Le parc du mystère/06

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Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Alors, chère amie, vous faites vibrer un verre d’eau dans lequel vous ne buvez pas, et vous vous pensez sage étant, cependant, la proie de la « la folle du logis » — en France, n’est-ce pas ainsi que vous nommez l’imagination ? — parce que vous avez peur, une peur animale de ceux qui, ayant des croyances en l’au-delà, veulent se fier à d’immuables règles de conduite ? Cette crainte, serait-elle pour vous le commencement de la sagesse ?

Ah ! comme cela me troublerait, à votre place, d’en être réduit à l’espèce animale et, étant un homme, de ne pouvoir ajouter foi qu’à mon seul instinct ? J’ai l’orgueil de songer, de temps en temps, que je vaux mieux qu’un caprice de la nature et que, sans nul doute, un dieu s’est penché sur le limon dont je suis pétri pour y insuffler une âme, comme on glisserait le germe d’un beau fruit dans la vase du grand Nil, ce limon fécondant de l’Égypte.

J’ai appris, de bonne heure, le pourquoi de toute désespérance et l’effroi des vouloirs tumultueux. Il faut connaître des lois, être conduit, dirigé par une idée maîtresse, si on veut, un jour, apprendre à conduire, à diriger soi-même ! Rien, madame, ne peut surgir du chaos sans un coup de lumière et si le monde en est sorti, c’est qu’une aube divine est venue en rafraîchir les ténèbres.

Vous n’admettez ni commencement, ni fin, à un monde qui est loin d’être parfait ? La naissance et la mort sont seulement, pour vous, la manière de ponctuer la littérature de la vie ? Mais je ne vivrais pas tranquille, moi, si je pensais que la mort est le terme ! À quoi bon commencer si je ne puis recommencer et que signifie le courage de l’effort pour aboutir au néant ? Est-ce que la fleur qui se fane, cette toute innocence, aurait sa raison d’être de la beauté, si elle n’émettait pas la résurrection de sa graine ? Et si on a l’impression de semer soi-même, dans le vent, n’est-il pas mieux de s’en rapporter à la main du « Grand Semeur », pour tout envoyer à sa place ?

Je ne conçois pas du tout une éternité à venir sans la permission d’en faire partie et j’ai la très légitime satisfaction de croire que je puis y contribuer pour le menu grain de clarté qui m’est personnel. Une intelligence qui se débat dans le vide et disparaît dans le vide, c’est la proclamation de l’inutilité de la lumière. Le vide cosmographique est, vous le savez, l’absence de toute lumière. Et qui peut affirmer que l’orgueil d’un aveugle n’est pas pire que celui d’un illuminé ? Rappelez-vous la jolie petite anecdote de la vieille paysanne, perdant la vue et s’écriant : « le soleil s’éteint ! »

Comment je suis venu à la croyance en la religion d’un être tout puissant, après avoir refusé de m’incliner sur le Christ de l’Université de Coïmbra ?

Voici l’histoire de ma conversion :

J’étais exilé en Espagne, à Tuy, vieille ville superbe. Un fleuve, un pont, et de l’autre côté la place forte portugaise de Valença. Mes persécuteurs s’étaient arrêtés à l’entrée du pont. J’étais sauvé, mais battu. Nous avions essuyé, mes camarades et moi, un rude échec. Nous étions cent contre mille. À la dernière heure, nos meilleurs amis, des lâches, nous avaient trahis. D’autres, méprisables, faisaient l’amour pendant que nous affrontions la mort pour le salut d’un pays agonisant. Une débâcle, une honte dont je sortis écœuré.

