Le parc du mystère/01

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Le parc du mystère

Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

Alors, cher Monsieur, vous aimez la France vous aimez Paris, vous aimez les lettres et vous êtes un jeune étranger, déjà célèbre, un personnage étrange, à la fois très près et très loin de notre monde littéraire mais qui pourrait y jouer le rôle du héros de roman sinon celui de romancier ? Ah ! comme vous êtes pourtant littérateur !

Ce qui m’amuse, dans ce que je sais de vous, c’est que vous n’avez pas l’air d’y faire attention. Vous ne venez pas seulement de loin, vous en revenez et cette fameuse histoire de revenant, vous la dites avec le ton froid d’un professeur en Sorbonne, ce qui a suffi à me dresser contre vos affirmations dans tout ce que je possède vraiment de haine contre le mystère.

Il n’y a pas de mystère. Il n’y a que l’intérêt de certaines humanités à l’inventer pour les besoins de leur propre cause ou la consolation des humanités voisines. Permettez-moi de m’expliquer. Je ne suis, hélas, pas capable de m’excuser ! Je suis un curieux… doublé d’une curieuse. Le titre de littérateur n’est pas du tout à ma taille : je ne fais pas de littérature. Je vis, ou par le rêve, ou par la réalité, dans un état de demi-inconscience absolument conscient, ce qui me donne l’aspect d’une personne libérée de toute contrainte protocolaire.

Je ne fais pas une grande différence entre la littérature et l’existence de tous les jours, parce que la première découle de la seconde pour qui sait voir et entendre. C’est aussi pour cela que je ne crois point au surnaturel parce que tout me semble naturel et sans lien apparent avec le possible impossible. Les uns, les sauvages, dont je suis, mettent leur oreille à terre, sur le sentier de la guerre ou du crime, pour tâcher d’y surprendre une vibration, le pas qui s’approche ou celui qui s’enfuit. Les autres, les civilisés, lèvent leurs yeux au ciel, pour y chercher un espoir, une aurore… ou, tout machinalement, y suivre les volutes d’une fumée odorante ; J’ai assez d’éducation pour respecter les gens qui ont la tête dans les nuages, cependant, je ne leur permets pas de dépasser la limite bourgeoisement assignée aux sots ! Quand, par hasard, ils me prouvent une intelligence très au-dessus de la moyenne, je commence à m’inquiéter. Est-ce que vous croiriez à des puissances autres que celle… de votre intelligence ?

Vous pouvez ne pas me répondre. Je m’y prendrai comme, les femmes gauloises, ces vieilles sorcières ingénues, qui entouraient le voyageur en lui demandant de raconter leur histoire et je saurai tourner la difficulté au passage dangereux, s’il y en a. Au besoin je vous arrêterai. Ce qui me rend curieuse c’est, justement, la seule part d’intelligence dans la belle action ou la faute. Quant aux résultats, peu m’importe. Tous les résultats sont négatifs puisqu’ils sont une fin !

Je vous entends d’ici rire de ce que vous appelez mon « écriture turbulente ». Il est avéré que j’écris mal mais à l’encontre de ceux qui écrivent bien, j’arrive à dire ce que je veux dire et sans me soucier des convenances sociales, cette calligraphie à l’usage des collégiens, d’où il s’en suit que ce n’est pas moi… le collégien !

J’ai l’habitude de dire que je suis née sous Louis XV parce que mon Age et mon indifférence à la corvée mondaine signifient, probablement : après moi le déluge ! Déluge de larmes ? Déluge de reproches ? Déluges de compliments ?… Ah ! pourquoi s’y attarder puisqu’il faut passer ! J’ai horreur de la pluie. Je me sauve des averses, d’abord. Ensuite viendra le Monsieur censeur qui criera, sur l’autre rive, toutes les malédictions ou les invocations qu’il voudra au nom de la postérité, je serai désormais invulnérable et tellement purifiée par l’infini du gouffre que vous devinez ?… Est-ce que vous y croyez, vous, à la mort ?

Il paraît que vous avez commencé par la prison politique ? Moi j’ai débuté par la prison… littéraire. J’ai une vague idée que vous êtes plus innocent que moi ! je n’entends rien à la politique. J’ai feuilleté vos livres. Que tout cela est bien, correct, compassé, rempli de fougue orgueilleuse, réprimée, comprimée, en petits cachets pour la fièvre ! Il y a de la morale et de la révolte. Je voudrais savoir qui, ou quoi, l’emporte à vos yeux ? De quelle philosophie vous servez-vous, pour le mouchoir ?

Pourquoi étant encore un gamin, fondiez-vous un journal, une famille, et pourquoi vous risquiez-vous à refuser de prêter serment devant le Christ, pour faire, plus tard, amende honorable devant le même… obstacle ? Pourquoi fûtes-vous précipité sur la paille humide des cachots, d’autant plus humide que la marée montante la submergeait, paraît-il, tandis que la pitié de votre geôlier posait une planche de salut, d’un soupirail à l’autre, dans toute la largeur de cette tour… d’amour ! C’est charmant ! Quel original pays que votre pays ! Je m’imagine le Portugal à la fois rouge de sang et blanc de toute la pureté religieuse des fleurs de l’oranger, brûlé de soleil et éventé, le long de son littoral, par un capiteux parfum de liberté que le vent, venu de très loin, vous flanque dans la figure sans qu’on puisse bien définir s’il s’agit d’une prière ou d’une menace… Et il ne doit pas y régner beaucoup de mesure.

Alors vous, Monsieur le Portugais, vous êtes venu en France pour chercher cette mesure, nécessaire à l’ordre moral comme le battement régulier du cœur est nécessaire à l’ordre physique ?

Pourquoi aimez-vous tant la France ? Est-ce pour ses malheurs, qu’elle devait ou pouvait éviter, ou sa merveilleuse promptitude à les oublier ?

Je vous ai entendu parler de la vie de Paris, un soir, avec une éloquence enthousiasmée très surprenante de la part d’un diplomate, connaissant le dessous des choses. Il gelait… et vous êtes frileux ! La foule, rue de Rivoli, était dangereuse comme une caresse de fauve… et vous avez horreur d’aller à pied !

Mais vous regardiez, fasciné, le soir tombant, ce soir, d’un rose pâle, sous la voilette noire des arbres des Tuileries, capricieusement brodée de ramilles en velours, ce soir glacial, délicat et léger, tel un fard sous la poudre, un couchant incertain, ambigu dans lequel semblait bien plutôt se lever une aurore, l’ouverture des paradis mondains. Une petite étoile claire s’y allumait, diamant d’une bague secouée, là-haut, par une main mystérieuse…

Au fond, c’est votre affaire… du moment que vous avez confiance en cette étoile !

« Aut Cesar, aut Nihil. »

Expliquez-moi, racontez-moi ! Le désir de l’acte est toujours intéressant. Quant à l’acte lui-même, il n’est pas l’homme, il n’en représente que sa victoire ou sa chute, c’est-à-dire une chose toujours indépendante de sa volonté !

C’est précisément pour cela qu’il est toujours beau de vouloir.

Mes meilleures cordialités, cher Monsieur.

R.