de l’encens, lueur tremblante des grands cierges, vibration des mélodies, peu savantes parfois, mais toujours aimées, sourire des statues, cœur à cœur fraternel du visible et de l’invisible : le dimanche était, jadis, (il l’est encore dans nos bonnes campagnes) le jour béni, le plus consolant, le plus vivement désiré.

Ils montèrent par les rangées de bancs où déjà priaient quelques fidèles, jusqu’à la balustrade, s’agenouiller plus près du tabernacle.

— Vois-tu, mon François, la petite porte au dessus de l’autel ? c’est là qu’habite Jésus. Tu l’aimes, n’est-ce pas ?… Demande Lui qu’il te bénisse… Prie pour ton papa, pour ta maman…

L’enfant comprit, regarda ses deux frères qui très pieusement disaient leur prière, et les imita.

Soudain, vivement, de droite et de gauche, du fond du sanctuaire, la double théorie des servants, petits et moyens, une vingtaine…

Ah ! ce qu’il ouvrit les yeux !

Vingt robes rouges, vingt blancs surplis évoluèrent sur deux rangs. Puis Monsieur le Curé s’avança en belle aube dentelée, en chape magnifique. De quel timbre sonore, il entonna l’« Asperges ! » Et du jubé, là-bas, à l’autre bout de l’église, par dessus la foule, des voix lentes et puissantes continuèrent l’antienne.

Et les yeux se refixèrent sur l’autel, et sur les vingt acolytes blancs et rouges, et sur le prêtre qui descendit les degrés pour s’asseoir au grand siège de damas rouge… le Gloria.

Aimé, Théodule, eux aussi, chantaient la gloire de Dieu, distraits sans doute par les souvenirs de la route, des fermes rencontrées, plus cultivées que la leur ; distraits par les petits gars mieux habillés et mieux placés, dans leur banc central, pour tout voir des cérémonies, pour tout saisir des chants, et qui, plus heureux, plus voisins de l’église, retrouvaient ce bonheur chaque dimanche.

Voici que Monsieur le Curé monte en chaire. Ah ! qu’il semble haut ! Tant de marches gravies posément, à cause de l’aube en dentelle, à cause, surtout, des paroles qu’il faudra prononcer : paroles de Dieu !

On n’entendit pas la formule obligatoire de toute péroraison de prône.

Le ciel venait de s’ouvrir ; il en arrivait des mélodies soulevant les âmes extasiées.

Alors, qu’il est splendide d’à propos le Credo, Je crois en Dieu… Père Tout-Puissant, Patrem omnipotentem.

La même voix de basse sonore, celle du Kyrie vigoureux, le chanta à plein cœur.

La maîtrise d’Hébertville, ce dimanche de juin plus que jamais, fit sensation.

∗∗∗

Et notre ami François ?

Dame ! du beau discours, toutes les pensées ne furent pas recueillies. Plusieurs germeront, cependant, et porteront leurs fruits.

Mais surtout, pour le petit, cette grand’messe, de merveille en merveille, fut une fête. Le balancement de l’encensoir ; le nuage bleu qui tremble, monte et se répand par l’église entière, un arôme délicieux, l’odeur résineuse des bois : le parfum du bon Dieu même !

Et ce chant très lent, si grave, de la préface où l’on n’entend que la voix du prêtre, et qui se termine soudain à trois coups fiévreux d’une clochette !!

La maman de François lui souffle à l’oreille :

— Adore, mon petit François : c’est le bon Jésus.

Vitement, il rabaisse son front et ses deux yeux.

Il a vu l’Hostie très grande et toute blanche ; elle brillait, sourire lumineux, dans les vapeurs de l’encens, dans les vibrations de la clochette. Même la grosse cloche de la tour, en dehors de l’église, s’est ébranlée…

Il a vu, entendu cela, le petit François ; il en est consolé, tout vibrant.

S’il pouvait revenir dimanche prochain, et tous les dimanches de toutes les années…

∗∗∗

Dehors, près du perron, leur voiture les attendait.

On s’installa. « Marche, marche, la Grise ! »

À fringante allure, par la route bientôt solitaire, retrouvant savanes et abatis, vers le bon « chez soi », l’heureuse famille gagnait là-bas, très loin, la maison rustique.


V

LE DÎNER SOUS BOIS


D EUX ou trois ans après.

Ils se sont rendus au village, ce matin, en grande charrette, leurs semences finies de la veille.

Ils allaient ainsi, chaque printemps, porter la laine de leurs moutons, les peaux sauvages de la chasse d’hiver.

Au fond, c’était une échappée de leur solitude, une détente au gai soleil de la vie paroissiale.

Et voici déjà le retour…

L’on dépassait midi, certainement, car le soleil descendait vers les hauts bouleaux qui, tout à l’ouest, barrent l’horizon de leurs silhouettes blanches.

Aimé le fit remarquer ; il ajouta :

— J’ai faim.

Il cria :

— Marche donc, la Grise… traîneuse !

Théodule fit écho :

— J’ai faim, j’ai faim… on va dîner… quand ?

Seul notre François songeait à plus noble festin ; il se rassasiait de contempler, au défilé de la route longue, les belles campagnes mises en culture ; il déclara :

— C’est beau par chez nous.

L’aveu spontané toucha Marie-Louise, mieux que l’humaine détresse des affamés :

— As-tu regret d’être venu ?

— Oh ! maman, non ! non !…

Ses mains naïves battirent d’enthousiasme ; deux flammes brillèrent dans son regard.

Soudain : « Papa ! Papa ! »

Les deux voix, en même temps, d’Aimé et de Théodule reprirent :

— Papa, la Grise… »

C’est que la vieille jument, désertant l’habituel parcours, s’avance sur un tracé d’occasion, parmi touffes d’airelles et de mil sauvage, buissons d’aulnes et d’aliziers… vers des ravins… vers des buttes sablonneuses… pour quelle aventure ?

Et cela recule le repas indéfiniment.

— Papa…

— Voyons, voyons, les amis, c’est moi qui « mène » ; je sais ce que je fais, sans doute ?

Il ne fallait plus se lamenter ; à quoi servirait ?

La maman souriait malicieusement ; c’est donc qu’un mystère joyeux se cachait sous le masque fâché du cher papa ?

D’ailleurs de francs rires éclatent : une branche de cyprès malencontreuse abat le feutre paternel, et pique à l’œil, François ; un mérisier séculaire, accablé de lichen, gît en travers de ce beau chemin : la voiture penche, c’était fatal, et les passagers de se heurter…

— Débarquons ! débarquons ! fait le père allégrement, nous écrasons. Sauve qui peut !

La bonne humeur du chef : le salut de la troupe. Et l’on s’en fut bellement sur la mousse et sur le gazon ras qui végète dans l’humus pauvre des sablés gris.

Mais pour la bête et son carrosse, tenter plus loin devenait impossible : un ravin coupait la marche ; deux ou trois troncs vermoulus jetés par dessus, laissaient aux seuls piétons d’avancer prudemment.

Alors, volte-face et retour ?

Que non pas. La Grise est dételée, attachée du licou, solidement, à ce cyprès qui lui donnera de l’ombre, car le soleil frappe d’aplomb ces taillis mal plantés d’essences chétives.

La mine d’Aimé s’allonge ; Théodule est rêveur. Le dîner sera… quand ?

La complainte reprend…

Le père, très calme, commande :

Aimé, du foin pour la jument : il en reste à l’arrière de la voiture.

Il y va ; d’une brassée ramasse le tout et découvre une boîte… L’énigme… Soulèvera-t-il la toile sur le contenu ?…

— Viens-tu ?

La voix du père ; il se hâte ; il souffle au passage, à Théodule :

— Il y a une boîte.

Deux jeunes cervelles en travail…

François Gaudreau, la Grise soignée, revient à la voiture, charge la caisse sur son épaule, se dirige vers la passerelle, et du ton le plus merveilleusement indifférent :

— Allons dîner.

— Dîner ?… Dîner dans le bois ?… Papa, dans le bois ?… Maman, quel bonheur !

Allégresse délirante ! On gambade, on pirouette, on saute, on rit…

— Papa, donnez la boîte.

— Trop pesante, mes petits.

— Ah ! tant mieux, plus c’est lourd !

Les enfants entourent leur bonne mère.

— Venez, maman, n’ayez pas peur… les billots sont solides… celui du milieu…

Dieu leur pardonne le joli mensonge !

Aimé s’empresse, prend la main de sa mère, l’aide à passer sur l’autre rive de la coulée tortueuse où glisse sous la fougère et les aulnes un filet d’eau très claire.

∗∗∗

Et l’on s’est groupé ; on déballe les provisions : du pain bis de vrai froment ; du beurre naturel d’un jaune d’or exquis ; et là, ce rôti de porc superbe, découpé en tranches. Ah ! que ce sera meilleur que le gros lard salé de presque tous les jours…

— Mais dans ce coin de la boîte, maman, sous ce linge… quoi ?

— Regarde, petit François.

— Un bocal.

— Et dedans ?

— Confiture aux framboises… j’en veux ! j’en veux, moi !

Il reste au fond de la boîte un plat.

— Mon doux !… une tarte aux bleuets !

— Quel régal !

Oui, quel régal ! préparé par la bonne mère, à l’insu des chers petits, pour la surprise de ce jour de repos !

Un petit suisse, éveillé, nerveux, par l’odeur alléché, rôde aux alentours, trottine, approche, disparaît, revient, se risque tout à fait. François lui jette un morceau de viande… Le gentil glouton ! Saisie, l’aubaine ! Et psit ! vers le trou. Festin, délices : on en parlera, sous terre, au logis du petit suisse.

— Elle est contente, la fine bête, observe Théodule.

— Et ne l’êtes-vous pas, vous aussi, mes bons enfants, demande la mère ?

— Oui, oui, maman, très contents.

Tout à coup, Aimé se lève.

— Ne bougez pas, silence.

Prudemment — qu’a donc vu son œil exercé de chasseur en herbe ? — ramassant un bout solide de branche sèche, il se glisse par le dédale des troncs… Vlan ! l’arme lancée frappe la perdrix sotte qui picotait, confiante, les premières fraises des bois.

Il revient, triomphant, portant, haut le bras, l’oiseau lamentable.

Un mets succulent s’annonce pour demain : ripaille, mes frères, en la demeure du colon !

Le repas fini, Marie-Louise ramasse les couverts, remet dans la boîte bocal et plats vides. Tous ont fait honneur au festin. On sait comme tout cela devient meilleur dans la fraîcheur d’une forêt printanière.

∗∗∗

La douce créature souriait, de ce sourire un peu triste qui trop facilement alarmait son mari. Lui, robuste, courageux, dur à toute besogne, il se prenait à trembler, devenait faible et sans ressort à la pensée que sa femme tomberait malade et peut-être s’en irait… Mon Dieu, quelle catastrophe ! Il resterait seul avec ses fils. Et quand tous seraient à bûcher, à labourer, à moissonner, la maison demeurerait vide ; personne, au retour, n’accueillerait leur fatigue d’un mot d’espérance et d’affection ; personne n’aurait dressé la table ; personne…

Et ne voilà-t-il pas que devant le sourire voilé de son épouse, un fantôme de deuil serrait son cœur et jetait une ombre sur la joie de cette fête, tel, parfois, un nuage, venu par quelque sentier de l’espace, couvre de noir, quelques instants, le plus brillant rayon de juin.

Il se ressaisit, alluma sa pipe, fredonna le refrain d’une ronde populaire. Il en voulait à sa mélancolie. Il ne fallait pas, aujourd’hui surtout, que sa femme, que ses enfants eussent le soupçon…

Précisément, Aimé, suivi de Théodule, revenait du ruisselet, apportant l’eau pure.

— Donne, garçon, le vin des oiseaux et des honnêtes gens…

Il but une gorgée, une seconde, longuement, et rendit la cruche de grès.

— Je vous le dis : la belle eau claire, ça vous remet son homme…

L’on remonte en voiture.

Dix fois, on a revécu les détails de la journée…

Ils sont arrivés à destination. Un peu plus de souvenirs heureux sont, avec eux, entrés dans la maisonnette tranquille. Des émotions ont remué leurs âmes.

Une page se tournait du livre de la vie ; Dieu permet que s’y gravent des sourires et des larmes… Et souvent, dans les années d’enfance, par pitié, moins de peines que de bonheurs…


VI

VEILLÉE D’HIVER


P ARFOIS une visite animait la solitude du foyer.

Un soir de février, tout glacé, tout traversé de neiges folles, battues par le vent du nord, dans la petite demeure de François Gaudreau, qu’il faisait bon, cette heure-là !

Une bûche de cyprès sec flambait dans le poêle attisé ; le père fumait sa pipe, combien délicieuse après le dur exercice. Ne revenait-il pas, le vaillant, d’une journée d’abatis ?

Tenace dans son rêve, il la ferait avancer, je vous le dis, et à coups de hache, et d’une coulée à l’autre, oui, ceinturon ! la pointe qui finit aux trois gros bouleaux tout au fond, près du ruisseau.

Quelle belle ajoute de terre neuve ça donnerait au printemps !

— Qu’en dites-vous, vous autres ?…

— Tu te feras mourir, mon homme, fit doucement la mère.

L’homme sourit ; tendit ses deux bras musclés :

— À peine de quoi les dégourdir un brin dans ces froids sans pareils.

Pauvre femme, elle avait peur toujours. Quel pressentiment lui parlait de mort, quand tout réclamait la vie généreuse des parents ? Les petits n’étaient certes pas vieux encore. Aimé, tout fier de ses treize ans, et de pouvoir aider son père en sa lourde tâche quotidienne, réparait en ce moment, penché sous la lampe, l’une de ses raquettes dont un chicot de malheur avait rompu la maille. Théodule, onze ans déjà, s’il vous plaît, brisait en longueurs égales, un fil de cuivre qui sera le piège aux lièvres, vous savez : ces traîtres nœuds coulants où se font étrangler les sottes petites bêtes blanches. L’expérience et la réflexion lui avaient appris que plusieurs gros lièvres morts valent mieux, pour le ragoût, qu’un seul petit imbécile vivant… qui s’évade.

Le petit Eugène, arrivé depuis au foyer du colon, reposait gravement ses quatre longues années d’existence sur l’épaisse couverture du lit paternel. C’était le philosophe de la bande.

Et notre François, en équilibre sur le bord d’une chaise, les talons sur le barreau, essayait de ne pas bouger et de tenir bien ouverts ses jeunes bras sur qui pesait l’écheveau de laine lourde que dévidait sa mère. Il la regardait, sa bonne mère active, et semblait dire :

— Maman chérie, si ce n’était pas pour vous !

∗∗∗

Soudain le bruit, dehors, dans la bourrasque, de grelots secoués. Un cheval s’est arrêté qui rejette les neiges prises dans sa crinière.

Trois coups rapides ; la porte s’ouvre ; un tourbillon glacial frappe la lampe : elle s’éteint.

Et subitement, par cette noirceur, les flancs du poêle paraissent tout rouges : vision douce de chaleur dans la salle refroidie.

Puis un timbre sonore et sympathique :

— Mes bons amis, voilà que je vous apporte les ténèbres.

On rit dans l’ombre rougeâtre.

— Eh ! Monsieur le curé, fait Gaudreau, je puis, un peu comme le bon Dieu, créer de la lumière.

Une allumette craqua, jeta sa flammèche vive ; et, sans rancune pour le soufflet du vent, mais porte close, la petite lampe se remit, joyeuse et bonne, à briller dans la chambre.

L’abbé dégrafa sa pesante pelisse de peau d’ours, accepta près du feu la chaise berçante, offerte avec cette aisance simple et cordiale de nos chères familles rurales.

Et l’on jasa. Il revenait de chez ; le vieux Ménard, tout au bout du rang.

— Alors, bien malade, le vieux ?

— Oui… non… le poids des années, le froid glissant par les murs de bois rond… et tout un passé de ces fatigues journalières, oubliées, et qui d’un coup, vous reviennent, au soir de l’existence, pour endormir du long sommeil.

Un silence.

— Braves colons, braves gens, reprit le pasteur ému, vous tous qui défrichez ; nos plaines, et semez, les blés nouveaux.

— Monsieur le Curé, interrompit Gaudreau, ce sont vos paroles, ce sont vos prières, c’est votre bénédiction, portée de foyer en foyer, qui soutient l’œuvre commune et la fait prospérer.

— C’est le bon Dieu, remarqua le prêtre.

— Mais c’est vous son représentant, monsieur le curé, insista la mère.

— C’est vrai, ma bonne dame, acquiesça l’abbé, puis, souriant, et par manière de digression : « Mais que vous auriez tous mieux aimé le curé Hébert !…

— Tiens, pensa étourdiment à haute voix Théodule, Hébert… Hébertville : ça fait bien.

— Tais-toi, le petit garçon, gronda le papa.

Il se tut, rougit, courba le front, s’absorba dans les pièges aux lièvres blancs, qui, plus heureux, ne pensent jamais à rien.

— Dis-moi, Théodule, reprit doucement le prêtre : sais-tu à quelle époque il vint, dans le pays, le curé Hébert ?

