Le pays, le parti et le grand homme/Les droits de Montréal

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Castor
Gilbert Martin, éditeur (p. 57-60).


LES DROITS DE MONTRÉAL.


I


Revenons au remaniement de novembre 1880.

Le résultat le plus immédiat et le plus tangible de toutes les manigances de M. Chapleau, ce fut un profit net pour lui de quatre à cinq mille piastres par année, c’est vrai, mais aussi la porte, pour la région de Montréal, de l’un de ses représentants dans le Cabinet fédéral.

Or, admirons en passant comment ces messieurs savent toujours sacrifier les intérêts publics qu’ils ont le plus spécialement pour mission de représenter : Aux élections de 1878, la région de Montréal avait donné au moins les quatre cinquièmes des députes conservateurs de la Province ; c’est à peine si la région de Québec avait contribué pour un cinquième à former notre majorité conservatrice.

Or, il fut mis à la disposition de l’élément français catholique de notre Province, cinq emplois supérieurs, sources importantes d’influence et de patronage — savoir : trois portefeuilles de ministres, la charge de Lieutenant-Gouverneur et celle d’Orateur de la Chambre des Communes.

Québec ne pouvait avoir de prétexte de réclamer plus que sa part, puisque toujours elle avait eu la part du lion dans les hauts emplois. Voyez plutôt : à la formation du Cabinet Joly, on prit quatre ministres dans Québec même : MM. Joly, Ross, Langelier et Chauveau ; un cinquième à St-Hyacinthe, M. Bachand, un sixième à St-Jean, M. Marchand. Le seul ministre sans portefeuille et par conséquent sans patronage, le fameux M. Starnos, échut à Montréal.

Quand on forma la Cour Suprême, on prit à Québec MM. Fournier et Taschereau aîné, les deux seuls juges appartenant à notre Province ; quand il s’agit de remplacer M. Taschereau aîné, on prit encore son successeur à Québec, M. Taschereau neveu. On choisit également à Québec M. Letellier, le troisième de nos lieutenants-gouverneurs et M. Cauchon lieutenant-gouverneur du Manitoba.

Les libéraux excusaient ce chauvinisme révoltant par le fait que Québec était le château fort des libéraux, le siège de leur parti.

Par contre, Montréal étant le château fort conservateur, qu’avait-on toujours fait ?

Les deux lieutenants-gouverneurs nommés depuis la confédération par les conservateurs, Messieurs Belleau et Caron étaient tous deux de Québec.

Maintenant, si l’on prend les chefs de bureaux ou députés ministres à Ottawa, l’on verra que la province de Québec en avait sept sur quinze. Or, où ces sept chefs de bureau et députés ministres avaient-ils été pris ? Messieurs Lemoine, Greffier du Sénat, Taché, député ministre de l’Agriculture et des Statistiques, Baillargé, député ministre des Travaux Publics, Panet, député ministre de la Milice, Edouard Langevin, sous-secrétaire d’Etat, Côté, secrétaire du Conseil Privé[1], avaient tous été pris à Québec.

Depuis, M. Lemoine, greffier du Sénat, a été mis à la retraite. Eh bien ! il est encore remplacé par un Québecquois, M. Edouard Langevin !

Seul, M. Trudeau, député ministre des Chemins de fer et Canaux, est né à Montréal, mais depuis au delà de trente ans, il résidait à Québec.

Nous pourrions continuer indéfiniment cette intéressante statistique. Québec n’avait, donc pas été négligée. Or, dans la distribution des cinq hauts emplois dévolus aux conservateurs de la Province, n’était-il pas équitable que la région de Montréal, ayant élu les quatre cinquièmes des députés conservateurs, eût quatre de ces cinq emplois ? Évidemment ! Cependant Québec eut de nouveau :

1o Le Lieutenant-Gouverneur Robitaille,

2o L’Orateur de la Chambre des Communes Blanchot.

3o M. Langevin, Ministre des Travaux Publics.

La région de Montréal eut deux de ces fonctionnaires au lieu de quatre qui lui appartenaient : Messieurs Masson et Baby.


II


Or, nos grands hommes de Montréal n’eurent pas même assez d’esprit de justice pour conserver à leur section du pays la maigre proportion qui lui était échue dans le partage.