Il était temps de recommencer. Il fallait à tout prix forcer l’oligarchie qui terrorisait le Portugal au nom de la liberté, à se démettre ou à se soumettre. Le jour suivant la défaite, je lançais un manifeste dans lequel je dénonçais la trahison et conseillais à mes camarades de se regrouper, de se réorganiser et de recommencer la lutte. Ce cri, venant de l’exilé que les tribunaux de la République devaient condamner, peu après, à six ans de pénitencier, suivis de vingt ans de travaux forcés en Afrique, se répercuta de ville en ville et s’en alla porter l’espoir dans les rangs des esclaves. « Vous êtes une Nation entière contre une poignée d’énergumènes, leur disais-je, vous n’avez pas besoin de canons ni de fusils ; ouvrez la bouche, levez les bras et vous vaincrez, misérables ! »

Le Gouvernement Provisoire de Lisbonne voulut me flatter. Il s’inquiéta de ma présence dans le voisinage de la frontière et demanda à l’Espagne de m’en éloigner. Une nuée d’espions s’abattit sur Tuy. Mais ils étaient aveugles, ces pauvres bougres, et je pus rester près de six mois, caché au centre même de la ville, sans qu’ils me découvrissent. Les autorités espagnoles militaires et civiles, détestaient les démagogues mes compatriotes. Elles se faisaient une joie de protéger ma retraite et de répondre, aux réclamations de Lisbonne, qu’elles m’expulseraient volontiers si l’on pouvait leur indiquer l’endroit où je me cachais.

Cette situation n’était pas sans inconvénients. Je menais une vie abominable. Je ne pouvais sortir que le soir, entouré de mille précautions. Cette claustration, incompatible avec mon tempérament, ruinait ma santé. Je m’énervais, je m’impatientais, j’aspirais ardemment à la liberté. Je voulais rentrer dans mon pays, me battre, risquer ma vie mais en plein air, au soleil, en agissant. L’immobilité forcée m’était insupportable et aussitôt que la nuit venait, je fonçais dans les ténèbres, comme le vent dans une fenêtre ouverte.

Peu à peu, à mesure que l’air pur et froid du soir me tonifiait les poumons, cette surexcitation maladive se dissipait et je reprenais la sérénité qui, avec le doute, sont les états supérieurs de l’intelligence.

Je montais à travers le dédale de ruelles étroites qui forment la partie ancienne de la ville construite en amphithéâtre sur la rive droite du Minho, vers la cathédrale fortifiée qui la domine. Grâce à l’esprit de tolérance et l’aimable sollicitude du prélat du diocèse, je pouvais, moi, libre penseur rebelle, pénétrer tous les soirs dans la vieille église et monter à la tour. Là, je restais quelquefois des heures entières à contempler les fertiles et riantes plaines de mon pays de Portugal qui, de l’autre côté de la rivière, s’étendaient à perte de vue sous la lune mauve, à droite et à gauche des coteaux en dentelle qui entourent Valença, sentinelle de la Nation.

Devant ces murailles qui, jadis, avaient été le rempart de l’indépendance d’une race glorieuse entre toutes, les pages de l’épopée portugaise revivaient dans mon souvenir et mon cœur se gonflait d’orgueil et d’espoir.

La Patrie ancienne, noble, téméraire, unie autour du drapeau qui avait fait, plusieurs fois victorieusement le tour du monde, me montrait son beau visage, son corps couvert de blessures qui attestaient son héroïsme et son immortalité. Le spectacle du passé me faisait envisager avec horreur le gouffre dans lequel l’égarement des hommes, leurs rivalités et leurs passions entraînaient à présent la Nation moribonde.

Là-bas, sur cette terre qui me restait interdite et pour le salut de laquelle j’étais, malgré tout, disposé à donner les meilleures années de ma jeunesse, les patrouilles se lançaient de quart d’heure en quart d’heure, par-dessus les murailles, les mots de passe dont le vent m’apportait l’écho lointain :

— Alerta !

— Alerta està !

— Passe de largo !

Ah ! Madame, vous ne pouvez pas savoir, et je suis incapable de la décrire, l’émotion qui étreint le cœur d’un exilé de dix-neuf ans, lorsqu’il entend, dans la nuit, le cri de la Patrie qui l’attire et qu’il ne peut embrasser !