Et tout un récit commença, raconté surtout pour les trois garçonnets qui n’en perdirent pas un mot… Comment, en l’été de 1849, l’abbé Nicolas Hébert, alors curé de Saint-Pascal, vint avec quelques hommes, explorer la contrée, toute en bois, en savanes, en richesses inconnues…

— Mais pourquoi venait-il si loin ? questionna Aimé.

— Ils n’avaient donc plus de terres chez eux ? ajouta Théodule.

Cela fit plaisir au curé, de voir qu’ils s’intéressaient au sujet.

Petit François qui n’oubliait pas sa belle grand’messe, demanda :

— Il y avait notre belle église, déjà ?

L’abbé sourit — discrètement pour ne pas attrister l’enfant, — et répondit aux interrogations :

— L’église ? oh ! non, petit ami : de la forêt, pas une cabane, pas un sentier seulement.

— Comme au fond de notre lot : la partie non-défrichée, expliqua le père.

— Absolument.

— Ce n’était pas gai, murmura Théodule.

— C’était courageux, prononça la mère.

— Plus encore, renchérit le curé : c’était de l’héroïsme.

— Et pourquoi venait-il ?…

La question muette se lisait dans les regards fixés sur le bon prêtre.

— Pour empêcher le monde des campagnes de s’en aller vers les villes… jusqu’aux États-Unis, où l’on peut trop facilement perdre la santé du corps… et son âme.

Mes chers enfants, ne l’oubliez ; pas, si la tentation vous en venait, un jour…

Alors, dans ces vieilles paroisses du côté de Québec, tout le sol étant habité, nos terres nouvelles donnaient de l’espace à la jeunesse désireuse de s’établir.

— Ah ! oui, je comprends, dit Aimé, avec un beau sérieux.

— Moi aussi, fit Théodule.

— Et notre pays leur plut, remarqua le père, puisqu’ils revinrent.

— Oui, continua le curé : dès le printemps suivant, l’abbé Hébert, plus une quarantaine de défricheurs nouveaux, toute une caravane, avec bétail et provisions ; l’installation marcha rondement : parcelles déboisées, maisonnettes et chapelle… Hébertville était fondée, se peupla, s’élargit, devint le beau village que vous habitez.

— Mais souvenez-vous, insista le prêtre, vous surtout, les jeunes, que rien de stable et de prospère ne s’établit sans la croix et la souffrance. Vous devinez s’ils en eurent, des sacrifices et de la misère, nos premiers Hébertvilliens ! Vous le raconter serait trop long… Il se fait tard… Je voulais, en passant, vous saluer… et me réchauffer.

Il se levait, s’enveloppait frileusement de son épaisse capote de poil :

— Brrrou ! ce qu’on va regeler dehors !

— Monsieur le curé, hasarda Aimé, s’en fait-il encore, des paroisses neuves ?

— Mais sans doute, un peu partout dans notre province, et dans le Canada entier ; les beaux terrains inoccupés ne manquent pas, je vous assure.

Souriant, le bon prêtre ajouta :

— Et quand Hébertville n’aura plus de lots vacants, on essaimera d’ici vers le nord. C’est la conquête des moissons sur la forêt, la marche en avant de la colonisation. Et voilà : qui de vous, alors, en sera, de la fondation nouvelle ?

— Moi… chanta la voix claire du petit François, tout surpris, le premier, de l’exclamation.

Qu’avait-il compris de la question ?

On rit, comme à l’arrivée, le rire spontané des cœurs simples ; le curé souhaita le bonsoir, ouvrit la porte avec précaution et s’enfonça dans la nuit d’hiver.

Un bruit de grelots vite enfui. Le vent reprit ses plaintes qu’on entendit mieux de la chambre redevenue silencieuse.

∗∗∗

Quand fut reparti monsieur le Curé, la famille heureuse parla d’espérance et d’avenir… et de projets sans fin. Vienne le renouveau ! Paraissent les grands sillons neufs aux abatis vigoureux ! Et la richesse, un peu ! Et le bonheur… beaucoup ! Nulle voix n’ajouta : pas du tout. Espoir ! Corolle aux pétales arrachés, douce chimère, ange fugitif aux ailes envolées…

Hélas !

Aux joies attendues pour cette terre et qui s’annonçaient de plein rapport, le père, les enfants, ne feront que goûter sans rassasier leur faim.

Quelques mois encore… et dans ce champ des âmes, pluie longue des douleurs, froid hâtif de la mort, une catastrophe détruira tout.


VII

LA MORT D’UNE MÈRE


M ARIE-LOUISE n’avait qu’une santé précaire ; plus d’énergie morale que de résistance physique.

Les soucis multiples de la formation de ses fils, les soins du ménage… autant de blessures par où s’échappe la vie d’une mère de famille.

Alors trop vite vient l’usure ; l’enveloppe se déchire : l’âme prisonnière, faite pour l’au-delà, monte vers ce monde meilleur.

Un vilain rhume jeta l’alarme.

Dès ce moment s’aviva l’appréhension qui tourmentait son mari. Que serait l’avenir, elle partie ?

Cette question poignante, il se la posait plus souvent qu’il n’aurait fallu.

D’y songer dans son travail solitaire, des transes subites l’étreignaient. Il se surprenait, immobile et rêveur, devant l’arbre à bûcher, dans un sillon commencé, lui qui jamais n’arrêtait son labeur, et, d’une fatigue à l’autre, se reposait en changeant d’activité.

De ce rhume peu soigné, une faiblesse resta qui dégénéra en épuisement. Il devint nécessaire qu’une étrangère prêtât main forte à la malade.

Mai joyeux, qui fouette les sèves et partout fait éclore les vies nouvelles, n’eut pas d’assez ; doux rayons pour réchauffer cette existence que le froid terrible du trépas gagnait de plus en plus. Même l’été, parfois brûlant, vit ce corps anémié grelotter au moindre souffle rafraîchi ; défaillir quand pesait sur la poitrine haletante l’atmosphère lourde des nuits d’orage. Et vint septembre, l’automne, la saison mortelle, journées trop nombreuses de brume et de tristesse.

Le grand bois, que recule chaque période d’abatis, mais que l’on voit encore mélancoliquement, au loin, de son lit de souffrance, au travers du petit châssis par où glissèrent tant de soleil, d’amour et d’espoir, le bois frissonne. Les bouleaux et les trembles, à chaque rafale, perdent de leur frondaison.

Demain les rameaux seront tous sans une feuille. Et ces feuilles, qui furent les frais bourgeons, créant une joie dans le cœur, et le décor splendide de l’horizon, et l’ombrage aimé des heures de repos ; toutes ces feuilles découpées et peintes par Dieu, pour la consolation de celle qui n’a d’autre vue distrayante en sa vie laborieuse que le paysage de ce lot désert… toutes s’en vont, une à une, ou par bandes atterrés, brusquement emportées par la tempête qui se déchaîne.

Même les pins et les cyprès et tous les résineux qui restent verts, deviennent quelque chose de terne : on sent que la vie s’est arrêtée, et que plus rien ne renouvelle, chaque matin, le coloris vif et souriant des branches somnolentes.

On a vu, par le petit châssis sans rideau qui voile le mystère des adieux, les hirondelles s’attrouper, se compter, plus nombreuses de toutes les couvées écloses… et disparaître.

Puis, lentement, ce fut le défilé sombre des corneilles, grandes ailes noires, les premières à venir au dégel : le printemps ! Quelle fête !… les dernières à s’en retourner quand tombe la neige : deuil et froidure, c’est l’hiver.

Et de tous ces départs de la verdure, des oiseaux, des belles journées claires, des aurores frémissantes s’ouvrant à l’ardent soleil, des lumineux crépuscules, des soirs de juillet qui sont une merveille de reflets et de paisible bonheur, des midis charmants de fin d’avril quand un souffle tiède fait tressaillir d’allégresse ; de la fuite de tout un passé qui maintenant ne sera plus jamais renouvelé, l’automne, quand on va mourir, l’automne deux fois est triste.

∗∗∗

Pourtant la mère aimante et chrétienne songe davantage aux orphelins.

Pour elle, partir, c’est commencer la route du ciel ; pour eux et pour le père, qu’elle sait prompt à se décourager dans le malheur, ce sera gravir la pente rocailleuse du calvaire.

— Mon homme, sois vaillant ; je vais en paradis. J’en reviendrai, François, certain, certain… te soutenir… et nos petits.

Elle parlait si bas, de ce ton pitoyable qui sort de poumons éteints.

Une quinte affreuse a déchiré la phrase. Il a cru le râle étouffant la vie.

C’est à fendre l’âme, ce vigoureux affalé près de la couche, pleurant sur la main, étendue comme une main de morte, sur le drap blanc…

Il revenait de faucher durement un coin de seigle, mûr enfin celui-là, quand les avoines, presque vertes encore, n’échapperaient sans doute pas au désastre des premières pluies et des neiges qui enlisent les moissons non rentrées.

Son imagination, méchante conseillère, lui soufflait au cœur : « Rude, ton métier de colon des terres neuves. Vois ces forêts gardant le climat si froid… septembre n’est pas tout effeuillé que déjà l’hiver s’annonce. Et ta grange, peu vaste pourtant, sera-t-elle pleine… à moitié ? dis, François, à moitié ? pas même… De quoi vivras-tu, ces longs mois de froidure, d’une récolte manquée à l’autre, qui n’est qu’une promesse lointaine ?… »

Et lui voulait vivre. Que pense-t-il à vivre, quand la mort est assise à sa porte, fantôme hideux, attendant le signal du maître pour entrer, saisir sa victime, et disparaître… Quelle force l’arrêtera ? La prière ? Il est chrétien : sait-il encore prier ? jusqu’au miracle ? Quelle formule ? Pourquoi des formules ? Un cri suffirait : « Au secours, mon Dieu ! »

Voici la croix du chemin qu’il a plantée pour la bénédiction de son lot… de son lot de misère… Il a dit cela : son lot de misère, sombrement, presque en blasphémant.

Pauvre cœur humain !… Après quinze ans d’enthousiasme confiant, ces lèvres qui chantaient l’avenir, martèlent trois mots d’abattement parce qu’une épreuve frappe sa récolte et son foyer. Son lot de misère !…

Voilà bien la vérité : la force de cet homme fort était une faiblesse ; elle ne s’alimentait pas en lui-même ; vienne à tarir la source où elle buvait, confiante et illusionnée, son énergie succomberait…

Il en tremblait.

Devant la croix, il s’est découvert. Pourquoi ne pas s’agenouiller ? Y a-t-il songé ?… Son cœur n’est pas mauvais ; seulement, le chagrin, pour lui comme pour tant d’autres, c’est une main de fer qui brise l’élan. L’homme tombe sous ce poids ; s’il tombait à genoux, il se redresserait dans une vaillance nouvelle.

Tout de même, la croix, il l’a regardée, il l’a saluée… Et c’est une prière ; il en a conscience, car un tout petit espoir, timide étoile au firmament d’automne, éclaire un peu ses ténèbres…

Il rentre chez lui.

De la porte ouverte, il voit le grand lit, près du petit châssis sans rideau ; et dans l’ombre, cette forme étendue, sa femme.

Serait-elle morte en son absence ?

Il fallait qu’il la quittât, ce matin, pour l’ouvrage qui n’attend pas… lorsqu’on écoute l’appel du grain dans une éclaircie de soleil.

Même cette journée qui s’annonçait moins brumeuse serait bonne pour les épis languissants, et pour la chère malade.

Dans l’après-midi, tout s’est gâté. C’est le soir. Il est entré dans la maison triste. Il a frôlé, sans la voir, la mort accroupie sur la marche. Il est près du lit. Nous l’y voyons pleurer… Cette mourante est son épouse, la mère de ses quatre petits garçons. Elle est sa force. Elle va partir. Elle parlait du ciel… d’y aller, oui, vraiment… Et sa vilaine toux lui déchirait la poitrine. Elle n’en peut plus… Oh ! tout cela, quelle pitié !

∗∗∗

— François…

Une main s’est posée sur son épaule ; une voix très connue l’appelle ; il se relève :

— Monsieur le curé.

— Oui, mon ami, je viens visiter ta chère femme.

Le prêtre se penche un peu sur la malade.

— Eh bien ! mon enfant ?

Il cache son émotion, pour le mari qui voudrait un espoir qu’il ne peut donner. L’ombre de la chambre est complice : l’homme n’aura pas vu sur les traits du visiteur l’arrêt fatal.

La Providence envoie son ministre vers cette chrétienne pour préparer le grand départ.

— Priez, dit-il au mari ; priez, vous aussi, mes petits amis, car les enfants se sont glissés près du lit ; et si vous voulez, laissez-moi causer un peu avec votre maman.

Ils se retirent ; ils ont compris que l’heure de l’espérance ne remontera plus.

La malade, remise de sa crise, sept ou huit paroles l’avaient épuisée, sourit au prêtre ; elle est heureuse d’être encouragée, de s’humilier encore, toute confiante en la miséricorde, et d’implorer pour sa vie, le pardon.

Colloque intime où le prêtre surtout parla. Que furent ses paroles ? Confiance, abandon, sainte joie d’aller vers ce Dieu si compatissant, vers la Vierge, la Mère toute accueillante aux bonnes mères de famille… S’offrir en holocauste pour ceux qu’on aime et qu’on abandonne, c’est d’avance, pour eux tous obtenir force et bénédiction. Ses petits enfants ?… Jésus et Marie s’en occuperont, et mieux que ne sait faire la plus dévouée des mères… Les mots tombent lentement, suavement, des lèvres sacerdotales, en grâce divine, comme la fraîcheur du soir, vivifiante, sur le calice des fleurs que pourtant l’automne fera mourir…

— Acceptez-vous la mort ?

— Oui, mon Père.

— Comme Dieu voudra ?

— Mon Père, comme Dieu voudra.

— Mon enfant, regrettez-vous bien les fautes, les faiblesses de cette vie qui s’achève ?

De toute sa pauvre voix brisée, la femme répondit :

— Je demande pardon, à Dieu, à vous, mon Père…

Elle n’en put dire davantage.

Le prêtre se recueillit, joignit les mains, fit le signe auguste de l’absolution… te absolvo

Mystère ineffable ; bonheur intime de l’âme pacifiée, baignée de sang divin…

Plus d’autre parole, maintenant, ne peut être autant de lumière et d’allégresse que la dernière, au seuil des joies infinies :

« Proficiscere… monte au ciel, âme chrétienne… »

Mais sera-t-elle dite, cette parole ? Si la mort entrait soudainement, traîtreusement, sans que personne ne fût là ?

Dans la petite salle d’avant, le prêtre retrouva François Gaudreau et ses jeunes enfants ; ils disaient à mi-voix le chapelet. Ils achevaient la dernière dizaine. Le curé leur fit signe d’aller jusqu’au bout. « Gloire soit au Père, et au Fils… » on devina le reste qui s’étouffa dans un sanglot.

Ils se relevèrent.

— Gloire à Dieu, mes bons amis, fit le prêtre d’une voix émue ; votre sainte épouse, votre bonne mère est toute entière entre les mains de Notre-Seigneur. Ne pleurez pas sur elle qui va goûter la paix du ciel, ni sur vous qui sentirez sa bénédiction vous accompagner…

François, dit-il au père, venez ; me chercher, demain matin : je porterai la sainte communion.

Par pitié pour leur grande détresse, il ne prononça pas le mot de viatique qui fait trop songer au trépas ; ni celui d’Extrême-Onction qui sonne toujours, faiblesse de l’homme, douloureux comme un glas…

Cette nuit fut calme ; Dieu le voulut pour la récompense des pleurs sincères et des « ave » pieux : larmes et prières touchent le Père des cieux…

Lorsque, le lendemain, vers les huit heures, tinta la clochette d’église aux abords de la maison silencieuse, Dieu permit encore, pour la foi vive de l’humble famille, qu’un rayon de soleil jaillît des brumes et caressât délicieusement, jusque dans la pauvre chambre, la petite table, et la nappe blanche, et la custode d’argent, puis l’Hostie que le prêtre éleva et que tous adorèrent.

Corpus Christi.

Très simple ; tout sublime. Quand Jésus vient dans nos âmes et dans nos demeures, en même temps y entre, mieux qu’un soleil pâle de septembre, tout le rayonnement du paradis.

Alors, comme la grâce disposait au sacrifice, Monsieur le Curé dit avec douceur :

— Pour que le bienfait de cette visite de Notre-Seigneur soit complet, nous allons administrer la chère patiente.

Le père et les enfants, silencieux, restèrent à genoux ; le prêtre donna lentement les onctions ; sa voix grave répéta la formule de pardon : « Que Dieu, dans sa miséricorde toute de bonté, âme faible, te remette tes péchés ».

La cérémonie impressionnante s’achevait, lorsque la malade prononça clairement, d’une voix qui sembla de la santé revenue :

— Je suis heureuse ; ayez confiance.

Le soleil inondait la campagne de belles clartés quand Monsieur le Curé repartit dans la voiture de François Gaudreau.

∗∗∗

Les deux aînés s’en furent, à la pièce du seigle fauché, retourner les gerbes que la chaleur inespérée de ce matin radieux sécherait rapidement. Il y avait apparence de temps serein pour quelques jours. Il fallait se hâter de recueillir ce qu’on pourrait de la moisson compromise.

