Le parfait secrétaire des grands hommes/Introduction

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Texte établi par Georges GirardLa cité des livres (p. 7-27).

INTRODUCTION



Je pose la question à M. Vandérem, au doyen de la Faculté des Lettres, aux Treize de l’Intransigeant et à Son Excellence le Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts :

Y a-t-il un manuel scolaire, je dis un, où l’œuvre admirable de Vrain Lucas soit seulement citée, où même le nom de cet homme de génie soit une fois prononcé ?

Non ?

Bien.

Je le leur demande maintenant avec déférence, mais fermeté :

Qu’attendent-ils pour faire cesser ce scandale ?

Sans doute qu’on le dénonce.

Voici.


Vrain Lucas est né en 1818. Ce n’est pas un homme d’une illustre origine : son père était journalier à Lanneray, près Châteaudun, et tout porte à croire que lui-même abandonna de bonne heure les cours de l’école communale pour travailler la terre. Cependant il avait reçu une petite instruction, puisqu’aux environs de sa vingtième année, on le trouve clerc dans une étude d’avoué, puis commis au greffe et à la conservation des hypothèques.

Ingrates et fastidieuses besognes qui furent, en sa jeunesse, « l’autre métier » de cet écrivain né, car, après ses journées d’écritures, il fréquentait régulièrement la bibliothèque de Châteaudun et y faisait par sa curiosité et son ardeur au travail l’édification des bibliothécaires. L’un d’eux, le vénérable abbé Sonazay, lorsqu’en 1852 le jeune homme lui annonça son intention de se rendre à Paris, ne se tint pas de consigner sur le registre de prêts le souvenir de ce lecteur modèle et le fit en ces termes :

« Le laborieux M. Lucas va vivre à Paris. Il mérite réussir. Jeune homme de Lanneray formé par lui-même. »

Un goût naturel portait ce jeune homme vers l’histoire. Les ouvrages qu’il consultait le plus volontiers étaient des livres d’érudition et on avait déjà remarqué son penchant pour l’écriture jaunie des vieux grimoires, mais, poète aussi, à ses heures il versifiait et tournait également l’ode patriotique, l’élégie, l’épigramme et l’apologue rimé.

Veut-on un échantillon de son talent poétique ? Voici, entre autres, une pièce inédite écrite au bureau des hypothèques de Châteaudun en 1846 :


LES ANNONCES


(fable)


Par un beau jour d’été, quelques petits enfants
Avaient, pour s’amuser, lancés (sic) des cerfs-volants.
Un quidam en vit un au-dessus de sa tête.
« Ô mon Dieu ! s’écrit-il, ô mon Dieu, quelle bête !

C’est un aigle, bien sûr, qui plane dans les airs. »
De notre homme aussitôt l’esprit est à l’envers ;
Il ne se croyait pas l’objet d’une bévue…
« Voyez donc, voyez donc ! Il tient une tortue ?
Ô Jésus ! Il descend ; sauvons-nous du danger,
Fuyons vite, fuyons ! » — Le vent vint à changer,
Le cerf-volant s’abat, l’homme voit sa méprise
Et tout bas en lui-même il rit de sa bêtise.


morale


Qu’il en est parmi vous, Messieurs les gens d’esprit,
À qui l’on pourrait bien appliquer ce récit.
Les objets vus de loin paraissent quelque chose ;
Un ouvrage annoncé souvent nous en impose :
Le lit-on avec soin, il perd tout son éclat,
Car bientôt on se dit : Ô mon Dieu, que c’est plat !


Vrain Lucas comprit heureusement que la poésie n’était point son fait, et amoureux de Clio, partit donc la courtiser à Paris. Il avait son plan : grâce à certains appuis. auprès de l’Administrateur de la Bibliothèque impériale, se faire admettre comme officiant dans le temple de la rue de Richelieu.

Mais la première condition pour être nommé bibliothécaire était d’avoir son baccalauréat. Grosse déception : Vrain Lucas dut aussitôt renoncer à son rêve. Il ne put même pas entrer dans une librairie, malgré la recommandation d’un professeur du lycée de Chartres, M. Roux, amateur d’autographes qui le tenait en affection.

