Aller au contenu

Le parc du mystère/09

La bibliothèque libre.

Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

… Non, cher Monsieur, je n’ai jamais envie de rire quand on me raconte une belle histoire ou qu’on me montre une belle image. Très curieux, comme tous mes pareils, je m’intéresse vivement aux péripéties d’un drame ou aux contours d’un décor qu’on déroule devant moi. Mais mon entendement demeure fermé aux perspectives des fins dernières de l’aventure. J’ai pour principe, humble et sage, à mon avis, de ne pas dépasser les lignes d’horizon du paysage qui m’est assigné. Prisonnier de la fatalité terrestre, je reste sur la terre. La vision animale des choses me suffit parce que je me suis aperçu que l’homme savant n’en sait pas plus long que moi au sujet de son possible bonheur, et que s’il s’invente des tourments psychologiques, n’ayant sans doute pas assez de ses tourments physiques, il n’en est pas plus heureux. Son ambition démesurée, poussée jusqu’à l’idée bizarre de se survivre, le mène à négliger des tas d’avantages matériels qu’il porte en lui mais qu’il dénature pour le plus grand trouble de son cerveau. Je ne suis pas un intellectuel, je ne suis pas non plus un matérialiste. Je suis un spectateur qui s’amuse, ou se passionne, au spectacle qu’on lui offre mais n’y participe que par… les yeux.

« Mes yeux, glacés de vert, las d’avoir rêvé tout ». Dépouillée de ma robe, oscellée, de panthère et réduite, par vous, au rôle de grosse chatte turbulente (j’adore, en effet, les rats et les souris !) je deviens « une angora », blanche de poils, car je tiens à ne perdre ni ma race ni ma face, et me voici me lustrant les oreilles à coups de patte perplexe. Assise au milieu de vos papiers, regardant, avec un plaisir sournois, l’encrier s’égouttant perles à perles noires, sur le tapis bleu de votre studio, je me dis que tout cet azur était un peu bien monotone et que ces moires, « ces changeantes moires » sombres, s’étalant, sont des ombres au tableau qui lui donnent le lustre que je cherche à obtenir de ma toison ! Au moindre geste violent de votre part je grimperai le long des rideaux de votre fenêtre et confortablement installée sur leur tringle, je contemplerai votre mauvaise humeur du haut de ce balcon doré. N’ai-je pas dit, quelque part, que du toit de la maison, je contemplais la lune, cette chatière céleste, sans aucune envie de m’y introduire, laissant aux pauvres hommes le soin de faire des provisions d’au-delà, tout en crevant de faim ?

Maintenant, quand il s’agit de m’extasier, je m’y mets de bon cœur. Je suis, devant l’exposition de beaux sentiments humains, comme le gosse de Poulbot devant la vitrine des étrennes : « Trop chic pour moi… et puis, ça ne se mange pas en tartines ! »

Je ne doute pas de ce que vous me dites. Je doute seulement du résultat, et puis, je suis aussi, hélas, la créature ordinaire à qui rien n’est arrivé de surnaturel. J’ai le courage de l’avouer… et de m’en féliciter. Chacun s’imagine qu’un dieu bienveillant ou malveillant le récompensera ou le punira selon ses actes, moi je n’ai jamais reçu en récompensé de mes… acrobaties littéraires, que les anathèmes de la critique ! Cela ne me suffit pas pour croire aux miracles divins !… Ayant travaillé plus que beaucoup d’autres félins de lettres, j’ai eu fort peu de bouillie ou de pâtée, simplement parce que je ne voulais pas montrer une âme… ouverte à tous les vents de… l’infini. Il est fort difficile de faire de moi un animal domestique. Je cours après le peloton de laine de mes idées, que je dévide pour mon unique satisfaction, quand il tombera au néant, j’y tomberai avec lui sans eau bénite, fleurs, ni couronne, et je me soucie peu de traîner derrière moi, outre ce fil, quatre ou cinq mille personnes (comme vous le désirez pour le vôtre) à mon enterrement.