Le petit Eugène et François restaient au logis pour soigner leur chère maman. Elle venait de s’endormir ; les enfants, sur la pointe des pieds, se fâchant du moindre bruit, rangeaient la petite table, pliaient gauchement la nappe blanche.

Ils n’osaient parler pour ne point éveiller la malade ; pourtant, que leurs jeunes cœurs étaient pleins à déborder ! Ils pensaient : « Va-t-elle guérir ? Elle guérirait, si Jésus le voulait ; et pour qu’il le veuille, le bon Jésus, que va-t-on lui offrir ? »

Petit Eugène sourit doucement ; il sort.

François le voit s’éloigner vers la lisière d’un morceau de forêt qu’on a gardé intact, un massif de gros arbres. Pourquoi va-t-il là-bas ? Il entre dans le bois sombre…

Mais il semble à François que sa mère s’est réveillée ; il se retourne ; il voit son regard fixé sur lui ; il en a presque peur… il se le reproche, et très vite le voici près du lit.

Il prend de ses deux petites mains tremblantes, la main posée sur le drap blanc, inerte… cette main d’une morte, comme son papa s’était imaginé ; s’il l’élevait dans la lumière de l’étroite fenêtre, cette main, jadis travaillante et ferme, paraîtrait misérablement diaphane.

— Maman chérie, pourquoi ne dors-tu pas ?

— Je vais dormir si longtemps, répond la voix redevenue faible.

L’enfant n’a pas compris ; les mots ? oui, car pour mieux entendre, il a mis son visage tout près de ses lèvres… et sa maman l’a baisé… et ses lèvres sont froides comme la main… les mots ? oui, mais le sens triste : dormir au cimetière… ce long sommeil que rien ne trouble… il n’a pas compris, non…

Un silence. Petit François caresse la main froide que ses mains, si chaudes, les siennes, ne peuvent ranimer. Sa maman dit quelque chose… Il écoute.

— François, aime toujours… le bon Dieu… la Sainte Vierge… et la bonne terre… de… chez-nous…

La terre ! Elle y songe, en son agonie… elle l’aime ! Second silence, plus long… La poitrine respire, oppressée, toute soulevée par l’effort.

— François, promets-tu ?

L’enfant pleure ; il veut dérober ses larmes… elles tombent, brûlantes, sur la main glacée… Et cette main bénie, il l’étreint tout à coup, parce qu’une énergie soudaine lui monte de l’âme, de son âme jeune et vibrante, à lui, l’enfant du sol…

— Toujours, maman ! oui, j’aimerai le bon Dieu… et la Sainte Vierge… et notre bonne terre.

De mère en fils, c’est le cri du cœur, cher p’tit gars des terres neuves !

Son front se penche ; il appuie, il pèse sur la poitrine de sa mère… comme il faisait, bien plus petit. Il s’étonne que sa maman ne le presse pas, affectueusement… Il ne se doute pas que ce poids d’un front d’enfant sur une poitrine brisée, et pour une mère qui va mourir, est un poids immense de souffrance et d’angoisse.

Un léger bruit vers la porte. Il relève le front. Petit Eugène revient, essoufflé, de sa course rapide ; il a, dans le bois, cueilli d’immortelles sauvages, autant que peuvent serrer ses doigts frêles… Il tend son bouquet :

— À Sainte Vierge… pour maman.

Il veut que son grand frère François les place dans un bocal, devant la statuette.

François prend les fleurs, les porte à la malade :

— Voyez, maman chérie, le beau présent d’Eugène.

À peine entend-elle ; une somnolence la gagne.

Mais quand son petit Eugène s’approche du haut du lit, elle lui pose la main sur le front. Au contact de cette main qu’il n’a jamais sentie si froide, il tressaille. Sa mère s’en aperçoit : ce lui devient une douleur nouvelle.

Les fleurettes blanches prient silencieusement Notre-Dame. La Vierge sait tout ce qu’une mère peut souffrir. Elle a pitié ; elle envoie le sommeil qui repose et fait oublier… La main sur le petit front, la pauvre maman ferme ses yeux.

— Elle dort, souffle François.

Lentement, la petite tête se courbe ; la main froide glisse, sans vie, sur le drap blanc.

— Viens, viens,… François entraîne son jeune frère.

∗∗∗

Vers midi le père revint ; la malade dormait toujours. Il prit rapidement une bouchée ; attela la Grise sur la lourde charrette et partit, avec ses deux enfants, ramasser le seigle.

Il ne parla pas ; François et Eugène ne dirent mot non plus.

Quelques nuages paraissaient à l’ouest. Et comme on s’arrêtait près du grain fauché, de derrière la haute forêt fermant l’horizon, des coups de vent soufflèrent, espacés, puis par paquets humides ; Gaudreau en eut un accès de colère ; il se contint pour les enfants qui l’observaient ; il dit sèchement :

— Voilà la pluie… batêche ! Chargeons vite.

François saisit les cordeaux, se tenant seul sur l’échelette du véhicule ; le père reçut et rangea les gerbes que de droite et de gauche lui lancèrent Aimé et Théodule.

Le petit Eugène suivit, égrenant un épi, attrapant une sauterelle… silencieux puisque tous se taisaient, revoyant sur le grand lit la maman toute blême et dont la main lui avait paru si froide.

On devait se hâter. La pluie tombait, poussière d’eau qui s’épaissit, qui dura toute la soirée, puis toute la nuit, noyant les gerbes non rentrées, pourrissant sur pied les grains verts non fauchés. Le désastre prévu s’achevait.

Et l’humidité malsaine de cette nuit d’automne tuait sans bruit, sans secousse, lentement, dans son sommeil inconscient, la pauvre mère épuisée.

Une fois seulement elle s’éveilla. Le petit François ne dormait pas : tant de visions tristes l’obsédaient. Il s’était levé. Pas une étoile ne brillait au firmament ; le voile opaque de brume et de pluie dérobait leur clarté. L’enfant s’en vint au lit de sa mère. Une voisine charitable gardait la malade. Une mèche s’agitait, près de s’éteindre, sur le rebord du châssis. Cela faisait une lueur blafarde, infiniment désolée dans la grande nuit noire.

La pluie battait la vitre. Il y eut tout à coup le cri sinistre du hibou. Petit François tremblait ; il n’avait peur, ni de ces ténèbres, ni des oiseaux nocturnes. La mort invisible qui s’approchait du lit où reposait sa mère, c’est elle qui faisait trembler l’enfant.

Il ne le savait pas.

Il vint tout près. Sa maman, les yeux ouverts, agitait la main… Que cherchait-elle sous la couverture ?

Le petit garçon le demanda, se penchant pour saisir la réponse faible :

— Ma petite croix…

C’était le crucifix de cuivre, souvent baisé, toujours gardé sur la couche, à portée de la main qui le caressait et lui disait, à sa façon, l’ardent amour et la résignation de la mourante.

— Ma petite croix.

L’enfant chercha, releva un peu la couverture ; un reflet jaune parut dans le rayon mobile du lampion : c’était l’objet retrouvé.

François le mit dans la main de sa mère ; celle-ci péniblement souleva cette main… le bras…

Oh ! comme elle était sans force, sa pauvre maman ! Il l’aida à porter le crucifix jusqu’à ses lèvres pâles ; cela lui fendit le cœur… Sa mère lui souffla :

— Embrasse Jésus.

L’enfant posa son meilleur baiser sur le Christ en croix, vénéré par sa mère mourante. Mais qu’elle se mourait, il n’en savait toujours rien.

Et la voix qui parlait tout bas, avec un sifflement douloureux, dit au petit : « Aime… toujours… aime… Jésus… et ton papa… »

— Oui, oui, j’aimerai Jésus, et mon papa… et ma petite maman chérie.

Il embrassa la pauvre femme étendue, muette, blême, les yeux clos. Il l’embrassa, la retenant de ses deux bras, si fort… que la garde le fit s’éloigner :

— Tu fais mal à ta mère.

Et comme il quittait le lit funèbre, le lampion s’est éteint. Il fait tout noir dehors, et tout noir dans la chambre humide. Un long cri d’apeurement hulule vers le bois : le hibou se lamente sous la pluie persistante… Le chien des Gaudreau se met à hurler, lugubre, dans les ténèbres.

Alors, sans bruit, sans qu’on n’en sût rien, ni la bonne voisine qui veillait et voulait rallumer la flammèche tremblante ; ni le petit François couché, sans dormir ; ni le père, ni ses garçons harassés du long travail… Dieu seul le sachant et le permettant, la mort saisit la femme du colon et l’entraîna, sous la nuit morne d’octobre, vers l’au-delà…

∗∗∗

Rien n’est désolant comme l’enterrement, ce matin morose.

Le cadavre, en sa bière de planches nues, s’en va sous la brume lourde qui larmoie, sans un rayon, ni quelque teinte bleue, là-haut, dans le ciel gris-noir. Il s’en va, ce cadavre, chose finie, vers l’église.

Et comme il approche, le glas jette ses plaintes qui sont une prière. Les bonnes âmes l’entendent, se signent et murmurent : « Seigneur, donnez à la défunte le repos éternel. »

Tous savent que sous le drap sombre qui passe, il y a la pauvre mère de quatre petits garçons. La mort n’a pitié de rien, mais les bonnes âmes songent à la disparue ; elles ont une prière aussi pour les orphelins.

Pour eux, l’exil commence en ce départ de leur maman, car souvent, ceux qui restent portent seuls dans leurs âmes désorientées l’amertume de la séparation. Savent-ils combien grande est leur infortune ? Ils ne le savent pas autant que l’homme abîmé dans sa douleur, qui les accompagne. Lui, c’est le père, c’est l’époux, c’est le faible qui vient de perdre sa force ; et lamentablement son front tombe ; son âme fléchit.

L’église est obscure ; la clarté blafarde venant des cierges de cire jaune autour du catafalque, n’y répand aucune joie.

Ce n’est plus la grand’messe lumineuse et vibrante que fut celle toute belle, jadis, un gai dimanche de juin. Il s’en souvient, le petit François. Quelle surprise poignante, aujourd’hui ! Le voile terne piqué de larmes d’argent ; la plainte infinie du requiem, de ce mot qui revient si souvent, qu’il ne comprend pas, mais dont il sent bien à cause du frisson qu’il jette sur l’âme, et du froid qui saisit le cœur, que c’est le refrain mortel d’un adieu.

La cloche elle-même et la clochette de l’autel comme sa grande sœur du beffroi, toutes les deux rieuses et vibrantes dans les allégresses dominicales, les deux voix se lamentent, et c’est encore l’adieu répété, leur requiem porté sous les brumes d’octobre à l’horizon triste.

Mon Dieu ! mon Dieu !… oui, que c’est triste, l’enterrement d’une mère ! triste, pour les petits orphelins…

Le cortège s’est formé vers le cimetière. La pluie s’est arrêtée par pitié pour ce brave monde qui fait escorte. Mais le firmament reste chargé d’un brouillard obstiné : l’herbe morte, où se fanent des feuilles salies de boue, cette herbe mouillée s’écrase pitoyablement sous la marche pesante et ne se relève plus.

Le glas se remet à gémir dans le clocher, mêlant son harmonie suppliante aux derniers psaumes des chantres, à l’oraison du prêtre. Des bouffées de vent, froides et humides, menacent de souffler la flamme des flambeaux. Voilà qu’ils s’éteignent. Un tremblement frileux saisit la foule.

Et quand les porteurs ont glissé lentement, par saccades inégales, le cercueil dans la fosse, petit François, tout pris d’une immense compassion, s’est approché de plus près, tout près, s’est penché vers la fosse, a pu voir le grand trou creusé dans l’argile ocre, et, là dedans, tout au fond, descendre et s’immobiliser pour jamais la lourde boîte fermée où l’on a couché sa mère. Vision rapide, inconsciente. Une main très douce, une main de femme a saisi sa petite main froide :

— Viens, mon enfant ; ne reste pas ici. Viens, ta maman… le ciel…

On l’entraîne…

Et la voix charitable qui lui parlait de sa maman, du ciel, n’a su continuer, coupée par un sanglot.


VIII

LENDEMAINS SOMBRES


D EPUIS ce jour, François Gaudreau, le père, est taciturne, presque bourru, tant le chagrin l’a remué, faisant refluer de ce cœur d’homme blessé par l’épreuve, le fiel et l’amertume des bas-fonds.

Ne l’avait-il pas senti que le malheur briserait sa vie ?

Tout était venu d’un coup : la récolte manquée, puis l’accident, cet orage tuant la meilleure bête de son troupeau ; puis tout le maigre argent dépensé dans la maladie de sa femme, les remèdes inutiles… les soins payés d’une étrangère, et la mort.

Les dettes s’accumulaient ; des appréhensions, des peurs terribles paralysaient son énergie ; le travail ne se faisait plus ; il le voyait : la ruine montait, hideuse et l’enserrant, de sa terre négligée, de ses bâtisses délabrées…

Il eut fallu secouer sa torpeur, se raidir et lutter, regarder plus souvent vers le ciel, prier. Espérait-il en Dieu ? là, vraiment, de l’espérance chrétienne qui demande le miracle et l’obtient ?

Quand la garde-malade s’en fut venue, tremblante, au petit-jour d’un lamentable octobre, balbutier : « Monsieur Gaudreau, je crois bien, votre chère dame… » lui n’avait rien répondu, même pas pleuré, d’abord ; mais dans un cauchemar, près du lit de la défunte, il s’était tenu debout, l’œil fixé sur ce corps rigide, combien de temps ?… il n’en savait rien… répétant le mot fatal « morte ! »

Ses quatre enfants l’appelaient, se tassaient près de lui. Eux du moins, pleuraient et priaient, agenouillés autour de la couche funèbre. Et ce leur était un soulagement divin, ces larmes, cette prière…

Des jours. Des semaines. Ils cherchent encore leur maman tant aimée par la maison vide, et froide, et mal entretenue ; ils songeaient à elle, mais n’osaient en parler dans leurs repas de misère, hâtifs et désolants.

Petits amis, ne cherchez ; plus votre mère : elle est partie pour l’au-delà si lointain. Vous n’aurez plus votre joie dans la pauvreté ; plus de sourire dans la souffrance ; ni le calme dans les nuits d’orage ; ni le chaud vêtement pour l’âpre hiver ; ni le parfum du repas frugal que l’amour rend délicieux ; ni le mot de paix et de lumière à l’heure trouble des jeunes colères ; ni la petite croix sur le front, le soir, avant l’heureux sommeil ; ni la parole émue, la parole sainte et pénétrante qui portait vers Dieu, vos âmes, pauvres chers petits enfants.

Avec la mère s’éteignent dans la nuit du tombeau les bonheurs journaliers qui peuplent nos foyers… Pleurez, petits enfants, pleurez et priez, mais ne cherchez plus.

Eux pourtant s’imaginaient la revoir.

Novembre était arrivé, tout chargé de longs nuages qui, des jours entiers, sans lueur vive, traversaient le firmament. Ils venaient de l’ouest, étouffant le soleil dès son lever, tuant toute espérance d’un peu d’azur par dessus la plaine morne et la forêt défeuillée.

Puis soudain, sans raison, le beau temps reprenait. C’était joie naïve en leurs âmes d’enfants de courir dans le vent tiède balayant les débris morts sous leurs pas, et par dessus leurs fronts, très haut, dans le bleu qui réapparaissait, tous ces vilains nuages de larmes et d’angoisse. Alors, on allait au grand bois chasser la perdrix, rejoindre le père qu’on savait parti, dès le matin, sa hache sur l’épaule, pour l’abatis nouveau.

Mais non. Rien ne frappait l’écho.

Jadis on l’entendait, vif et sonore, le coup rude sur le tronc sec. Et l’on courait, par dessus troncs abattus et branches brisées, par dessus ravines et buttons, dans l’appel vaillant de la hache, vers le bûcheron. Lui s’arrêtait, souriant, disait un mot joyeux, et reprenait la corvée.

Tout se taisait maintenant : la hache bruyante et la voix paternelle. Les enfants l’entrevoyaient, leur père, assis, le front dans les mains, l’outil gisant, inerte, à ses côtés. Il rêvait, regardait au loin, dans les profondeurs de la forêt, sans pensée dans les yeux, sans larmes non plus, obsédé par quelque vision macabre. S’il la secouait, la tenace vision ! s’il la chassait par de grands coups de hache sur les arbres immobiles !… c’était le remède à la mélancolie sombre. Les enfants le comprenaient, mais n’osaient rien dire, non pas même troubler de leur présence peut-être mal venue, l’éternelle rêverie.

Ils s’en revenaient, moins alertes, en proie à la pensée triste qui les tourmentait bien aussi, les pauvres petits. Le bois les enveloppait à nouveau de la brume des soirs, des langueurs automnales ; parfois, brusquement, le vent subit frappait les vieux bouleaux et se déchirait dans les sapins touffus ; d’autres fois, il pleurait lentement parmi les branches molles des hautes épinettes… Ils s’arrêtaient pour entendre le vent gémir ; cela ressemblait au glas d’un jour de mort. Et Théodule ou François disait : « Écoutez : la cloche de l’enterrement… »

Ils espéraient toujours quelque résurrection, malgré le deuil des choses et de leurs âmes…

Au sortir du bois, à l’approche du logis morose, l’espoir tombait. Plus ne sortait de la cheminée basse, la fumée légère et accueillante ; plus, soudain, ne s’allumait dans l’encadrement du petit châssis la bonne lampe de famille. Son rayonnement, jadis, faisait accourir : il montrait la silhouette aimée de celle qui réservait à ses chers petits son maternel sourire, et pour eux avait préparé l’atmosphère tiède et l’odeur alléchante du foyer.

