Le pays Vaudois son âme et son visage/II

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Librairie F. Rouge & Cie (p. 5-10).

LAUSANNE


La capitale du pays de Vaud fut, tour à tour à travers les âges, une ville romaine et une ville épiscopale, un centre de plaisir et un centre d’affaires, une cité autonome et une cité captive. Ainsi se formèrent son particularisme pittoresque et cette âme intense qui l’imprègne d’un charme encore si perceptible malgré le modernisme de ses plus récentes transformations.

L’antique Losonium s’était installée plus bas dans la plaine, à la bifurcation des routes conduisant de Vevey à Besançon et de Genève à Avenches. Elle occupait une trentaine d’hectares entourés de villas. Dans la salle des Pas-perdus de l’Hôtel de Ville se voit encore une inscription relatant que le « curateur » d’alors, un certain Publius Clodius Primus de la tribu Cornélia implora au nom de ses administrés le Soleil et la Lune pour la « bonne conservation » (comme diraient les Vaudois d’aujourd’hui) de l’empereur Marc-Aurèle.

Probablement pillés et dispersés vers le ve siècle par les bandes barbares dont les passages répétés désolaient la contrée, les habitants de Losonium abandonnèrent un site trop exposé et ils allèrent se grouper sur les hauteurs voisines bizarrement escarpées et relativement faciles à défendre. Mais ce ne fut pas l’esprit guerrier qui les pénétra. Le christianisme progressait aux environs et bientôt se forma autour de la première cathédrale et des monastères qui lui firent escorte une puissance ecclésiastique incontestée. À vrai dire, il y eut là trois groupements d’abord distincts. D’un côté du ravin de gauche, des Burgundes avaient fait bloc ; d’où, croit-on, le nom de Bourg que perpétue une des principales rues du Lausanne actuel. Et au delà du ravin de droite une autre agglomération s’était placée sous l’invocation de Saint-Laurent. Entre ces sommets coulaient au fond des ravins deux ruisseaux vers lesquels tendirent les modestes industries naissantes. Le confluent marécageux de ces ruisseaux devait peu à peu être assaini et devenir le quartier de la Palud où s’éleva plus tard l’Hôtel de Ville.

Le Lausanne épiscopal ne fut jamais très peuplé ; sept mille habitants à peu près, ni très riche, car, longtemps après, en 1582 les revenus de la ville ne s’élevaient encore qu’à 47,877 francs. Mais les évêques possédaient, eux, des biens considérables et la cathédrale, de plus en plus somptueuse, dominait le réseau des petites rues étroites et mal pavées et la cohue pressée des petites maisons à un étage dont le seul luxe était le bout de jardin qui les agrémentait.

Vers l’an mil, Rodolphe iii, dernier roi de la Bourgogne transjurane, avait fait don du Comté de Vaud à l’évêque de Lausanne, Henri de Lenzburg. On constate que, dès 1125, les évêques étaient qualifiés de Princes de l’Empire et gouvernaient, en fait, de façon souveraine bien qu’« au nom de la Bienheureuse Vierge Marie » considérée comme propriétaire et dont ils affectaient de n’être que les administrateurs-délégués.

Dès cette époque aussi, les sujets commençaient bon gré mal gré d’arracher des franchises à leurs maîtres. En 1144, il y avait déjà un « Plait général », sorte d’assemblée des États formée de députés de la noblesse, du clergé et des bourgeois. Ces mandataires se réunissaient chaque an, les trois premiers jours du mois de mai, dans une auberge de la rue de Bourg et, si peu prestigieux que fut le cadre, le concours de ce pouvoir naissant était nécessaire à l’évêque pour édicter des lois ou battre monnaie.

