Le patriote (Féron)/Le docteur Robert Nelson

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Éditions Édouard Garand (p. 32-37).

V

LE DOCTEUR ROBERT NELSON.


Après avoir retrouvé la route parcourue par les charrettes des Patriotes canadiens et après une marche longue et difficile, Hindelang et ses hommes aboutirent à un immense ravin sur lequel un pont rudimentaire avait été jeté. La nuit était venue. Sur le côté opposé de ce ravin, la lune éclairait un groupe de huttes construites de bois brut et à toits plats faits d’un mélange de terre argileuse et d’herbes.

C’est là qu’habitait le contrebandier, Noël Charron, que nous avons déjà nommé.

Lorsque Hindelang arriva au pont, des chiens à la chaîne jetèrent de sonores aboiements. De l’une des huttes la porte fut ouverte, et un homme, à barbe noire et inculte, apparut dans la vive clarté de la lune.

Il fit taire les chiens qui continuaient d’aboyer furieusement dans la direction du pont, et il aperçut un groupe d’hommes qui franchissaient déjà l’espace s’étendant entre le ravin et les constructions primitives. Il rentra vivement dans la hutte pour en ressortir l’instant d’après armé d’un fusil. Mais un autre personnage le suivait. Ce personnage aperçut tout à coup le visage vivement éclairé d’Hindelang. Il poussa un cri de joie, et s’élança à la rencontre du jeune homme en disant, la voix troublée :

— Ah ! mon jeune ami, je vous croyais perdu !

C’était M. Rochon.

Bientôt Simon Therrier survenait, serrait le jeune homme dans ses bras et l’entraînait, ainsi que ses compagnons, vers la hutte où tous entrèrent. Il y avait là, dans une pièce spacieuse grossièrement meublée, une trentaine d’hommes, aux faces rudes et ravagées, fumant autour d’un poêle immense qui ronflait gaiement et répandait une chaleur presque suffocante.

La première chose que fit M. Rochon, ce fut d’expliquer la rencontre de patrouilles anglaises par les deux dernières charrettes, la capture des deux charretiers et la perte de cette partie de la cargaison. Et il ajouta :

— Quand j’ai appris cet accident j’étais ici avec Simon Therrier, et nous nous disposions à retourner au navire avec les charrettes nécessaires pour ramener le reste de nos munitions. Mais bientôt l’un de ces gaillards vint nous avertir que les patrouilles se dirigeaient vers le lac. Alors j’ai redouté un malheur, tout en espérant que vous pourriez peut-être vous tirer d’affaire.

Hindelang se mit à rire.

— Nous nous sommes en effet tirés d’affaire, dit-il, mais non sans accident. Et montrant ses compagnons, dont l’un était blessé assez sérieusement : c’est tout ce qui reste de notre équipage.

Dans l’attente d’un récit sensationnel, tous les hommes venaient de se serrer autour de M. Rochon et d’Hindelang.

Et lui raconta l’aventure de l’American-Gentleman, notamment la chasse que leur avait faite le schooner, puis l’abordage, la lutte et enfin l’explosion.

Tous les regards braqués sur le jeune français exprimèrent la plus vive admiration.

Alors d’une pièce voisine un homme sortit, un homme qui attira de suite l’attention d’Hindelang par sa mise soignée, sa physionomie et sa démarche.

Devant lui tout le monde s’écarta respectueusement. Il s’approcha, souriant, près d’Hindelang et lui tapotant l’épaule familièrement dit :


Un officier anglais qui l’ajustait d’un pistolet, lui cria :« Rendez-vous ! »

— Mon ami, vous avez accompli une action qui vous honore et honore la France en même temps. Je suis le docteur Nelson et le chef des Patriotes canadiens, et je vous nomme de suite mon lieutenant. Je vous connais par ce que m’a dit M. Rochon, et je sais que je puis vous donner toute ma confiance et toute mon amitié.

— Monsieur, répondit Hindelang, vous m’honorez beaucoup, et je vous jure que vous ne vous repentirez pas de m’avoir accordé cette confiance et cette amitié. M. Rochon m’a également beaucoup parlé de vous et de votre noble frère qui, à Saint-Denis l’an dernier, s’est si vaillamment distingué. Je vous assure que je n’aurai jamais de plus grand plaisir que de me battre à vos côtés pour la cause canadienne.

