Le pays, le parti et le grand homme/Récitatif

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Castor
Gilbert Martin, éditeur (p. 8-27).

RÉCITATIF.


I


Il y a quatre ans…

Il y a quatre ans ! notre homme était déjà en pleine éclosion, plus qu’à mi-chemin sur la route d’Ottawa !

Il faut donc remonter plus haut.

Nous pourrions raconter que dés le berceau on l’endormait souvent au chant populaire de :

« Byton, c’est une jolie place, etc., etc., etc. »

Mais ce serait empiéter sur le domaine du panégyriste et transporter dans la politique des faits qui n’appartiennent qu’à l’histoire.

Bornons-nous donc à la période de sa vie publique proprement dite.


II


Il y a vingt ans donc, M. Chapleau montait sur les tréteaux de la politique. Grâce à la souplesse de son caractère et à son talent de beau diseur, les succès ne se firent pas attendre. Sa bonne étoile le conduisit de suite dans de gras pâturages : il ne travailla guère, d’abord, que pour des ministres ou des millionnaires. Ayant aidé notablement l’entrée en parlement de certains hommes dont le principal titre à la confiance du pays était d’être tout cousus d’or, il en fit habilement ses obligés.

Ce fut le commencement de sa fortune.

Dès le début, la politique le pensionna, fournit abondamment sa garde-robe, même enfla joliment son pocket-money.

Encore saturé de l’enseignement collégial, il ne parlait alors que principes et agissait assez comme il parlait. C’était un conservateur catholique convaincu.

Mais une fortune trop hâtive, sans lui tourner tout à fait la tête, lui troubla le cœur.

« Pourquoi m’attarderais-je à porter le poids du jour, comme le plus prosaïque des stagiaires, » se serait-il dit ? « La politique donne ! Au diable la procédure ! et que je me la coule douce ! »

Il avait assez raison. Passer sa vie à lutter en cour de police contre l’influence monopolisatrice de son compétiteur M. Euclide Roy, ce n’était pas gai !

Il faut bien l’avouer : il se rigola un tout petit peu.

Or « se la couler douce », ce n’est pas en harmonie, avec l’étude des problèmes sociaux. Faire sa carrière par un travail ardu ; monter patiemment, chargé du lourd fardeau des devoirs du citoyen, les sentiers abrupts de la vie, ce n’est guère compatible avec le rigolage.

Il conçut donc l’idée d’arriver au pinacle avant son tour, sans emboîter le pas à la suite de ses aînés, et surtout sans se laisser attarder dans les sentiers étroits et épineux de la vérité. Faisant des lors bonne fricassée des principes, bousculant, ses voisins, sautant même par-dessus la tête de ses chefs, il ne sut plus s’arrêter.

Les voisins, bons enfants pour la plupart, subirent sans se fâcher le contact de ses coudes anguleux. Les chefs grognèrent bien un peu au passage, mais en somme, ils furent d’une indulgence extrême.

Le clergé, lui, qui tient aux principes et qui n’aime pas la rigole, fit mine de réclamer : « Puisque c’est un conservateur catholique, disait-il naïvement, pourquoi n’admet-il pas tout simplement le Syllabus et ne cesse-t-il pas de regarder de travers les Jésuites et les Frères ignorantins ?

« Sans doute, un homme n’est pas un ange, et personne ne peut être forcé de devenir tertiaire, congréganiste, ni même membre du Cercle Catholique ! Mais encore faut-il soigner un peu son entourage et ses relations intimes. Il y a une marge assez large entre le Cercle Littéraire et le Club St-Jean-Baptiste. De ce que la pension du père Jos. B… soit trop austère, il ne s’en suit pas qu’il faille aller à l’hôtel de France.

« D’un autre côté, quand nos premiers parents établirent l’usage de la feuille de vigne, ils ne faisaient pas seulement qu’inaugurer une nouvelle mode de crinoline ou de jupon ; ils proclamaient une loi générale s’appliquant à tout un ordre de choses dans la vie. C’était plus qu’une règle de morale disant à leurs arrière-neveux derrière quel voile épais il convient de cacher certaines faiblesses de notre pauvre humanité ; c’était encore une prescription de haute convenance sociale, leur enseignant à ménager même les susceptibilités et les délicatesses excessives des timorés et des prudes. »

Dès qu’il s’agit du Grand Homme, je ne saurais prétendre que le clergé avait raison. Je me contente de plaider en sa faveur les circonstances atténuantes : il n’eut peut-être pas tout à fait tort.


III


De fait, malgré ses escapades et ses niches au clergé, c’est avant tout et par-dessus tout au clergé que M. Chapleau doit son rapide avancement politique. Témoin, ce gros abbé taillé à la Samson, qui, sans calculer le poids homérique de son homme, entreprit de le porter sur ses épaules jusqu’au fin faîte du pouvoir.

Protégé par les curès, par certains collèges, même par les frères ignorantins, M. Chapleau put, à son aise se ficher de ses électeurs durant trois ans, neuf mois et soixante et quinze jours par parlement, sauf ensuite, une bonne quinzaine, à faire la révérence et à débiter du Scarini. Grâce à cet aide et à ce procédé, il ne connut guère autre chose que des élections par acclamation.

Je reviens au Clergé :

M. Chapleau ne faiblit pas un instant devant ces ultramontains de citoyons à calotte, plus catholiques que le Pape. Il allait oublier leurs pruderies dans un bon dîner à la maison Dorée ou chez Victor.

« Je suis à prendre ou à laisser tel que je suis, » répétait-il souvent. Si la doctrine de ces Jésuites d’ultramontains n’est pas en accord parfait avec mes faits et dires, c’est la doctrine qui a tort. Tant pis pour elle ! On m’acceptera avec ce que je dis, ce que je fais, ce que je pense ; tout cela sera proclamé être le beau, le bon, le bien ; cela formera le code conservateur. Avec tout cela je serai proclamé chef et comme tel donné en exemple à la jeune génération qui pousse. Sinon, je « passe à gauche », et la religion s’arrangera comme elle pourra !

Ce fut là, d’ailleurs, le caractère permanent de son attitude générale, en matières politiques comme en matières catholiques et sociales. Que lui importe ce que pensent, disent et veulent les écoles catholiques du monde entier ? D’abord, il ne saura jamais un traître mot de tout cela ; ensuite, lui c’est lui ! et c’est son verbe à lui qui est sa doctrine.