Un hasard lui fit rencontrer le directeur d’un cabinet généalogique, le cabinet Courtois-Letellier, et il parvint à se caser dans cette maison qui avait, il faut l’avouer, mauvaise réputation, passant à tort ou à raison pour avoir fabriqué nombre de pièces fausses. Peu importait à Lucas, qui, gagnant sa vie par son travail de placier, était désormais assez de loisir pour poursuivre ses études et hanter ses chères bibliothèques.

Tour à tour, Sainte-Geneviève, l’Arsenal, la Mazarine, la Bibliothèque impériale le comptèrent au nombre de leurs clients fidèles. Une sotte aventure lui arriva un jour à Sainte-Geneviève, où un surveillant le surprit, un instrument tranchant en main, à considérer de trop près les rayons du dépôt ; cette peccadille lui valut d’être expulsé sur l’heure.

Hors du temps qu’il consacrait à la lecture, il trouvait encore moyen de suivre les cours de la Sorbonne et non pas, fit remarquer plus tard son avocat, ceux de Guizot, Michelet et Cousin fort achalandés, mais les cours plus sévères de Damiron, Lenormand et Géruzez.

Resté en contact avec son pays natal, il était enfin en 1856, sur la présentation de M. Roux, nommé membre correspondant de la Société archéologique du département d’Eure-et-Loir : c’était la gloire !

Elle ne lui tourna pas la tête, il ne semble même avoir jamais rien communiqué à la Société et si, en 1865, il s’offrit bénévolement pour classer les archives hospitalières de Châteaudun, il ne s’acquitta jamais de cette tâche, qu’il eût d’ailleurs difficilement menée à bien en son ignorance du latin.

Franchement, y a-t-il beaucoup de jeunes gens de son âge, sans famille, sans fortune, sans appuis, qui, abandonnés sur le pavé de Paris, en proie à toutes les tentations de la grand’ville, eussent mené une existence aussi exemplaire d’austère bénédictin ?

Il en fut récompensé : en 1862, il entra en rapports avec M. Michel Chasles, le savant membre de l’Institut, titulaire de la grande médaille d’honneur de la Société royale de Londres, « le premier géomètre de France, sinon du monde ».

M. Chasles était de Chartres, Lucas lui apprit qu’il était de Châteaudun : d’amicales relations ne tardèrent pas à s’établir entre les deux compatriotes.

À dater de cette bonne rencontre, Vrain Lucas consacra encore plus de temps à ses érudites recherches. Ses journées étaient toutes consacrées au labeur : sorti de chez lui à onze heures, il déjeunait, suivant l’état de ses fonds, soit au café Riche, soit dans une petite crémerie, passait ensuite sa journée entière à « la Bibliothèque » et, après souper, retournait travailler chez lui.

C’était un homme heureux.

M. Michel Chasles, le membre de l’Institut, n’était pas un savant du plus haut mérite, universellement respecté. C’était aussi un passionné collectionneur d’autographes et qui possédait une fort belle collection.

Mais il n’avait pas du collectionneur les petites mesquineries habituelles et l’étroitesse d’esprit. Il aimait à faire part de ses trouvailles à ses amis et à ses pairs et, foncièrement généreux, n’hésitait pas à se dessaisir à l’occasion de pièces splendides, « uniques », en faveur des érudits français et étrangers qu’elles pouvaient intéresser.

C’est ainsi qu’en 1865, à l’occasion du sixième centenaire de la naissance de Dante, il communiqua aux Florentins. un précieux autographe du poète, qu’en 1866 il offrit à l’Académie royale de Belgique, sur quinze qu’il possédait, deux lettres autographes de l’empereur Charles-Quint à maître François Rabelais.

Le 8 juillet 1867 enfin, il mettait le comble à ses libéralités en communiquant à l’Académie des Sciences le texte de deux lettres inédites de Rotrou à Richelieu, ayant trait tout au long à la création de l’Académie, et en faisait don à la bibliothèque de l’Institut de France.