Ce même soir, qui était un samedi, il y avait, chez Noël Charron une réunion des Patriotes canadiens qui habitaient à proximité de la frontière. Il en arriva jusqu’à onze heures, et, toute la nuit on délibéra sur les meilleurs plans à adopter pour l’entrée en campagne. Comme on savait qu’Hindelang possédait quelque expérience du métier des armes, on lui demanda ses avis. Puis il fut décidé qu’on entamerait les hostilités aux premiers jours de novembre.

Il est vrai que la perte de plus de la moitié de la cargaison de l’American-Gentleman avait beaucoup affecté Nelson et ses partisans, mais d’un autre côté, Noël Charron et sa bande de contrebandiers avaient pu faire passer la frontière à trois cents fusils et quelques munitions. On se consola donc un peu et l’on pensa qu’on se trouvait suffisamment armé pour commencer les hostilités. Nelson comptait beaucoup gagner une première victoire sur les troupes du gouvernement canadien et leur enlever armes, munitions et bagages. C’était peut-être trop escompter…

Le docteur Robert Nelson, d’origine anglaise et le frère du célèbre docteur Wolfred Nelson qui s’était si héroïquement battu pour les libertés canadiennes l’année d’avant, c’est-à-dire en 1837, avait également beaucoup de sympathies et d’amitié pour la race française du Canada. Riche, influent, d’un talent presque universel, il faisait partie de cette phalange distinguée d’anglais qui, en Bas-Canada à cette époque, revendiquaient avec leurs compatriotes de langue française l’exercice de droits politiques qu’on leur méconnaissait. En même temps que les Canadiens-français, ces Anglais — à qui nous ne pouvons que rendre nos plus sincères hommages — avaient élevé une voix sévère contre la clique des fonctionnaires et tous ceux-là qui à leur suite avaient été attirés par l’appât de quelques bonnes prébendes. Ces fonctionnaires et leurs dignes commensaux, jamais satisfaits des gros émoluments qu’on leur versait, essayaient par tous les moyens, et les moins honnêtes, de rendre plus souple et plus élastique, pour ne pas dire plus généreuse, la main qui avait accès au trésor public. Et encore ce trésor n’était-il nourri que des deniers durement amassés par les paysans canadiens que de lourds et injustes impôts leurs arrachaient au fur et à mesure. Or, les représentants élus de ces paysans n’avaient-ils pas le devoir et le droit d’exercer un contrôle sur l’administration de ces deniers de leurs compatriotes ? Voilà l’un des nombreux droits que leur refusaient les fonctionnaires. Ajoutons à cela la formidable bande de concussionnaires, d’agioteurs et de rongeurs de toutes les catégories, et nous avons déjà un aperçu suffisant des maux et des fardeaux intolérables qui s’appesantissaient sur le peuple.

Le docteur Robert Nelson voulait aller plus loin que d’ôter à la Bureaucratie et aux parasites qu’elle avait fait sans façon entrer dans notre maison canadienne, la gloire juteuse qu’elle savourait, il avait conçu le projet d’établir un système de gouvernement républicain pris sur le modèle du gouvernement américain. Non que Nelson, qui était anglais et fier de sa race, eût renié son origine et rougi du sang qui coulait dans ses veines ; mais il croyait que les deux races française et anglaise du Canada étaient destinées à ne former qu’une race canadienne ou tout au moins une nation qui, avec l’âge, n’aurait plus aucun rapprochement de caractère avec les nations de l’Europe. Or pour réussir à fonder cette nation canadienne, il fallait l’éloigner du contact et des influences des Anglais d’outre-Atlantique, et, pour ce faire, donner au Canada l’indépendance politique. Il prévoyait avec raison que le Canada ne pouvait rapidement grandir ni prospérer sous la tutelle d’une puissance, qui non seulement assurait à son commerce une source puissante de revenus, mais qui, le cas échéant, pourrait tirer jusqu’à la moelle de ses os. Et comme beaucoup d’Anglais il se demandait à quoi aurait servi à ces deux races d’être venues si loin pour ouvrir un foyer nouveau et fonder une patrie nouvelle, si, au moment d’atteindre le but espéré, elles allaient se voir mangées toutes vivantes par une multitude de pieuvres enragées ! Non ! il fallait que le Canada devînt un pays maître de ses destinées comme de ses libertés ! C’est à ce projet qu’il travailla et pour lequel il sacrifia tout : paix, bonheur, fortune.