Pendant plusieurs mois, des mois d’hiver, malgré la pluie, le vent, les orages terribles qui s’abattent fréquemment sur cette région, j’allai seul à mon rendez-vous, sur la tour de la cathédrale.

Pour y parvenir, je traversai, à la pâle lueur des cierges, la grande nef de l’église peuplée de saints et de martyrs, immobiles dans leurs niches de pierre. Parfois il me semblait entendre au passage des bouts de dialogues, des chuchotements mystérieux qui me donnaient un étrange frisson. Je me hâtais et j’arrivais, essoufflé, au bout de ma course. Un soir que je montais en courant l’escalier de la tour, j’eus l’impression que quelqu’un me suivait. Je m’arrêtai, je tendis l’oreille : un bruit de pas qui se rapprochaient vint nettement jusqu’à moi.

— Qui est là, demandai-je, un peu troublé ?

— N’ayez crainte ! c’est une âme de Dieu ! riposta du bas de la tour une voix sacerdotale, grossie par l’écho.

J’étais contrarié. Je n’aime pas les surprises. Ce visiteur inattendu me dérangeait. Mais je fus vite rassuré en voyant apparaître la bonne figure cordiale du vicaire du diocèse qui montait péniblement les dernières marches.

— Eh bien, monsieur le libre-penseur, il me semble que vous aimez rudement mon église, hein ? me jeta le vicaire avec bonhomie. Ah ! elle est fameuse ma tour. D’ici, Monsieur, vous découvrez trois royaumes. Han ! est-ce beau trois royaumes !

Ce vicaire était une interjection vivante, il en avait le physique et le moral. Il ne prononçait pas deux mots, sans les ponctuer par des interjections multiples. Tout son corps interjectait : la bouche, les yeux, les bras.

— Trois royaumes ? mais je n’en vois que deux, monsieur le vicaire : l’Espagne, et le Portugal qui n’en est plus un.

— Je constate, ajouta mon interlocuteur, devenant subitement grave, que vous n’avez point encore détaché votre âme du sol. Trois royaumes, vous dis-je : l’Espagne, le Portugal… et le Ciel !

En effet, depuis que je venais là, jamais je n’avais levé les yeux vers le ciel. Seule la vie des hommes m’intéressait. Irrésistiblement attiré par l’autre rive du Minho, je ne me serais même pas aperçu que de magnifiques étoiles brillaient, ce soir-là, dans le firmament, si la visite inattendue de ce bon prêtre n’était venue changer brusquement la trajectoire de mes pensées. Sa boutade me fit sourire mais en même temps, malgré moi, mon horizon s’élargit et mon regard embrassa d’un seul coup l’immensité de l’espace. Oui, c’était grand et beau ! Des milliers de mondes vivaient et évoluaient à côté du nôtre, mus par une même force inconnue, animés par un souffle mystérieux que nul, jusqu’ici, n’avait su définir. Les hommes, les choses, la Terre entière, nos luttes de partis, nos ambitions et nos craintes, nos souffrances, nos regrets, nos victoires, nos amours éphémères, que tout cela m’est apparu petit, mesquin, fragile, et méprisable ! Pour la première fois, je doutai de moi. Sur quelle base solide s’étayaient donc mes convictions bruyamment proclamées en de vains discours dont le tumulte des phrases, la résonance des périodes, cachaient l’inconsistance des arguments et le vide d’une idéologie construite par des primaires boursouflés de vanité ou aveuglés par la sotte ambition de nier tout ce que l’intelligence humaine est incapable de comprendre ? Que savais-je de la vie, des commencements et des finalités de l’Univers ? Et si j’en ignorais tout, pourquoi m’inscrivai-je dans les rangs des Négateurs incapables d’opposer des vérités controuvées à la vieille philosophie spiritualiste qui élève les hommes au-dessus des contingences de la matière périssable ?

… Le doute montait dans mon âme.

H. C.