Les lettres furent publiées dans le compte rendu des séances de l’Académie des Sciences, et, après avoir remercié son généreux confrère, le président, M. Chevreul, lui demanda quand il lui conviendrait de faire part à la Compagnie des importantes découvertes qu’il annonçait avoir faites sur l’énonciation des lois de l’attraction par Pascal, « grand fait de la science qui date, comme l’établissement des Académies, du xviie siècle ». M. Chasles répondit aimablement que, sans attendre l’achèvement du travail qu’il avait entrepris, il se ferait un plaisir de mettre sous les yeux de l’Académie dès la prochaine séance d’importants écrits inédits de Pascal, provenant de sa collection.

Il fit mieux, selon sa généreuse habitude : le 15 juillet, après avoir communiqué à ses confrères deux lettres de Pascal à l’Anglais Robert Boyle, plus quatre notes signées Pascal, il les donna à l’Institut.

Si grande que fût sa modestie, M. Chasles pensait certes bien que la publication de ces documents dans les Comptes rendus de l’Académie des Sciences ferait sensation ; il ne prévoyait cependant pas l’immense retentissement des débats qu’elle allait indirectement soulever dans le monde savant tout entier.

Ces documents inédits ne tendaient en effet à rien de moins qu’à prouver que Pascal avait été le premier, et bien avant Newton, à établir la loi de la gravitation universelle.

La découverte était sensationnelle et de nature à émouvoir l’Académie des Sciences. Elle l’admit avec étonnement, mais sans scepticisme. Un seul de ses membres, le physicien Duhamel, fit observer qu’elle supposait de la part de Pascal la connaissance de formules ignorées de son temps et que dans ces conditions elle lui semblait inexplicable.

C’était à la séance du 22 juillet. À celle du 29, le président donna communication de deux lettres qui mirent le feu aux poudres. L’une émanait de M. Bénard d’Évreux et signalait des énoncés mathématiques et certains chiffres de Pascal comme lui semblant copiés dans quelque traité moderne ; l’autre était d’un pascalisant connu, M. Faugère, et relevait des anachronismes absurdes dans les lettres citées par M. Chasles.

Premier émoi, suivi de beaucoup d’autres, car la querelle prenait bientôt un caractère international.

Cependant que Faugère et Chasles bataillaient, accumulant arguments sur documents, les Anglais prenaient véhémentement la défense de Newton. Un associé de l’Académie, Sir David Brewster, d’Édimbourg, auteur de travaux savants sur l’œuvre de Newton, ouvrait le feu sur ces « méprisables falsifications », aussitôt soutenu par le directeur de l’observatoire de Glasgow, M. Grant. Ce dernier apportait un gros appui aux adversaires de Michel Chasles en établissant que les chiffres de Pascal étaient ceux que donnait Newton, non dans la première édition de son ouvrage en 1687, mais dans la troisième en 1726.

M. Chasles cependant ne se tenait pas pour battu et tirait des inépuisables portefeuilles de sa collection de nouvelles lettres de Pascal qu’inséraient religieusement les Comptes rendus de l’Académie et qui toutes, comme par hasard, venaient réduire à néant les objections de ses adversaires.

Prétendait-on que Pascal n’avait jamais été en correspondance avec Newton ? M. Chasles brandissait un paquet de lettres de Pascal à Newton, un autre jour des lettres de Louis XIV et de Jacques II ne laissant aucun doute sur ce point.

Aux affirmations raisonnées de MM. Faugère, Brewster et Grant, il opposait les témoignages écrits de Galilée, Huyghens ou Newton lui-même.

Aussitôt les savants d’Italie et de Hollande entraient dans la danse, les uns pour défendre Galilée, les autres pour protéger Huyghens. Les premiers s’étonnaient que l’astronome florentin eût écrit en français ; les seconds, plus sensibles et moins véhéments, exprimaient leur douleur des atteintes injurieuses portées à la réputation loyale de leur compatriote.

M. Chasles, impassible, continuait à fournir ses preuves : tous les lundis, il apportait des documents nouveaux à l’Académie, qui, la semaine suivante, les publiait gravement. Toutes les fois qu’ils étaient mis à néant, d’autres leur succédaient immédiatement, réfutant toutes les contradictions.

Cela pouvait durer longtemps : cela dura plus de deux ans, du 15 juillet 1867 au 13 septembre 1869 — bien que la vérité fût sortie de son puits dès le 12 avril de cette dernière année.

