Le patriote (Féron)/La première conquête de Charles Hindelang

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Éditions Édouard Garand (p. 14-17).

IV

LA PREMIÈRE CONQUÊTE DE CHARLES HINDELANG


À compter de ce jour, Charles Hindelang fut un intime de la famille Duvernay. Mieux que cela : il fut dès le jour suivant le collaborateur intelligent, assidu, passionné de M. Duvernay, en attendant que l’heure sonnât de prendre les armes et de franchir la frontière.

On avait décidé d’établir en Bas-Canada un gouvernement républicain, après que les affronts et les désastres de 1837 auraient été lavés et les crimes des troupes gouvernementales dûment châtiés.

Mais l’action préparatoire n’était pas facile aux hommes dévoués qui s’en étaient chargés, du fait que le gouvernement britannique avait éparpillé un peu dans tous les coins des États de la Nouvelle-Angleterre, des émissaires et des agents chargés de surveiller les préparatifs qu’on faisait, et de dénoncer et déjouer les plans des chefs patriotes canadiens. Par surplus, ces émissaires du gouvernement britannique n’avaient pas cessé de faire des représentations auprès du gouvernement américain pour que celui-ci leur prêtât main-forte. Les autorités américaines n’avaient donc pu se dérober à ces exigences sans risquer d’affaiblir leur diplomatie avec Londres, diplomatie qui, depuis l’indépendance des États américains, demeurait quelque peu difficile. Car il était de bonne notoriété que les Américains, en général, sympathisaient avec les insurgés canadiens à qui ils ne pouvaient, par le principe même de leur politique, méconnaître le droit de reprendre des libertés qui leur avaient été arrachées lambeau par lambeau. Ils se voyaient donc forcés, de par les instances des agents anglais, de déranger de temps à autre les combinaisons de nos patriotes réfugiés chez eux. Mais aussi, se trouvant en contradiction avec leurs propres principes de liberté, agissaient-ils aussi mollement que possible, et les réfugiés en profitaient pour avancer leurs affaires. Et puis, les Américains n’avaient pas oublié qu’ils venaient de lutter âprement pour de pareilles libertés et contre la même nation à la domination de laquelle ils avaient réussi à se soustraire ; et ils n’oubliaient non plus les secours financiers et militaires que la France leur avait si généreusement accordés pour le parachèvement de leur tâche.

Il est donc facile de comprendre et de saisir toutes les difficultés et les obstacles qu’avaient à surmonter les chefs patriotes aux États-Unis. Mais ceux-là, nous les connaissons — tel Duvernay — étaient des hommes de courage et d’une ténacité que les obstacles les plus rudes ne pouvaient aisément rebuter. Il ne serait pas vain d’ajouter que ces hommes, qui avaient souffert, avaient l’âme des héros antiques.

Et, pourtant, on traita ces hommes d’insensés !…

Si, encore, ceux qui leur jetèrent à la face cette épithète injurieuse avaient fait voir une supériorité d’esprit, de cœur et d’âme ! Mais loin de là : ces insulteurs s’étaient renfoncés dans leur égoïsme et leur indifférence. Il est navrant de voir traiter ainsi des compatriotes qui voulaient qu’on rendît à César le droit de César. Ah ! si nous n’avions pas eu ces « insensés » pour élever la voix et crisper le poing, nous n’aurions pas, nous Canadiens-Français, à nous réjouir aujourd’hui des libertés qui nous furent reconnues après la crise, de ces libertés qui font les peuples vraiment heureux. Sans ces « insensés », demandons-nous si notre belle province de Québec serait encore à l’heure présente une province française ! Et sans ces libertés, demandons-nous encore ce qu’il serait advenu de notre nationalité, alors que les Américains ne cessaient de lui tendre une main par-dessus la frontière pour l’attirer dans leurs États où la prospérité devenait prodigieuse ! Comprenons que le geste courageux de ces grands « insensés » a créé, pour ainsi dire, une sorte d’égide aux minorités françaises de la Confédération canadienne ! Si les traités demeurent ignorés, le glaive remis au fourreau, même en tronçons, a laissé le souvenir de son éclat !