Plus rien, plus rien !… Ni fumée rieuse les appelant, ni clarté douce les réchauffant. Une cabane sombre et rigide, effrayante même dans l’obscurité rapide des soirées de novembre, et si douloureuse que le petit François dit, une fois, se retournant vers ses frères : « Notre maison… elle est morte ! »

Et quand, après eux, le père revenait, ce n’était pas la vie qui rentrait.

Vraiment, l’homme désolé n’avait-il pas au cœur une autre épine que le départ de son épouse ? Quel secret morbide rongeait son bonheur ?

∗∗∗

Ils l’avaient appris à Noël…

Deux étrangers, l’homme et son garçon, venaient d’arriver. On leur avait montré la maison. Ce fut tôt fait. Puis l’étable, la grange, le maigre bétail, l’outillage agricole. Ils s’étaient avancés vers les parcelles défrichées. Mais la neige couvrait les chaumes, hélas ! aussi des gerbes entières surprises par l’avalanche, qu’on aurait pu rentrer pourtant ; et même des tiges encore debout que les pluies et la gelée avaient tuées sur place, et qu’un linceul d’hiver cachait mal, tout au fond des arpents condamnés.

Il valait mieux que les étrangers n’eussent pas vu de tout près cette tristesse des labours inutiles.

Les quatre enfants, collés à l’étroit châssis, épiaient les allées et venues.

Et l’homme avait dit en rentrant dans la maison :

— Monsieur Gaudreau, c’est bien : marché fini. Venez, nous réglerons au village…

Leur père était monté dans la voiture avec les étrangers.

Marché fini. C’est donc qu’on allait vendre. Quoi ?… Les enfants restés seuls, anxieusement se le demandaient :

— La partie du lot non déboisée, peut-être ? Était-il besoin, pour cela, de visiter les bâtiments ?

— Et notre maison ?

— Et nos animaux ?

— Si c’était le tout que notre père va vendre ?

— Tais-toi, François : je ne veux pas, moi, disait Aimé.

— Ni moi.

— Ni moi.

— Ni moi…

La dernière protestation venait du petit Eugène, répétant le mot de ses trois frères, sans le saisir, mais par sympathie, par le secret ressort du cœur défendant un amour en péril.

Ils avaient dû vouloir, sans que le père eût permis une parole.

C’était bâclé. Marché fini. Ces deux mots leur torturaient l’âme.

L’on s’en irait dans huit jours, le trois de janvier. L’homme, son garçon et sa famille s’installeraient sur la ferme neuve des Gaudreau.

— Pourquoi partons-nous ?

— Papa, l’on va dans quelle place ?

— On emporte nos bêtes ?

— Et nos meubles ?

— C’est pour toujours, papa ?

Les questions timides, angoissantes, bientôt noyées de larmes, restaient sans réponse. Ou simplement, le père se défendant mal lui-même d’une soudaine horreur, leur criait presque dans son effroi :

— Laisses, mes enfants : nous partons, c’est tout.

∗∗∗

Partir !…

Décembre agonisait. On comptait sur les doigts ce qu’il restait à vivre de jours lugubres dans la maisonnette naguère joyeuse. Ensemble, ou séparément, d’après l’attrait plus intime, ils allaient, les bons enfants, revoir ce qu’ils ne verraient plus : chaque recoin du logis très aimé. Surtout, longuement, par les deux fenêtres peu larges, l’horizon, l’espace empli de neige, et tout au fond, la forêt, celle qu’on avait vue reculer chaque année pour des sillons nouveaux entre les souches…

Oh ! cette forêt ! La première grande image perçue par leurs yeux tout petits, l’un après l’autre, les quatre garçonnets, du seuil d’un berceau… et les pâturages libres, mal enclos de longues perches entrelacées…

Puis ils sortaient, courant par le froid, se réfugier près des crèches grossières, où ruminaient leurs grandes amies, les vaches mélancoliques. Ils leur parlaient, leur faisaient des adieux comme à de chères confidentes, les pauvres !… de leur chagrin. Et Théodule et François pardonnaient au méchant bœuf d’avoir de sa grosse tête qu’ils caressaient, brisé leur cage et tué la perdrix prisonnière.

Et tout à coup leur revenaient les paroles de la maman disparue : « Ici-bas, rien n’est stable… Le bonheur ? une fleur qui se fane… une ombre qui passe. »

Décembre finissait.

Le jour de l’An montait, glacé, lamentablement désolé.

Était-ce pour échapper au marasme de son foyer désert ? peut-être à ses reproches ?… François Gaudreau appelait ses enfants ; ils s’en allaient au village ; assistaient à la messe, rendaient visite à monsieur le curé dont ils recevaient les conseils, et se dirigeaient vers le cimetière.

La neige s’amoncelait sur les tombes ; seules, les croix émergeaient du blanc suaire ; parfois même de gros ourlets de ce voile épais travaillé par le vent, cachaient les noms… Ci-gît ? plus rien ; l’inscription disparaissait, mais renaîtra quand le rayon du gai printemps consumera ce tissu lourd jeté par l’hiver. Ainsi pour nos défunts. Résurrection !… ils sont immortels ! Et tous les cinq au travers de cette neige, se suivaient dans le sentier tracé par le père ; ils arrivaient près de la sépulture qui seule, aujourd’hui, les intéressait. La croix modeste de bois noir disait en lettres blanches quelle dépouille dormait là, sous la neige et sous la terre, son long sommeil… n’avait-elle pas murmuré, la voix faible : « Je vais dormir si longtemps ».

Ci-Gît
Dame Marie-Louise Boily
Épouse de
François Gaudreau,
décédée le

La date du décès n’était plus lisible, embrouillée par les franges de l’immense couverture dont s’abritaient les tumulus. Mais que pouvait leur faire ? Ils savaient bien qu’elle était morte, sans qu’on s’en aperçût, dans cette nuit sombre du premier octobre. Trois mois déjà ! N’était-ce pas hier, ou ce matin même, l’affreuse réalité ?… Un cadavre, et l’enterrement, ici, dans le champ clos où viennent mourir, avec les morts, tant d’amours, tant d’espoirs… Ils restaient, tous les cinq, debout à cause de la neige, en demi-cercle, autour de cette croix. Les enfants ne s’étaient pas découverts ; le père le leur défendait car le froid mordait cruellement. Ils ne savaient pas non plus joindre les doigts à cause des grosses mitaines. Alors, quelle prière pouvait naître de ces postures frustes, chez ceux dont l’âme a tant besoin du signe sensible pour se recueillir et préciser une pensée ?

Laissons aux âmes leur mystère. L’image leur revint, au père, aux petits garçons, de l’épouse, de la mère, l’image vénérée…

Et c’est elle, en ce moment, qui, de ce petit cimetière enneigé et solitaire qu’ils visitaient pour la dernière fois, leur parlait d’espoir, de vie courageuse malgré l’épreuve, de confiance en la Providence, et d’amour, la grande force, l’amour plus fort que la mort.

Lentement les cinq tracèrent un large signe de croix, et pour cela se découvrirent sous le froid piquant ; et tous les cinq, dans la neige haute et molle, plièrent un genou devant la tombe aimée, perdue pour toujours, comme ils faisaient la génuflexion devant l’autel…

Et se suivant, le père le dernier, par le sentier blanc tracé tout à l’heure, ils s’en revinrent… Tandis que sous terre, doucement, continuait son grand sommeil celle qu’ils n’embrasseraient plus ici-bas, celle qui restait seule, gardant leur souvenir et leur bonheur passé, fidèle, en son sépulcre, fidèle, mieux qu’eux tous, au clocher d’Hébertville.

∗∗∗

Demain !

Ce fut le dernier mot du dernier soir.

Demain… Le petit mot d’espoir ne réservait pour eux qu’une poignante prévision.

Il arriva, ce lendemain néfaste. Et que parut longue et courte la nuit de ce deux janvier, au logis vendu de François Gaudreau !… Des heures d’insomnie, puis un sommeil agité, secoué de rêves terrifiants. Et ce lever machinal dans la fatigue des âmes endolories et des corps mal reposés.

Ils n’avaient plus d’idées.

Une seule flottait, parmi les débris d’espoirs, dans la débâcle : « En vendant mon bien j’ai payé mes dettes… l’honneur est sauf. » Mais, c’était la misère.

Et l’on partait.

La Grise, que seule on gardait, et ce fut un peu de joie, et pour cette joie dans le malheur, on entoura de plus d’amitié la vieille jument, la Grise fut attelée au lourd traîneau qui portait la grande boîte. Et dans le foin se tassèrent les quatre enfants, sans rien que leurs vêtements pauvres, au travers de ces lambeaux la froidure les pinçait… deux couvertures, quelques ustensiles de cuisine, un crucifix, une image de Marie, et la hache : le gagne-pain. Rien de plus… sauf la vision fuyante des joies finies, vendues comme le reste, et devant eux la marche longue et grelottante, sur la neige et dans la bise, vers l’inconnu…

— Papa, notre maison !

Petit François qui se retournait, comme on gravissait une côte, l’aperçut, tout au bas, déjà loin…

Notre maison !… Ce n’était plus la leur… Tous regardèrent, l’homme aussi qui pâlit soudain.

— Marche ! marche ! la Grise…

Il fouetta la bête ; un sanglot passa dans la voix rauque ; le vent souffla… Sur la côte dévalante la Grise galopa…

Puis tout disparut dans la forêt qui s’ouvrait, et la route morne qui reprenait.

Et l’on s’en fut par les déserts, les bois et les savanes, sans chemin frayé, toujours plus au nord, jusqu’à ce Lac Saint-Jean qu’on disait grand comme une mer, et sans une maison sur ses bords extrêmes, sans un labour dans les forêts qui l’environnent, sans âme qui vive, sinon les quelques bûcherons peinant, là*bas, tout l’hiver, ignorés, perdus, six mois durant, dans les vastes solitudes.

Après plusieurs heures d’un voyage presque sans paroles, on arriva près du lac. On fit halte sous des épinettes vigoureuses dont les fortes ramures mettaient à l’abri du vent glacial. L’atmosphère restait froide douloureusement, quoique le soleil brillât très lumineux, par dessus les hautes cimes vertes.

François Gaudreau fit allumer du feu dans un espace qu’on déblaya sommairement ; et ce travail ravigota le sang ; une flamme soudaine monta sous le couvert des longs panaches baignés des lumières blanches du firmament et du reflet du brasier ; le repas tout frugal, — n’était-ce pas celui de tous les midis ? — parut excellent. Des flammes actives rayonnaient une douceur pénétrante, inespérée… La halte dans la forêt, près du lac, leur fut bonne à tous les cinq.

Il advint que la chaleur soigneusement entretenue et le parfum de résine qu’exhalaient les bûches embrasées, attirèrent dans les arbres caressés par cette joie, toutes les mésanges du massif. Elles étaient de cette espèce que ne chasse pas l’hiver canadien, petites éveillées charmantes, vêtues de blanc, d’olive, de gris cendre sur brun foncé, rieuses, familières, voltigeant de branche en branche, les contournant, se suspendant sur le vide, toujours en mouvement et gazouillant des heures pleines de par les futaies silencieuses. Leur gai concert charma les convives. Ces âmes d’enfants goûtaient si facilement les bonheurs simples de la campagne ; c’est la belle récompense des fervents du sol. Le père lui-même se dérida, sourit aux menues chanteuses qui semblaient venir tout exprès, ce midi, semer leurs frêles harmonies sur la mélancolie taciturne.

— Voyez, mes enfants, qu’elles sont gentilles, les petites sorcières !

Ce fut assez de ce mot tout simple pour créer une allégresse où communièrent d’emblée ses quatre fils.

Oh ! qu’il leur pesait, depuis des mois, le silence de leur cher papa ! Voilà que son front s’éclairait, que ses lèvres redevenaient paternelles…

Et les mésanges, d’entendre parler sous les branches tièdes et parfumées, crurent certainement qu’on célébrait leurs grâces. Et plus fortes, plus expressives, leurs voix chantèrent ; plus familières leurs ailes voletèrent…

Cependant que les anges gardiens de nos voyageurs remerciaient leurs sœurettes les mésanges pour la paix qu’elles donnaient aux âmes.

On ne pouvait rester.

La course longue redevint pénible.

C’était ce lac immense à traverser sur sa route de glace. Que de milles jusqu’aux rivières Péribonca, tout au nord, par le vent gelé qui frappait au visage, sans un abri dans cet espace ouvert, sans monticule ou taillis pour couper la rafale !

Où donc allaient-ils sans fin, dans cette froidure, par la nuit qui descendait rapidement ?…

Le petit François le demanda tristement. Le père ne répondit que d’un regard sur la hache ; il étendit le bras vers l’horizon brunissant où l’on devinait la forêt.

Ils comprirent qu’on marchait au chantier, et se résignèrent.


IX

L’INSTALLATION DANS LE BOIS


U NE masure délabrée, rencontrée près de la grève, et dont personne ne voulait plus.

Il y fit entrer ses quatre fils : Aimé, Théodule, François, Eugène… quatorze, douze, dix et cinq ans.

La vieille Grise fut logée sous une hutte voisine, avec le traîneau dressé en coupe-vent.

Dans la masure, un vieux poêle subsistait. Mais par tous les interstices, entre les troncs superposés qui formaient les murailles, glissaient les frissons de la nuit, la neige et le vent.

Le poêle fut allumé ; la fumée rentrait, chassée par bouffées âcres, sous les souffles nocturnes. On n’avait pas de lampes ; des lézardes nombreuses aux flancs du poêle laissaient à la flamme d’éclairer la cabane : à quelque chose malheur est bon !

Ne parlons ni de chaises, ni de table, ni de lit : ce sont meubles de luxe dont un bûcheron doit pouvoir se passer pour reposer, manger et dormir !

Personne ne se plaignit.

Et l’on soupa maigrement ; on se coucha dans les deux ou trois brassées de foin sorties du traîneau ; on se blottit sous les deux seules couvertures.

Et le sommeil vint tout de même.

∗∗∗

Le réveil fut ce que l’on devine. De son nid de foin sortit l’homme, tout raidi sous la nuit glaciale, endolori par la planche rugueuse.

Un escabeau traînait près du poêle éteint ; il s’assit, inclinant la tête, brusquement, dans ses deux mains ; et, les coudes rivés aux genoux, longtemps il resta figé dans son rêve malsain. Un méchant démon lui versait l’amertume au cœur, goutte à goutte, la désespérance, le fiel des abîmes maudits.

Il ne voyait donc pas, l’homme au front penché vers son malheur, il ne voyait pas que le jour brillait, dehors, baigné d’un soleil nouveau ? que la neige souriait au rayon ? que cela faisait une beauté ravissante ? et que si la terre et l’hiver glacé reçoivent de ces caresses lumineuses, notre âme aussi, désolée, froide et tremblante, notre âme chrétienne reçoit la clarté meilleure de la pitié d’un Dieu ?

Le méchant démon soufflait sur cette lumière ; il attisait le feu noir qui fait tout sombre : l’heure présente et l’avenir. Le démon riait ; l’homme allait pleurer…

De là-haut, Marie-Louise, la bonne épouse, veillait…

François Gaudreau se ressaisit, se leva, prit une bouchée froide du repas de la veille, et d’instinct, comme aux jours heureux de jadis, fit le signe de croix matinal pour la grâce du pain quotidien. Ce fut le salut. Toute prière est lumière et force. Le ciel rentrait dans son âme, et la paix, et la simple raison, ce bon sens humain que Dieu met en nous pour l’action ; agir et prier : quel chemin ne s’ouvre vers l’espérance ?

Mais sous la couverture pauvre et le foin trop mince les enfants réveillés luttaient, eux aussi ; moins soucieux d’avenir, simplement contre la peur du froid dans la cabane sans feu.

— Restez, restez, les enfants, dit l’homme, gardez votre chaleur… Je vais voir au travail. Priez pour notre chance…

Ce fut bonne parole qui réchauffa les quatre enfants.

∗∗∗

Quand ils eurent entendu sur la neige grincer le traîneau, puis lentement s’éloigner la lourde voiture, ils se risquèrent l’un après l’autre, en frissonnant, les pauvrets ! au saut douloureux dans la froidure.

Et puis rien n’y parut. Bravement, se secouant, se frottant bras et jambes pour la réaction, pour la petite flamme de sang généreux qui bat dans leurs veines, ils se mirent à l’œuvre… Quoi ?… Tenez, c’est Théodule, l’enfant très sage, qui proposa :

— « Vous savez ?… on va faire une surprise à papa. »

Il ouvrit la boîte où pêle-mêle gisait un peu de tout : marteau, hachette, vieux clous, quelques outils rapidement ramassés au départ de la chère maison, le trésor, maintenant, cette boîte à la Robinson, dont chaque objet doublait, triplait de valeur dans la pénurie du pauvre exil de « chez eux ».