L’évêque avait bien une petite armée mais plutôt prête à la parade qu’à l’action. Cela l’incitait au dangereux expédient d’une entente conclue avec quelqu’un des seigneurs féodaux du voisinage dont il achetait la protection. Les comtes du Genevois, les ducs de Zähringen, les sires de Faucigny et enfin les comtes de Savoie furent les protecteurs successifs et intéressés de Lausanne. Ces derniers, plus solides ou plus obstinés, établirent leur influence à demeure et surent provoquer et appuyer en 1282 une insurrection du peuple lausannois contre le pouvoir épiscopal : peut-être les anti-cléricaux de l’époque que ce joug humiliait. Pourtant, pour l’époque, on doit reconnaître que les Lausannois vivaient relativement libres et heureux. Leur ville était d’ailleurs souvent visitée par de grands personnages qui y semaient de beaux deniers. C’est ainsi que le 20 octobre 1275 le pape Grégoire x dédia la cathédrale reconstruite en présence de Rodolphe de Habsbourg, qui y fut consacré empereur, et de trente-sept archevêques et évêques qu’accompagnaient un beau cortège de nobles et d’abbés. Autre période joyeuse, deux siècles plus tard, lorsqu’après la bataille de Grandson, le duc de Bourgogne vint établir son camp près de la ville où séjournait la duchesse Yolande de Savoie. Deux mois durant, princes et diplomates affluèrent. L’évêque d’alors n’était autre que le futur Jules ii.

« Cité » et « ville » étaient toujours séparées malgré l’enceinte commune. Un petit coup d’État municipal les souda l’une à l’autre (1481) et tout aussitôt, s’autorisant de diverses faveurs obtenues des empereurs, les bourgeois réclamèrent le titre et les privilèges de ville impériale et arborèrent l’aigle à deux têtes ! Le crépuscule du pouvoir ecclésiastique commençait.

Du reste, pour être restés si longtemps sous la juridiction de la mitre et de la crosse, les Lausannois n’en étaient point devenus sages. On les représente comme très fêtards et de mœurs relâchées. Ils aimaient les nopces et les festins. Recrutés parmi la jeunesse riche du pays, les chanoines eux-mêmes se montraient volontiers festoyeurs et batailleurs et l’on comprend le désespoir du pauvre saint Boniface qui, neuf ans évêque de Lausanne, s’en éloigna en la comparant à Babylone.

Une diplomatie avisée aurait pu tirer grand profit du voisinage de la Savoie et de Berne avec, entre elles, cette pomme de discorde qu’était Genève. Lausanne, en opposant les unes aux autres des ambitions jalouses se fût grandie à leurs dépens. Mais elle se jeta dans la gueule du loup en signant (1525) une déplorable alliance avec Berne et Fribourg. C’était le temps où les gentilshommes vaudois de tendances savoyardes s’unissaient en « chevaliers de la cuiller » ainsi nommés parce que, levant leurs cuillers, ils se juraient d’« avaler » Genève. Ce fut Lausanne qu’on avala. Cinq ans plus tard, sous prétexte de secourir Genève, les Bernois s’emparèrent de Lausanne et s’y établirent en despotes en lui imposant la Réforme.

La résignation avec laquelle les habitants se plièrent au double joug qui pesait sur eux les montre alors manquant d’ardeur sinon d’endurance. Il y avait pourtant en ce temps une « Abbaye » ou réunion de jeunes gens qui se livraient deux fois la semaine à des exercices guerriers. Par malheur cela finissait souvent en saturnales et ces garçons couraient la ville tout nus en chantant des chansons impudiques jusque vers certain quartier où les hétaïres, reconnaissables à des galons cousus sur la manche, vivaient parquées. La rigidité bernoise eut finalement raison de ces païennes effervescences. Une ère terne et grise commença. Les « Messieurs de Berne » se réservèrent toutes les fonctions rémunératrices. Il ne resta aux Lausannois que l’enseignement ou le pastorat. Ceux qui avaient de la « sortie » s’en allèrent au loin faire des affaires ou conduire des batailles. Et plus d’un y gagna fortune et gloire — et parfois les deux.

L’arrivée des réfugiés français chassés de leur pays par la révocation de l’Édit de Nantes fut le signal d’un réveil général. Le commerce, l’agriculture s’en trouvèrent grandement améliorés. Des industries naquirent. Partout l’esprit d’initiative se manifesta. Mais le patriotisme local continua de sommeiller ; la généreuse tentative du major Davel (1723) pour émanciper ses concitoyens et qu’il paya de sa vie n’eut point de lendemain. La chose est d’autant plus surprenante que le souvenir était encore proche des fallacieuses promesses faites par le gouvernement bernois lors de la « Guerre des Paysans ». Cinq mille Vaudois avaient naïvement prêté main forte à leurs maîtres et Lausanne n’en avait retiré aucun des avantages convenus. Cependant le peuple ne suivit pas Davel. Il fallait pour le décider l’élan donné par les voisins de France. Ce fut seulement le 24 janvier 1798 que le drapeau vert et blanc de la République Lémanique flotta sur Lausanne.