À cette date en effet, un astronome de l’Observatoire de Paris, M. Breton, démontra à l’Institut, textes en main, que seize des notes de Pascal et deux fragments d’une lettre de Galilée publiés dans les Comptes rendus étaient littéralement tirés d’un ouvrage d’Alexandre Savérien, Histoire des Philosophes modernes, paru en 1761.

Preuve décisive ? Allons donc ! M. Chasles ne fut pas démonté pour si peu et, huit jours plus tard, produisit une lettre de ce Savérien à la marquise de Pompadour, prouvant clair comme le jour que celle-ci lui avait communiqué des lettres autographes de Copernic, Galilée, Descartes, Gassendi, Pascal, Newton et par conséquent que c’était lui, Savérien, le plagiaire !

Tout de même c’était un peu fort et à la suite de cette nouvelle communication, fort opportune en vérité, M. Le Verrier s’offrit à faire la preuve de la fausseté des autographes fournis par Michel Chasles.

En juin-juillet, il les critiqua à fond, révéla de nombreux extraits tirés textuellement d’œuvres de Thomas, Voltaire, Savérien, Gerdil, Chauffepié et montra scientifiquement les invraisemblables anachronismes contenus dans les lettres publiées par Chasles. Fort à propos, l’expertise faite à Florence d’une des lettres de Galilée vint appuyer sa démonstration, en prouvant à n’en point douter la fausseté du document.

M. Chasles était au-dessus de tout soupçon. L’auteur des falsifications était donc l’homme qui lui avait vendu les autographes. Dans la séance du 13 septembre 1869, le savant se résigna à reconnaître son erreur et donna des détails inouïs sur sa collection, en se raccrochant toutefois au fol espoir qu’il n’avait point été entièrement dupe :

« La collection s’étend aux premiers temps de l’ère chrétienne, et même au delà ; car il s’y trouve quelques lettres et de nombreuses notes de Jules César et des empereurs romains ; des apôtres, principalement de saint Jérôme, de Boëce, de Cassiodore, de Grégoire de Tours, de saint Augustin ; de plusieurs rois mérovingiens ; un grand nombre de Charlemagne ainsi que d’Alcuin. Je ne me porte point garant de ces pièces. Quelles qu’elles soient, il est certain que leur composition, si elles ne sont pas originales, a dû exiger un long travail, de nombreux matériaux ; et si l’on considère qu’elles s’ajoutent à tant d’autres, de tous les temps jusqu’au siècle dernier, et traitant de tant de matières différentes, on ne peut croire qu’elles soient l’œuvre d’un seul individu, d’un seul fabricateur, qui, du reste, ne sait ni le latin, ni l’italien, ni aucune partie des mathématiques ou des autres sciences sur lesquelles roule une partie considérable des documents. Il y a donc un mystère à pénétrer, et, jusque-là, il n’y a rien à conclure avec certitude »,

Le plus fort est que toutes ces lettres existaient.

Oui, les lettres de Jules César, de saint Jérôme, de Boèce, de Cassiodore, de Grégoire de Tours, de saint Augustin, de Charlemagne et d’Alcuin. Et aussi, les lettres dont ne parle pas ici M. Chasles, de Sapho, de Marie-Madeleine et de Lazare — et toutes, notez-le bien, rédigées en français du xvie siècle : beaux autographes écrits d’une écriture ancienne avec une encre passée sur du papier jauni, et dont l’aspect seul avait assuré l’éminent savant de leur authenticité.

Mais c’était à tort, quoique avec les plus fortes apparences de raison, que M. Chasles se refusait à croire que toutes fussent l’œuvre d’un même faussaire.

Cet homme de génie existait. Et il avait nom — vous l’avez deviné — il avait nom : Vrain Lucas.

À l’heure où Michel Chasles reconnaissait son erreur, il était arrêté depuis quatre jours.

… « J’avais une grande confiance en lui ; nous étions du même pays, je le croyais incapable de me tromper. »

Et c’est pourquoi, Vrain Lucas lui ayant dit qu’il était de Châteaudun, Michel Chasles, qui était de Chartres, lui acheta tout naturellement un premier autographe, une lettre de Molière s’il vous plaît, pour la modique somme de 500 francs.

