Le pays, le parti et le grand homme/Argument

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Castor
Gilbert Martin, éditeur (p. 50-54).


ARGUMENT.


I


Reprenons donc notre sérieux, et raisonnons un peu :

S’il est vrai que toutes ces facéties de nos seigneurs et maîtres soient de nature à provoquer un instant notre bonne humour, nous ne pouvons oublier longtemps qu’il y a, dans les derniers incidents politiques, un côté très sérieux.

Ce n’est pas précisément, ce nous semble, pour jouer la comédie qu’a été formé le parti conservateur. Lafontaine, Morin, Parent, Taché, Cartier, etc., étaient bien autre chose que des saltimbanques politiques ! et c’est ailleurs que dans Robert Macaire et Jérôme Paturôt, ailleurs évidemment que chez Offenbach qu’il faut aller s’inspirer pour continuer leur œuvre.


II


« À la bonne heure ! » répliqueront la Minerve et le Monde ; mais il faut de la discipline. Nulle politique constitutionnelle n’est possible sans l’obéissance aux chefs. Et notre chef local, c’était M. Chapleau. Il fallait donc lui obéir, même lorsqu’il nous imposait la livraison du chemin de fer à Senécal & Cie. »

S’il y a une grande et noble chose que l’on appelle discipline de parti ; s’il y a un patriotique devoir qui consiste à se soumettre à cette discipline, en autant qu’il est nécessaire de le faire pour assurer le bon gouvernement de son pays, il ne faut pas se méprendre au point d’appeler discipline de parti ce qui n’est qu’une lâche trahison des intérêts nationaux, pas plus que ce qui n’est qu’une conspiration ourdie pour s’emparer du bien public au profit d’une clique ou même d’un parti politique quelconque.

Le général d’armée qui, pour sauver sa patrie, maintient au prix même du sang, cette discipline inflexible, nécessaire pour tenir tous ses soldats inébranlables sous le feu de l’ennemi, est un héros.

Le chef de flibustiers qui exerce sur ses complices cet empire tyrannique au moyen duquel il les maintiendra sous son commandement et leur fera accomplir des prodiges d’audace, n’en est pas moins un brigand.

Que le premier condamne à mort, même par centaines, les déserteurs, les lâches ou les traîtres ; qu’il les fasse fusiller sous ses yeux avec une implacable sévérité : tout le monde dira en frémissant de terreur : « c’est un brave ! »

Mais que le second veuille laver dans le sang la défection de ses compagnons, et tout ce qu’il y a d’honnête dans le cœur humain se révoltera pour lui lancer à la figure le titre de barbare et d’assassin ! La discipline ! elle a des droits sacrés, lorsque le pouvoir qui ordonne est légitime, s’exerce dans les limites de ses attributions, commande suivant les lois de la justice, poursuit un but honnête et se met au service d’une bonne cause.

C’est pour cela que tant d’hommes illustres ont conquis l’admiration de leurs semblables en se faisant les esclaves de la discipline. Mais c’est aussi pour cela que les plus grands hommes d’État n’ont pas hésité à abandonner leur parti, à combattre même avec énergie leurs chefs politiques, lorsque l’intérêt public ou les droits de la justice l’exigeaient.


III


Il est évident que le partisan politique, le député surtout, doit conserver, dans l’accomplissement de ses devoirs publics, une indépendance parfaite et la plénitude du libre exercice de son jugement. Ses fonctions, surtout celles d’un membre du Parlement, participent plutôt de la nature de celles d’un confrère juge sur le banc que de celles d’un soldat sur le champ de bataille. S’il n’en est pas ainsi, le gouvernement constitutionnel perd son caractère et devient, un gouvernement despotique. Or, il est assez indifférent que le despotisme soit, exercé par un homme qui s’appelle Empereur ou par un individu qui prend le titre de Premier ministre : dès que l’arbitraire tyrannique est exercé aux dépens de la justice, c’est du despotisme. Au lieu d’un ministre responsable, l’on n’a plus, à la tête du pays, qu’un despote qui exerce arbitrairement le gouvernement personnel, c’est-à-dire une dictature aussi intolérable que celle reprochée aux tyrans de l’antiquité.

L’on peut donc dire que la discipline politique est plus de conseil que de précepte, car il est à peu prés impossible de préciser les limites dans lesquelles doivent s’exercer le commandement et se pratiquer l’obéissance.

Le gouvernement constitutionnel est, pratiquement, le gouvernement des partis. L’expérience a démontré que nul gouvernement ne peut administrer les affaires d’un État, avec avantage pour le public, sans qu’il puisse raisonnablement compter sur une majorité qui lui assure l’existence, et le vote nécessaire, pour faire passer dans la législature, et exécuter dans l’administration, les mesures et les réformes nécessaires à la prospérité du pays.

Mais ce support d’une majorité raisonnable, un gouvernement doit se l’assurer non par l’exercice d’un commandement autocratique, mais par la sagesse et la prudence d’une administration paternelle. Il doit moins commander que persuader.