Les caractéristiques de la Lausanne moderne était déjà visibles au xviiie siècle. De tous les coins du monde on y venait séjourner. De jeunes Anglais et de jeunes Allemands y parachevaient leur éducation. Le célèbre docteur Tissot dont le roi de Pologne, l’électeur de Hanovre, le duc de Choiseul, le Sénat de Venise et l’empereur Joseph II se disputaient les services, se voyait débordé de consultations à donner. La société était devenue savante et policée ; à Mon-Repos, Voltaire avait fait jouer Zaïre. Haller et Gibbon contribuaient avec lui au prestige de la ville. Peu d’hôtels en dehors du fameux Lion d’Or. Mais il était de mode de loger chez l’habitant. Une liste des étrangers se trouvant à Lausanne en juillet 1773 nous signale la présence chez M. de Chandieu de la duchesse régnante de Wurtemberg, tandis que M. de Mézery héberge le prince d’Elbeuf, Mme de Brionne et plusieurs « milords ». Le baron de Manteuffell et le comte de Wedel « avec leurs gouverneurs » sont chez M. d’Arnay et chez M. le conseiller Polier on attend le prince de Carignan et sa fille. Il y a encore le duc de La Rochefoucauld, le chevalier Brugton « avec milady son épouse », la comtesse de Clermont-Tonnerre, l’évêque de Castres, le comte Razomovsky, une « chanoinesse » de Remiremont avec plusieurs gentilshommes », etc., etc. Quelques années plus tard vont venir Joseph II lui-même et le chevalier de Boufflers et Mme de Staël et Benjamin Constant, et La Harpe et Joseph de Maistre.

Puis ce sera le flot des émigrés. Au plus fort de la Terreur on compta parmi les réfugiés un archevêque, deux évêques, cent-soixante prêtres, deux cents nobles et autant de négociants et d’artisans. On vit un jour, à l’Hôtel-de-Ville, dit la chronique, « trois duchesses mangeant à la gamelle ». Le séjour de ces ruinés fut une source de prospérité. « Lausanne est devenue une ville de commerce, écrit en 1797 le pasteur Bugnion de Saussure à son neveu, étudiant à Leipzig. Tous les jours s’élèvent de nouvelles maisons. Ce n’est plus qu’agent de change, papier sur la place, argent au 8%, transit de marchandises, comptoirs, bureaux, magasins, mouvement de gens qui rêvent en marchant, tenant en main un billet au porteur ou quelque lettre de change. Pour peu que cela continue, on pourra dire de nous comme de l’ancienne Genève : on y calcule et jamais on n’y rit. »

Non ! on ne dira pas cela. Les banques, petites et grandes, ont eu beau venir s’asseoir en rond autour de la place Saint-François, le rire n’en a pas fui pour cela. Leurs cotes et leurs bilans n’ont point faire taire les joyeux papotages. La gaîté qui règne en ce Forum lausannois dévale de là dans toutes les directions. Elle gagne les beaux quartiers d’Ouchy aussi bien que les rues abruptes par où l’on monte à l’assaut de la vieille ville. Elle grimpe les antiques escaliers taillés dans le roc et dont les rampes encore solides portent la trace d’une usure séculaire ; elle tourne autour de l’auguste cathédrale, du vieux château aux rudes murailles où siège le Conseil d’État, de l’ancienne académie où Sainte-Beuve aimait enseigner. Elle se répand vers Beaulieu couronné de casernes et vers Chailly semé de villas reposantes. On la retrouve partout, dans les cafés et les tea-rooms, le long des avenues ombragées, devant les étalages alléchants. Et partout, elle a les mêmes contours de malice tranquille, de philosophie souriante, de plein amour de la vie.

Demandez à cet homme de peine et à cet étudiant qui viennent de croiser leurs regards sur le Grand-Pont, demandez à ce radical avancé et à ce notoire réactionnaire qui conversent si amicalement, demandez à ce commerçant et à cet auteur dramatique qui déambulent de compagnie sur la pente du Petit-Chêne. Ils geignent tous un brin pour n’en pas perdre l’habitude et parce que cela ouvre l’appétit, mais ils sont bien d’accord, allez ! qu’à Lausanne il fait bon vivre… meilleur qu’ailleurs.