M. Chapleau, qui faisait éliminer M. Baby et se donnait, des droits exclusifs à la succession de M. Masson, n’eut que la force ou la volonté de se ménager un de ces sièges. L’autre passa à M. Caron, malgré que huit Montréalais au moins y eussent plus de titres que lui. Personne, en effet, ne niera que MM. Lanthior, Bellerose, de Boucherville, Trudel, Girouard, Desjardins, Ouimet et Coursol n’eussent plus de droits et des qualifications supérieures à ceux de M. Caron, et que trois d’entre eux, savoir, ceux appartenant, au sénat, eussent fait triompher, par leur entrée dans le gouvernement, le principe de la représentation française au sénat et celui de l’égalité d’influence de notre province dans cette Chambre.

Quant à ne pas prendre dans notre région, il y avait encore MM. Fortin, Royal et plusieurs autres qui, tout en étant plus acceptables à Montréal, eussent servi davantage l’intérêt public.

Or, on vit bien MM. Chapleau et Mousseau faire avec ardeur la chasse aux portefeuilles pour leur compte personnel. Les vit-on s’occuper un moment de ces questions des droits de la région de Montréal ou de ceux de leur nationalité au sénat ? Pas le moins du monde ! M. Chapleau se dit sans doute que lorsque Montréal serait réduite à la dernière pénurie en fait d’influence, de patronage et de participation dans la division des hauts emplois, on l’accueillerait, lui, comme un sauveur, on apprécierait à l’instar d’un travail de géant l’œuvre d’obtenir un peu de justice pour Montréal, et que dans tous les cas, son entrée au ministère fédéral ne pourrait être entravée par les prétentions exorbitantes de certains Québecquois. Québec, rassasiée, grisée de haut patronage, ayant ses deux ministres, son orateur des communes, son Lieutenant-Gouverneur, ne pourrait soulever la moindre objection lorsqu’il plairait à M. Chapleau d’aller à Ottawa.

Toujours le même système : son intérêt personnel primant l’intérêt public.


III


Par quel tour de force MM. Langevin et Caron réussirent-ils à frustrer ainsi Montréal ? On a peine à le comprendre, malgré les défaillances que nous venons de signaler. Ils n’ont jamais eu l’outrecuidance de prétendre qu’il avait fallu aller chercher à Québec pour y trouver des intelligences et des capacités supérieures.

Que Messieurs Langevin et Blanchet eussent prétendu, sinon à la supériorité du talent, du moins à la priorité, en vertu de l’âge et de l’expérience, passe encore !

Mais MM. Robitaille et Caron choisis à Québec, parce que l’on n’aurait pu trouver leurs égaux à Montréal ! ! !…

Une telle assertion eût été reçue, d’un bout à l’autre du pays, par un tel éclat de rire, que même des gens qui d’habitude osent tout, n’ont pas osé la faire.

Qui l’eût cru ! ce fut avec un petit bout d’argument aussi faux que maladroit, que M. Caron réussit à faire accepter son entrée dans le cabinet.

« M. Langevin, disait-il, étant élu pour les Trois-Rivières, Québec se trouve privée d’un représentant dans le cabinet fédéral ! »

Or, les gens de Montréal eussent pu rétorquer, après la retraite de MM. Masson et Baby :

« Mousseau étant élu à Bagot, dans le district de St-Hyacinthe, Montréal n’est nullement représenté dans le cabinet. » Eh bien ! ce fut avec des droits aussi évidents à quatre sur cinq des hauts fonctionnaires fédéraux, que Montréal fut privée de trois de ces fonctionnaires et de tout le patronage qu’ils distribuent ! et cela grâce aux manœuvres égoïstes de M. Chapleau.


IV


Là ne se bornèrent pas ses prétentions : M. Chapleau réussit à faire entrer M. Mousseau dans le cabinet fédéral avec la condition qu’il en sortirait lorsque M. Chapleau serait disposé à y entrer.

Ce n’est pas tout : il y a beaucoup à présumer que si la fameuse nomination du septième juge à Montréal, a été retardée près de deux ans après que la loi pourvoyant à cette nomination eut été adoptée d’urgence, lorsque le besoin de ce juge était si grand, lorsque le barreau et les justiciables faisaient entendre de si pressantes réclamations, c’était afin de tenir cette place à la disposition de M. Chapleau et pour faciliter les combinaisons faites à son bénéfice personnel.

  1. Les huit autres chefs de bureaux étaient ceux : 1° de l’Intérieur ; 2° des Douanes ; 3° du Revenu ; 4° des postes ; 5° de l’Auditeur Général ; 6° de la Marine et des Pêcheries ; 7° de la Justice ; 8° du Secrétariat des Communes.