— Ah ! ces « insensés » glorieux… nous ne leur avons pas élevé assez de monuments ! Pas assez encore nos poètes n’ont accordé leur lyre ! Car ceux-là que la clique a bafoués ont écrit de leur sang généreux un poème impérissable ! Au plus fort de la secousse ils ont empêché l’écroulement de notre édifice national ! Ils ont protégé et sauvé nos berceaux au-dessus desquels, comme une épée de Damoclès, avait flotté la hache de la barbarie ! Ils ont été les appuis d’une pauvre race abandonnée à ses seuls moyens et débordée d’étrangers avides, sur une terre immense dont les bornes étaient des océans qu’elle ne pouvait franchir. Et les eût-elle franchis, qu’elle se fut trouvée encore en terre étrangère. Seule, peut-être, la France pouvait lui tendre les bras ; mais cette France, dont l’image aimée et vénérée demeurait un espoir et une sauvegarde, était à ce moment en proie elle-même à ses convulsions politiques.

Ah ! non ! nos patriotes ne furent pas des insensés ; ils furent des hommes de dignité et de fierté, de vrais hommes, quoi ! Car, lorsqu’un homme, un homme dans tout le sens énergique du mot, n’a pas le courage de relever l’affront fait à sa dignité, ni de secouer la chaîne qu’on lui a mise injustement aux bras, cet homme n’est plus un homme, il est rangé à la catégorie des bêtes de somme !

Et pouvait-on encore traiter d’insensé ce jeune Français qui, par amour pour la liberté, par la noblesse et l’ardeur de son sang français, par la plus belle générosité, offrait de sacrifier son petit avoir, sa jeunesse heureuse, son avenir pour la défense des droits d’une nationalité dont il ne possédait ni le caractère ni la croyance religieuse ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Charles Hindelang avait conquis toute l’amitié de la famille Duvernay, et il avait trouvé là un foyer presque tout aussi doux que celui qu’il avait quitté en France. Il avait trouvé comme une mère en Mme Duvernay, un père en son mari, et, en Élisabeth… Dame ! notre héros n’avait pas vécu sous ce bon toit durant près de trois mois sans avoir été un peu le compagnon de la nièce de M. Duvernay.

En effet, Hindelang, après ses heures de travail, avait trouvé chaque jour une délicieuse compagne en Élisabeth. Naturellement, après la sympathie du premier moment, était venue l’estime, puis l’amitié, puis… l’amour !

Oui, Hindelang s’était fortement épris de cette petite Canadienne, fleur blonde et tendre qu’il avait caressée et savourée du regard. De son côté, Élisabeth était devenue follement amoureuse du beau et fier garçon, de ce cœur vaillant, énergique, noble et joyeux.

Car ces deux jeunesses s’étaient senti portées l’une vers l’autre dès le premier abord, toutes deux se ressemblaient sous plus d’un rapport par le cœur et l’esprit, toutes deux se voulaient l’une pour l’autre, et Hindelang, un jour, voulut fiancer la jeune fille.

Elle le voulut également.

Mais… il y avait entre eux un obstacle très grave : Hindelang n’était pas catholique ! C’était non seulement un obstacle grave, c’était un abîme infranchissable pour Élisabeth. Mais le jeune homme promit de jeter un pont sur l’abîme, mieux encore de combler cet abîme qui le séparait d’un bonheur inestimable.

Ce jour, fut donc un beau jour… il fut le plus beau jour de ces deux fiancés !

Mais un autre beau jour viendrait, le jour des épousailles ! Oui, mais allait-il venir ce jour-là ? N’importe ! Hindelang bâtissait de vastes projets qu’il tenterait de réaliser, après qu’il aurait en vainqueur parcouru des champs de bataille, et qu’il aurait rapporté à sa bonne Élisabeth un brevet de victoire !

Soit !

Mais quand fut venue l’heure du départ, de la séparation, l’heure d’aller tenter les hasards de la guerre, alors Élisabeth — heure terrible pour elle — oui, Élisabeth qui, jusqu’à cette heure, n’avait fait que joindre son ardeur à celle de son fiancé, qu’enflammer sa vaillance, qu’applaudir à ses projets de gloire, Élisabeth, à cette minute décisive, eut peur. Elle eut peur parce qu’elle aimait plus qu’elle n’avait pensé ! Elle dit à Hindelang dans une prière amoureuse :

— Non, Charles, n’y allez pas… demeurez avec mon oncle, avec nous !

— Votre oncle, Élisabeth, fit Hindelang avec surprise. Ne savez-vous donc pas que je vais prendre sa place ?