Il y a dans cet homme de l’Achille et de l’Ajax. L’autre jour même, le Quotidien et le Monde se trouvèrent d’accord à dire qu’il y avait du César — et à très forte dose ! — dans M. Chapleau. Il y a longtemps que la Minerve nous a appris que, comme Napoléon, il avait son étoile. Et lui-même, n’annonçait-il pas l’autre jour, à notre continent étonné, qu’il avait sa doctrine Munroe, mais qu’il battait Munroe d’un grand bout !

Et, de fait, elle ne faisait pas pitié sa doctrine Munroe ! Le bon apôtre avait modestement pigé çà et là dans les Évangélistes de quoi faire une jolie tirade. “ Voilà MA doctrine, s’écriait-il ; elle vaut bien celle de Munroe ! »

Il avait, à la façon de Fréchette, inventé une doctrine en collaboration avec les Évangélistes. Ces derniers même, plus humbles que lui, ne font que relater la doctrine de leur Divin Maître. Et c’est cet enseignement que M. Chapleau, lui, appelle modestement : « ma doctrine. »

Ainsi, malgré son dédain pour les ultramontains et ceux qui étudient laborieusement la doctrine, il ne dédaigne pas cependant de s’approprier, de fois à autre, une partie de cette doctrine catholique lorsque l’occasion lui est favorable.

On se rappelle l’avoir vu ainsi, à Ste-Thérèse, pour faire pièce au Nouveau-Monde, prononcer, sur la question des rapports de l’Église et de l’État, un discours qui n’était qu’une page du canoniste Scarini soigneusement apprise par cœur pour la circonstance.

Certains voyageurs canadiens qui ont visité l’Australie, dans les premiers temps de l’exploitation de ses mines d’or, rapportent, que les indigènes, y vivant d’ordinaire entièrement nus, se présentaient souvent à eux affublés d’une partie quelconque de vêtements dérobés aux Européens. C’est ainsi, par exemple, qu’un jour on voyait passer un indien chaussé d’une magnifique paire de bottes à la napoléon, mais ayant le reste du corps entièrement nu. Un autre n’avait qu’un magnifique chapeau de castor tout flambant neuf. Un troisième se pavanait orgueilleusement ou avec un gilet, ou des bas, ou une cravate blanche, ou une paire de gants !

M. Chapleau, coiffé du bonnet de Scarini ou affublé d’une épitre de St Paul aux Romains, dans laquelle il taille sa doctrine Munroe, ne vous fait-il pas un peu le méme effet ?


IV


Si, de temps à autre, M. Chapleau se réconcilie ainsi avec la doctrine, il ne pardonne pas souvent à ceux qui ont fait de la doctrine l’occupation et la pratique régulière de leur vie.

Avec cette spirituelle pointe d’ironie qui le distingue, il les appelle finement : « Mgr Bourget », nom générique qui pour lui résume la gente ultramontaine qu’il poursuit de son aversion. Il se sent contre ceux-là une antipathie, voire même une haine invincible. Voyez avec quel acharnement il les persécute, avec quelle rigueur inexorable il leur ferme partout et toujours toute avenue aux succès et à toute part, quelque modeste qu’elle soit, à tout avantage. À moins, toutefois, que l’ultramontain, consentant à devenir l’un des artisans de sa gloire ou de sa fortune, ne fasse alliance avec la clique, tripote un peu avec Dansereau, abdique sa dignité personnelle et devienne le très humble serviteur de ces messieurs : alors, une petite trahison, une simple lâcheté rachète bien des actes d’ultramontanisme !

Non pas que l’hostilité de M. Chapleau pour les ultramontains procède de principes raisonnés, adverses à cette école : il les liait d’abord par instinct, ensuite à cause de son ignorance absolue de toutes les questions religieuses et sociales, enfin et surtout, parce qu’il n’en est pas. Ses goûts bohèmes et ses tendances boulevardières l’ont éloigné des ultramontains qui, de leur côté, n’ont pas songé à lui faire une douce violence et à lui ouvrir leurs portes à la façon dont on reçoit les héros.

Il n’en est pas : Donc, il faut empêcher que le vent de la fortune politique ne souffle de ce côté. Comme tout doit converger vers lui et servir à son avancement personnel, il est hostile a tout ce qui ne concourt pas à ce résultat.

Certains hauts personnages ont cru faire une conquête on s’attachant M. Chapleau. Ils croient, avoir gagné son adhésion absolue à leurs doctrines. C’est une illusion. Ce n’est pas l’amour pour leurs principes, c’est son intérêt d’abord, puis un sentiment de haine contre leurs adversaires qui l’ont jeté dans leurs bras.


V


M. Chapleau est un enfant gâté qui non seulement veut dominer le jeu, mais qui l’absorbe. Il est le moi incarné. Lui est tout, et tout est lui. Tout doit tendre à ce qui est lui : servir sa volonté, son orgueil, son plaisir.

Tant mieux pour les autres si ça les amuse : tant pis si ça les ennuie.

Tyran en herbe, il accapare tous les joujoux, commence le jeu qu’il veut, quand il le veut et où il le veut. Puis, sans égard à aucune règle, il met fin à la partie quand ça lui plaît. Il exclut du jeu qui il veut ou admet qui il veut, choye celui-ci, persécute celui-là, suivant son caprice.

Il sera bon enfant à ses heures, et vis-à-vis certains camarades, leur livrera tout son biblot, mais à la condition qu’ils proclament sa bienveillance, qu’ils reconnaissent que c’est lui qui les fait jouer. Puis, au moment le plus inattendu, il reprendra tous les joujoux, les changera, bouleversera tous les jeux, obligera ses compagnons à changer d’amusements contre leur désir.

Voilà comment il agit avec ses favoris. Mais vis-à-vis les autres, il sera inexorable et il les poursuivra d’une haine constante, les exclura de tout amusement à perpétuité.