À propos de critique littéraire et puisque nous nous occupons d’événements surnaturels, permettez-moi de sauter, brusquement, sur un autre sujet. Vous avez essayé de réunir autour de vous toutes les bonnes volontés artistiques en la communion de la même croyance et du même effort vers la propagande pour le livre français ? Et il est arrivé un miracle tout à fait imprévu, tant il est vrai que le miracle est une force du hasard, une combinaison chimique sortant du précipité de différentes ambitions humaines.

Voici près de deux ans que je contemple, du haut de la tringle du rideau, votre courageuse entreprise de transports en commun vers l’idéal. Vous avez, prêchant dans le désert des bonnes intentions des gens de lettres, affilié à vous tous les dévouements pour la plus noble des causes, sans distinction de rangs ni d’opinions, et vous avez réussi à former la plus extraordinaire des coalitions mondaines contre l’indifférence totale, justement, de ces messieurs les auteurs et les critiques de la littérature française. D’une sorte de chapelle, de temple sacré que vous rêviez pour tous les prédicants munis de la bonne parole ou de la bonne plume, vous en êtes venu, malgré vous, malgré moi et d’accord, cependant, avec tous les esprits malins, à la salle immense du banquet diplomatique. Au lieu et place de la bibliothèque, où l’on aurait produit, d’une façon austère, « les bonnes feuilles »… de l’arbre de la science du bien et du mal de toutes les éditions, voici que le navire, où vous êtes capitaine armé de la boussole (toujours tourné vers le pôle réfrigérant des cinq minutes de discours) vire bord sur bord pour déployer, aux longues vues de l’ennemi, le soyeux étendard du « snobisme ». On travaille beaucoup pour nous… dans la grande couture ! Quel gratin ! J’en frémis du bout de mes oreilles de simple chatte blanche jusqu’à l’extrémité de la queue… de ma jupe, d’ailleurs courte. Oui, pour un miracle, c’en est un ! Les plus jolies femmes de Paris, toutes les « grandesses » fleurissant l’armorial, se pressent chez vous pour entendre notre Maître J. H. Rosny, de l’Académie Concourt, blaguer, très finement, le talent des jeunes « qui n’en ont pas tant que ça » ou écouter des Membres de l’Institut qui leur offrent des discours proportionnés à leur… patience. Armé du sablier fatal vous réglez le cours de l’éloquence et réduisez la somme des élans poétiques au strict devoir de la formule cérémonieuse et nous constatons, moi du haut de ma tringle et vous du haut de votre vigie, que ça n’en va pas plus mal ! Au contraire ! On ne fait pas ce qu’on voulait faire mais on arrive à beaucoup mieux ! Par ce moyen du dîner de gala, où, ne veulent pas aller coudoyer les habits et les smokings, les vestons un peu douteux des jeunes sectaires de la littérature, vous organisez quand même la plus merveilleuse des ententes cordiales pour la propagande des « amis des lettres françaises » et vous gravissez, fermement, irrésistiblement, un escalier très difficile à monter, malgré son riche tapis, quand on porte un très lourd fardeau d’organisateur.

Vous avez même réussi le tour de force prodigieux d’entasser dix mille personnes dans l’enceinte de la Sorbonne, sous l’auguste présidence de Monsieur Poincaré pour y montrer le dessein d’une sorte de société des nations littéraires où, Dieu merci, on ne parlerait jamais de politique.

Moi, l’animal sauvage, dont l’indépendance ne comprend guère le langage des hommes… raisonnables, j’appelle cela : un miracle… mais j’ignore, incapable de suivre un raisonnement, où tout cela nous mènera ! Je constate les faits, en historien fidèle, qui s’amuse énormément à enregistrer les événements … à coups de patte. Le peloton se déroule… le fil s’allonge…

Quand je vois une foule, plus ou moins nerveuse, accepter de suivre un nouveau courant, je pense que c’est là une victoire intéressante remportée sur l’ennemi : ils danseront un peu moins le tango ! Les discours font moins de bruit que les jazz-band… ce sacré jazz-band qui donne à mes souris l’occasion de fiche le camp !…

Bien votre servante,

R.