— Il me l’a dit, mais…

S’animant, Hindelang poursuivit :

— Ah ! bien oui, il voulait venir avec nous, faire lui aussi le coup de feu ; je n’ai pas voulu. Il a une famille qui a besoin de lui, il a ici des devoirs et des obligations qui l’attachent, tandis que moi je n’ai rien !

— Rien, vous ? Et votre mère ?

— Elle m’aime tant…

— Et moi, Charles ?

— Je vous aime tant ! répondit tendrement le jeune homme d’une voix caressante.

Hindelang frémit, fit taire les voix d’amour qui cherchaient à dominer les voix du devoir, et dit avec une résolution qui découragea presque la pauvre fille :

— C’est à cause de ces deux amours que je veux partir, que je partirai ! Ma mère, je la connais, me commanderait d’aller me battre. Et vous, Élisabeth…

— Vous ne me connaissez pas, moi ! fit-elle avec un sourire chagrin.

— Pardon ! je vous connais aussi bien que je connais ma mère : vous, Élisabeth, vous ne m’empêcherez pas d’aller faire mon devoir de Français !

— Votre devoir !

— Et d’aller vous conquérir quelque gloire, ma chérie !

— Mais je peux me passer facilement de gloire… C’est vous…

Hindelang l’interrompit avec une caresse de la main :

— Ah ! faites taire ces belles lèvres, je vous prie.

— Je vous les donne, si vous restez !

— Non, Élisabeth. Pourtant vous savez si je vous aime, oui je vous aime presque furieusement, et cependant je ne reste pas. Car, voyez-vous, pour me retenir ce n’est pas mon cœur qu’on garderait, c’est mon sang français qu’il faudrait m’extraire !

— Charles, vous me faites peur !

— Et mon sang, tout mon sang perdu, Élisabeth, je vous le dis, je partirais encore, parce qu’il me resterait mon âme française !

— Ah ! Charles ! Charles ! gémit la pauvre enfant, allez ! partez donc ! je ne vous retiendrai pas ! Mais souvenez-vous que je souffrirai beaucoup !

— Et moi, Élisabeth ? Ah ! non, ne parlez pas ainsi. Vivez heureuse en attendant mon retour !

— Vivre heureuse… avec la pensée sans cesse torturante qu’il peut vous arriver malheur ?

— Malheur ! sourit le jeune homme. Ne dites donc pas de choses funestes ! Tenez ! chère ange ! je suis si jeune, je me sens si jeune, j’ai tellement confiance en ma jeunesse, en l’existence, en l’avenir, que je suis sûr de revenir tout aussi fort et vigoureux que vous me voyez partir !

Élisabeth pleurait, et à travers ses larmes, elle put bégayer :

— Oh ! oui… vous reviendrez bien vite !

— Oui, je vous le promets, Élisabeth ! prononça tendrement le jeune homme. Et je vous promets de vous rapporter, tels que je les emporte aujourd’hui, mon cœur de soldat et de fiancé, mon âme de Français et… oui, je vous promets encore de vous rapporter les libertés conquises à votre Canada qu’il me tarde de voir et de fouler du pied !

À peine avait-il terminé ces dernières paroles, que M. Duvernay parut. D’une voix profonde et légèrement troublée il dit :

— Mon ami, vous venez de parler encore comme un vrai Français ! Je suis content.

Élisabeth, la poitrine déchirée de sanglots, courut se jeter dans les bras de son oncle en gémissant :

— Mon oncle, mon bon oncle, ne le laissez pas partir !

Elle s’évanouit dans les bras de M. Duvernay.

Pâle et tremblant Hindelang s’approcha, il se pencha sur le beau visage livide d’Élisabeth et la regarda longuement, ardemment avec des yeux qui voulaient pleurer. Puis il leva ses yeux sur M. Duvernay et murmura :

— Vous permettez, monsieur ?…

Duvernay comprit, de la tête il fit un signe d’assentiment.

Hindelang se pencha davantage et posa doucement, pieusement ses lèvres sur les lèvres closes de la jeune fille.

Il se redressa aussitôt, détourna la tête, et un sanglot brisa sa voix quand il dit :

— Pour la France, maintenant, et pour votre Canada, monsieur Duvernay !

— Et pour elle ! compléta Duvernay avec émotion.

Mais Hindelang s’était enfui pour ne pas laisser voir ses larmes.


Fin de la première partie.