D’un autre côté, voyez-le à table : Ce n’est pas, diront ses intimes, qu’il soit gourmand outre mesure, pourvu que lui et lui seul ait en mains le pot aux confitures. Il n’en mangera pas plus qu’à sa faim ; mais il n’en donnera qu’à ceux qui ont trouvé grâce auprès de lui. Ceux-là, il les gorge à gogo, leur en barbouille les joues jusqu’aux oreilles, leur en fourre même dans le nez !… Mais pour ceux qui n’ont pas eu le don de lui plaire au jeu, qui n’ont pu consentir à cacher ses petites fredaines ou vanter ses tours de gobelet, oh ! il en fera de petits pâtiras. Ils jeûneront ! Et si ça dépend de lui, jamais ! au grand jamais ! ils ne goûteront aux confitures.


VI


Toujours le même, cet enfant terrible !

Tout subordonner, chefs et compagnons, principes et hommes, parti et patrie, à son avancement personnel : tel fut en tout temps son programme.

Dès 1862, il ourdit avec Labelle la conspiration des jeunes ! première origine du Club St.-Jean-Baptiste et de je ne sais quelles autres organisations ténébreuses dont nous avons depuis ressenti la pernicieuse influence.

Labelle ! plus renard, mais beaucoup moins patient que Chapleau ! Labelle, qui moins d’un an après, mettait en œuvre le plan arrêté par les deux, en se présentant contre Cartier.

Quelle précieuse phalange que celle des jeunes conservateurs de ce temps-là ! Ce n’est pas alors que l’organe de MM. Chapleau, Senécal, Dansereau & Cie eût osé écrire : « L’on a vingt ou vingt-cinq ans, l’on se croit du talent et l’on estime que l’on peut aspirer à tout. Nous avons poussé nos dents de lait, nous nous trouvons du génie et nous considérons que tout nous est dû… Pauvres enfants ! pauvres fous ! faites donc vos preuves d’abord, etc.”

Jamais encore on n’avait vu à Montréal un groupe d’hommes aussi remarquables tant par le nombre et le talent, que par le savoir et le patriotisme.

Malheureusement, dans ce troupeau choisi, il y avait des loups. Bientôt, la contagion se glissa parmi eux. J’ai sous les yeux le récit de la première organisation, tel que l’écrivait à Montréal l’un des membres de cette brillante jeunesse invitée à faire partie du mouvement. Il résume dans les termes suivants le discours de Ludger Labelle, le promoteur principal de l’organisation.

Voyez comme ces enfants terribles savaient déjà mordre avec leurs « dents de lait » :

“ Mes amis, disait-il, nous formons à peu près ce que la jeunesse conservatrice renferme de plus fort dans ses rangs, tant par le talent que par la science, l’éducation et les relations sociales. Déjà nous avons rendu à nos chefs des services signalés. C’est nous qui, dans une grande mesure, avons fait le travail électoral aux dernières élections, et qui avons, par notre action, assuré le triomphe du parti. Si nos chefs retirent aujourd’hui les bénéfices du pouvoir, c’est, dans une très grande mesure, à nous qu’ils le doivent. Nous sommes donc une puissance et une puissance considérable. Si nous sommes aussi forts tels que nous sommes, sans organisation, qu’en serait-il donc si nous étions formés en société ! Nous venons de tous les points du Bas-Canada ; nous avons des amis et des alliés à peu près partout. En enveloppant tous ces alliés et ces amis dans le réseau d’une immense organisation que nous dirigerions d’ici, nous exercerions une influence prépondérante sur la politique de notre pays. J’ai déjà, moi-même, enrégimenté une partie de la jeunesse de Montréal-Est. ; j’ai à ma disposition des organisations de forts-à-bras qui, au besoin, peuvent frapper un grand coup. Que nous nous organisions de la même manière sur tous les points du pays, et nous sommes tout-puissants. »

Ce projet, soumis à une jeunesse ardente et sans expérience, parut sourire à la presque totalité des assistants. Se voir à la tête d’une organisation toute-puissante pour faire triompher ce qu’ils croyaient être la bonne cause ; avoir en mains une force suffisante pour enchaîner la victoire sous leurs drapeau, leur paraissait être une admirable affaire. Mais l’orateur vint bientôt jeter du froid sur l’enthousiasme de plusieurs.

« Maintenant, » continua-t-il, « une telle organisation n’est, possible et désirable qu’à une condition : C’est de former, au préalable, entre nous une association mutuelle destinée à travailler au bénéfice individuel et collectif de chacun de nous. Il faut former une espèce de société secrète où, sans toutefois être liés par le serment, nous serons tous engagés sur l’honneur à nous entr’aider, nous soutenir, travailler avant tout à l’avancement personnel de chacun de nous, cela sans égard à personne, pas méme à nos chefs politiques, que nous ne suivrons que lorsque cela fera notre affaire. »

Et comme quelques-uns se récriaient, parlaient de patriotisme, protestaient de leur dévouement à leur parti et à leurs chefs, disaient qu’avant de s’engager à travailler dans l’intérêt personnel des co-associés, il fallait travailler au triomphe des principes conservateurs et au bonheur du pays :

« Vous êtes bien naïfs, vous autres ! » s’écria-t-il. « Le patriotisme ! les principes conservateurs ! en voilà de belles ! Je voudrais bien savoir qui, aujourd’hui, se soucie des principes ! Le patriotisme, c’est un appât avec lequel on prend les imbéciles. Et nos chefs, croyez-vous, en bonne vérité, qu’ils s’occupent des intérêts du pays ? Cartier, MacDonald, Taché, Cauchon, Langevin ! croyez-vous que ces gens-là songent à autre chose qu’à faire leurs propres affaires ? L’intérêt public ; c’est là le prétexte, un excellent prétexte, qu’il est bon de faire sonner bien haut, mais le mobile véritable qui inspire et doit inspirer les hommes politiques, c’est leur intérêt personnel. Travailler à faire fortune, travailler à se faire une position politique : voilà le but que nous devons nous proposer. Cartier ! oui Cartier lui-même, avec toutes ses grandes protestations de désintéressement, ne poursuit pas d’autre but. Eh bien ! le temps est venu où nous devons marcher sur leurs traces, travailler pour nous-mêmes. »

« Nos chefs, nous les avons servis assez longtemps ! Assez longtemps nous avons travaillé à édifier leur fortune pécuniaire et politique ; nous avons assez fait pour eux ; le temps est arrivé de songer à nous-mêmes. Servir nos propres intérêts, même au détriment de ces hommes-là ; tel doit être désormais le but de nos efforts. Si nous nous unissons tous dans le même but ; si nous nous lions à travailler en commun pour l’avancement de chacun de nous, avant bien peu d’années, nous serons les maîtres ; nous mènerons la politique du Bas-Canada à notre gré et notre position sera faite. Allons ! en êtes-vous ? il faut que vous en soyez tous ! »


VII


Constatons de suite combien cette théorie ressemble à celle d’une certaine clique bien connue.