Hélas ! si l’effort fut louable, nous savons aujourd’hui que l’entreprise rêvée par Nelson et les Patriotes Canadiens était trop considérable pour les moyens qui étaient à leur disposition. Mais eux-mêmes ne le savaient-ils pas ? Certes ; mais, comme tous les audacieux malheureusement, leurs grands projets se basaient sur des espoirs et des secours en hommes et en matériel de guerre promis par les Américains. Et, en effet, sans ces espoirs, sans ces secours promis, on aurait pu avec quelque raison traiter ces hommes ou d’insensés ou d’énergumènes.

Après les revers éprouvés en 1837, les ravages faits par les troupes anglaises, les douleurs toutes aiguës encore, les deuils encore drapés de noir, il apparaissait une folie de recommencer une expérience si désastreuse. L’amour du pays, la soif de libertés justes et raisonnables, et, peut-être, des défaites à venger étaient chez un peuple aimant la paix du foyer et le respect de ses biens si rudement acquis des stimulants trop irrésistibles. Ajoutons la voix chaude de quelques tribuns populaires, les grands gestes des harangueurs qui, à des promesses d’indépendance accolaient des visions de gloire et de prospérité phénoménale, ou bien étalaient des tableaux de souffrances et d’abjection atroces, et l’on comprendra que le peuple canadien avec en ses veines un sang vif et bouillant ne pouvait résister à l’entraînement. Et une fois le ressort pressé, il était trop tard pour arrêter le mouvement ! Qu’on eût clamé à ce peuple : Folie que tout cela ! Chimère que ces libertés !… Il ne se fût pas arrêté. Et ainsi poussé il pouvait en effet se ruer à toutes les folies.

Les chefs de ce mouvement avaient-ils conscience de leurs paroles brûlantes et de leur action hasardeuse ? Peut-être étaient-ils plus convaincus que ceux qu’ils entraînaient à leur suite de la justice de leur cause et de l’issue heureuse de l’entreprise. Or le docteur Nelson était l’un de ces chefs qui croyaient sincèrement au succès du mouvement insurrectionnel. Et Nelson y croyait si bien qu’il avait risqué tout ce qu’il possédait de meilleur dans l’existence d’un homme. Qu’on ait dit qu’il avait été poussé par un intérêt personnel, cela est possible, et les Canadiens ne sauraient lui en tenir compte. Quand un homme sacrifie tout ce qu’il possède pour une cause publique, il peut en attendre la récompense que le succès justifiera. Autrement la loi naturelle du travail et sa rémunération ne serait plus qu’une utopie. Il est vrai que sa conduite mystérieuse après la bataille d’Odelltown ait pu susciter certaines hypothèses plus ou moins plausibles sur sa sincérité, son courage ou sa vaillance. Mais rien n’a encore été tiré au clair, et tant qu’on aura pas prouvé authentiquement que Robert Nelson fut un traître, la race canadienne-française pourra sans arrière-pensée et sans hésitation honorer cet homme comme l’un de ses plus braves défenseurs.

C’était donc là le chef qu’Hindelang allait suivre jusqu’à la déroute finale, qu’il aurait suivi partout, même malgré ses fautes commises, par la gratitude profonde qu’avait fait naître en lui, étranger au pays, l’amitié spontané du docteur.

Le lendemain Simon Therrier et les marins de l’American-Gentleman reprenaient la route des États-Unis, et Nelson, Hindelang et M. Rochon se dirigeaient sur le village de Napierville où le docteur avait établi ses quartiers généraux. Mais M. Rochon allait, de là, gagner la ville de Montréal pour accomplir certaines missions que lui avait confiées M. Duvernay.

Le village de Napierville était à cette époque l’un des centres les plus importants du district de Montréal. Situés dans une région très fertile, à proximité des grands marchés et entourés d’une population agricole prospère, le village et ses alentours possédaient des hommes honorables et influents qui, par amour pour leur pays, étaient prêts à tout sacrifier.

Le docteur Nelson y fut reçu comme un chef sur qui reposaient tous les espoirs.

Hindelang suscita l’admiration, et ce jeune homme fier, enthousiaste mit une flamme nouvelle dans les cœurs ardents qui l’acclamaient. Il sut rappeler à propos que le sang de la France n’avait pas cessé de rougir les veines de cette nation naissante ; et il remerciait le ciel et le bénissait d’avoir conduit ses pas dans cette France nouvelle qu’il jurait de servir tant qu’un souffle de vie l’animerait.