Là-dessus, voilà Vrain Lucas qui lui dit — ou à peu près :

— « Monsieur Chasles, vous me faites l’effet d’un amateur éclairé et d’un bon client. De plus nous sommes compatriotes ; il est naturel que je vous fasse profiter d’une bonne affaire. Des autographes comme celui-là, je peux vous en fournir, si vous voulez, des milliers…

— …

— Des milliers, Monsieur Chasles !…

— … ?

— Ah ! ça, Monsieur Chasles, ça, c’est tout à fait confidentiel ; et si je veux bien vous le dire, ce n’est pas parce que vous êtes membre de l’Institut — je ne le dirais pas à l’Empereur lui-même, — c’est parce que, vous et moi, on est du même pays et qu’alors si on n’a pas confiance dans ses pays…

— … !

— Merci, Monsieur Chasles, mais, moi aussi, j’ai confiance en vous ! Alors voilà : je connais un vieux monsieur, qui est le dernier descendant d’une famille émigrée à la Révolution et qui habite à Paris un hôtel dont le grenier est plein de livres et de papiers. Ah ! Monsieur Chasles, si vous voyiez ce grenier…

— … ?

— Ah ! non, ça, je ne peux pas vous dire son nom, il me l’a défendu. C’est un vieux monsieur, très vieux… Ces papiers, c’est des papiers de famille, une collection qui a été formée par un de ses ancêtres et qui représente une fortune. Et dame, comme il n’est pas riche, ce pauvre vieux monsieur, de temps en temps il se résigne à en vendre… Seulement, vous comprenez, il ne peut pas faire ça lui-même, et alors… alors, c’est moi qui lui sers de commissionnaire…

— … ?

— Moi, Monsieur Chasles. Ah ! c’est bien pour lui rendre service, parce que, pour ce que je touche…

— … ?

— 25 % tout sec, et vous pensez bien qu’au prix où est la vie, — mais passons. Donc, c’est moi qui vends ses papiers. Mais si vous saviez, ce pauvre vieux monsieur, comme il est malheureux quand il est obligé de vendre ! Et il se désole, et il me les reprend des mains, et il ne lâche jamais une pièce sans la lire et la relire !…

— … ?

— Cette collection ? Ah ! ça, c’est une histoire que je peux vous dire. Vous avez bien entendu parler du cabinet des titres du chevalier Blondeau de Charnage ?

— …

— C’est ça… D’ailleurs, l’inventaire en a été publié en 1764 en cinq volumes in-12. Vous le trouverez à la Bibliothèque… Eh bien, la collection, c’est l’ancien cabinet Blondeau de Charnage, augmenté de bien d’autres collections que je vous énumérerai quand vous voudrez et notamment des papiers de Desmaizeaux…

— …

— Oui. Alors, tout ça, qui formait une masse considérable, était à la Révolution la propriété d’un comte de Boisjourdain, qui émigra en 1791, passant en Amérique. Il emporta la collection, mais en route il fit naufrage et un certain nombre de pièces furent détériorées par l’eau de mer. Rassurez-vous : la plus grande partie est intacte et c’est mon vieux monsieur qui en a hérité.

— … ?

— Je ne vous en parle pas pour autre chose : eh bien ! si vous voulez, maintenant, toutes les fois qu’il voudra en vendre, c’est à vous que je les porterai…

— …

— À vous seul, je vous le promets, foi de Beauceron !

— …

— Oh ! Monsieur Chasles, ça ne serait pas la peine d’être du même pays, si on n’avait pas confiance…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jour par jour, et pièce par pièce, la collection du « vieux monsieur » devint donc celle de M. Chasles. Vrain Lucas, fidèle à sa promesse, apportait à celui-ci tous les documents dont se défaisait le mystérieux descendant du comte de Boisjourdain ; une seule fois il vendit à un M. Bellay, employé au Ministère des Travaux Publics, quatre billets de Marguerite d’Alençon, Rabelais, Montaigne et Rotrou, mais M. Chasles, prévenu à temps, les racheta pour deux cents francs.

