Le parfait secrétaire des grands hommes/Lettre 55

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Texte établi par Georges GirardLa cité des livres (p. 84-85).
V


[À Newton]


Ce 20 mars 1659.

Je vous avois déjà dit, Monsieur, que j’avois abandonné mes anciens travaux scientifiques pour me livrer à d’autres études. Mais le désir que vous me témoignez de connaître mon sentiment sur feu Monsieur Descartes et l’hommage que j’aime lui rendre, parce qu’il a agité le flambeau du génie dans l’abîme de la science et qu’il en a éclairé les profondeurs, me fera quitter de temps à autre mes nouvelles estudes pour reprendre les anciennes. C’est vous prouver combien je tiens à vous être agréable. Je fixeray d’abord vos regards sur les travaux et les découvertes de ce grand génie ; ensuite je vous les feray porter sur sa morale qui a le rare avantage d’avoir été confirmée par l’exemple de sa vie.

Avant Descartes, les ténèbres étoient répandues sur la face de l’Europe ; les hommes, aveugles adorateurs d’Aristote, rampoient devant ses décisions obscures et se traisnoient depuis deux mille ans sur ses vestiges. La raison condamnée au silence se trouvait abattue sous l’autorité qui protégeait l’erreur. Une démence plus triste qu’une ignorance absolue faisoit croire qu’on pouvoit dans des livres inintelligibles embrasser la science universelle. Une espèce d’idolâtrie consacrait des mots vuides de sens comme des oracles. Ceux qui par estat devoient éclairer la nation lui présentoit des mots sans idées et dont ils se payoient les premiers. La logique, confuse, embarrassée, était barbare et ridicule ; la métaphysique, un assemblage de questions bizarres et frivoles ; la physique, malgré quelques lueurs, un enchaînement de rêveries. C’estoient des qualités occultes qui régissoient la nature, une doctrine subtile et raffinée. Tel étoit l’aliment, vuide de substance, dont se nourrissoient des esprits opiniâtres et surtout violemment amoureux de la dispute, au moment où Descartes fit briller une nouvelle clarté, ainsy que nous le verrons.

Je ne vous dit plus rien cejourd’huy, Monsieur et jeune amy, et suis vostre bien affectionné,


Pascal.