On lui fit une ovation.

Toutefois, les démonstrations de joie et de patriotisme devaient immédiatement faire place au travail d’organisation.

Le plus grand mérite de Charles Hindelang fut peut-être d’avoir dressé en soldats des paysans, de les avoir dressés lorsque les circonstances semblaient s’être liguées pour faire obstacle de tous bois. Créer des soldats alors qu’on n’a pas d’armes à leur donner, alors que l’ennemi s’approchera bardé de fer et traînant la foudre est une tâche ardue. Un homme bien armé peut en face de vingt, de cent ennemis, se sentir une forteresse, même s’il ignore le maniement de ces armes de guerre. Mais jeté sur le champ de bataille et dans une mêlée furieuse sans l’outil nécessaire, cet homme est une nullité et une cible trop facile. Qu’il possède au plus haut degré les vertus militaires, s’il n’a pas l’acier et la poudre il ne compte pas.

Nos Patriotes avaient le courage et la bravoure, mais il leur manquait pour stimuler ces qualités morales l’arme matérielle. Néanmoins, Hindelang en fit des soldats… il en fit des soldats en quelques jours. Mais l’expérience des choses de la guerre leur manquait encore, de même qu’il leur manquait des chefs expérimentés, et ces deux besoins allaient leur faire répéter la malheureuse expérience de 1837. Malheureuse ? Non… c’est trop dire ! Il y eut du sang, des larmes, des deuils, des infamies commises contre notre race, toutes les horreurs de la guerre, soit. Mais n’empêche que les troubles qui ont causé ces calamités ont énormément influé sur les tactiques des ennemis du Canada français. Ces ennemis ont fini par saisir l’importance politique et économique des Canadiens-français, et ils ont compris encore l’utilité, sinon la nécessité, de les laisser vivre suivant leur caractère. Ils ont également compris que cette race-enfant deviendrait plus tard une race-homme ! Ces bandes timides et indécises de Patriotes pourraient plus tard être des armées formidables ! Plus tard ces paysans soumis qu’on avait vus supplier, puis gronder, puis rugir, pourraient devenir des maîtres, si l’on n’avait, dès l’heure, le tact de leur laisser la tranquillité qu’ils demandaient, si on ne leur cédait sur les points en litige ! Avec ces pensées la diplomatie britannique se fit plus sage, la lionne Albion rentra ses griffes à demi, le paysan canadien retrouva son allure paisible, et plus tard — aujourd’hui — le Canada Français se voyait doté des plus belles libertés ! C’est la conquête qu’ont faite nos Patriotes !

Peut-être aussi auraient-ils réussi la conquête de l’indépendance politique sans l’indécision des chefs ! Si l’un de ces chefs eût réussi une action d’éclat contre les troupes du gouvernement canadien, tout le pays se levait et se joignait aux bandes patriotes. Et cette action d’éclat se fût peut-être produite, sans la délation qui vint jouer un rôle infâme : il existait, hélas ! des traîtres parmi cette nationalité française qui, à l’heure suprême, n’aurait dû faire qu’une ! Oui, notre race, pas plus exempte que les autres, c’est vrai, connut ses Judas !

Quatre mille volontaires américains, avec armes et munitions de guerre en quantité, allaient donner la main aux Patriotes. Le souffle de la trahison passa sur la frontière et les Patriotes, qui attendaient ces secours si impatiemment, virent tout à coup s’élever une barrière entre ces généraux amis des États américains et eux. Qu’importe ! il ne fallait pas se rebuter aux premiers revers ! Il ne fallait pas non plus se décourager à cause du fait que le gouvernement canadien, aux premiers jours de novembre, ordonnait aux milices de Sorel et de Montréal de marcher contre les rebelles, et qu’il intimait aux réguliers de Kingston et de Toronto l’ordre de s’apprêter à partir pour le Bas-Canada. Il ne fallait pas reculer parce que Colborne réunissait quelques troupes aguerries et les dépêchait en toute hâte avec ordre de se poster entre la frontière et le camp insurgé de Napierville. Non, il ne fallait pas même avoir peur parce que ces troupes allaient camper près d’Odelltown et bloquer, par cette manœuvre, les secours américains.

Il n’y eut ni découragement ni peur, au contraire. En apprenant cette nouvelle, les Patriotes firent entendre ce rugissement :

— Nous débloquerons la frontière !