Il faut une certaine discipline, pour défendre les gouvernements contre les caprices des individus et les exigences ou les combinaisons de l’intérêt privé ; mais nullement pour asservir les esprits, gêner la liberté de délibération, entraver l’exercice du jugement de chacun, encore moins pour imposer des mesures iniques, et faire sanctionner des concussions ou des injustices. Bannie soit à jamais toute autorité des chefs qui tendrait à opprimer les consciences et étouffer les convictions !

L’emploi du patronage, et des mille moyens que le pouvoir met entre les mains d’un ministère, n’est légitime qu’à la condition d’être exercé suivant les lois de la justice et dans l’intérêt du pays.

Priver, par exemple, la nation des services de l’homme le plus compétent à remplir une fonction publique, et cela dans le but d’exercer une vengeance, de gagner l’adhésion d’un ou de plusieurs députés, de satisfaire l’ambition personnelle d’un ami, de faire triompher les combinaisons d’une clique, c’est un quadruple crime :

1° C’est un crime contre la nation, puisqu’on la prive de services importants, quelquefois essentiels au salut public ;

2° C’est un crime contre la conscience, que l’on démoralise en l’achetant ;

3° C’est un crime contre la morale, que l’on ruine par le spectacle scandaleux de l’intrigue victorieuse et de l’incapacité triomphante ;

4° C’est un crime contre la justice : c’est priver d’émoluments qui lui appartiennent naturellement, un homme qui a sacrifié toute une vie d’abnégation, de labeurs, à acquérir les hautes qualifications nécessaires pour bien servir son pays. C’est lui voler son bien.

Il ne suffit donc pas seulement, pour obliger des citoyens, encore moins tout un parti politique, à suivre un chef quelconque ou une direction quelconque, de crier : Discipline ! obéissance ! fidélité au parti !

Non ! il y a des principes plus forts que ces mots retentissants ; des devoirs liant plus étroitement les hommes politiques à la cause du droit et de la justice que certains liens éphémères ne les lient aux intérêts d’un parti, une autorité supérieure à celle des chefs de parti les plus universellement acclamés, supérieure par conséquent à l’autorité de certains chefs d’occasion, qui ne sont que des soldats de fortune.


IV


PARCE QUE ? OU QUOIQUE ?


Ce droit au commandement absolu, même arbitraire, M. Chapleau, dira la Minerve, l’a acquis par droit de conquête. N’est-ce pas lui qui a remporté les élections de décembre 1881, cette victoire sans précédent, qui a pulvérisé le parti libéral et assuré aux conservateurs au moins cinquante comtés sur soixante-cinq ?

Eh bien non ! M. Chapleau ne nous a pas ainsi conquis. Lui attribuer tout le mérite de cette grande victoire est l’une de ces exagérations ridicules que les organes ont mises à l’ordre du jour, dès qu’il s’agit de M. Chapleau. M. Chapleau a, depuis vingt-cinq ans, pris une très large part au travail des élections en général et aux luttes oratoires en particulier : nous nous plaisons à le reconnaître ; il dispose d’une grande puissance d’élocution et sa parole produit sur les foules un effet considérable : nous le concédons volontiers, et nous lui en donnons ample crédit. Rappelons de suite qu’il en a été payé au centuple pour le moins, soit par le patronage qu’il a reçu, soit au moyen de positions importantes données tant à lui qu’à toute sa famille, soit enfin par la réputation presque féerique et le piédestal grandiose que, en retour, les organes du parti lui ont édifiés.

Il a péroré dans les élections :

A-t-il fait plus, dans ce sens que le célèbre Charles Thibault ? Ce dernier ne peut-il pas comparer avec avantage, tant sous le rapport de l’effet magique sur les foules que sous le rapport des résultats produits, ses campagnes électorales avec celles de M. Chapleau ? Et de plus, combien d’exploits accomplis par Thibault, dans des circonstances où Chapleau eût échoué ! Combien de campagnes difficiles entreprises par Thibault où Chapleau ne se serait pas risqué !

M. Chapleau paraît s’être multiplié pour adresser la parole sur presque tous les points de la province. S’y rendait-il pour faire des luttes difficiles et profitables ? Ne faisait-il pas plutôt, de toutes ces pérégrinations, un moyen d’augmenter son prestige personnel, de cueillir des lauriers, de remporter de faciles triomphes, de moissonner là où d’autres avaient, des mois et des années durant, laborieusement semé ?

La province de Québec, qui commençait déjà à déplorer amèrement les tendances funestes de M. Chapleau vers le libéralisme, a donné partout d’écrasantes majorités conservatrices. Est-ce parce que Chapleau était son chef politique ?

N’est-ce pas plutôt quoiqu’il fût placé à la tête de son gouvernement local ?

Voyez les élections générales de juin dernier : le même triomphe conservateur ne s’est-il pas produit partout ?

Et pourtant, M. Chapleau n’y a pris aucune part quelconque. Loin de là. On l’a prié partout, de même que la clique, de se cacher, de tâcher de se faire oublier. Et dans les seuls endroits où cette influence néfaste s’est exercée publiquement, comme à Joliotte par exemple, les candidats les plus populaires et les mieux qualifiés ont essuyé de sanglantes défaites.