Cependant, l'organisateur en chef se trompait dans son expectative. Car il parait que plusieurs des assistants, révoltés de tant d’égoïsme et d’un cynisme si dégoûtant, se retirèrent en protestant que jamais ils ne se lieraient à servir dans une aussi monstrueuse organisation.

Nous avons sous les yeux les noms de quelques-uns de ceux qui se retirèrent, aussi bien que de plusieurs de ceux qui continuèrent l’organisation, et, chose étrange ! cette division d’il y a vingt ans coïncide assez avec celle qui se manifesta plus tard entre les conservateurs ultramontains et les conservateurs libéraux-catholiques.

L’organisation Labelle a vu bien des démembrements, traversé bien des crises, subi bien des vicissitudes ; mais toujours elle a surnagé.

L’idée même à laquelle elle doit sa naissance a survécu. Toujours, sous une forme ou sous une autre, un nombre plus ou moins grand d’affiliés en a poursuivi la réalisation. Elle s’est chamaillée, divisée, bifurquée même. Il a fallu quelquefois se disputer le magot. Mais à travers toutes ces phases, un œil exercé a toujours pu la reconnaître. Toujours, le principe fondamental : s’associer en dehors et indépendamment de l’organisation conservatrice pour travailler en commun, au moyen du lien social, au bénéfice personnel des co-associés, à leur triomphe politique personnel ; monopoliser les forces, l’influence, le patronage du parti et les faire servir exclusivement autant que possible au bénéfice des initiés ; toujours, dis-je, ce principe a survécu et dominé…

Toujours le même drapeau a couvert la même marchandise !

De 1862 à 1872, le chef politique de ces messieurs, leur modèle, celui qui, pour eux, était par excellence le type de l’homme d’État, l’exemple à suivre dans la politique, c’était… M. Cauchon !

On se rappelle quelle cour assidue MM. Chapleau et Gérin surtout faisaient alors à l’illustre spéculateur de l’Asile de Beauport.

Par contre, ils nourrissaient une haine féroce contre M. Langevin, fortement accusé par eux de cléricalisme.

Aujourd’hui, il est facile de reconnaître la succession en ligne directe de cette organisation dans le groupe Chapleau, Dansereau & Cie, ou si l’on veut la « bande à Senécal. »


VIII


Dès les années qui suivirent, Labelle voulut, comme nous l’avons dit, faire servir l’organisation à son profit, en luttant contre Cartier lui-même. Il fut abandonné par ses associés. Non pas que ce fut le dévouement au vieux chef qui l’emportât sur les engagements du parti des jeunes ; mais l’un des principes fondamentaux de l’association étant l’égoïsme, le mobile principal l’avancement personnel ; la plupart trouvèrent plus d’avantage personnel à suivre M. Cartier. L’organisation reçut de cette division un terrible choc ; mais la paix se fit peu de temps après, et l’on se remit à tirer sur les mêmes ficelles.


IX


En 1867, on retrouve M. Chapleau faisant sonner bien haut son admiration sans réserve pour Cartier et ses œuvres, son obéissance aveugle à ses chefs. Cela n’empêche pas qu’il s’arme du marteau du démolisseur, et commence à saper à sa base le monument de la confédération auquel le grand chef n’avait pas encore mis la dernière main. Le double mandat le gêne : il dénonce violemment le double mandat ! La qualification foncière répugne aux libéraux ; elle ne lui va guère à lui non plus, lui qui n’a pas un pouce de terre sous le soleil : il condamne la qualification foncière.


X


En 1871, le gouvernement conservateur, tout composé de vétérans, fonctionne à merveille ; mais Chapleau n’en est pas. On a beau lui jeter à pleines mains, pour lui et les siens, places, jobs, causes de la couronne, etc., ça ne fait pas ; il faut qu’il agite, il faut qu’il conspire.

Fabre et lui, courant à la curée, se rencontrent venant de directions opposées. D’un coup d’œil, ils se mesurent, se pèsent, s’apprécient, se comprennent. Ennemis l’instant d’auparavant, les voilà qui, l’instant d’après, chassent ensemble sous des couleurs opposées. Fabre réorganise au profit de Chapleau le mouvement des jeunes. Trois mois après, Chapleau était ministre… et l’avenir de Fabre assuré.

C’est bien M. Chapleau lui-même qui disait alors, sinon en paroles, du moins en action :

« Nous n’avons rien fait encore, mais nous nous sentons capables de grandes choses et le public, doit nous croire sur parole. À nous les honneurs ! à nous la conduite des affaires ! La Minerve 23 août 1882.


XI


En 1871, la spéculation des Tanneries, un exploit de maître Dansereau, éclata comme du feu grisou. En une minute, elle rit voler en aiguillettes le trône de M. Ouimet et dispersa ici et là les lambeaux de son administration. Dans le fond, ce ne fut pas un grand malheur ; car à l’ombre du pouvoir de M. Ouimet, homme peu instruit, d’une éducation incomplète et faussée, mais pas méchant cependant, grandissait à vue d’œil, prenait des forces et se répandait partout, comme une énorme tache d’huile, l’organisation occulte dont nous avons parlé. Elle était, devenue une école libérale presqu’aussi pernicieuse que celle de l’ancien Avenir ; et plus hypocrite, elle était plus dangereuse. Elle fut quasi détruite par la catastrophe des Tanneries.

M. Chapleau était parmi les victimes. S’il ne fut pas blessé à mort, disent quelques mauvaises langues, ce fut parce que le compère Dansereau lui cria : Gare ! au moment, où il allait allumer le pétard ; ce qui lui permit de filer aux États-Unis. On va jusqu’à dire qu’il était l’associé du Boss dans ce tripotage et dans une foule d’autres. Pour le moment, ne nous arrêtons pas à ces dires. Croyons même, jusqu’à nouvel indice, que c’est une atroce calomnie et que ce qui le sauva ce fut son étoile, tout comme il est maintes fois arrivé au grand Napoléon.