Et tous comprirent : la surprise serait couchettes, table et bancs : l’ameublement rustique du logis délabré.

Voilà, je ne sais plus très bien les détails… On fit du feu ; petit François découvrit un long bout de tôle, grimpa sur le toit, ajusta le morceau au tuyau qui perçait à peine, et cria vivement : « Elle sort, elle sort, la boucane !… »

Eugène rapportait du dehors toute une charge de bois sec sur ses deux bras tendus ; il dit, un bonheur dans la voix et dans les yeux : « On la voit ! »

Fumée grise des flambées d’épinette qui t’élèves tranquille en ces matins d’hiver tout froids et tout limpides, que d’allégresse tu mets au cœur ! Bénie soit ton envolée vers le bleu lointain par dessus la neige et la forêt, dans l’espace où te cueille la grande atmosphère des solitudes. Qui te voit, presse la marche pour l’hospitalité chaude des cabanes fraternelles ; qui t’active de sa main frileuse, sourit pour la flamme d’or, rayonnante et fidèle, au foyer des petits logis heureux près des hauts taillis glacés.

La flamme d’or faisait merveille, excitée par le courant d’air ; elle chauffait la maisonnette ; elle enfiévrait la besogne. On se hâtait…

— Que papa ne revienne pas encore…

— On n’a pas fini.

— Revient-il ?

— Le vois-tu, François ?

Ils épiaient son retour d’un regard furtif, par l’unique fenêtre basse donnant sur le paysage nouveau.

— Qu’il n’arrive pas ! qu’il n’arrive pas : la surprise serait manquée.

— Allons, dépêchons-nous !

Bons enfants ; à peine se sont-ils arrêtés pour prendre à la hâte quelque nourriture ; ils mangeaient en travaillant. Pourtant, ils firent une pause quand Théodule exhiba le crucifix, leur Bon Dieu venu de la maison de là-bas, tant aimée, et la statuette de Marie, celle qui vit mourir leur pauvre maman…

Lorsque fut accroché le grand christ blanc de la croix noire à la muraille de troncs, et fixée l’image coloriée de Notre-Dame, les quatre enfants s’agenouillèrent. Aimé dit à haute voix :

« Je vous salue, Marie… » ses trois frères continuèrent, dévotement, lentement. Ce n’était pas beaucoup leur habitude, la parole lente de l’ave ; mais, cette fois, une émotion jamais rencontrée saisissait leurs âmes, de voir si belles, si consolantes les deux images dans la cabane misérable, et de sentir que tout logis devient doux et protecteur où Jésus et Marie daignent recevoir la prière de quatre petits orphelins.

« Priez pour nous… » Ils étaient sûrs d’être exaucés.

Comme ils se relevaient et pieusement se signaient, en regardant le crucifix et la Madone, Eugène prit dans le coin de la boîte — il savait bien qu’elles s’y trouvaient, le cher petit — les blanches immortelles, les fleurettes qui priaient silencieuses durant l’agonie de leur maman.

Il cloua le bouquet, n’ayant pas de bocal, sous la statuette ; et ce fut d’un effet charmant, les corolles naïves sur qui, par le châssis vermoulu, venait se poser du gai soleil d’hiver. Elles priaient encore, les immortelles restées blanches et comme vivantes, celles que la mourante avait caressées d’un sourire et d’un merci.

Elles priaient. Une bénédiction descendait du ciel. Aimé, voulant couper des rondins pour les couches, heurtait du pied sous la neige, derrière la maisonnette, un lot de planches abandonnées qui feraient une table parfaite, des bancs, une étagère.

Théodule, pour calfeutrer la bicoque, espérait trouver du lichen et de la mousse aux troncs des vieux mérisiers. Il entendit la chanson d’un ruisselet que n’arrêtait pas le froid temps. Il coulait sur son lit de glaise, à quelques pas, au fond d’un léger ravin. Trouvaille heureuse : l’eau de source, l’eau fraîche, meilleure que la neige fondue, et la bonne terre jaune et grasse qui bouche au nez ; du vilain sorcier de « Nordet » (Ah ! quel cruel, ce vent du nord !) toutes les brèches du cabanon, et ferme, à la boucane agaçante et malapprise, toutes les fissures d’un poêle disloqué.

C’était presque l’idéal !

Et toute joie, c’est un regain de vaillance. Ah ! ce qu’ils trimaient ferme, nos gentils ouvriers ! Les entendez-vous clouer, scier, tailler, rire du coup de marteau sur le pouce ; discuter gravement de la longueur, de la hauteur, de la largeur, non pas des choses humaines, mais d’une méchante table de chantier ; et puis, de la voir boiteuse, donner l’avis très sage : « Mets-y un bonhomme », un éclat de bois, sous le pied trop court. Et encore, et encore se croiser leurs phrases d’amour filial :

— Qui restera surpris ? C’est papa.

— Et qui sera content ?

— Papa.

— Bien content pour sûr.

— S’en vient-il, notre papa ?…

∗∗∗

Lui n’entendait rien que les bruits sourds de la forêt : les coups de haches des bûcherons, distants, bientôt plus rapprochés, et qui semblaient brusquement très lointains lorsque le vent, par intermittence, les emportait vers le nord ; parfois le hennissement d’un cheval de chantier… la Grise dressait alors les oreilles et marchait, plus confiante, vers cet appel.

Mais nul tracé n’indiquait sûrement la route. La veille, au soir, bien tard, dans les ténèbres, on avait continué trop loin, dépassé la rivière, car il venait de traverser sur la glace épaisse, à faible distance de leur confluent, la Petite et la Grande Péribonca.

Cette plaine déboisée, à sa droite, et dont il se rapprochait, c’était bien le grand lac parcouru la longue journée précédente. Il faisait donc fausse route. Sa colère éclata ; il s’en prit à la jument. Évidemment c’était sa faute !

— « Trouve ton chemin, trouve ton chemin, la Grise !… »

Il se levait dans son traîneau, frappait des guides ramassées la bête essoufflée.

— « Le trouveras-tu, ton chemin ?… ma vieille pas fine de jument ! Marche ! marche donc, que j’te dis… »

Et la bête renâclait, se dépêtrait, par bonds désespérés, des bancs de neige, sous l’avalanche brutale des coups et des paroles dures. On remontait vers cette Péribonca très large qu’il fallut traverser une seconde fois. Pour la Grise, ce fut un soulagement, ces arpents de glace sans neige résistante, balayée par le vent ; la colère de l’homme s’apaisa. Elle gronda soudain, menaçante, à mi-côte de la berge raide.

Mais la bête, d’un coup de collier suprême, arrivait au sommet… et débouchait sur la piste durcie des traîneaux de charge du chantier. Gaudreau lui fit prendre vers l’est l’orientation probable des magasins et des bureaux.

De fait, bientôt apparut, encadrée de hautes épinettes, l’énorme bâtisse de bois pour les divers services de l’entreprise forestière.

Dans ces immenses étendues, au nord du lac, des camps de bûcherons se formaient, chaque hiver, pour la coupe régulière des billots.

Le commis-chef était un Anglais jovial, humoristique, aimant les Canadiens, et baragouinant, pour leur faire plaisir, tout le français possible et impossible. Ah ! l’excellent homme !

Et les affaires de notre ami s’arrangèrent pour le mieux. L’Anglais, ayant écouté sa triste histoire, en eut pitié et fut très bon… « Puisqu’il était logé là-bas, qu’il reste donc à bûcher seul, avec ses quatre fils, son chantier propre, n’est-ce pas ?… tenez, les deux bords de la Petite Péribonca, tant qu’il voudra, n’est-ce pas ?… Il ne serait pas en contact beaucoup avec les autres bûcherons. Pour ses enfants surtout ce serait bien, n’est-ce pas ?… Il ferait « son maître » chez lui, sur son chantier… c’est moins dur, n’est-ce pas ? que d’avoir un « fore’man » à vos trousses. Pour un ancien habitant, n’est-ce pas ?… »

Il lui débitait ses petites phrases de bon accueil ; chacune se terminait par l’invariable « n’est-ce pas ? » dans un sourire qui montrait une double rangée de dents blanches superbes et vigoureuses.

« Il pourra se procurer au magasin le nécessaire à son ménage, n’est-ce pas ?… On lui retiendra le prix sur l’argent de son bois, au printemps, n’est-ce pas ?… « All right ! » fit en parfait anglais François Gaudreau, joyeux de l’arrangement, et reconnaissant pour la cordialité du chef.

Le nouvel homme de chantier chargea son traîneau de provisions de bouche, de bottes de paille et de couvertures pour les couchettes qu’il faudrait fabriquer, de quelques planches pour la table… et pour… et pour…

Tout un plan de logis habitable dansait devant lui sur la neige durcie du bon chemin. La Grise filait grand train, sentant le sac d’avoine, (quelle aubaine !) tassé à l’avant de la voiture. François Gaudreau s’en revenait de belle humeur.

S’aperçut-il alors, seulement, que des bouleaux magnifiques, épargnés par la hache, se dressaient sur le bord de la Péribonca, et devaient, à la saison des feuilles, en se mirant dans l’eau transparente, créer des merveilles ?

Et que le soleil triait superbement ses rayons entre le bleu, très haut, d’un ciel immense, et la blancheur nacrée du lac de glace et de neige ? Et que le vent, sautant, la nuit dernière, vers l’aube, d’un point à l’autre de l’horizon, venait du sud-ouest avec sur son aile une douceur qui faisait rêver du printemps ?

Il sentit surtout que depuis une heure, du bonheur habitait son âme ; il voulut très vite en donner leur part à ses enfants.

Mieux orienté qu’au départ, il coupa droit sur le confluent des deux rivières où se terrait, dans les neiges, sa butte misérable.

∗∗∗

Eh ! oui, la surprise fut grande pour le pauvre homme de revoir la bicoque transformée.

Une chaleur exquise l’attendait sur le seuil, un parfum de soupe au lard, — avez-vous jamais savouré ce régal ? — ce parfum-là remplissait la maisonnette. Et couchettes, et table et bancs, que sais-je ? tout un mobilier rustique qui mettait à l’aise.

L’homme fut ému. Ses enfants qui maintenant, tout étant préparé, souhaitaient son retour, virent son émotion et sa joie ; leurs petits yeux guetteurs suivirent son regard vers le crucifix, vers la statuette de la Vierge, et sur les fleurs blanches qui priaient toujours, et souriaient, et parlaient en silence de la chère morte. Ils devinèrent bien, les doux orphelins, que leur père songeait à elle, et qu’il se disait : c’est leur pauvre mère, heureuse dans son paradis, qui nous assiste. Ils virent une larme venir aux paupières de leur papa, mais lui, de sa rude main, la jeter vivement. Pourquoi ?… Il y a des larmes qu’il est si réconfortant de laisser couler.

Dans l’après-dîner — et ce dîner fut vraiment bon, le premier depuis longtemps, ce qu’on y causa joyeusement ! — on s’en fut explorer le chantier, partager le travail qui commencerait avec acharnement le lendemain. Tous en seraient. Il fallait qu’on parlât dans le grand chantier des Price du chantier Gaudreau, ceinturon !… et qu’on eût à la débâcle des glaces et des neiges, toute la rivière pleine à déborder des billots coupés, bobbés et drivés par François Gaudreau et ses quatre fils…

— Oui, n’est-ce pas, les enfants ?

— Oh ! ça, ça, oui, papa : c’est juré.

— Tope-là !

— Tope-là !

On s’y mit.

Que ce fut joyeux tous les jours : n’en croyez ; rien. Il vint la fatigue, les grosses bordées de neige, les poudreries qui vous aveuglent et vous étouffent, et les froids de 40 degrés et plus, quand siffle, mord et pince l’âpre vent boréal ; et la monotonie d’un même labeur, chaque même jour, des semaines, des mois… Lui, jetait bas les arbres, Théodule et François sciaient les troncs en longueurs, ébranchaient quand il était nécessaire ; Aimé charroyait sur un « Bobb » traîné par la Grise, tous ces billots, en tas énormes, sur le bord de la rivière ; Eugène faisait le ménage, et, dans ses loisirs d’intérieur pauvre et frugal, rejoignait au bois toujours plus reculé son père et ses trois frères.

Rude besogne !… Mais ça marchait. Dame, quand il s’y mettait, François Gaudreau, le papa, un fier homme ! Et ses petits tenaient de race… Oui, vraiment, on parlait de leur chantier… N’avaient-ils pas juré qu’on en parlerait ?

∗∗∗

Trois mois s’écoulèrent sans diversion.

Vers le Dimanche de la Passion, fin mars, la nouvelle circula par les chantiers qu’un prêtre venait de Chicoutimi… Tous les bûcherons, sauf très peu, firent leurs Pâques. François Gaudreau l’un des premiers… L’œuvre de pacification s’accomplissait dans son âme.

Et le bois, sortant de son silence dominical, s’emplissait, chaque lundi, de bruyante activité… coups de haches, fracas des arbres tués, s’écroulant lourdement, cris et mots sonores des charretiers, hennissements des chevaux et des cavales… la vie du chantier reprenait… et bientôt, au croassement des corneilles revenues, s’achèverait jusqu’au nouvel hiver.


X

UNE NUIT D’ANGOISSE


F RANÇOIS Gaudreau, lui, ne reviendrait pas au chantier, l’année suivante.

Malgré les avantages de son contrat, il voulait sa liberté pleine, cherchait voie nouvelle et devait la trouver.

Ce samedi d’avril terminait une semaine très laborieuse. La température, presque tiède, amollissait les neiges, provoquait la sueur, fatiguait les bûcherons. Et le chantier Gaudreau chômait depuis midi. Théodule montait avec Aimé jusqu’au magasin de la Compagnie, renouveler les provisions ; Eugène et François se reposaient tout simplement : ils en avaient besoin, les pauvres petits.

Leur père s’en allait, raquettes aux pieds, la hache sur l’épaule, vieille habitude, surveiller la limite de son territoire de coupe. Il lui avait semblé, les jours derniers, que la cognée de l’équipe voisine gagnait de plus et plus et menaçait la frontière… Casus belli… danger de chicane ! Il prévenait ses enfants d’un retard possible, mais ajoutait :

— Soyez, sans inquiétude ; couchez-vous de bonne heure.

Il était parti.

Et vers les trois heures, en pleine forêt, il rencontrait le contremaître Arthur Tremblay avec ses deux engagés et Carcoua, leur guide Montagnais. Un petit homme sec et nerveux les accompagnait : un Parisien, le plus aimable des garçons, peu fait pour la vie rude des chantiers, mais en prenant son parti de joyeuse humeur. On l’appelait Jean-Jean, et plus familièrement Ji-Ji.

— Tenez ; donc, Monsieur Gaudreau, fit Tremblay, voilà bien de l’adon ! Nous avions besoin de vous pour marquer la séparation ; c’est ici, je crois, la ligne entre nos deux chantiers ?

— En plein dans la ligne, approuva Gaudreau ; regardez ; — il se planta, visage au nord — main gauche : chez-moi ; main droite…

— Chez ; nous, continua le contremaître.

Et s’adressant à l’un des hommes :

— Laforêt — il portait bien son nom, le bûcheron — tu suivras… ou plutôt, non, attends un peu… on ne cognera guère plus vers le nord… la saison achève.

— L’oiseau noir étire son aile, prononça sentencieusement le sauvage.

— Et quand s’amène la corneille, observa Gaudreau…

— Fini, le chantier, conclut le contremaître.

Alors tu sais, continua-t-il, s’adressant à Laforêt, dévire-toi, mon gars, marche sur le sud, vers le lac, en droite ligne, en plaquant les arbres.

— Mais là, par exemple, les arbres, sur le lac, laisse-les tranquilles, fit avec un beau sérieux l’autre homme, le gros Jacques Martel.

— Crains rien, rétorqua Laforêt, tu viendras les bûcher, toi, cet été…

— Eh ! dites donc, vous autres, c’que ça sera chouette ! lança Ji-Ji…

On rit.

— Bon, décida le contremaître : c’est compris, Laforêt ?

Et nous autres, continuons notre route.

— Vous allez ?… si on peut savoir, interrogea Gaudreau.

— Dans le haut, explorer le chantier de l’an prochain… Une promenade, quoi ! On ira peut-être jusqu’à la Mistassibi, la Mistassini… on ne sait pas encore.

— Paraît qu’il y a lourd de chutes sur ces rivières, remarqua Laforêt.

— Les grandes eaux blanches : pas un canot n’y passe… les manitous… rêva tout haut le Montagnais.

— Laisse les manitous ! railla Martel.

Puis sérieux :

— N’empêche qu’un homme avisé ferait, là-bas, sa fortune.

— Sa fortune ?… le mot fut dit vivement par Gaudreau.

— Tiens, la chute… un moulin… on scie de la planche… on la vend à Roberval… ça fait de l’argent, si tu veux croire…

Martel était convaincu, tous l’étaient.

Pour François Gaudreau, ce fut le trait de lumière qui, soudainement, découvre une piste… la bonne filière… Il la suivrait, décidé, là, du coup… mais n’en fit rien soupçonner… il regretta sa question trop visiblement intéressée, et laissa tomber :

— Bah ! de l’argent !… une chance… pas sûre pour une miette !