Ils étaient deux mille, mais deux mille n’ayant à se partager que cinq cents fusils dont un bon nombre n’étaient que de vieux mousquets d’une utilité problématique. N’importe ! il y avait des armes à la frontière, il y en avait même entre la frontière et le camp de Napierville, avaient affirmé des voix autorisées, et les deux mille Patriotes demandèrent qu’on les conduisit à cette frontière !

Nelson était absent.

Or, on demandait un chef… un chef de suite.

Des voix âpres hurlaient :

— Sus aux traîtres !

— Mort aux Anglais !

— Alors on vit un jeune homme grimper lestement sur le perron de la boutique d’un marchand. De là il dominait la foule frémissante.

Ce jeune homme, c’était Hindelang.

— Amis, dit-il d’une voix vibrante, frères canadiens, patriotes, vos clameurs sont entendues ! Vos voix ont résonné comme des rocs sonores ! Vos traits conservent l’énergie des grands guerriers de 1812 ! Vous n’avez pas traversé la Russie impériale, mais sous vos pas a tremblé le sol de la grande Amérique ! Cinq cents combats de géants ont fait frémir cette terre qui vous est si chère ! Vos victoires ont semé leurs échos glorieux jusqu’aux ciels de France, jusqu’aux brumes d’Angleterre ! Et ces beaux firmaments qui vous regardent avec envie ont souri d’orgueil ! Vous défendiez vos foyers et ne cessiez de repousser les envahisseurs ! Vous vous êtes conquis un patrimoine admirable, et vous le défendez contre qui veut le prendre ! C’est votre devoir et votre droit ! Vous voulez être des maîtres chez vous, c’est encore votre droit ! Et vous voulez des chefs, j’en suis un ! Si je suis de France, mon sang a la même couleur du vôtre ! Mon âme a l’ardeur de la vôtre ! Mon cœur a l’amour de votre cœur ! Eh bien ! allons à la frontière américaine ! Allons ouvrir la porte à ceux qui viennent nous tendre une main secourable et généreuse ! Allons disperser ce troupeau de casaques rouges qu’a rassemblées la trahison ! Frères, allons à Odelltovn !

Jamais foule humaine ne fut plus électrisée.

Des milliers de bras se tendirent vers ce jeune homme qui parlait avec une si belle fierté et une si grande assurance. Ah ! il était de France ?… C’est vrai : on le reconnaissait bien ! Oui, oui, c’était bien un fils de la France… un vrai ! Ce n’était pas un démolisseur, celui-là ! Celui-là, c’était un bâtisseur ! Avec ce Canada français ce jeune homme eût fait un empire !

On le saisit, on l’enleva, on le haussa aux cieux, et vers le presbytère on le porta en triomphe. Car on voulait sans retard faire bénir les armes de la cause sainte. Les armes ?… Mais on n’en avait pas ! Sur deux mille hommes, quatre à cinq cents seulement étaient armés ! Armés ?… et de quelles armes encore ! N’importe ! Avec ce jeune homme pour les commander, avec ce fils de la France à la parole d’airain, aux regards d’acier, au geste foudroyant, est-ce qu’on avait besoin d’armes ?… Allons donc ! Qu’il nous conduise, on verra bien ! À son apparition, à la nôtre, les tuniques rouges prendront la fuite !…

Et on allait partir.

Robert Nelson parut.

On l’écouta. Il venait d’inspecter des postes de Patriotes. Tout allait bien. Et puis on aurait des armes avant d’atteindre la frontière, il en avait l’assurance. Puis, à son tour, il écouta la voix de plus en plus grondante de ces deux mille hommes qui demandaient à partir immédiatement. On lui rapporta la harangue du jeune Français. Il courut embrasser Hindelang.

— Amis patriotes, vous avez raison, s’écria-t-il, nous partirons ! Oui, il faut marcher, marcher de suite ! Formez les rangs !

Et les rangs se mirent à grossir, car il arrivait des recrues de tous côtés. On n’avait qu’à mentionner ou à montrer du doigt le fils de la France, de suite on se plaçait à la file. Et la nouvelle armée dépassait le nombre de deux mille.

Alors on la divisa en trois bandes : la première commandée par Nelson, la deuxième par Hindelang et la troisième par un Canadien, le major Hébert.

Il y avait là sept cents paysans armés seulement de fourches, de haches, de faux… C’était simple et c’était beau !