Précipité du ministère, il est bien vrai que lorsqu’on le ramassa parmi les blessés, il tenait encore son ami Dansereau dans les étreintes d’un embrassement fraternel et que depuis il ne l’a pas lâché. Ceux qui verraient dans ce fait, un indice de complicité, sont avertis qu’ils se trompent Ce n’est que de l’héroïsme tout simplement. M. Dansereau peut, tant qu’il le voudra, couler les ministères dont M. Chapleau fera partie. Chapleau n’aura jamais contre lui l’ombre d’une rancune. C’est un phénomène ambulant de forbearance, comme dit l’Anglais.


XII


Le sceptre était vacant et les libéraux trop faibles pour le ramasser.

Or, les conservateurs (les rétrogrades !) refusèrent pour le moment de croire que l’opération des Tanneries avait été faite dans l’intérêt public. Ils ne voulurent pas voir combien les ministres avaient été sages de suivre les dictées de Dansereau dans cette affaire. En vain ce bienfaiteur de l’humanité avait-il mis toutes les ressources de son génie au service, de la province. On ne crut pas à son désintéressement.

C’est que, voyez-vous, on n’en était pas encore arrivé à cet idéal d’un bon gouvernement qui consiste à ne faire d’un ministère que le simple exécuteur des décisions de Senécal, Dansereau & Cie. Le pays n’était pas encore mûr pour le règne Chapleau.

Jugez combien nous étions encore arriérés : la province fut presqu’unanime à exiger un gouvernement honnête avant tout. Cent mille voix s’obstinèrent à réclamer un premier inaccessible aux enchantements de Dansereau. Pernicieux effet de l’ignorance et du préjugé ! Ce fut l’ultramontanisme qui triompha. De Boucherville fut appelé à former un nouveau ministère.


XIII


Ce n’était pas un aigle que le petit-fils de l’ancien gouverneur des Trois-Rivières ! bien loin de là… ce n’était qu’un homme honnête, honorable, intelligent et patriote. À une bonne éducation et des connaissances variées, il joignait des principes religieux et sociaux à toute épreuve. Il fut accepté avec un sentiment d’universelle satisfaction.

Voilà donc M. de Boucherville Premier de Québec. Il s’adjoignit Angers. Trop cassant, brusque d’allures, peut-être un peu chauvin, le nouveau solliciteur général n’en était pas moins un homme habile. Éloquent, actif, énergique comme Cartier, plein de patriotisme, il apportait au service de la province un fort talent d’homme d’affaires, un sens politique peu commun, une profonde connaissance de la loi et de la jurisprudence. Durant près de quinze ans, il avait servi l’une des plus fortes clientèles de Québec et s’était, par un rude travail, préparé aux hautes fonctions qui devaient lui incomber. Angers complétait de Boucherville : ce furent là les chefs conservateurs dans la province, de 1874 à 1878.


XIV


De Boucherville et Angers n’étaient certes pas parfaits. Mais ils paraissaient nous garantir assez bien des envahissements de la tache d’huile. Si l’on excepte certains bas-fonds où grouillent continuellement les coteries de l’intrigue et les fabricants de spéculations véreuses, l’on peut dire qu’un sentiment d’universelle satisfaction accueillit partout le nouveau régime.

Le parti conservateur marchait fièrement, le front haut, comme il convient à un parti d’honnêtes gens. « Comme la femme de César, se disait-il, nos chefs sont au-dessus de tout soupçon. À peine la moindre tache a-t-elle maculé notre drapeau que nous n’avons pas hésité à la faire disparaître et à secouer dans la boue les insectes qui le salissaient. »


XV


De Boucherville et Angers possédaient, à un haut degré, la confiance du conseil et de l’assemblée législative, ils gouvernèrent avec énergie, droiture et patriotisme. Bien que décapités par le grand chef libéral, ils ne furent pas, que nous sachions, déposés par le parti conservateur.

Seulement, l’organisation huileuse dont nous avons parlé avait entrepris de les déposer. Il fallait le sceptre de M. Chapleau : tous ceux qui faisaient obstacle à ce projet devaient être écartés. De Boucherville et Angers avaient, durant le procès des Tanneries, conservé la place chaude et retenu le pouvoir du côté des conservateurs. Jusque-là, c’était bien ! c’était même très bien aux yeux de M. Chapleau, qui, habitué à ne vivre que du gouvernement, n’entendait pas voir le picotin passer à l’ennemi. Mais une fois le danger évité, il lui convenait de remonter en selle ; et pour cela, il fallait culbuter ceux qui montaient la bête ministérielle. Angers avait d’abord insisté lui-même pour faire rentrer Chapleau dans le ministère. De Boucherville y consentit après bien des hésitations et sans pouvoir dissimuler une affreuse grimace. Avec l’instinct de conservation qui le distingue, il sentait qu’en acceptant l’associé de Dansereau, il introduisait à son foyer son plus implacable ennemi. L’événement prouva bientôt que cette prévention n’était pas vaine. À peine redevenu ministre, Chapleau se mit à conspirer contre son chef, et cela, sans même se donner la peine de dissimuler.

La discipline ! voyez-vous…

Angers avait conservé le pas sur Chapleau ; c’était un crime. Le coup d’Etat et les élections d’avril servirent admirablement le nouveau venu.

Angers, trop confiant et trahi, fut victime de la lutte épouvantable que fit Letellier pour garder le pouvoir à ses amis : il resta sur le carreau.

C’est ce qui était arrivé bien souvent à nos chefs : Baldwin, Lafontaine, Cartier lui-même. Et aux élections de 1878, sir John et Langevin comptèrent parmi les vaincus. D’ordinaire, la première chose que fait un parti, dans de telles circonstances, c’est de relever ses chefs. À la suite du coup d’État, il était du plus haut intérêt et du pays et du parti qu’il en fut ainsi. Il importait avant tout de ramener en chambre celui que Letellier et les libéraux avaient surtout voulu écraser. Angers, par trop de bravoure et un dévouement sans réserve à son parti, avait attiré sur lui toute la fureur des libéraux. Puisque c’était surtout en le frappant, lui, que le parti libéral avait voulu nous terrasser à jamais ; puisqu’en l’abattant, ils avaient cru qu’ils abattaient notre drapeau, il fallait avant tout le relever, comme avant tout on relève le drapeau. C’est ainsi que l’on raisonnait dans l’intérêt du pays et au point de vue du parti. Mais il fallait à Chapleau la succession de de Boucherville et la dépouille d’Angers. On laissa ce dernier sur le champ de bataille ; et quant à de Boucherville, on ne se donna pas même la peine de le déposer. Voilà comment traitaient leurs chefs ceux qui aujourd’hui font sonner si haut le grand mot de discipline et de soumission aveugle aux chefs. On affirmait déjà le nouveau principe : le grand homme d’abord ; le parti ensuite, et le pays… quand les intérêts du grand homme le permettraient.