Le « vieux monsieur » avait certainement de gros besoins d’argent : il arrivait que Vrain Lucas apportât à Michel Chasles des lettres autographes par centaines ; il y en avait dans le tas de doubles, de triples, de quadruples, copies fidèles d’un original qu’on trouvait toujours. C’était égal à M. Chasles : il achetait le tout sans marchander et s’étonnait d’autant moins de cette profusion de documents que tous présentaient entre eux une parfaite concordance.

Mais de temps à autre, surtout quand il s’était défait de quelque perle, une lettre de Marie-Madeleine ou une de Vercingétorix, le vieux monsieur était pris de terribles scrupules : il lui restait un parent, presque aussi vieux que lui, un militaire, et celui-ci, ayant appris les ventes, s’en était fort irrité. Alors le vieux monsieur dépêchait Vrain Lucas à Michel Chasles pour le supplier de rendre les pièces et de reprendre son argent.

M. Chasles s’y refusait bien entendu et le vieux monsieur, chapitré par Lucas, n’osait insister, mais ces alertes terrorisaient le membre de l’Institut, si fier des pièces uniques de sa collection. Aussi n’épargnait-il rien pour se concilier l’affection entière de son compatriote, Vrain Lucas : à la modeste commission que celui-ci lui avait dit toucher, il ajoutait spontanément de généreuses gratifications, lui prêtant de l’argent toutes les fois qu’il lui en était demandé.

Il lui prêta en tout 3.880 francs, sans préjudice des 140.000 francs qu’en huit ans il lui donna pour le « vieux monsieur » en échange de 27.000 documents autographes — fabriqués de toutes pièces !

Vrain Lucas arrêté en septembre 1869 — sur la plainte de Michel Chasles et non pour avoir fait des faux, mais dans la crainte où était l’académicien qu’il ne vendit à l’étranger le reste de la collection Boisjourdain, privant la France d’un incomparable trésor littéraire — Vrain Lucas passa en correctionnelle le 17 février 1870.

Il arriva à l’audience, accablé par un rapport terrible des deux experts commis par le tribunal à l’examen de la collection Chasles, MM. Henri Bordier et Émile Mabille. Ce rapport relatant tout au long les faits que nous venons d’exposer dévoilait sa façon de procéder habituelle et expliquait comment, dénué de toutes connaissances scientifiques, grâce à l’inconsciente complicité de M. Chasles qui lui faisait part de ses tourments au jour le jour, il avait pu faire « marcher » pendant deux ans les académies du monde entier.

Interpellé à l’audience sur les conclusions de ce rapport, l’inculpé répondit « avec un certain air de satisfaction » que les experts avaient assez bien apprécié son travail, et il donna aimablement quelques détails complémentaires. L’histoire ne dit pas quel visage il fit pendant l’émouvante déposition de M. Chasles, sa victime, mais à lire les comptes-rendus du procès, il ne semble pas s’être autrement ému.

C’est qu’à l’excuse de son escroquerie, il avait un argument irrésistible à fournir. Oui, il reconnaissait avoir vendu 27.000 pièces fausses à M. Chasles, oui, il reconnaissait en avoir reçu, grâce à la fable du « vieux monsieur », une somme de 140.000 francs, oui, il reconnaissait avoir fabriqué toutes les lettres de Pascal. Mais… mais il avait à cela des raisons d’ordre supérieur.

Ici, nous lui laisserons la parole.

Dans un mémoire inédit qu’il rédigea à Mazas le 29 septembre 1869, quelques jours après son arrestation, il expose comment, pour déjouer l’envie d’amateurs jaloux, il s’essaya par manière de jeu à rédiger quelques autographes de sa façon, semés de fautes grossières et de volontaires anachronismes, comment la fatalité voulut que M. Chasles vît le premier ces faux qui ne lui étaient point destinés et désirât à tout prix les acquérir :


… « Il m’en offrit un prix raisonnable et enfin il me tourmenta tant et tant que j’eus la malheureuse faiblesse de me laisser entraîner à cet appas ; j’en ai aujourd’hui le plus grand et le plus sincère repentir, car, je le repette, mon intention n’était point d’en tirer profit, je ne voulais faire qu’une mystification, mais qui n’avais point été préparée pour M. Chasles que j’ai toujours beaucoup respecté et vénéré comme il mérite de l’être. Enfin malheureusement pour moi, le coup fatal me fut ainsi porté : la volonté de l’homme a de la force sans doute, mais à condition qu’on ne la place pas dans des circonstances assez puissantes pour dominer cette force, et ce sont malheureusement ces circonstances qui ont dominé la mienne.