On l’approuva… Girouettes humaines, que nos têtes sont mobiles !

Trois échos répondirent à son doute fictif :

— Pas sûre, non certain… si loin !…

— En pleine sauvagerie !

— Bien fou de compter là-dessus !

Gaudreau riait sous-cape : la rivalité ne serait pas à craindre…

À lui seul, la fortune !…

On se quittait.

Brusquement le contremaître se retourna :

— Gaudreau, monte avec nous.

Ah ! que c’était son désir, à notre François Gaudreau !

Lui voulut ruser :

— C’est que…

Il se frappait les poches des deux mains…

— De quoi manger ? sourit le contremaître.

— Eh ! monsieur Gaudreau, j’en ai pour deux, se hâta obligeamment le petit Ji-Ji. Et mon fusil ! il le brandit, en riant : je vous assure, Vatel ne se pendra pas !

Les hommes se regardèrent ; le gros Jacques se fâcha :

— Me pendre, moi ?… Es-tu fou ?…

Vatel… Martel : il confondait les noms ; il tenait à la vie…

Oh ! mon Dieu, que ces Français ont de l’esprit ! Mais nul ne saisit l’allusion au fameux cuisinier de Condé —

Gaudreau reprit :

— Mes enfants seront inquiets.

— Tiens, Laforêt, trouva le contremaître, tu t’en vas par là : tu leur diras.

Laforêt dit « oui » sèchement. De rester seul semblait ne pas lui plaire.

Et la troupe démarra.

∗∗∗

En tête, Carcoua, silencieux, impassible, ayant la peine de fouler la neige, mais l’honneur de conduire l’expédition. Suivait Arthur Tremblay, conscient de sa dignité, fumant largement, s’arrêtant parfois pour noter sur un calepin l’espèce et la valeur des arbres rencontrés. Cela lui donnait double prestige d’homme lettré et de chef forestier. Derrière lui, mais à distance, le gros Martel, traînant tant bien que mal son embonpoint sur la piste devenue collante ; pestant contre les branches d’épinettes, lui giflant ses belles joues rubicondes ; s’empêtrant, jambes et raquettes, dans les fouillis d’aulnes… On s’amusait de ses colères. Il aimait, au fond, qu’on s’occupât de lui, même à ses dépens.

Bon quatrième, pied ferme, devançant Gaudreau qui s’en venait sans trop parler, Jean-Jean, bavard, joyeux, exclamant son enthousiasme jeune en expression et bel accent du vieux pays :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que c’est magnifique ! c’est ravissant ! Mais voyez donc !… voyez donc !… cette épinette ! et ce pin ! Mais là… là… ce gros mérisier !

Martel riait parce que c’était un bouleau, (le petit Français se brouillait un peu dans les variétés) et les autres riaient et pensaient que « ce gros mérisier » s’appliquait au gros Martel.

Et très versatile, Ji-Ji s’impatientait aux mauvaises passes :

— Ah ! mon Dieu ! Mon Dieu ! dites donc, vous autres, quel chemin ! quel chemin !… Épouvantable !… Chez ; nous…

C’était là son défaut qui déplaisait aux Canadiens : trop souvent revenait la comparaison « chez nous, en France… »

Le contremaître s’énerva, s’arrêta net et lança, martelant ses mots :

— Tu sais, petit Français, chez toi, c’est chez toi ; et chez nous, c’est chez nous… À chacun son pays.

Jean-Jean rougit un peu, sourit, et très poliment :

— Monsieur Tremblay, mais je l’aime, votre pays : il est si beau !…

Le mot fit plaisir, surtout qu’on le sentait venir du cœur…

Vraiment c’était un excellent garçon.

La paix fut faite.

∗∗∗

Moins heureux, là-bas, laissé seul, Jos. Laforêt maugréait contre sa besogne. Pourtant n’était-ce pas une marque de confiance qu’on lui donnait ?

Ah ! cette « saprée » ligne droite ! ce qu’il en avait, de la misère !

Car, malchance inouïe : l’une de ses raquettes rompait son cercle, soudain, contre un tronc mort caché sous la neige trop molle. L’homme envoya rudement son plus vibrant juron, qui n’était d’ailleurs qu’une sonorité inoffensive.

Il essaya quelque temps d’une raquette unique : cela n’allait pas du tout. Il l’enleva puis, avec l’autre, la suspendit au cou, rejeta la paire sur le dos. Seulement, aux méchants endroits, se courbant pour se dépêtrer, la charge lui revenait sur la poitrine comme un immense médaillon.

Il en riait lui-même : « Ce que j’ai l’air simple un peu » !… De guerre lasse, il ficela l’ornement entre les deux épaules, par la ceinture, et continua son travail.

Il s’obstinait, le brave, à la consigne, la sienne : « Bien ou rien », jamais besogne à demi… ligne droite ou pas de ligne… il n’en dévierait, non, pas d’un pouce… Il était de la race des bons vieux travailleurs, consciencieux, plus rares de nos jours. Et puis, la pointe d’orgueil le stimulait ; il savait bien qu’on dirait : « Regardez-moi donc cette ligne : c’est du Laforêt pur. »

Orgueil pour orgueil, le sien n’était pas gros péché.

Mais il lui en coûtait. Bon ! encore cette coulée creuse à descendre. Tiens-toi bien ! puis à franchir de la neige tassée dur jusqu’aux reins. Sortira-t-il de là jamais… torvis ? De l’autre bord, c’est un maquis d’arbustes serrés, obstinés, barrant la marche, agrippant la queue des raquettes… ce qui lui fait retourner la tête et crier : « Sorcière !… ôte-toi, que je passe ! »

Un bel arbre se dresse… « Toi, le vieux sapin moqueur, tu payeras pour eux tous. » D’un coup de hache, une entaille longue et luisante dans l’écorce noire : une plaie saigne de la sève blanche… Le gémissement de l’arbre : que lui importe !… « Ils la verront, leur maudite ligne ! Ah ! toi, la grande épinette, ne t’en fais pas !… ma hache, sens-tu si elle coupe ? »

Une blessure large au flanc de la victime…

Et cela continue un arpent, deux arpents… Tous les arbres des environs, quand le « plaqueur » s’en vient, pleurent de souffrance ou de crainte et de compassion. Quelle inquiétude saisit la forêt !… Mais lui, le bûcheron, ne les aime-t-il pas, les grands arbres de la forêt ?… S’il les aime !… Passant, n’y touche point, cruel, pour le plaisir mauvais de les entailler, de briser les jeunes pousses, le bûcheron te le défendra.

S’il les aime !… eux qui le font vivre. Mais quand le travail commande, ce qui doit tomber, tombera ; ce qui doit saigner du coup de hache, saignera…

L’homme va, taillant, se fâchant, parlant, voix haute, à lui-même et aux choses, comme font beaucoup les besogneux solitaires. Un « button » difficile à gravir : l’homme souffle, monte ; une clarté soudaine paraît dont il est surpris… Elle grandit, s’élargit, devient, au sommet, la resplendissante vision de neige et de soleil sur tout un coin de forêt déboisé : le chantier de François Gaudreau.

Il s’arrête, respire longuement, s’assied, bourre sa pipe. Jos Laforêt ne fumait jamais que son travail achevé ; c’est donc que sa journée finissait là… Quelle aubaine inespérée ! À l’horloge du firmament, cinq heures… j’ai failli dire : allaient sonner !… mais il y avait un petit carillon dans l’âme du vieux bûcheron pour le bonheur de ce repos.

Et voyez ! À main gauche, pas très loin, c’est le chemin des campements vers les magasins. Descendons par là… Bientôt, derrière lui, des grelots… Ding, ding, ding… la voiture légère de Tommy Fortier.

— Embarque, embarque, Laforêt.

— C’est que les enfants de Gaudreau…

— Quoi ? Cette histoire !… (en deux mots il a tout appris). Laisse donc : les petits gars s’arrangeront. Viens-t’en…

Et d’un galop repartit, sonnant sa jeunesse, alerte et nerveuse, la petite jument noire, traînant comme un rien, sa charge doublée.

— Marche, marche, la Puce !…

∗∗∗

Au magasin, dans la salle chaude et embrumée de la fumée forte des pipes, d’autres bûcherons — c’était samedi — reposaient leurs fatigues. On fit fête aux nouveaux arrivants : les parties de cartes se suivirent.

Laforêt songeait aux enfants de Gaudreau. Il le disait à Tommy… l’ombre tombait : leur inquiétude serait grande…

Tommy n’écoutait pas : son jeu l’absorbait… Et comme l’autre insistait, il s’impatienta :

— Bonté !… qu’ils s’arrangent ! À quatre, ils sont capables ! Mais vas-y, toi, si tu veux !… Pour moi, je joue… Tiens, prends les cartes… et donne…

La partie recommença, dans la fumée dense, les quolibets et les rires… Et le brave Laforêt, en veine de gagner, ne parla plus de s’en aller.

∗∗∗

Il faisait nuit.

Les quatre enfants de la hutte abandonnée ne s’étaient pas couchés : ils attendaient leur père. Une lampe brûlait faiblement devant l’unique châssis, mais de quoi servirait-elle beaucoup ? La fenêtre basse donnait sur le lac ; et derrière la maisonnette, vers le bois immense par où s’en revenait — ils l’espéraient du moins — leur pauvre papa, de longues ténèbres flottaient.

Si noires, ces ténèbres, sans une étoile et sans lune, parce que des nuages pleins de neige et de pluie, menaces d’avril, cachaient le ciel, tellement noires, que, prenant un fanal, Aimé déclara soudain :

— Moi, je vais chercher papa ; c’est sûr qu’il ne peut plus voir son chemin.

Il sortit ; Théodule le suivit.

La porte restait entrebâillée : brusquement le vent la ferma.

Petit Eugène et François en eurent peur, une peur d’enfant, ridicule mais réelle ; et cette peur une fois entrée ne les quitta plus… Le moindre bruit les énervait.

Eugène pleura ; François prit son chapelet. Des ave, récités par leurs deux voix tremblantes, montèrent, de cet abandon, vers le ciel… l’autre ciel, très clair, par-dessus l’horizon noir.

Dans l’abatis sombre où se dressent les souches, où s’enchevêtrent les branches coupées, où ferment tous sentiers les têtes abandonnées des grands arbres disparus, deux garçonnets cherchent leur papa.

Ils appellent ; ils agitent leur fanal pour que son vague reflet le guide ; ils ne se parlent plus : ils ont redit trop souvent : « Notre papa est perdu ».

Ils marchent ainsi longtemps… Ne vont-ils pas se perdre eux-mêmes ? Une fatigue les accable ; l’angoisse les torture…

Puis le vent souffla de l’ouest : il se fit un mouvement dans les nuages, et de larges déchirures s’ouvrirent par où quelques étoiles dardèrent leurs rayons. Le bois s’éclairait. Aimé dit à Théodule :

— Papa trouvera maintenant à sortir… viens, retournons… Eugène et François doivent avoir peur.

Ils lancèrent encore, tous les deux ensemble, un dernier appel… Leurs voix résonnèrent très fort dans l’effrayant silence de la forêt… Ils écoutèrent… Des arbres lointains se frappaient sous le vent passant par rafales ; un oiseau nocturne cria dans l’espace. Nulle voix humaine ne répondit à leur détresse…

Et dans la cabane solitaire, Eugène et François attendaient leur retour…

— Et notre papa ?

— Nous ne l’avons pas trouvé… Mais il s’en vient, très sûr… Les nuages se dispersent… la nuit se fait voyante… Papa verra son chemin…

Aimé l’affirmait pour calmer ses petits frères. Il les força à reposer sur leurs couchettes. Mais lui-même et Théodule s’assirent sur le banc, près du poêle qu’ils attisèrent…

La nuit pleine couvrit l’immense désert, enveloppa la maisonnette seule et sans défense contre les effrois du dehors et l’angoisse des cœurs…

∗∗∗

Dans ces mêmes bois, plus avant, vers la Mistassibi mystérieuse, dorment, sous un abri de toile, François Gaudreau et Ji-Ji, le petit Parisien. Carcoua s’est installé sous un toit de branches, à faible distance.

Arthur Tremblay et Jacques Martel ont remonté la Petite Péribonca plus au centre de leurs chantiers.

Mais les chutes lointaines attiraient tant l’Indien et le jeune étranger… Ils avaient, tous les deux, le goût inné des sites grandioses.

Gaudreau les a suivis.

— Moi, disait-il, en riant, j’accompagne « Mossieur » Jean-Jean… pour ne pas mourir de faim.

On devine qu’un motif plus secret le poussait ; ne voyait-il pas se dessiner dans les brumes du Rapide le moulin de son rêve tout nouveau ?…

Les cinq voyageurs, demain, s’il plaît à Dieu, se rejoindront pour le retour, au lieu de la séparation d’aujourd’hui.

∗∗∗

C’est donc une heure avancée de la soirée.

Devant le petit campement cité plus haut, les restes d’un souper copieux, épars sur la neige foulée, répandent leur odeur alléchante. Le firmament s’est dégagé de son voile obscur ; la forêt, sous les rameaux touffus, devient lumineuse et propice aux rondes nocturnes des carnassiers.

Voici que dans la douceur neuve de cette nuit où passe le vent tiède du sud-ouest, un ours s’est réveillé de son lourd sommeil. Il est sorti de son antre… Il a faim… Il renifle dans la brise qui vient, quelque chose de très bon… N’a-t-il pas aussi flairé la chair humaine ?…

Et lourdement, dans la neige molle, faisant de sa gaucherie bête crier les bois morts sous ses pattes, il avance… Il écoute… Un ruisseau clapote sur la roche : ce sera l’eau fraîche après les viandes fortes. Il regarde… Cette tente qu’il jettera bas : la sieste sur la toile, après la bombance… Fini, fini, son jeûne hivernal !… Il est la force !… Il va… La branche craque… Ce bruit ? Ji-Ji l’entend… veut savoir… il sort, le jeune étourdi, heurte le monstre, pousse un cri. Gaudreau s’élance… et c’est lui que le monstre étreint. Mais alors le petit Français agile saisit son arme, vise, tire ! L’ours et Gaudreau, l’un sur l’autre, tombent, s’écrasent… L’ours est mort, Gaudreau, vivant… Dieu soit béni !…

Le coup de feu réveilla le sauvage ; il vit l’animal, haussa l’épaule :

— Peuh !… de m’apercevoir, il s’enfuyait !

À beau mentir qui vient… de sa couchette !

L’on fit un ragoût du vorace : sa fourrure a bercé longtemps le sommeil de Ji-Ji, le gentil Parisien.

∗∗∗

Un dimanche d’avril.

Matinée radieuse. Près de la chute. Le grondement du rapide assourdi par les glaces ; mais, au déval, l’eau mugissante, fière et folle, que l’hiver n’a su retenir prisonnière en sa froidure.

L’Indien, le Français et Gaudreau, muets tous les trois, ont contemplé… Chacun découvrant dans cette merveille l’idéal de son rêve intime.

On est revenu : on s’est retrouvé.

Les cinq voyageurs sont en marche vers le chantier quitté la veille…

∗∗∗

Et depuis quelques heures, une espérance, après la nuit d’angoisse, est au cœur des quatre enfants.

Aimé, dès le petit jour, s’en est allé demander secours au logement des bûcherons. Il supplie qu’on organise une battue…

Tommy paraît… puis Jos Laforêt : le mystère s’est éclairci.

Au soir de ce dimanche, une silhouette très aimée se découpait sur la pourpre du couchant… Les quatre enfants couraient à sa rencontre…

— Papa !


XI

LA TRAVERSÉE DU LAC.


I L ruminait donc son idée bien arrêtée, mais n’en disait mot.

Curieux homme, notre Gaudreau : faible et fort, changeant puis tenace, presque têtu quand il traçait d’inspiration quelque plan nouveau.

Hélas, pierre qui roule n’amasse pas mousse ! Que n’avait-il sauvé sa petite ferme d’Hébertville ? C’eût été, pour ses enfants surtout, le bonheur…

Maintenant l’essentiel était de recueillir le fruit de ce rude hiver.

Les arbres, sciés en longueurs de douze pieds, formaient de gros tas sur les bords de la Petite Péribonca. L’employé spécial pour le contrôle des billots avait tout examiné, tronc par tronc, compté, marqué, calculé la valeur : il s’était montré satisfait, répétant plusieurs fois, lui peu communicatif de caractère et de profession : « Pour de « la bel ouvrage », monsieur Gaudreau, c’est de « la bel ouvrage »…

Pardine ! ne le savait-il pas, le brave François ?

Mais là, de se l’entendre dire publiquement par l’homme de la Compagnie, il en était fier.

Il restait de lancer à l’eau pour le flottage vers le lac, ces milliers de troncs coupés, ébranchés, prêts à la tragique aventure.