XVI


Quelques jours après, eut lieu au Windsor un conciliabule où Chapleau réussit à se faire proclamer chef de l’opposition. Ce ne fut pas sans hésitation de la part de plusieurs ; mais la faction Chapleau avait si bien réussi, avant le coup d’État, à déconsidérer de Boucherville, que l’on n’eut pas de peine à leur persuader que, dans l’intérêt de la cause, il fallait un chef qui fût homme de lutte comme Chapleau : la victoire, disait-on, n’était qu’à ce prix. Dès lors, on sut couvrir les plans du grand homme du prétexte de l’intérêt de parti ! on invoqua à son bénéfice personnel le bien du pays !

À peine promu à la dignité de chef, M. Chapleau voulut de suite montrer son savoir-faire et se concilier les sympathies de ceux qui désirent le renversement de tout ce qui nous est cher : notre nationalité, notre autonomie provinciale, les principes qui, dans le passé, ont fait notre force et qui seuls peuvent nous sauver dans l’avenir. Déjà il avait présenté à Laurier l’olivier de la paix, offrant de faire litière des principes conservateurs inacceptables à ce Mirabeau au petit pied.

Au banquet de Sir John, en la cité de Québec, il offrit de sacrifier le conseil législatif.

Si les Anglais de la province de Québec le veulent, disait-il, je suis prêt à démanteler cette forteresse du conservatisme ! En cela, il était logique avec lui-même. Il espérait ainsi flatter les instincts démagogiques d’une partie de la population et augmenter sa popularité.


XVII


Il fallait relever le parti conservateur et en assurer le triomphe à Ottawa comme à Québec. Or, un obstacle formidable était là, menaçant : c’était l’antagonisme existant entre Chapleau et sa clique d’un côté, et de Boucherville et Angers de l’autre. Les relations intimes du chef de l’opposition avec Dansereau, et l’opinion, prévalant partout, qu’il avait la main dans toutes les spéculations véreuses de ce dernier, faisaient redouter son arrivée au pouvoir, investi de la redoutable autorité de chef du Cabinet. On sentait qu’il finirait par compromettre irrémédiablement le parti à Québec. Quelques amis conseillèrent donc son exode immédiat du côté d’Ottawa. Ils désiraient l’arracher à l’influence désastreuse de ses compères et sauver sa carrière déjà compromise.

« Il se destine à un grand role, » se disaient-ils. « Déjà il se sent à la gêne sur l’étroit théâtre de notre politique provinciale. Il ne le cache à personne : le champ de bataille d’Ottawa est seul digne de lui : pourquoi n’y va-t-il pas de suite ? Qu’il laisse le parti sous le commandement des chefs actuels de Québec. Ils n’ont nullement perdu la confiance du parti ni démérité de leur pays. Lui qui tient tant à faire grande figure, qu’il aille figurer sur la scène fédérale. »

Ainsi parlait-on. Ainsi le voulait l’intérêt du parti, et le pays y trouvait son compte. Mais nous l’avons déjà dit· : M. Chapleau n’a presque jamais vécu que de la politique, et il entend vivre grassement. Il lui fallait donc le pouvoir et le pouvoir de suite ! Or, suivant les probabilités les plus raisonnables, remonter au pouvoir à Québec, c’était l’affaire de quelques quinzaines tout au plus ; tandis que les plus optimistes n’eussent pas osé prédire un retour des conservateurs au pouvoir fédéral avant de nombreuses années.

Et M. Chapleau, qui ne voulait pas jeûner un semestre, ne se souciait guère, à plus forte raison, de se condamner à la diète pour des années, même à la condition de pérorer, tout ce carême durant, sur les hauteurs du capitole et d’avoir pour auditoire les peuples de la confédération tout entière.

On allait arriver au pouvoir à Québec : donc il fallait rester à Québec ! on saurait bien jouer assez des coudes pour écarter ces malencontreux amis de Boucherville et Angers. Et si le parti, même le pays en souffrent, tant pis pour le pays et le parti ! ne faut-il pas, avant tout, que M. Chapleau et ses fidèles fassent bombance ?

Hélas ! toujours le grand homme d’abord ! le pays et le parti à l’arrière-plan !

Les huileux ne se firent donc aucun scrupule d’oublier un moment la discipline pour faire sauter M. de Boucherville et faire asseoir M. Chapleau à sa place…


XVIII


Mais à peine le tour était-il joué, que la perspective changea tout à coup. Contre l’attente générale, on n’arriva pas au pouvoir à Québec. Grâce à l’élasticité des principes de Turcotte, un intime de M. Chapleau, l’un des plus fervents adeptes de son école, Joly garda le sceptre.

On a représenté cette trahison de Turcotte comme un crime, et c’en était un bien hideux. Cependant, Turcotte n’a été que logique. Il a agi d’après les principes de la clique. À quoi se réduisait sa trahison ? À ceci : servir son intérêt personnel à lui d’abord, fils de grand homme ! allié de grand homme ! apprenti grand homme ! Arriver à la première place, en se fichant de ses chefs et en faisant litière de ses principes… Mais il y avait des années que M. Chapleau ne faisait pas autre chose ! il opérait plus finement sous une autre forme, voila tout !


XIX


Donc, voilà que tout à coup se trouve grande ouverte l’avenue du pouvoir fédéral, tandis qu’à Québec, Letellier verrouille chaque jour davantage sa mauvaise porte toute vermoulue, mais encore assez forte pour arrêter des défonceurs de portes ouvertes.