« Quant à M. Chasles, lui, très content de son marché, il m’engagea avec beaucoup d’instance à lui reporter d’autres documents semblables ; il me donna même une longue liste de personnages desquels il désirait très ardemment avoir des lettres ou autres documens les intéressans, et il me dit que si je lui en fournissais, il en formerait un corps d’ouvrage qu’il publierait et qu’il me ferait un beau cadeau.

« Tout cela fut, malheureusement pour moi, comme un piège de tentations qui me fut tendu et je me suis laissé entraîner sur cette pente dangereuse, car, comme je viens de le dire, la volonté de l’homme a de la force sans doute, mais à condition qu’on ne la place pas dans des circonstances assez puissantes pour dominer cette force ; malheureusement ce sont ces circonstances par trop puissantes qui m’ont entraîné et par conséquent porté ce coup fatal.

« Il me vint alors en pensée que cette idée de publication par M. Chasles pourrait peut-être, en frappant l’attention et piquant la curiosité publique, être un moyen de rétablir dans l’histoire des faits inconnus que je savais être restés dans la poussière de l’oubli et d’autres faits déjà connus, mais qui sont restés, pour ainsi dire, oubliés, par suite de l’indifférence des hommes.

« Je me mis donc à faire, dans de vieux manuscrits, d’anciens recueils de lettres ou de vieux livres imprimés et peu connus, des extraits que j’arrangeai, tant bien que mal sous la forme de lettres simulées. Je dis : tant bien que mal, parce qu’alors je visais plutôt à donner des extraits historiques que des autographes. Ce ne fut que plus tard, lorsque M. Chasles commença à publier ses lettres et qu’il me fit part des contestations qu’il éprouvait que je fis plus attention tant à la simulation de l’écriture qu’au choix des documens qui pouvaient lui être utiles, car je le voyais si désireux de triompher que je l’aidais de tout mon pouvoir.

« J’avoue franchement que je n’envisageais pas bien de quelle manière je me mettais dans cette lutte en opposition avec les lois, car je ne sais rien du droit ; je pensais au contraire que cela ne pouvait être considéré comme une mauvaise action, d’autant plus qu’il devait en résulter un ouvrage qui, tout en étant jusqu’à un certain point apogriphe, avait pour but l’utilité publique, c’est-à-dire de faire connaître des faits, comme je l’ai dit, inconnus encore dans l’histoire ou qui y sont oubliés même de la plus part des savans, et par conséquent que cet ouvrage pouvait être utile au progrès des connaissances humaines.

« Car tel était, entr’autres, mon projet : c’était de faire connaître que la première idée des lois de l’attraction, qu’on attribue communément à Neuton, ne lui appartient pas, mais qu’elle appartient à des Français à qui Neuton l’a ravie. J’avais vu cela écrit quelque part, dans des documents qui étaient alors sous ma main, et ce fait avait frappé mon attention.

« Je voulais faire connaître aussi que le binôme auquel Neuton a donné son nom, n’est point non plus de lui, que c’est une usurpation qu’il fit à Pascal. Je voulais encore faire connaître que beaucoup d’autres découvertes avaient été dérobées à des Français, tant par Neuton que par d’autres savans étrangers, et je suis étonné que nos savans d’aujourd’hui restent insoucians et indifférens à cet égard.

« De même, je voulais faire connaître dans tous ses plus petits détails, et autant que cela me serais possible, la vie d’un savant que je savais avoir été un des martyrs de la science, et quoiqu’il ne fut pas Français, ne jouissait pas moins d’une grande considération en France — c’est là qu’étaient ses véritables amis — je parle de l’illustre Galilée, qui a ouvert la carrière à presque toutes les sciences et qui a découvert, pour ainsi dire, un nouveau monde, L’histoire de ce savant n’a jamais été bien connue. Ses compatriotes ne lui ont jamais rendu justice ; j’avais vu écrit quelque part que ce n’est qu’en France qu’il trouva, comme je l’ai dit, des partisans et des amis. Or il m’avais pris fantaisie de bien connaître l’histoire de ce grand génie qu’on ne trouve qu’éparse et qu’en cherchant avec soin çà et là. C’est ce que je faisais et Dieu sait combien d’ouvrages j’avais déjà compulsé pour arriver à ces fins ! »