Car le printemps, faisant son tour annuel, arrivait enfin dans ces régions du nord. Très vite, pour le pardon joyeux de son retard, il chassait la neige et les glaces, réveillait les sèves engourdies, rappelait les oiseaux migrateurs. Et presque d’un jour à l’autre, on verrait le flot des deux rivières et du lac s’emplir de soleil ; l’herbe des talus, les graminées des longs bancs de sable renaître et grandir ; de toute parcelle d’humus les fleurettes sauvages tressaillir aux souffles tièdes ; cent ailes accourues battre, briller, se pourchasser dans l’espace rayonnant.

Et nul ne s’apitoyait sur tant de cadavres mutilés : pauvres arbres frappés dans leur mâle verdeur ; forêts entières disparues… S’il faut qu’elles meurent pour que l’homme vive ?

Nul n’entendit l’immense plainte des solitudes. Mais bientôt l’écho tressaillit de bruits insolites : le heurt brutal contre l’eau de ces lourdes pièces jetées à la rivière. Il s’y mêlait des cris, des rires, parfois des jurons lamentables.

Du moins au chantier Gaudreau, l’homme seul eut de ces impatiences de métier ; les quatre enfants se réjouirent de la besogne neuve ; cela devenait un jeu très plaisant. Deux traverses solides d’épinette rouge vont en pente du gros tas jusqu’à la rive ; et là dessus roulent les billots qui dégringolent, plongent dans le courant rapide, réapparaissent, roulent encore sur eux-mêmes et sont emportés, poussés, traînés, battus par les flots écumants.

Du tas le plus en amont, l’équipe descend au second, puis au troisième, à tous les autres dressés près de la rivière. Et l’on est surpris de leur nombre, et du fier travail accompli, ces quatre mois, dans les neiges, dans le froid glacial, par le groupe vaillant venu de la petite ferme d’Hébertville.

Ah ! qu’ils eussent besogné magnifiquement sur ton lot d’abatis, pauvre colon découragé ! Vois ce qu’ils manœuvrent rondement ces troncs épais, rugueux et pesants… l’un après l’autre… Vire ! vire ! à l’eau !… marche donc, toi !… marche ! marche !… décolle, son sapin !… vas-y, la belle épinette !…

Ah ! le plongeon !… l’eau blanche et froide revole, asperge de gouttelettes rieuses le petit Eugène qui, de sa main nerveuse, frappait, pour l’activer, jusqu’au saut fatal, ce colosse de vieux pin : « Bonsoir ! et bonne chance !… »

Pourquoi Gaudreau s’est-il arrêté ? Pourquoi suit-il du regard cette pièce de bois superbe s’en allant pour toujours ?… Il songe au moulin lointain de son rêve. Que de planches donneraient ces troncs sciés en belles tranches luisantes et parfumées !

Son rêve !… Il s’obstine à le vouloir. Sa hantise le fait bourru :

— Quand finirez-vous, traînards ? Laissez donc ces fonds de tas : vous voyez bien que l’eau montante les disloque et les emporte.

La crue gagnait d’heure en heure. La débâcle sur le lac activait les flots et les billots. De ceux-ci quelques-uns s’accrochaient, de chaque bord de la rivière, aux branches retombantes des aulnes : d’autres s’accumulaient sur les rochers émergeant des remous. La hardiesse, l’endurance habile de nos petits « drivers » les refoulait dans l’irrésistible course vers le lac. Et, rendus là-bas, vogue la galère, plus on ne s’en souciait… Leurs billots, vendus et payés, se confondaient avec ceux innombrables de la Compagnie…

Un soir, rien ne resta plus sur la rive ou dans le courant : tous les tas avaient disparu. Le chantier Gaudreau reposait définitivement.

Que serait demain ?

∗∗∗

Petit François avait dormi longtemps.

De la lumière vive entrait dans la cabane, et, par la porte ouverte, une fraîcheur matinale et printanière délicieuse.

« Debout ! Debout ! » chantaient le soleil, la brise, les oiseaux, les bourgeons, les corolles jeunes… et ce réveille-matin que l’on porte en soi, qui soudain carillonne et fait ouvrir les yeux et tendre les bras au jour nouveau.

Petit François quitta la maisonnette : il s’est rendu, non loin du chemin battu par les « portageurs », dans un endroit qu’il aime… Plusieurs fois, il y a vu son père… Une pensée germa dans son esprit, sourit à son cœur, se fixa, devint conviction tenace. Quelle joie ! Certainement son papa songeait à reprendre ses cultures.

L’endroit lui parut bien choisi.

La petite ferme d’Hébertville s’effaça : plutôt, vint soudain renaître dans un décor nouveau qu’il trouva magnifique.

Devant lui, cette rivière large et bleue, presque violette ou noire par la présence d’un minerai dilué dans ses eaux : la courbe majestueuse qui la porte vers le lac entraîne le regard, et c’est l’immensité calme ou remuée d’une mer solitaire, infiniment nue et sans une voile découpée sur l’horizon. De l’azur et du soleil s’y baignent, y versent leurs clartés : c’est grandiose et captivant.

Peut-être François connaît-il mieux l’attraction des plaines déboisées. Fils de terriens, le sol est son meilleur amour. La voix des sillons lui parle au cœur : il l’entend, il l’écoute, il l’aime… C’est la vocation. Tout homme a la sienne : le bonheur s’y trouve à qui l’embrasse généreusement.

Comme ils seraient heureux, son papa, ses frères et lui-même, à cultiver ici, dans la solitude bienfaisante, cette terre neuve qui s’impatiente de donner sa moisson.

L’enfant s’est assis : la souche qui le porte domine de son léger promontoire une étendue toute bûchée que la charrue n’aurait pas grand’peine à remuer. Puis on sèmerait, puis on verrait le blé lever, mûrir : le soleil ferait sa bonne part… Toute la vie d’autrefois reviendrait…

Cher petit, d’un bon, le voilà du présent dans l’avenir !

Et soudain le rêve a disparu.

Quel est-ce canot venu du grand lac ? Il s’arrête sur le sable : un vieillard se dirige vers la maisonnette des Gaudreau. Petit François, très vite, le rejoint près du seuil ; et le beau vieux, alerte et souriant, l’accueille de cette parole étrange :

— Y peut-on rentrer chez-nous ?

Il pénètre à l’intérieur : l’enfant le suit : personne n’est au logis.

— Alors tu sais, l’p’tit gars, puisqu’on est chez nous, je m’assieds sans gêne…

Il examine tout autour de la cambuse transformée :

— Vous l’avez joliment bien réparée, ma maison…

Il n’en démord pas : chez-nousma maison… Petit François se dit : « On lui a pris sa demeure : il va nous mettre dehors… Ou peut-être est-ce un fou ?… » Il se le persuade : cette conviction le trouble.

Mais des pas, des voix connues : son père et ses frères, retour de la chasse : ils tendent un lièvre, une perdrix… Gaudreau voit le vieux :

— Bonté ! qui voilà ! l’père Jérémie Sainclair…

— Oui, Jérémie Sainclair, moi-même, en personne… et qui m’en viens reprendre mes chasse et pêche…

Petit François, naïf, demande :

— Papa, vous le connaissez ?

— Beau dommage, si on se connaît !…

C’est le vieillard qui répond, qui donne sa poignée de main chaude et vigoureuse :

— La bienvenue, Gaudreau, toi et tes gars, dans ma maison…

Il insiste sur ma maison. Et l’on trouve très drôle la situation.

— De fait, on n’est pas chez nous, pour dire le vrai, l’père, observe Gaudreau : c’est une aventure curieuse…

— Ta, ta, ta, se hâte Jérémie, vous l’avez quasiment rebâtie en neuf. Ça fait mon affaire… voilà tout. Et vous apportez de quoi manger ! Sans mentir, dépêchez-vous, les jeunesses… plumez-moi ce gibier, et qu’on dîne… j’ai faim pas pour rire…

On cause, on fume ; les garçons préparent la mangeaille… Les nouvelles vont leur train, semées de plaisanteries… Tout n’est pas drôle, pourtant : ni la maladie de sa fille qui retient le vieux trappeur de longs mois à la Malbaie… c’est de là que s’en était venu François Gaudreau : ses parents et les Sainclair voisinaient… on avait de quoi se raconter… ni cette pauvre Marie-Louise partie pour le ciel… ni la vente d’Hébertville… ni l’arrivée, dans la nuit, sur la Péribonca… cette cabane abandonnée…

— Et maintenant, votre chantier fini ? questionna Jérémie…

Les enfants espéraient un mot du père sur les plans d’avenir… Ils furent encore déçus.

Gaudreau sortit, suivi du vieux, sous prétexte d’un tour au magasin…

Il ne fut, en réalité, question que du projet de Mistassini…

Sainclair hochait la tête, en signe de désapprobation :

— Et tes enfants, Gaudreau ?

— Bien, j’amène là-bas mon plus vieux ; les trois autres pensionneront à Saint-Méthode… en attendant.

— Saint-Méthode ? reprit vivement le vieillard, tu sais, François, de bonnes terres sont en vente… Écoute, m’est avis, tu ferais mieux d’ouvrir un lot… c’est l’avenir de tes fils.

— La terre, la terre, fit brutalement Gaudreau : la malchance m’en a dégoûté… Ne m’en parle plus. Je ferai de l’argent plus sûr avec mon moulin… et plus tard, mes enfants s’établiront comme ils voudront.

Jérémie n’insista plus. Il offrit le service de son canot pour la traversée du lac. Gaudreau l’accepta très volontiers : le départ fut décidé pour le lendemain.

Tous deux revinrent à la cabane du vieux trappeur.

Midi. Festin. Coup de théâtre, à la François Gaudreau :

— Là, mes enfants, demain, nous nous embarquons pour Saint-Méthode.

Et l’annonce imprévue de ce nouveau départ remua le cœur des orphelins. Était-ce angoisse, regret, vague curiosité ?

Chacun s’en fut de son côté.

Théodule aperçut François :

— Regarde, sur la berge, le canot du bonhomme : c’est là-dedans qu’on va traverser.

Tous deux marchèrent par le sable fin, jusqu’au bord du grand lac.

Et soudain l’immense désir de voguer sur cette nappe d’eau les prit au cœur. Ils en rêvèrent la nuit.

∗∗∗

Un rêve peut se réaliser.

Ah ! que tout s’oubliait, sur le lac immense, en cette matinée joyeuse, des misères de l’hiver.

Charme nouveau ; bonheur inconnu que les quatre enfants savouraient tout à l’aise, rivés, tremblants un peu, toutefois, sur les banquettes minces du canot d’écorce. Car on ne pouvait bouger sur place : c’eut été le plongeon fatal.

Instable équilibre ! Image de nos joies terrestres ! Mais le regard s’activait, furetant partout ; les langues remuaient, sautillant sur tout objet…

— Tiens ! tiens ! cet oiseau blanc…

— Une mouette… déclare Aimé. Lui, le chasseur, il connaît tout cela.

— Voyez, fait Eugène, elle tombe à l’eau, elle se noie.

La belle envolée reprend l’essor, n’ayant qu’effleuré ces flots profonds.

Une épave arrive, frôle l’esquif ; petit Eugène tend le bras… c’en est assez ;  : on a failli chavirer. Papa gronde. Jérémie n’est pas content :

— Vinguienne de vinguienne ! ne « grouillez » pas.

Bon vieux, soyez, tranquille : ils ne « grouilleront » plus. Ils ont cru mourir !

Le canot file, rapide, bien d’aplomb ; c’est un charme. De l’avant, Sainclair, habile et vigoureux malgré toutes ses années, plonge de l’aviron, régulièrement, et d’un coup d’œil assuré conduit la barque par l’invisible sentier. En arrière Gaudreau l’imite, en cadence parfaite.

Tout à la poupe, siège comme un prince, messire Aimé. Sur le banc du milieu, côte à côte, visages vers l’immensité mouvante, Eugène et Théodule. Accroupi sur la pointe relevée de la proue, petit François, rêveur, les deux mains pendantes submergées par l’eau fraîche qui de plus en plus s’attiédit sous les rayons ardents.

Lequel songe au passé ?… Tout s’est bâclé si vite. Puis, dans l’embarcation fragile, impossible, par prudence, de tourner la tête pour l’adieu, pour le dernier regard à cette rive hospitalière, à la forêt lointaine, à la hutte pauvre qui fut bonne demeure, quatre mois de froidure et de rude besogne, à ceux qui repartent pour d’imprévus lendemains.

Que trouveront-ils de l’autre côté ? Et quand seront-ils rendus au rivage opposé de cette mer ?

De l’eau, de l’eau, de l’eau !

Ils ne parlent plus. Le silence du lac coupé de son étrange murmure, fige les mots aux lèvres. L’immobilité leur pince les jambes. Vraiment les bois, les rochers et les ravins : c’est meilleur ; au moins l’on s’y dégourdit et la gorge et les pieds. Qu’ils voudraient sauter par dessus bord, danser sur les vagues ! Folie ! Folie !

Saint-Pierre lui-même n’y tint pas longtemps.

De l’eau, de l’eau, de l’eau !…

∗∗∗

Vers le milieu du jour, on pointa sur l’ouest. Bientôt parurent les cimes de cyprès, leurs branches, la côte, les bancs de sable. Les petits frétillèrent. Jérémie gronda :

— Vinguienne, ne « grouillez » pas !

Un coup d’aviron superbe et fort… Houp ! plus de la moitié du canot, d’un élan, s’est calé sur un îlot de beau sable fin.

Stoppe et débarque !

On sort une boîte de provisions : les restes froids du beau dîner de la veille.

Une touffe d’osier sauvage a poussé tout exprès, c’est certain, pour hospitaliser sous sa verdure naissante les passagers du canot vert.

Et l’on mordit sans façon dans un gigot de lièvre, dans une aile de perdrix…

L’on but tout à l’aise, à plat ventre sur le sable tiède, par longues gorgées, dans la coupe large, pleine à déborder, l’eau claire venue des mille sources du nord.

Il manquait aux enfants leur dessert.

Jérémie le servit :

— Vous voulez ; une histoire ? S’ils la voulaient ! la mienne : je la connais mieux.

…Quand ma vieille mourut, nous restions à La Malbaie. Je n’étais plus jeune. Ma fille mariée, mes six garçons établis sur leurs terres : je quittais la place. Je m’en allais vivre seul. Pour vous dire, cette idée-là m’est venue je ne sais guère comment. Toujours que je partis…

Pit Laprise gagnait Chicoutimi : je le suivis. Rendu là… bonté d’un nom ! la ville me tomba sur les nerfs, c’est bien simple… vas dire comme on dit, j’y serais mort dans les huit jours. Je décolle.

…J’entends raconter que, vers le nord, il y avait ce lac… et de la forêt, en veux-tu, en v’là ! et du monde qui bûche là-dedans… Je me cogne le front : j’avais une idée.

Je me grée d’un fusil, d’une hache, d’un brin de manger… marche sur Hébertville. C’était aux approches de tous les Saints… fin d’automne : un bon temps par les chemins : ni chaud, ni froid.

Un gars montait au chantier… « Eh ! le vieux, qu’il me hèle, il y a place encore. »

Je m’enfonce dans son paquetage…

Marche, La Grise !… c’était un gros blond.

— « L’homme ? » demande Théodule, l’enfant terrible.

— Le cheval. Ça n’y fait rien… Marche, La Grise ! pareil.

On marche.

Et puis, j’aperçois l’eau… « Vinguienne ! que je me dis : ce lac… c’est pas la mer à boire ! » Il y avait là des hommes, des voitures, des canots : un portage en règle pour le grand magasin des Price…

Une « jeunesse » de Chicoutimi, morfondue, — ça tient pas bien longtemps, ce monde des villes — me vend son canot, sur un ordre pour mon garçon Hector, du troisième rang. Il est en moyens, le bougre, plus que le bonhomme !… et bonsoir, la compagnie ! J’embarque et je traverse… c’est comme si je voyais des pistes sur les vagues… j’arrive droit sur l’entrée de la rivière…

Puis, là, je commence ma vie.

Une cabane de branches : petitement, les enfants, pour durer longtemps. Je tue l’orignal, je poigne l’ours au piège, je prends le poisson dans des rets ou des trous de glace. L’Anglais du magasin me compte ma chasse et ma pêche en provisions, en butin d’habillement, en planches, en gréement pour ma maison.

Là… mes petits : c’est le bonheur.

J’ai pas de chicanes avec personne ; je prie le bon Dieu ; j’ai mon chapelet ; je gagne mon existence ; j’ai le grand air du lac… des milles et des milles de bois où je suis le maître. Et quand je mourrai, je me figure : saint Pierre, il me dira : « Toi, le vieux, viens ici dans mon paradis… conte-nous des aventures. »

— « Pour le sûr, saint Pierre, que je répondrai, que j’entre… » Croyez-vous, les enfants, c’est une bonne place, le paradis, pour y finir ses jours d’éternité !

Il rit, bourre son brûlot, lance une fumée de cheminée…

∗∗∗

L’esquif est reparti.

Ce n’est plus autant la haute mer. Toujours, sur la droite, plus proche ou plus en recul, le rivage… monotone peut-être, quand la course est longue… du sable, des épinettes, des ondulations, des marécages de haut foin bleu d’où s’envolent de lourds oiseaux, d’où partent les appels d’animaux invisibles. Et c’est mieux que l’immensité morne des grandes eaux pour ceux qui n’ont jamais connu que la bonne terre tant plus vivante.