Chapleau se dit alors : « Je finis à peine de pleurnicher pour qu’on me laisse mettre le premier la main sur la clef du coffre de Québec, lorsque Joly la laissera échapper ; mais comme tous ceux qui se noient, Joly crispe terriblement les doigts sur cette malencontreuse de clef. C’est un véritable crampon. Quand lâchera-t-il ?… Et mon estomac qui se creuse… Et Dansereau qui fait, de ses trente-six dents, l’œuvre d’un tambour de régiment pour sonner l’heure de la gogaille ! Puis dire qu’à Ottawa, la table est toute servie !… Si j’avais un peu plus tôt cessé mes jérémiades contre ceux qui voulaient, il y a un instant, m’envoyer à Ottawa faire ce que j’appelais dédaigneusement la dicte du patriotisme !…

« Si j’avais crié moins haut que la raison d’État, le salut de la province me rivait irrévocablement à Québec !

« Et dire que les alouettes sont toutes rôties à Ottawa ! et ne demandent qu’à vous tomber dans le bec ! Tandis qu’à Québec il va me falloir, encore bien des mois peut-être, chasser à jeun de simples coqs de bois ou de maigres bécassines…

« Au fait, pourquoi n’irais-je pas à Ottawa ? Le peuple a si peu de mémoire !… Et puis, la raison d’État, le salut de la Province : il y a un principe qui domine tout cela ! Mon intérêt avant tout ! Mon ventre par-dessus tout !…

« Vive Senécal ! je vais à Ottawa ! En homme d’esprit… et d’appétit, je m’assieds à la table la première servie. Dansereau trouvera bien le moyen de démontrer qu’on agissant ainsi, je fais acte de patriotisme et me sacrifie pour mon pays. Je pars donc pour Ottawa !… »


XX


Il y avait cependant une bagatelle de difficulté : Les naïfs crurent d’abord que cette difficulté en était une surgissant de l’intérêt public ; ils se dirent :

« Nous ne pouvons guère prétendre à plus de trois ministres canadiens-français. Or, de ces trois ministres, il en faut un au Sénat.

« Impossible pour la Province de Québec et pour les Canadiens-Français d’abandonner leur droit d’être représentés, sur les banquettes ministérielles, dans la première chambre du pays. Ce serait pratiquement décréter la déchéance de la nationalité canadienne-française dans cette chambre.

« Il y a plus, lorsque Sir G. E. Cartier induisit la Province de Québec à accepter la confédération, malgré le cri que nous nous trouvions par là concéder à Ontario la représentation basée sur la population, il ne réussit à nous persuader qu’en faisant valoir le contre-poids puissant que le sénat nous offrirait contre la prépondérance excessive d’Ontario dans les Communes.

« il faut, disait-il, que toutes mesures reçoivent successivement l’assentiment des Communes et du Sénat, Or, si nos 65 députés sont débordés par les 88 d’Ontario, nous serons sur un pied d’égalité, lorsque la mesure arrivera au Sénat : 24 contre 24, là ! Égalité parfaite !

« Et Ontario ne pourra pas regimber ! » Ainsi parlait Cartier.

Or, disaient les naïfs :

« Que nous n’ayons pas de ministres français au Sénat, Ontario en aura. Elle en aura un ! deux ! peut-être trois ! Alors que feraient nos 24 sénateurs privés de toute influence ministérielle ou administrative, contre les 24 d’Ontario, avec trois ministres distribuant à grandes mesures à leurs collègues des places pour leurs fils, des faveurs ministérielles pour leurs petits-fils, des jobs pour leurs neveux, leurs collatéraux, leurs amis et leurs alliés ?

“ Alors, les 24 d’Ontario seront doublement plus forts. Donc, plus de contre-poids ! donc Ontario aura la representation by population : sans restriction ! Donc l’influence de notre Province deviendra nulle ! donc nous serons abîmés, submergés, noyés, les Canadiens ! Donc nous irons aux chiens, les Canadiens ! »

Ainsi parlaient les naïfs.

C’était bien là surtout le langage que tenaient, à tout propos, et Trudel (le grand vicaire !), et Bellerose, et le petit Bâtis Guevremont, et Armand, et Chapais : des naïfs s’il en fut jamais.

Et il paraît que cette nécessité d’un ministre français au Sénat frappait si bien, au premier abord, que Sir John lui-même disait tout bonnement : « D’abord, il faut un ministre français au Sénat… » Sir John parmi les naïfs ! Un comble à quatre étages !


XXI


Eh bien ! pour Μ. Chapleau, ce ne fut pas même une bagatelle de difficulté ! pas plus de difficulté que dans le gosier de Dansereau ! Pas plus de trouble que dans la conscience de Senécal !

« C’est bien simple, disait-il : pour donner un portefeuille à Robitaille et faire bénéficier le pays des services administratifs de ce géant d’homme d’État, Langevin n’a eu qu’à dire : Plus de ministres français au Sénat !

« Bien ! Puisque pour faire ministre fédéral un homme qui n’est toujours qu’un pigmée à mes côtés, il n’a fallu que sacrifier les droits de notre langue, de notre nationalité, de notre Province au Sénat… »

« A fortiori : Quand il s’agit de l’intérêt personnel de moi Chapleau, pas de ministre français qui tienne au Sénat ! »

Qu’est-ce qu’un intérêt national de premier ordre, à côté d’un désir du grand homme ?

Donc, ce n’était là nullement la difficulté.


XXII


Maintenant, pouvait-on sérieusement opposer à l’intérêt personnel, au désir, au caprice même de M. Chapleau, un droit quelconque de l’un des membres quelconques des Communes ? Y en avait-il là un seul qui put lutter avec le grand homme sur un pied d’égalité ? N’était-il pas sacré chef ? Or qui, à part lui, pouvait sérieusement réclamer sans conteste un droit indiscutable à ce titre ?




UNE PETITE DIGRESSION À PROPOS DE NOS CHEFS.


I


Il faut bien l’avouer de suite : l’autorité des chefs, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux défini chez nous.

Cartier vivant, tous, même le premier de Québec, acceptaient sa suprématie. Depuis la mort du grand patriote, le sceptre a été plus ou moins disputé. Le jour de ses funérailles, quelques douzaines de membres des deux parlements proclamaient, au St. Laurence Hall, Sir Hector Langevin comme son successeur. Mais la couronne de Sir George était un joyau terriblement pesant ; elle chancela quelque temps sur le front du nouveau Joas. Son étoile[1] pâlit même avec les revers de 1873. De cette date à 1878, nous crûmes avoir, au fédéral, une tétrarchie. Les optimistes disaient une quinquarchie ou même une sexarchie. Les grincheux avaient l’habitude, eux, de dire depuis 18738 : « Nous n’avons pas de chef. »


II


Il était pourtant admis que M. Masson était le plus brillant officier que les forces québecquoises eussent à leur tête, et l’on s’accordait généralement à lui décerner le commandement. Il le prit formellement en 1878, à la formation du gouvernement conservateur. Langevin toutefois ne lâcha pas les rênes une seule seconde, et de fait, tout le temps, c’était lui qui menait.