Nous ne suivrons pas plus loin Vrain Lucas dans ses lamentations contre les Français qui osent soutenir Neuton — « il est vrai qu’ils ne sont pas nombreux et qu’ils sont pour ainsi dire isolés, car l’anglomanie a fait son temps, l’esprit français est aujourd’hui plus patriotique » — non plus dans son apologie pour Galilée, Descartes et Pascal, sans qui « Neuton serait resté inconnu, car il n’avait pas le génie créateur », non plus dans l’expression finale de son tardif repentir.

Des pages que nous avons citées et qui suffisent à notre démonstration, il résulte :

1o Que Vrain Lucas savait bien mal l’orthographe et avait raison de se spécialiser dans la confection de documents n’exigeant pas la possession de cette science ;

2o Que, s’il faisait des faux, c’était par philanthropie ;

3o Que c’était aussi par patriotisme.

La valeur de ce dernier argument ne pouvait manquer d’impressionner ses juges. En bonhomme modeste et inhabile à se défendre, il ne l’avait invoqué qu’à propos de l’affaire Pascal-Newton.

Son avocat d’office, Me Helbronner, élargissant le débat, et reprenant la série des documents fabriqués, sut bien mettre en lumière son idée dominante, sa manie, sa passion : restituer à la France les gloires qu’on lui a ravies.

Mais oui.

« Ce n’est pas seulement dans les documents des débats Pascal-Newton que cette idée se retrouve : Thalès donne à Ambigat, roi des Gaules, des conseils sur la manière de gouverner son peuple ; Alexandre fait l’éloge de la Gaule et des Gaulois à Aristote ; Cléopâtre envoie Césarion à Marseille pour s’y instruire, tant à cause du bon air qu’on y respire que des belles choses qu’on y enseigne. Lazare, après sa résurrection, et Marie-Madeleine dans leurs lettres à saint Pierre, ne trouvent pas de sujet plus intéressant que les Druides et les Gaulois. »

En cour d’assises, il y aurait eu là — au moins de nos jours — de quoi enlever l’acquittement. En correctionnelle (et sous l’Empire), l’argument n’était point suffisant et le 24 février 1870, le patriote Vrain Lucas était condamné à deux ans de prison et 500 francs d’amende.

Telle était la récompense des travaux ardus, sinon désintéressés, entrepris par le compatriote de M. Chasles pour restituer à la France les gloires qu’on lui avait ravies.

Nous avons extrait du volume de manuscrits de la Bibliothèque Nationale où elles dorment ignorées les plus belles pages de Vrain Lucas. On les trouvera ci-dessous, si émouvantes en leur simplicité et qui toutes nous montrent les grands hommes en bonnes et braves gens : lettres d’amour de Sapho la Lesbienne et de Cléopâtre l’Égyptienne, d’Héloïse et de Ninon, billets dévots que griffonnèrent sur sa coiffeuse de coquette repentie Madeleine la pêcheresse et sur la pierre de son tombeau son frère Lazare, correspondance intime de Socrate, Platon, Alexandre, Archimède, défis guerriers de Carausius, César, Charles Martel, et le laissez-passer qu’au 2e bureau de son État-Major, en son P. C. d’Alésia, Vercingétorix signa en faveur de Trogue-Pompée ; vos lettres : à saint Éloi, Dagobert — ô mon roi — ; à Alcuin, Charlemagne ; à vos parents, Jeanne la Lorraine ; à Rabelais, Christophe Colomb et Améric Vespuce !

J’en passe…

Ce sera au public, souverain juge, d’estimer si ces lettres méritaient l’oubli et le mépris où les tiennent grimauds, faiseurs de morceaux choisis et compilateurs de manuels, de décider si après L’Immortel, il n’y avait pas lieu de mettre en lumière l’écrivain méconnu qui, touché un instant d’une gloire justifiée, disparut dans l’obscurité sans qu’on puisse savoir quels furent ses derniers jours.


Georges Girard.