D’ailleurs, voici des beautés tout à fait du goût d’un p’tit gars de colon : l’embouchure d’une rivière.

Le vieux Jérémie l’a montrée de son aviron tendu comme un long doigt, et qui ne tremble pas, je vous assure, le vaillant homme : la Mistassini.

Ce nom fait sursauter Gaudreau intérieurement… Pour tout autre, Mistassini n’a rien réveillé. Lui seul voit, très loin, construit dans son rêve, le moulin rustique au déval de la grande chute.

Aperçue du lac, la noble rivière est d’un calme superbe. Si je vous disais qu’il y a, plus haut, des courants, des remous, des rapides, des chutes colossales… À voir, sur trois milles de largeur, ces méandres paresseux, ces longs bras qui s’étirent, ces îlots tranquilles bien assurés de n’être emportés jamais, vous me répondriez poliment qu’au moins j’exagère.

Très bien. Contentez-vous, comme le font nos passagers du canot vert, d’admirer l’étonnante végétation de ces lieux humides… corbeilles de verdures à fleur d’eau ; bosquets énormes de saules et de peupliers grandissant librement sur des battures, parmi les herbes folles, l’idéal abri du gibier de mer.

Un coup de fusil là-dedans. Jérémie l’essaya : tout un peuple effarouché s’en échappe à grands cris et fiévreux coups d’ailes.

Eugène et François frappèrent des mains. L’esquif oscilla ; Sainclair ne lança pas son « Vinguienne » parce que l’on touchait quasiment le fond de sable et que la peur de sombrer eût été trop bête.

Bien mieux, il songea tout d’un coup. L’idée lui vint, un peu tard, que ces parages d’ombre et de soleil devaient fourmiller de poissons. Il palpa ses vastes poches. Théodule vit le geste et comprit la pensée :

— La trôle ! la trôle ! père Jérémie.

Le vieux sourit, sortit la longue ficelle au bout de laquelle flotte sur l’eau ce bouchon traître, et la cuiller rouge qui se trémousse dans l’onde, et le petit crochet sournois qui tente et capture…

— Attention ! doucement ! fait Aimé qui de l’arrière de l’embarcation tient la ligne. Ça mord ! je vous dis qu’il s’est poigné !

Ce coup sec… tire et tire la ficelle à deux mains… houp ! dans le canot !

Mossieur ! mes amis… vinguienne ! ceinturon ! tous les « sacres » innocents, bonté divine ! quel brochet !!!

Ils le contemplent, le tâtent, le pèsent :

— Un souper chic, ce soir.

— Assez ; pour le déjeuner, demain.

— Et peut-être encore pour le dîner…

Grave discussion.

Silence ! Trois tintements ! une fois… deux fois… trois fois… sonnerie plus longue : l’Angelus.

Ils l’ont récité pieusement, tête découverte. Oh ! l’émotion douce ! Depuis des mois entiers plus un son de cloche.

Elle vibre, peu forte, petite cloche de mission, mais si consolante, si mélodieuse par dessus l’eau paisible du lac.

Ils se dépêchent. Le canot glisse, nerveux.

Comme on sortait d’une baie sous des trembles géants, l’horizon parut de feu. Le soleil se couchait dans son apothéose de pourpre, de rouge, de violet, incendiant l’immensité.

Puis, très nette, une chaumière se montre ; une autre, là-bas ; en voici trois ou quatre groupées. Le vent tiède charrie dans l’espace des arômes de terres labourées… Un clocheton se dessine sur l’opale du soir…

— Saint-Méthode, prononce le vieux Jérémie Sainclair.

Petit François, tout à l’avant du canot, s’est mis à genoux, bien doucement. Il regarde avidement le paysage nouveau dans son décor vespéral.

Une paroisse jeune lui souhaite, de loin, la bienvenue. Les terres neuves l’appellent.

Sa main candide salue, naïve et joyeuse, comme on « bonjoure » une personne aimée qui nous attend sur le rivage.


XII

UNE HALTE AU SOLEIL


C E n’était pas, certes, un gros bourg.

Des rangs s’ouvraient sous la hache, se creusaient sous la charrue tenace. L’œuvre de colonisation transformait graduellement, vaillante et salvatrice, les rives spacieuses du Lac-Saint-Jean.

Des familles venues de Saint-Prime, ou de Saint-Félicien, ou de paroisses plus anciennes, avaient bâti leur « camp » sur les deux bords de la Ticouapé.

D’autres arrivaient, d’autres viendraient : les pionniers courageux, les fervents du sol, les artisans joyeux de ce beau miracle qui porte nom : la Survivance canadienne-française.

Cueillez les noms, sonnant francs et clairs, dans les guérets de Saint-Méthode… cela fait une gerbe odorante et glorieuse au front de la patrie.

Et tous aimaient la fière devise, montrant leurs mains robustes et calleuses : « Le travail fait notre force »…

Et tous essuyaient loyalement la sueur de leur visage basané, et ne devaient baisser les yeux devant personne : « Si humble que soit notre tâche, la gloire n’en est pas moins grande ».

Dans un de ces braves foyers, celui des Perron, furent hébergés nos petits orphelins : Théodule, François, Eugène. Jérémie s’en retournait vers la cabane de la grève ; François Gaudreau montait avec son fils Aimé, construire son moulin… « C’est plein de bon sens », lui avait-on répondu… Il y tenait tellement, c’était visible. À quoi bon le retenir ? L’expérience lui prouverait que de toutes les entreprises à sa portée, le sillon dans la forêt conduisait mieux au bonheur stable et paisible.

Un sillon dans la forêt ! La poésie de ces mots !

Ils ont glissé de ma plume ; évocation de la vie qui attend, demain, le p’tit gars du colon.

Car il s’en ira, lui aussi, dans un prochain printemps, s’établir sur la rive sauvage, au pied de la grande chute.

Mais le moulin paternel n’aura point de chanson pour son cœur. D’autres voix lui parleront, celles de jadis, réveillant les jeunes amours, venant de la petite ferme d’Hébertville, et de toutes les choses bonnes et chères laissées là-bas, un froid jour de janvier… Et la voix du sol qui veut secouer ses broussailles, et qu’on l’aide à donner la moisson ; la voix mystérieuse d’une terre inconnue qui deviendra village nouveau, région fertile et peuplée grâce, peut-être, au magnanime dévouement d’un premier colon.

Sera-ce, pour Mistassini, notre petit François ?…

« Ma tante Perron » comme il l’appellera, qui ne connaît rien de l’avenir, mais que la Providence, sollicitée par la maman du ciel pour son petit poussin, va rendre toute maternelle, tante Perron, la bonne hôtesse, formera l’enfant pour sa destinée future.

Il a douze ans, l’esprit droit, le jugement pratique, un beau courage au cœur, un désir inné d’utiliser vaillamment ses forces croissantes.

Et la terre cultivée, soignée, chérie fidèlement, la terre généreuse qui donne le beau froment, un grain riche et nourrissant pour une goutte de sueur, la paix du cœur pour chaque fatigue des bras… la terre chante mélodieusement son cantique du renouveau ; la terre ensorceleuse fascine le p’tit gars.

Elle le fit dès le premier soir ; elle guette son réveil très hâtif. Car, écoutez ceci : petit François, capté par le bel Angelus sonnant son arrivée, ne put s’endormir avant pacte formel et précis : « Je veux entendre, bien éveillé, demain matin, la cloche de Saint-Méthode. »

Il chargera du signal son bon ange. Dès quatre heures, ses yeux s’ouvrirent. Des flots de lumière vive et rose inondaient la mansarde, baignaient sa couchette blanche, l’attirèrent de force joyeuse à la lucarne ronde regardant l’orient.

Ô soleil !

Une infinie vapeur, respiration du sol, haleine fraîche et parfumée, s’élève… monte… gaze légère, ou prière silencieuse, psaume d’aurore, versets d’amour… vers Lui !

Quel tressaillement universel !

Le soleil !

Les feuilles s’agitent aux souffles du matin. Les fleurs s’ouvrent, boivent la lumière, se colorent dans l’éclat brillant des rayons. Toutes les verdures ont secoué les poussières de la veille, ont pris leur bain de rosée… Leur roi peut venir : elles seront belles !

Et voici le concert, l’harmonie matinale : tous les oiseaux font leur partie, sans jalousie ni règle tracée… l’instinct. La petite poitrine palpitante où vibre un cœur ! Ah ! c’est l’amour ; c’est mieux que la fleur : c’est la vie doublée merveilleusement du sentiment. L’oiseau chante parce qu’il aime. Et s’il ne connaît pas son Créateur, ses trémolos, ses trilles, ses roulades, parfois sa pauvre note uniforme et terne sont une louange quand même à Dieu.

François, l’enfant pieux, sensible et réfléchi, goûte ce réveil de la journée printanière dans la région des sillons nouveaux. La forêt sauvage, le grand lac solitaire n’ont pas cette vie plus sentie, plus familière, plus à notre portée : la vie commençante des terres neuves.

Écoute, écoute, petit gars, souviens-toi, c’est Hébertville revenu ; tous les cris, l’écho de la petite ferme de jadis… six longs mois, tu ne les as plus entendus : le coq, son battement d’ailes bruyant, sa fanfare glorieuse : « c’est moi qui fais le jour ! » ; les bonnes vaches beuglant, impatientes, dans le clos libre ; elles sont massées à la barrière de perches par où doit passer la trayeuse… « Venez, venez ; pour notre beau lait tiède et mousseux ».

Devant la lucarne trop basse pour bien entendre et voir, l’enfant s’est mis à genoux ; — c’est une belle pose au lever du jour — il appuie ses bras croisés dans l’encadrement du châssis ouvert, tout large, tel qu’il resta les heures nocturnes pour le travail vigoureux des poumons ; il pousse dehors sa tête nue caressée par le souffle rafraîchi, baisée par l’ardent soleil. Que voit-il ?… Un sentier longe la maison, va se perdre dans un pré. Soudain paraissent quelques brebis… leurs agneaux… bêlements graves ou jeunets. Des sauts… des arrêts… course reprise : une invisible main leur jette adroitement des poignées de terre ; une voix décidée les excite : moût’ moût’ moût’… marchez, les p’tits moutons. »

De derrière la maison débouche celle qui lançait la terre et les commandements brefs. C’est une fillette, déjà debout, la petite, pour son labeur quotidien ; et, son troupeau devenu très sage dans le pré flairant la menthe, son petit monde broutant l’herbe neuve, humide, où parfois sont accrochés de légers diamants, gouttelettes au soleil, la bergère s’est mise à chanter… Ave, ave, ave, Maria !

C’est une fleur rose et blonde, une fauvette gazouillante, une âme chrétienne, petite gardeuse innocente aimant Jésus et Marie, Jeanne d’Arc, ou Bernadette, enfant de Saint-Méthode, fillette de colon : toutes sont sœurs.

Et petit François, lui, qui n’a pas de petite sœur, trouve que ce devrait être une bien bonne chose d’en avoir une pour partager, dans la vie, ses joies et ses peines.

Il lui semble qu’une petite sœur chante mieux que l’oiseau ; brille, plus mignonne que la fleur… Quel rêve le distrait ?

Les minutes ont filé si vite dans la lucarne ensoleillée. Cinq heures… un son de cloche… L’enfant tressaille : l’Angélus

Oh ! la joie sainte ! L’émotion pieuse… comme hier soir… meilleure : il est arrivé, il est presque chez lui, stabilisé dans son bonheur : les sillons, le soleil, l’Angelus, trois fois par jour…

Il ne sait pas que ce n’est qu’une halte… qu’il faudra repartir dans dix mois, vers la misère, dans l’abandon, pour la souffrance du corps et pour la souffrance de l’âme… Oh ! non, non, n’en dites rien, mais rien, pas un mot… Pauvre petit gars : laissez-lui son bonheur… Anges mystérieux qui feuilletez l’avenir, taisez-vous : ne troublez pas son bonheur…

Est-ce donc qu’il rêve encore, petit François ? Il est à genoux : il a joint ses deux mains pour l’Angelus

Et maintenant qu’il a prié gentiment, c’est mieux qu’un rêve : c’est une pensée, la vision plus douce, plus réelle, l’évocation des joies plus vraies.

Le son de la cloche, d’où venait-il ? Il a regardé par la lucarne, sortant ses deux épaules pour mieux voir, et voici… La brume, comme un grand lac, scintillait de soleil entier. Puis, à droite, sur une hauteur où sont des épinettes en bordure, par touffes charmantes, la chapelle de bois, la silencieuse église de mission, le clocher blanc, tendu vers le ciel de tout son naïf élan…

Le ciel est si haut… petit François a levé ses deux yeux pour mesurer la hauteur… Rien que du soleil et du bleu ! Rayonnement ! Éblouissement !!!

Il regarde vers la terre. Il songe que le ciel, c’est Jésus ; et que Jésus habite au tabernacle ; et que le ciel est donc sur la terre, à notre portée, dans une humble église de paroisse nouvelle ; et que là se trouve le trésor des colons : bénédiction pour leurs travaux, sourire divin sur des sillons rudes tracés dans les abatis.

Jésus est dans l’Hostie. Lui, petit François, n’a pas encore goûté ce bon Pain du Tabernacle. Il a douze ans : l’âge du mystique appel. Il recevra Jésus dans son cœur… là… là, dans la toute petite église qu’il voit, ce premier matin lumineux, dévotieusement, sur la colline inondée de soleil. Il y reviendra tous les dimanches.

L’extase devant le bel horizon.

Une voix d’en bas, l’appelle : c’est Tante Perron :

— Viens-tu, mon petit François ?

Cette voix de femme l’a remué. Une voix nouvelle… Mais toutes les mamans ont la même voix pour appeler leur p’tit gars.

N’est-ce pas sa vraie maman… comme autrefois, pour le repas du matin, pour le premier sourire, pour la première caresse de la journée : « Viens-tu, mon petit François ? »


ÉPILOGUE

LA DERNIÈRE ÉTAPE.


D ÈS avril de l’année suivante, petit François quittait Saint-Méthode : il suivait son père au moulin rudimentaire de la Mistassibi.

Une existence nouvelle commençait, toute faite de privations, de travail pénible, d’abandon forcé, de lourdes fatigues pour le corps, d’isolement douloureux pour l’âme de l’enfant.

…C’est la montée tragique vers ce désert, quand l’épuisement des forces rend la marche longue et désespérée. Puis, là-bas, une cabane misérable sur la grève sauvage, au bord du rapide…

Et l’amour de la terre qui le tourmente, et qui devient une ironie macabre en cet espace immense encombré de rochers, de savanes désolantes, de forêts et de rivières tumultueuses…

Sur cette nuit du cœur, une idylle naïve allume son rayon jeune… Ce sera l’étoile heureuse et le bonheur définitif de sa pauvre vie de « faiseur de terre. »

Mais de cet espoir qui s’ouvre, à sa réalisation pleine, que de journées encore vont s’éterniser dans la souffrance et l’inquiétude ; dans l’apparition tenace du froid, de la faim, des tempêtes sur le lac : les trois spectres de son désert… jusqu’à cette morsure du doute et de la jalousie qui le fera pleurer, le p’tit gars sensible et timide.

Une crise d’âme survient brutalement : ce sera le salut ; ce pouvait être la désertion de l’idéal aimé depuis toujours. Les voix chaudes et caressantes : la voix de sa maman partie pour le ciel, et qui de là-haut, veille toujours ; la voix de l’ami Gilles, l’ange protecteur de sa destinée ; la parole simple et tendre de sa Philomène… et voici petit François tout « reviré » ! La grande décision est prise. Adieu, le moulin désespérant, sa planche monotone, et la misère d’une vie morne et aléatoire, au jour le jour, d’un métier sans horizon.

Le sillon va s’ouvrir dans l’abatis du jeune colon. Seize ans ! Bras et cœur vaillants feront l’ouvrage d’un homme. Le grain semé lèvera et donnera ses premières moissons. C’est du soleil et du pain, quand tombe la forêt sous la cognée du défricheur.

Une nouvelle page de l’histoire du « p’tit gars du colon »…

Petit François, c’est déjà presqu’un homme. Il fondera son foyer.

À son tour, dans une région neuve, fidèle à sa mission, il tracera vaillamment, d’un geste large et héroïque, son « sillon dans la forêt »…[1]

TABLE DES MATIÈRES

Chapitre

ACHEVÉ D’IMPRIMER LE
DEUXIÈME JOUR D’OCTOBRE
MIL NEUF CENT TRENTE-QUATRE
POUR LES
ÉDITIONS ALBERT LÉVESQUE
1735 RUE S. DENIS
À MONTRÉAL
PAR LES SOINS DE
L’IMPRIMERIE MODÈLE LIMITÉE
285 RUE DORCHESTER EST
À MONTRÉAL

Imprimé au Canada sur
papier fabriqué au Canada.

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À la Hache, par Adolphe Nantel
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Vision du Labrador, par L.’P. Côté
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Le P’tit gars du Colon, par Benoit Desforêts
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En préparation :
Un Sillon dans la Forêt, par Benoit Desforêts.


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Imprimé au Canada sur
papier fabriqué au Canada.
Imprimerie Modèle, Ltée,
Montréal.
  1. Titre d’un second volume en préparation.