Et vous pouviez voir, dix fois par jour, durant toute cette période, les fronts candides de MM. Mousseau, Baby, Ouimet et Caron se couvrir d’une rougeur pudibonde, chaque fois que nous parlions de « nos chefs ».

Baby se faisait remarquer tout frétillant derrière Sir John ; Caron brandissait le fouet[2] ; et fier de son joujou, il le mettait en réquisition à temps et à contre-temps. Tandis que les deux autres, Mousseau par son diamètre, Ouimet par son étendue de longueur, étant de ceux qui présentaient le plus de surface, se croyaient, le plus honnêtement du monde, les deux hommes les plus importants du parti. Bref, tous quatre croyaient commander.

Donc : Masson, Langevin, Mousseau, Baby, Caron, Ouimet : sexarchie !


III


Il y en avait quatre, sur les six de qui Dansereau disait : « Entre eux tous, mon cœur balance ». Ce n’est pourtant pas que, de toute éternité, M. Chapleau ne fût son homme, tant pour le fédéral, que pour le local. Mais il paraît qu’à cette époque l’étoile de son héros n’était pas encore visible à Ottawa. En attendant, Dansereau ne voyait pas d’objection à se réchauffer au soleil de MM. Langevin et Masson, à s’éclairer à la lune de M. Mousseau pour organiser ses petites industries, ou à s’orienter sur l’étoile de M. Ouimet. On dit même que, par surcroît de prudence, il marqua sur sa feuille de route, les astres de MM. Baby et Caron, Bellerose, Girouard, Trudel et Desjardins, et de quelques autres nébuleuses dont le nom n’est pas arrivé jusqu’à nous.


IV


Rien ne réussit comme le succès, dit l’Alcoran de Senécal. Par contre, rien n’éreinte comme la défaite.

Langevin avait été défait aux élections de 1878, tandis que Masson, après avoir été, à son de trompe, proclamé le chef des ultramontains, et cela, sans trop savoir lui-même ni pourquoi, ni comment, était, lui, élu par acclamation.

De plus, les deux rédacteurs du Nouveau-Monde, journal qui étant censé parler au nom du clergé de Montreal, avait érigé à M. Masson le piédestal de son autorité, étaient tous deux élus députés, tandis que rien d’ostensible dans les nouveaux succès ne paraissait relever la Minerve de la décadence rapide vers laquelle déjà elle était entraînée. C’est ce qui, décidément, avait donné le pas à Masson sur Langevin. Dausereau lui-même, jusque-là langeviniste, se fit ultramontain. En apprenant par le télégraphe que son chef était tombé sur le champ de bataille, il le lâcha généreusement pour courir du côté d’où allaient venir les jobs et le patronage. Langevin est mort : Vive Masson ! s’était-il écrié, laissant à quelques rétrogrades le soin des funérailles de ce gallican de Langevin. Car Dansereau qui avait mangé de l’ultramontain depuis dix ans, se disait tout à coup l’un des aînés de la famille ultramontaine.

Lui ultramontain ? — Programmiste, s’il vous plaît ! Il était devenu programmiste !

Dansereau avait raison ! Cet homme de bien s’était dit, imitant la conduite que certains farceurs prêtent à Henri IV : qu’« après tout les jobs en perspective valaient bien un acte de foi au Syllabus. »

Masson fut touché d’une aussi touchante conversion. Au grand scandale de MM. Desjardins et Houde, on le vit bientôt, accompagné de son ami Baby, oublier quasi le chemin du Nouveau-Monde, pour aller presque journellement soupirer des tendresses à la Minerve. À peine trois mois s’étaient-ils écoulés que l’influence qui avait fait Masson était coulée. Il n’y paraissait plus. On eût dit que la résurrection de 1878 était l’oeuvre de la Minerve !


V


De la même façon, Langevin retournait à ses anciennes amours. Au lendemain du combat, le Nouveau-Monde, cédant à un reste de ses anciennes bonnes habitudes chrétiennes, s’apprêtait à donner à Sir Hector une sépulture honnête, vu que la Minerve, n’y avait pas songé, lorsqu’il s’aperçut qu’il respirait encore. Il est de fait que, comme cet ancien géant de la fable, il avait pris une nouvelle vigueur en mordant la poussière. Mû par un sentiment de charité tout à fait désintéressé, et n’envisageant que le bien du parti conservateur, car Langevin n’avait guère eu de tendresses ni pour les ultramontains ni pour les programmistes, le Nouveau-Monde l’aida puissamment, à regrimper sur la scène des vivants. Bien plus, grâce surtout aux programmistes et aux ultramontains, il put reprendre, au gouvernail de l’État, une place presque égale à celle de Masson.

Qu’allait devenir Dansereau ! Imaginez une veuve occupée à célébrer de nouvelles épousailles, et qui verrait reparaître son premier mari, plus vivant que jamais !…

La veuve se trouverait placée entre deux alternatives terribles : Dansereau, lui, s’en tira à merveille, sut servir deux maîtres à la fois, même trois ! même quatre !  ! !… et les exploiter tous les quatre !…

« Tout est bien qui finit bien ! » Au bout de quelques semaines, le Nouveau-monde était tellement oublié comme organe des ministres, et la bonne vieille Minerve avait tellement gagné le cœur de ses maîtres, que c’était elle qui avait repris les clefs de la dépense et la direction de la cuisine ministérielle.

Il ne restait plus à MM. Desjardins et Houde qu’à se pendre de désespoir… Ils firent mieux ! En hommes pratiques, ils embrassèrent Chapleau et se jetèrent dans les bras de Senécal !…




  1. Car il convient qu’il en ait une, Chapleau a la sienne tout comme Napoléon, ainsi qu’il a été démontré par la Minerve.
  2. De 1873 à 1880, l’Honorable Ministre de la milice a fait ses premières armes comme l’un des wips de la chambre des communes.